Scènes de la vie privée et publique des animaux/15

J. Hetzel et Paulin (1p. 307-360).

SOUVENIRS
d’une
VIEILLE CORNEILLE.
FRAGMENTS TIRÉS D’UN ALBUM DE VOYAGE.

Non animum mutant qui trans mare currunt.
Horace, Épitres. —

Venez à nous, nous savons tous.
Les Sirènes à Ulysse.



SOMMAIRE.


…Pourquoi voyage-t-on ? — Un vieux Château. — Monsieur le Duc et madame la Duchesse. — Une Terrasse. — Un vieux Faucon. — À quoi tient le cœur d’un Lézard. — Suite de l’histoire des hôtes de la terrasse. — Faites vous donc Grand Duc ! — Une Carpe magicienne. — Comment un Hibou meurt d’amour. — Où madame la Corneille reprend la parole pour son propre compte. Conclusion.

…Et d’abord, pourquoi voyage-t-on ? Le repos n’est-il pas ce qu’il y a de meilleur au monde ? Est-il rien qui vaille qu’on se dérange pour l’aller chercher ou pour l’éviter ? Ne dirait-on pas, à voir l’air et la terre incessamment traversés, qu’on gagne quelque chose à se déplacer ?

Les uns courent après le mieux que personne n’atteint, les autres fuient le mal auquel personne n’échappe. — Les Hirondelles voyagent avec le soleil et le suivent partout où il lui plait d’aller ; les Marmottes le laissent partir et s’endorment en attendant son retour, sur la foi de cet adage que le soleil, ce qui pour elles est la fortune, vient en dormant. Mais des unes, beaucoup partent, et bien peu reviennent : l’espace est si vaste et la mer si avide ! Et des autres, beaucoup s’endorment et peu se réveillent : on est si près de la mort, qui toujours veille, quand on dort. — Le Papillon voyage pour cette seule raison qu’il a des ailes ; l’Escargot traîne avec lui sa maison plutôt que de rester en place. L’inconnu est si beau ! — La faim chasse ceux-ci, l’amour pousse ceux-là. Pour les premiers, la patrie et le bonheur, c’est le lieu où l’on mange ; pour les seconds, c’est le lieu où l’on aime. — La satiété poursuit ceux qui ne marchent pas avec le désir. — Enfin le monde entier s’agite ; dans les chaînes ou dans la liberté, chacun précipite sa vie. — Mais pour le monde tout entier comme pour l’Écureuil dans sa cage, le mouvement ce n’est pas le progrès : — s’agiter n’est pas avancer[1]. — Malheureusement on s’agite plus qu’on n’avance.

Aussi dit-on que les plus sages, pensant que mieux vaut un paisible malheur qu’un bonheur agité, vivent aux lieux qui les ont vus naître, sans souci de ce qui se passe plus loin que leur horizon, et meurent, sinon heureux, du moins tranquilles. Mais qui sait si cette sagesse ne vient pas de la sécheresse de leur cœur ou de l’impuissance de leurs ailes ?

Personne n’a mieux répondu a cette question : « Pourquoi voyage-t-on ? » qu’un grand écrivain de notre sexe. « On voyage, a dit Georges Sand, parce qu’on n’est bien nulle part ici-bas. » — Il est donc juste que rien ne s’arrête, car rien n’est parfait, et l’immobilité ne conviendrait qu’à la perfection.

Pour moi, j’ai voyagé. Non pas que je fusse née d’humeur inquiète ou voyageuse ; bien au contraire, j’aimais mon nid et les courtes promenades.




« À quoi bon ces interminables considérations au début de votre récit ? me dit un de mes vieux amis, mon voisin, auquel il m’arrive parfois de demander conseil, en me réservant toutefois de ne faire que ce que je veux. Ce n’est pas parce que vous vous occupez de philosophie, d’archéologie, d’histoire, de physiologie, etc., etc., qu’il vous faut donner de tout cela à vos lecteurs autant qu’il vous convient d’en prendre pour vous-même. Vous passerez pour une pédante, pour un philosophe emplumé ; on vous renverra en Sorbonne, et, qui pis est, on ne vous lira pas. N’allez-vous pas faire un résumé scrupuleux de tout ce que vous avez vu et pensé depuis tantôt cent ans que vous êtes au monde, justifier votre titre enfin, et joindre au tort d’avoir usé vos ailes sur toutes les grandes routes, le tort bien plus grand de voyager sérieusement sur le papier ? Croyez-moi, si vous voulez plaire, ayez de la raison, de l’esprit, du sentiment, de la passion, comme par hasard ; mais gardez-vous d’oublier la folie[2]. — Le siècle des Colomb est passé : on n’a pas besoin de découvrir un nouveau monde pour s’intituler voyageur, on l’est à moindre frais. On découvre le lieu où l’on est né, on découvre son voisin, on se découvre soi-même, ou l’on ne découvre rien du tout ; cela vaut bien mieux, cela mène moins loin, et, Dieu nous le pardonne ! cela plaît autant. Contez-donc, contez. Qu’importe comment vous contiez, pourvu que vous contiez, le temps est aux historiettes. Imitez vos contemporains, ces illustres voyageurs, qui datent des quatre coins du globe leurs impressions écrites bravement sur la paille ou sur le duvet du nid paternel ; faites comme eux. À propos de voyages, parlez de tout, et de vous-même, et de vos amis, si bon vous semble ; puis mentez un peu, et je vous promets un honnête succès ; de grandes erreurs et d’imperceptibles vérités, c’est ainsi qu’on bâtit les meilleurs ouvrages. On ne vous admirera pas, on ne vous croira pas, mais on vous lira. Vous êtes modeste ; que vous faut-il de plus ? »

Ces réflexions m’arrêtèrent un instant. Le conseil pouvait être bon et semblait, en tout cas, facile à suivre ; — mais ma conscience l’emporta. « On ne fait pas ce qu’on veut, on fait ce qu’on peut et ce qu’on doit surtout, répondis-je ; je suis une Corneille d’honneur, je ferai de mon mieux. Si vous n’avez à me donner que des conseils comme ceux-là, je serai heureuse qu’il vous plaise de les garder pour vous.

— Soit, je me tais, me dit en s’inclinant profondément mon interlocuteur un peu piqué. »

Je lui rendis sa révérence, et je repris la plume.




On le sait, je suis une vieille Corneille. Si vieille que je sois, et je le suis assez pour ne plus songer à cacher mon âge, je me souviens d’avoir été jeune, oui jeune, quoi qu’en disent quelques Étourneaux mes voisins, aussi jeune qu’eux assurément, mais moins étourdie peut-être et moins oublieuse de ce qu’on doit de respect à la vieillesse qu’on honorerait davantage si l’on songeait un peu qu’être vieux, c’est être en train de mourir ; la mort arrive à la fin de la vieillesse pour la relever et l’ennoblir.

J’ai donc été jeune ; jeune, heureuse et mariée. Jeunesse et bonheur, je perdis tout le même jour, il y a cinquante ans, en perdant un mari adoré.

Jour affreux ! que je n’oublierai de ma vie. Le vent soufflait avec violence dans les dentelles du vieux clocher. Le tonnerre roulait avec fureur sous le ciel obscur. La sombre cathédrale tremblait sur ses fondements comme si elle eût été animée par l’épouvante. La pluie froide tombait par torrents, et, pour la première fois, menaçait de gagner notre nid, si bien caché qu’il fût dans un des plis du manteau de Notre-Dame de Strasbourg. — Je vais mourir, me dit d’une voix affaiblie, mais résolue pourtant, l’époux que je pleure, je vais mourir ! adieu ! Si ces pauvres petits pouvaient se passer de toi, je te dirais de mourir avec moi, et nous nous en irions ensemble là-haut, plus haut que le soleil ! La mort n’est rien pour celui qui compte sur l’éternité ; mais il faut vivre quand on peut être bon à quelque chose sur la terre. Vis donc, et prends courage. Garde de moi un bon souvenir. Pauvres petits ! ajouta-t-il, cela te fera plaisir de voir pousser leurs plumes.

Ce fut son dernier mot. — J’étais veuve !

sans cadre
sans cadre

On ne voit jamais le bout du malheur, le mien pouvait grandir encore. Huit jours après je n’avais plus d’enfants : ma nichée tout entière périssait sous mes yeux.


Ce qu’il y a d’affreux dans ces maux sans remède, c’est qu’on n’en meurt pas, et qu’on s’en console.


Je faillis devenir folle. On craignit pour mes jours. Mais on m’entoura, mais on m’obséda, et j’eus la lâcheté de consentir à vivre.

— Voyagez, me dit alors une vieille Cigogne qui avait soigné mon mari et mes enfants pendant leur maladie ; voyagez. Vous partirez inconsolable, vous reviendrez consolée. Combien de douleurs sont restées sur les grands chemins !

Cette Cigogne était connue pour sa fidélité : à tous les bons sentiments, mais la pratique du monde l’avait endurcie. Cette parole me parut impie, et je la laissai sans réponse.

Quelques Corbeaux, de ceux que mon mari avait le plus aimés, joignirent alors leur voix à celle de l’impassible Cigogne, et pendant quelques jours je n’entendis rien autre chose que ceci : « Partez, partez. » me disait-on de tous côtés.

Mon cœur se brisait à la pensée d’abandonner ces pierres vénérées où je les avais tous vus vivre, m’aimer et mourir ; où, en dépit de ma raison, j’espérais toujours les voir reparaître, car il faut des années pour croire à la mort de ceux qu’on aime… Ô terre ! où vont les morts, et que fais-tu d’eux ? — Mais le moyen de souffrir à sa guise au milieu de gens qui se croient tenus de vous consoler ?

Je partis donc, je partis pour être seule, pour pleurer à mon aise.

Pendant cinquante ans, je dois le dire, je ne me suis ni arrêtée ni consolée. Mais, hélas ! faibles que nous sommes ! nous ne savons même pas pleurer éternellement. La sceptique Cigogne avait dit vrai. Et après avoir pleuré, pleuré longtemps, ma chère douleur m’échappa peu à peu. À quoi sommes-nous fidèles ?

Vie errante
est chose enivrante.

Du moment où je ne voyageais plus que pour voyager, et qu’en haine du moindre repos, pour ainsi dire, je pensai à cette maxime d’un grand moraliste : « On ne voyage que pour raconter ; » pourquoi ne raconterais-je pas ? me dis-je aussitôt.

sans cadre
sans cadre

Ce fut ainsi que je pris d’abord une note, puis deux, puis trois, puis mille. À mesure que l’occasion s’en présentait, et j’avais soin qu’elle se présentât souvent, je racontais mes voyages aux Oiseaux qu’un peu de curiosité rassemblait autour de moi. Je m’efforçais de parler clairement et de dire honnêtement à chacun ce qui pouvait lui être utile et agréable ; je voyais bien qu’on m’écoutait, mais on ne me louait pas encore, et chacun semblait craindre de hasarder son suffrage. À la fin, un Oiseau (qui, à la vérité, n’était pas de mes amis) se risqua et dit tout haut, avec une grande assurance, que mes contes étaient bons. C’en fut assez, leur fortune était faite ; bientôt mes récits passèrent, volèrent de bec en bec, et je les retrouvai partout. J’en fus flattée.

Quand on a une fois goûté de la louange, on en vient à l’aimer, si peu qu’on la mérite, ou si peu qu’elle vaille et qu’on l’estime. — Je continuai donc.

Un vieux Château.

Il était une fois un vieux château…

(J’entre en matière comme les vieux conteurs, mais pourquoi non ? Ne suis-je pas contemporaine des histoires qui commencent toujours comme celles-ci ? n’ai-je pas cent ans ?)

Il était donc une fois un vieux château, le château de *** ; dont je ne puis dire le nom, pour des raisons que je dois taire aussi.

Dans le temps où il y avait en France ce qu’on appelait des châteaux forts, ce château avait été un château fort ; c’est-à-dire qu’il avait vu pendant sa longue vie tout ce que les châteaux avaient coutume de voir dans ces temps-là. Il avait été souvent attaqué et souvent défendu, souvent pris et souvent repris.

Ces choses-là n’arrivent pas à un château, si fort qu’il soit, sans qu’il en résulte pour lui de notables altérations ; aussi n’assurerais-je pas qu’à l’époque dont je parle, il eût rien conservé de sa première architecture.

Il me suffira de dire qu’après avoir été pris et saccagé pour la dernière fois à la révolution de 93, qui épargna peu les châteaux, il fut bien près d’être restauré après celle de 1815, qui leur fut meilleure, à ce qu’il paraît. Malheureusement pour ce château, ce fut au moment où sa fortune commençait à se refaire qu’arriva cette révolution de 1830, qui vous a été si longuement raconté par l’honnête Lièvre dont les touchantes aventures ouvrent ce livre.

Le vieux manoir dut alors sortir de sa noblesse. Il dérogea et fut vendu à un banquier. Un banquier est un Homme qui est tenu d’avoir de l’argent, mais qui peut à toute force manquer de connaissances archéologiques. Aussi l’acheteur financier, tout en voulant du bien à sa nouvelle propriété, lui porta-t-il le dernier coup.

sans cadre
sans cadre

Il y mit les maçons !

En moins de rien les trous furent bouchés, les murs blanchis, et au moyen d’une terrasse (renaissance !) qu’on crut mettre en rapport avec ce qui restait, la chapelle elle-même fut utilisée, et profanée ! On en fit une de ces cages à compartiments dans lesquelles les Hommes emprisonnent volontairement les trois quarts de leur existence, en haine sans doute de ce que Dieu a fait pour ses créatures : le ciel, l’air et la liberté.

Pourtant l’antique castel ne fut pas rebâti dans son entier. Le banquier s’était contenté, en Homme qui sait le prix de l’argent, d’en relever une partie seulement. Tous les styles d’ailleurs furent mêlés selon l’usage : les étages supérieurs étaient d’architecture romaine, et les étages inférieurs d’architecture gothique ; ce qui pouvait donner à entendre qu’on avait bâti les toits d’abord et les fondements tout à la fin. — Ces barbarisme feront, je l’espère, frémir tous les architectes, et aussi les Castors, auxquels les Hommes ont volé les éléments de leur sévère architecture byzantine.

Ceci n’empècha pas que cette restauration bourgeoise fit grand bruit dans le pays, et beaucoup d’honneur au maçon qui avait si intrépidement mené à fin cette œuvre d’artiste.

Le reste fut heureusement abandonné, ou, pour mieux dire, sauvé.

Ce fut ainsi que ce pauvre vieux château perdit son caractère de vieux château, et qu’après avoir été habité autrefois par des comtes, par des princes, et peut-être bien par des rois, il était devenu une sorte de maison de campagne que ses nouveaux propriétaires daignaient à peine visiter.

Je l’ai dit, je suis née dans le grand portail de la cathédrale de Strasbourg, ce diamant de l’Alsace, entre les flammes de pierre qui soutiennent de leurs robustes étreintes l’image du Père éternel. Quand on a eu un pareil berceau, quand on a été élevée dans le respect des vieilles choses, on ne peut voir, sans crier au blasphème, l’impiété de ces Hommes qui détruisent effrontément le peu de bien que leurs pères avaient su faire.

Du reste, la partie restaurée avait trouvé des hôtes digne d’elle.

Elle était habitée par des Chouettes et par des Hiboux, qui, se voyant sur une terrasse toute neuve, se donnaient des airs de grands seigneurs, les plus risibles du monde, et se faisaient appeler sans pudeur monsieur le Grand Duc et madame la Grande Duchesse, par les pauvres Chauves-Souris qui les servaient.

J’arrivai un soir à ce château, très-fatiguée, après toute une journée de vol forcé. J’étais de la plus mauvaise humeur, de celle que l’on a contre soi-même autant que contre les autres, ce qu’il y a de pis enfin. J’avais été tout à la fois poursuivie par l’ennui, qui n’est autre, je crois, que le vide du cœur, et inquiétée par un de ces chasseurs novices qui ne respectent ni l’âge, ni l’espèce, et pour lesquels rien n’est sacré. Le hasard voulut que je m’abattisse sur la balustrade de la terrasse dont je viens de parler, derrière une rangée de vases Louis XV, du sein desquels s’élevaient les tristes rameaux de quelques cyprès à moitié morts.

sans cadre
sans cadre

Minuit sonnait !

Minuit ! Dans les romans il est rare que minuit sonne impunément ; mais dans un récit véridique, comme celui-ci, les choses se passent d’ordinaire plus simplement. Et les douze coups me rappelèrent seulement que je ferais bien de me coucher si je voulais repartir de bonne heure.

— Je me couchai donc.


Monsieur le Duc et madame la Duchesse. — Une Terrasse.


J’allais m’endormir, quand je crus m’apercevoir que je n’étais pas seule sur la terrasse : j’entrevis en effet, à la faible clarté des étoiles, un Hibou qui enveloppait galamment dans l’une de ses ailes une Chouette d’assez bonne apparence, tandis qu’il se drapait avec l’autre comme un héros d’opéra dans son manteau.

En prêtant un peu l’oreille, j’entendis qu’il s’agissait de la lune, de la nuit brune, etc. ; tout cela se disait ou se chantait sur un air passablement lamentable.

Pauvre lune ! s’il fallait en croire les amoureux, tu n’aurais été faite que pour eux.

Pour rien au monde je n’aurais voulu être indiscrète ni prendre une hospitalité qui ne pouvait guère, d’ailleurs, m’être refusée. Je m’adressai donc poliment à une Chauve-Souris de service qui vint à passer. — Ma bonne, lui dis-je, veuillez faire savoir à vos maîtres qu’une Corneille de cent ans leur demande l’hospitalité pour une nuit.

— Qu’appelez-vous votre bonne ? me répondit la Chauve-Souris d’un air piqué ; apprenez que je ne suis la bonne de personne. Je suis au service de madame la Duchesse, et j’ai l’honneur d’être sa première camériste. Mais qui êtes-vous, madame la Corneille de cent ans ? de quelle part venez-vous ? comment vous annoncerai-je ? quel est votre titre ?

— Mon titre ? repris-je. Mais je suis très-fatiguée, j’ai besoin de repos, et je ne sache pas qu’on en puisse trouver un meilleur pour demander ce que je demande, le droit de dormir sans aller plus loin.

— Voilà un beau titre en effet, me répliqua la sotte pécore tout en s’en allant. Croyez-vous que les grands personnages, comme il en vient au château, soient jamais fatigués ? Ils n’ont rien à faire et volent tout doucement.

Au bout d’un instant, je vis arriver une autre Chauve-Souris. Celle-ci, n’étant encore que la troisième des Chauves-Souris de service de madame la Duchesse, était moins impertinente que la première. — Bon Dieu ! me dit-elle, la première camériste vient d’être grondée à cause de vous. Madame chantait un nocturne avec Monsieur, et dans ces moments-là elle n’entend pas qu’on la dérange : Madame vous fait dire qu’elle n’est pas visible. D’ailleurs, Madame ne reçoit que des personnes titrées, et vous n’avez point de titres.

sans cadre
sans cadre

— Que me contez-vous là ? lui dis-je ; n’ai-je pas des yeux pour voir que votre Grand Duc n’est qu’un Hibou, et que votre Grande Duchesse n’est qu’une Chouette, à laquelle ces hautes mines vont fort mal ?

— Chut ! me dit à l’oreille la Chauve-Souris qui était un peu bavarde, et parlez plus bas ! Si l’on savait seulement que je vous écoute, je serais chassée, et peut-être mangée. Depuis qu’ils ont quitté la fabrique où leur sont venues leurs premières plumes, mes maîtres ne rêvent que grandeurs ; ils meurent d’envie de s’anoblir. On parle de recreuser les fossés et les grenouillères, de refaire les ponts-levis et de redresser les tourelles, et ils espèrent devenir nobles pour de bon au milieu de tous ces attributs de la noblesse. Mais, bah ! l’habit ne fait pas le moine, et le château ne fait pas le noble. Du reste, ma bonne dame, volez là-bas, à droite, vous y trouverez les ruines du vieux château, et vous y serez tout aussi bien qu’ici, je vous assure.

— Des ruines ! m’écriai-je, il y a des ruines près d’ici, il reste quelque chose du vieux château, et j’aurais pu passer la nuit sur cette vilaine terrasse qui n’a ni style, ni grandeur, ni souvenirs ! Merci, ma belle, votre maîtresse fait bien d’être une sotte ; à l’heure qu’il est, je n’ai qu’à me louer d’elle.

En vérité, rien n’est plus bouffon que les prétentions de ces nobles de contrebande. Je laissai là ces oiseaux ridicules, cette maison badigeonnée, et bien m’en prit.

Sans doute du vieux château il était resté peu de chose, mais j’aurais donné vingt-cinq châteaux restaurés comme celui que je venais de quitter, pour une seule des pierres du vénérable mur sur lequel j’eus le bonheur de me poser.

L’admirable vieux mur !

Est-il au monde rien de plus touchant que ces débris immortels qui témoignent si éloquemment du tort que ce qui est, fait chaque jour à ce qui a été ? Comment peut-on hésiter entre les vieilles choses et les nouvelles ? Le présent est-il autre chose que le singe du passé[3] ?



Un vieux Faucon


Ce superbe vieux mur entourait une cour vieille aussi. Une vigne-vierge embrassait de ses vertes pousses tout un pan de la muraille. Des scolopendres, des lys et des tulipes sauvages croissaient entre les marches d’un perron délabré qu’un lierre recouvrait en partie. Les humbles fleurs blanches de la bourse à pasteur, les bouton d’or, les giroflées jaune, l’œillet rougeâtre, le pâle réséda, les vipérines bleues et roses se faisaient jour entre les dalles et disputaient la terre aux mousses, aux lichens, aux graminées, aux ronces et aux orties.

Des gueules de loup, des perce-pierres et les touffes hardies des coquelicots couleur de feu, vivaient au milieu des décombres qu’elles semblaient enflammer.

Où l’Homme n’est plus, la nature reprend ses droits.

sans cadre
sans cadre

Cette vieille cour appartenait à un vieux Faucon qui n’avait pas grand’chose, parce que les révolutions l’avaient ruiné, mais qui donnait tout ce qu’il avait et vivait pauvrement, mais noblement, faisant volontiers les honneurs de sa cour aux animaux égarés ; aussi était-elle toujours encombrée de bêtes à toutes pattes, à tout poil et à toutes plumes, de Rats sans ressources, de Musaraignes et de Taupes attardées, de Grillons, de Cigales et autres musiciens sans asile ; quelques-uns même s’y étaient fixés à demeure. Les Pierrots n’y manquaient pas, et un Mulot très-entêté était parvenu, malgré toutes les difficultés que lui avait présentées la nature calcaire d’un terrain stratifié, à se creuser sous une dalle un trou fort profond.

sans cadre
sans cadre

Le digne seigneur était allié aux espèces les plus nobles de France, et comptait des Phénix, des Merlettes et des Hermines dans sa famille.

C’était un vieillard encore sec et vigoureux. Il y avait dans toute sa personne cette grâce naturelle et imposante des oiseaux de grande race, cette simple majesté qui, dit-on, devient de jour en jour plus rare ; et quand la goutte (cette maladie des nobles, qui s’est fait peuple comme le reste, et qui a eu tort) lui laissait quelque répit, il fallait l’entendre raconter ses prouesses d’autrefois ; alors sa haute taille se redressait, son œil brillait comme l’œil de l’Aigle et semblait défier le temps lui-même. — « Un jour (disait-il souvent), et c’était là un de ses glorieux souvenirs, un jour j’échappai au page qui me portait, et je chassai librement pendant toute une semaine. Ah ! j’étais le premier Faucon de France ! Aussi, quand je reparus, ma belle maîtresse fut-elle si aise de me revoir, qu’elle me baisa de toute son âme en me remerciant d’être revenu. Le pauvre page avait été grondé, mon retour lui valut sa grâce.

Hélas ! plus de chasses, plus de fêtes brillantes, plus de fanfares, plus de triomphes, plus de ces grandes dames si regrettées aujourd’hui, de ceux mêmes qui n’ont jamais pu savoir de combien elles l’emportaient sur celles d’à présent, ni par conséquent pourquoi elles sont si regrettables.

sans cadre
sans cadre

Au lieu de tout cela, des chasses sans pompe, des chasseurs en lunettes, les chasseurs du jour enfin, qui vont à la chasse sur les grandes routes et jettent leur poudre aux moineaux ; et enfin, au lieu de ces pages dorés qui le portaient au poing, pour tout serviteur, dois-je le dire ? un pauvre Sansonnet !


Après tout, mieux vaut peut-être pour page un Sansonnet que pas de page du tout. Ce Sansonnet était bien le plus drôle d’oiseau qui se puisse voir ; vieux, cassé, bavard, fantasque, mais bon, mais dévoué et domestique par tempérament. Il avait appartenu au sacristain d’une petite église voisine, et, en vertu sans doute de ce proverbe, qui dit tel maître tel valet, il avait fini par ressembler à son Maître, et avait pris des airs d’église, qui donnaient à sa figure et à son accent je ne sais quoi d’humain et de béni, dont l’effet provoquait, quoiqu’on en eût, un fou rire.

sans cadre
sans cadre

Devenu libre à la mort de son premier maître, il était resté tristement perché sur sa cage pendant quatre grands jours, se contentant de gober tristement quelques mouches au passage, et ne s’était envolé qu’après avoir eu le temps de se convaincre que les morts ne reviennent pas.

Ne sachant que faire de sa personne, il était venu, rien que pour l’amour de la domesticité, offrir ses services et le respectueux servage de son cœur au vieux Faucon qui les agréa. Dès les premiers jours, il s’était pris d’une affection sérieuse pour ce vieillard qu’on aimait rien qu’à le voir. L’excellent serviteur, qui savait bien que noblesse oblige, faisait de son mieux pour tenir sa cour sur un grand pied. — S’il est triste d’être pauvre, il l’est encore plus de le paraître. — Nouveau Caleb, il se multipliait, parlait à tous et volait partout à la fois. — « Je suis le seul domestique de mon maître, disait-il à tous les nouveaux venus ; à quoi bon s’embarrasser de tant de gens ? notre maison en est-elle moins noble ? — Il était notoire qu’il servait son maître pour rien ; mais quelques méchantes langues disaient que le vieux noble avait sans doute enfoui quelque part un trésor, et confié son secret à son domestique qui s’en emparerait à sa mort. — Rien n’était plus faux ; mais le désintéressement est si rare qu’on n’y croit pas.

Le vieux serviteur vivait avec une économie extrême : il apportait à son maître la nourriture qu’il allait chercher au loin, il ne mangeait qu’après lui, et disait qu’il avait mangé auparavant quand il ne restait rien. — Il avait eu le bonheur de trouver sous la marche du perron une espèce de grillage à la vue duquel, en Oiseau qui a aimé sa cage, le cœur du pauvre Sansonnet avait bondi de joie ; et tous les soirs, sans y manquer, notre vieux serviteur s’allait percher derrière ce bien-aimé grillage, heureux de se croire protégé par ce simulacre de prison.

Quand j’arrivai, le serviteur dormait, le maître dormait, tout le monde dormait. — J’en fis autant.


Le lendemain je fus reçue par mon hôte avec une si exquise politesse, que je crus un instant avoir retrouvé ce bon vieux temps où les Oiseaux étaient si polis et les Corneilles si fêtées.

— Vous êtes chez vous, me dit-il.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Cette ruine et moi nous nous allions si bien, il y avait entre nous des rapports si sympathiques, que j’acceptai l’offre de l’aimable vieillard, et que je pris à l’instant même la résolution de rester chez lui pendant quelque temps.

Autour de moi tout était vieux, j’étais heureuse ou peu s’en faut. — Je passai mes jours à parcourir les environs, à en rechercher les beautés et à questionner les habitants de ces campagnes. Ces Oiseaux des champs savent souvent, sans s’en douter, beaucoup de choses qu’on demanderait en vain aux Oiseaux des villes. Il semble que la nature livre plus volontiers à leur foi naïve ses sublimes secrets. N’est-il pas vrai de dire que ce que nous savons le mieux, c’est ce que nous n’avons pas appris ?


C’est pendant ce séjour que j’eus l’occasion d’étudier les mœurs d’un Lézard, dont le bon naturel m’avait vivement intéressé. Ces individus étant, selon le mot de Figaro, paresseux avec délices, j’ai pensé que si quelqu’un ne se chargeait pas de parler pour eux, leur monographie manquerait à notre histoire, et peut-être eût-ce été dommage.




À QUOI TIENT LE CŒUR D’UN LÉZARD.

I.


Dans une des pierres les plus pittoresque du mur qui m’avait séduite, vivait un Lézard, le plus beau, le plus distingué, le plus aimable de tous les Lézards ; pour peu qu’on eût du goût, il fallait admirer la taille svelte, la queue déliée, les jolis ongles crochus, les dents fines et blanches, les yeux vifs et animés de cette charmante créature. Rien n’était plus séduisant que sa gracieuse personne. Il n’était aucune de ses changeantes couleurs dont le reflet ne fût agréable. Tout enfin était délicat et doux dans l’aspect de ce fortuné Lézard.

Quand il grimpait au mur en frétillant de mille façons élégantes et coquettes, ou qu’il courait en se faufilant dans l’herbe fleurie sans seulement laisser de traces de son joli petit corps sur les fleurs, on ne pouvait se lasser de le regarder, et toutes les Lézardes en avaient la tête tournée.

Du reste, on ne saurait être plus simple et plus naïf que ne l’était ce roi des Lézards. — Comme un Kardouon célèbre[4], il aurait été de force à prendre des louis d’or pour des ronds de carotte. Ceci prouve qu’il avait toujours vécu loin du monde.

Je me trompe, une fois, mais une fois seulement, il avait eu l’occasion d’aller dans le monde, dans le monde des Lézards bien entendu, et quoique ce monde soit cent fois moins corrompu que le monde perfide des Serpents, des Couleuvres et des Hommes, il jura qu’on ne l’y reprendrait plus, et n’y resta qu’un jour qui lui parut un siècle.

Après quoi il revint dans sa chère solitude, bien résolu de ne plus la quitter, et sans avoir rien perdu, heureusement, de cette candeur et de ce bon naturel qui ne se peut guère garder qu’aux champs, et dans la vie qu’un Animal dont le cœur est bien placé peut mener au milieu des fleurs et en plein air devant cette bonne nature qui nous caresse de tant de façons. — C’est le privilège des âmes candides d’approcher le mal impunément. — Il demeurait au midi dans ce superbe vieux mur, et avait eu le bon esprit, ayant trouvé au beau milieu d’une pierre un brillant petit palais, d’y vivre sans faste, plus heureux qu’un prince, et de n’en être pas plus fier pour cela.

C’était en vain qu’un Geai huppé lui avait assuré qu’il descendait de Crocodiles fameux et que ses ancêtres avaient trente-cinq pieds de longueur. Se voyant si petit, et voyant aussi que le plus grand de ses ancêtres ne l’aurait pu grandir d’une ligne ni ajouter seulement un anneau aux anneaux de sa queue, il se souciait fort peu de son origine et ne s’inquiétait guère d’être né d’un œuf imperceptible ou d’un gros œuf, pourvu qu’il fût né de manière à être heureux ; et il l’était. Il ne se serait pas dérangé d’un pas pour aller contempler ce qui restait de ses pères, dont il ne restait que des os, si honorable qu’il fût pour ces restes illustres d’être conservés à Paris dans le Jardin des Plantes, ce tombeau de noble famille, comme disait le Geai huppé.

Enfin, sans avoir les faiblesses contraires, il n’avait point de faiblesses aristocratiques, et n’aurait pas refait la Genèse pour s’y donner une plus belle place. — Il était content de son sort, et du moment où le soleil brillait pour tout le monde, peu lui importait le reste.


II.


Qui le croira ? Au dire de toutes les Lézardes des environs, il manquait quelque chose à un Lézard si bien doué, puisque aucune d’elles n’avait encore trouvé le chemin de son cœur. Ce n’était pas que beaucoup ne l’eussent cherché. Mais hélas ! le plus beau des Lézards était aussi le plus indifférent de tous, et il ne s’était même pas aperçu du bien qu’on lui voulait.

C’était vraiment dommage, car il ne s’était peut-être jamais vu de Lézard de meilleure mine. Mais qu’y faire, et comment épouser un Lézard qui ne veut pas qu’on l’épouse ? La plupart avaient porté leur cœur ailleurs.


III.


Le plus beau Lézard du monde ne peut donner que ce qu’il a, et ce qu’on a donné une fois on ne l’a plus. Or, le plus beau Lézard du monde avait donné son cœur, et donné sans réserve. Voilà ce que personne ne savait, et lui-même n’en savait pas plus que les autres. Cet amour lui était venu sans qu’il s’en aperçut : c’est ainsi que l’amour vient quand il doit rester ; et il était entré si avant dans ce cœur bien épris, que, l’eût-il voulu, il n’y aurait pas eu moyen de l’en faire sortir. Voilà comme on aime quand on aime bien, et quand on a raison d’aimer ce qu’on aime.

Vous lui eussiez dit qu’il était amoureux que vous l’eussiez blessé et qu’il ne vous eût pas cru. Amoureux, lui ! dites dévoué, dites reconnaissant, dites respectueux, dites religieux, dites pieux, ou plutôt faites un mot tout à la fois plus grand et plus simple, plus chaste et plus pur que tous ces mots, un mot tout exprès. Mais amoureux ? il ne l’était pas ; il n’aurait osé, ni voulu, ni daigné, ni su l’être.

Aimer et rien qu’aimer, c’est bien peu dire ! — Peut-être si ce mot n’eût été, comme tant d’autres mots de notre langue, gâté et profané, eût-il laissé dire qu’il adorait ce qu’il aimait ; mais à coup sûr le plus humble silence pouvait seul exprimer convenablement ce qu’il sentait. Telle était son innocence, qu’il ne s’était jamais rendu compte de l’état de son cœur.

Sans doute il lui plaisait de ne rien faire et de vivre au printemps, et de regarder fleurir les fleurs naturelles par un beau jour, ou bien d’aller, de venir et de revenir, et de courir en liberté au milieu de l’herbe embaumée après les fils de la bonne Vierge, ces blanches toiles d’Araignée que le ciel envoie toutes garnies de Mouches excellentes à ses Lézards privilégiés. — Il aimait aussi la chasse aux Sauterelles, et écoutait volontiers la vieille chanson des Cigales, quand il ne préférait pas les manger, dans l’intérêt des fleurs ses amies.

Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, et de toutes ses forces ; et autant que Lézard peut aimer, c’était le soleil. Le soleil ! dont Satan lui-même devint à la fois amoureux et jaloux. — « Quand le soleil était là, il était tout entier au soleil et ne pouvait songer à autre chose. Dès le matin, vous l’eussiez vu paraître sans bruit sur le seuil de sa demeure, se tourner doucement, ainsi que l’héliotrope, son frère en amour, vers ce roi des astres et des cœurs que les poëtes, et, parmi les poëtes, les aveugles eux-mêmes ont chanté ; et là, couché sur la pierre brûlante, son âme ravie se fondait sous les rayons d’or de son bien-aimé. Heureux, trois fois heureux ! Il dormait tout éveillé et réalisait ainsi les doux mensonges des rêves.


IV.


Partout où il y a des Lézards, il y a des Lézardes. Or, non loin de la pierre dans laquelle demeurait mon Lézard, il y avait une autre pierre au fond de laquelle logeait un cœur qui ne battait que pour lui et que rien n’avait pu décourager. Ce petit cœur tout entier appartenait à l’ingrat qui ne s’en doutait seulement pas. La pauvre petite amoureuse passait des journées entières à la fenêtre de sa crevasse à contempler son cher Lézard, qu’elle trouvait le plus parfait du monde ; mais c’était peine perdue. Et elle le voyait bien. Mais que voulez-vous ? elle aimait son mal et ne désirait point en guérir. Elle savait que le plus grand bonheur de l’amour, c’est d’aimer. Pourtant quelquefois sa petite demeure lui paraissait immense. Il eût été si bon d’y vivre à deux. Quand cette pensée lui venait, ses petits yeux ne manquaient pas de se remplir de larmes. Que n’eût-elle pas donné pour essayer de cet autre bonheur qu’elle ne connaissait pas, celui d’être aimée à son tour !

— Une jolie crevasse et un cœur dévoué, c’est pourtant une belle dot, pensait-elle.

Ou ce Lézard était aveugle, ou il était de pierre

L’espérance la soutint aussi longtemps qu’elle crut que son Lézard n’aimait rien.

Mais que devint-elle grand Dieu ! quand elle s’aperçut qu’elle avait pour rival, elle petite Lézarde, humble Lézarde, le soleil ! et que l’ingrat n’avait d’yeux que pour lui.

Aimer le soleil ! Sans le profond respect que lui inspirait son étrange rival, elle eùt cru que son Lézard avait perdu la tête ; car, à vrai dire, elle ne se rendait pas bien compte d’une passion aussi singulière, et, pour sa part, elle ne comprenait pas bien qu’un Lézard intelligent ne pût s’arranger de façon à aimer à la fois et le soleil et une Lézarde.

C’était une bonne âme, mais elle n’était nullement artiste, et n’entendait rien aux sublimes extravagances de la poésie.

À la fin, le désespoir s’empara d’elle, et, sans en rien dire à personne, elle se prit d’un si grand dégoût de la vie, qu’elle résolut d’y mettre fin. À la voir, on ne l’eût jamais soupçonnée d’avoir cette folle envie de mourir à la fleur de son âge et dans tout l’éclat de sa beauté. Mais telle était sa fantaisie, et rien ne pouvait l’en détourner.

Poursuivie par ses sombres pensées, elle courait, au péril de ses jours, à travers les fossés profonds et les échaliers serrés, et la lisière des bois verdoyants, et les semailles, et les moissons, et les vergers, et les routes poudreuses, sans craindre ni le pied de l’Homme ni la serre de l’Oiseau de proie. Que lui servait de vivre et d’être jolie, d’avoir une belle robe bien ajustée, et d’en pouvoir changer tous les huit jours, et de porter à son cou un collier d’or qui eût fait envie à une princesse, du moment où elle ne savait que faire de tout cela ?

Vous tous, qui avez souffert comme elle, vous comprenez qu’elle songeât à la mort !


V.


— Vivre ou mourir, disait-elle, lequel des deux vaut le mieux ?

Un vieux Rat, à moitié aveugle, passait en ce moment au bas de la ruine.

— Mieux vaut mourir que rester misérable, murmurait le vieux Rat qui marchait avec peine, et qui pensait tout haut comme beaucoup de vieilles gens. — Ceux de Messieurs les Animaux domestiques qui s’étonnent de tout, s’étonneront peut-être de voir ces paroles dans la bouche d’un Rat des champs. Mais y a-t-il donc deux manières de formuler une même vérité ? Seulement à la ville et chez les Hommes la vérité se chante, ailleurs on la crie, ou on l’étouffe. —

La pauvre Lézarde était superstitieuse ; elle vit dans ces paroles que le hasard seul lui apportait, dans cette vieille rengaine de tous les vieux Rats, une réponse directe à sa question et un avertissement du ciel.

Elle pouvait encore apercevoir la queue pelée de son oracle qui traînait après lui dans la poussière, que déjà son parti était pris.

— Je mourrai ! s’écria-t-elle ; mais il saura que je meurs pour lui.


VI.


Tel est l’empire d’une grande résolution, que cette Lézarde, qui jusque-là n’avait jamais osé regarder en face celui qu’elle aimait, se trouva, comme par miracle, à côté de lui.

Quand le Lézard vit cette jolie Lézarde venir à lui d’un air si déterminé, il se retira de quelques pas en arrière parce qu’il était timide.

Quand, de son côté, la Lézarde vit qu’il allait s’en aller, elle faillit s’en aller comme lui, parce qu’elle était timide aussi. Timide ? direz-vous. Soyez moins sévère, chère lectrice, pour une Lézarde qui va mourir. D’ailleurs, il lui en avait tant coûté devoir du courage, qu’elle ne voulut pas avoir fait un effort inutile.

— Reste, lui dit-elle ; écoute-moi, et laisse-moi parler.

Le Lézard vit bien que la pauvre Lézarde était émue, mais il était à cent lieues de croire qu’il fût pour quelque chose dans cette émotion, car il ne se rappelait pas l’avoir jamais vue. Pourtant, comme il avait de la bonté, il resta et la laissa parler.

— Je t’aime ! lui dit alors la Lézarde, d’une voix dans laquelle il y avait autant de désespoir que d’amour, et tu ne sais pas seulement que j’existe. Il faut que je meure.

Un Lézard de mauvaises mœurs aurait fait bon marché de la douleur et de l’amour de la pauvrette ; mais notre Lézard, qui était honnête, ne songea pas un instant à nier cette douleur parce qu’il ne l’avait jamais ressentie ; il songea encore moins à en abuser. Il fut si étourdi de ce qu’il venait d’entendre, qu’il ne sut d’abord que répondre, car il sentait bien que de sa réponse dépendait la vie ou la mort de la Lézarde.

Il réfléchit un instant.

— Je ne veux pas te tromper, lui dit-il, et pourtant je voudrais te consoler. Je ne t’aime pas, puisque je ne te connais pas, et je ne sais pas si je t’aimerai quand je te connaîtrai, car je n’ai jamais pensée aimer une Lézarde. Mais je ne veux pas que tu meures.

La Lézarde avait l’esprit juste ; si dure que fût cette réponse, elle trouva qu’une si grande sincérité faisait honneur à celui qu’elle aimait. Je ne sais ce qu’elle lui répondit. Peu à peu le Lézard s’était rapproché d’elle, et ils s’étaient mis à causer si bas, si bas, et leur voix était si faible, que c’était à grand’peine que je pouvais saisir de loin en loin quelques mots de leur conversation : tout ce que je puis dire, c’est qu’ils parlèrent longtemps, et que, contre son ordinaire, le Lézard parla beaucoup. Il était facile de voir à ses gestes qu’il se défendait, comme il pouvait, d’aimer la pauvre Lézarde, et qu’il était souvent question du soleil qui, en ce moment, brillait au ciel d’un éclat sans pareil.

D’abord la Lézarde ne disait presque rien ; c’est aimer peu que de pouvoir dire combien l’on aime, et, pendant que son Lézard parlait, elle se contentait de le regarder de toutes les façons qui veulent dire qu’on aime et qu’on est encore au désespoir ; plus d’une fois je crus que tout était perdu pour elle. Mais, un poëte l’a dit[5] (un poëte doit s’y connaître) : « Le hasard sert toujours les amoureux quand il le peut sans se compromettre, » et le hasard voulut qu’un gros nuage vint à passer sur le soleil, juste au moment où son petit adorateur lui chantait son plus bel hymne.

— Tu le vois ! s’écria la petite Lézarde bien inspirée, ton soleil te quitte, te quitterai-je, moi ? Son rival n’était plus là et le courage lui était revenu. — Il faut qu’on aime, dit-elle au Lézard devenu attentif, en lui montrant des fleurs l’une vers l’autre penchées, et tout auprès un œillet-poëte qui faisait les yeux doux à une rose sauvage ; les fleurs aux fleurs se marient, et les Lézardes sont faites pour être les compagnes des Lézards : le ciel le veut ainsi.

Le hasard eut le bon cœur de se mettre décidément du côté du plus faible ; le nuage qui avait passé sur le soleil fut suivi de beaucoup d’autres nuages qui s’étendirent en un instant sur tout l’horizon. Un grand vent parti du nord essaya, mais en vain, de disputer l’espace à l’orage, les trèfles redressaient leurs tiges altérées, les Hirondelles rasaient la terre, et les Moucherons éperdus cherchaient partout un refuge ; tout leur était bon, et l’herbe la plus menue leur paraissait un sûr asile. Le Lézard se taisait et la Lézarde se serait bien gardée de parler, l’orage parlait mieux qu’elle. Le Lézard inquiet tournait la tête de côté et d’autre, et se demandait si c’en était fait de la pompe de ce beau jour ; un grand combat se livrait dans son âme, et, pour la première fois, il se disait que les jours sans soleil devaient être bien longs.

Un coup de tonnerre annonça que le soleil était vaincu et que les nuages allaient s’ouvrir.

La Lézarde attendait toujours, et Dieu sait avec quelle mortelle impatience son cœur battait dans sa petite poitrine.

— Tu es une bonne Lézarde, lui dit enfin le Lézard vaincu à son tour, tu ne mourras pas.


VII.


Comment dire le ravissement de la pauvre Lézarde, et combien elle était charmée d’être au monde, et combien étaient joyeux les petits sifflements qui sortaient de sa poitrine délivrée ; elle se redressait sur ses petits pieds, et elle faisait la fière, et elle était si glorieuse qu’elle avait tout oublié. Il était bien question vraiment de ses peines passées ! Le Lézard, content de voir cette joie qu’il avait faite, trouva sa petite Lézarde charmante ; il partagea aussitôt avec elle une goutte de rosée qui s’était tenue fraîche dans la corolle d’une fleurette (ce qui est la manière de se marier entre Lézards), et ce fut une affaire terminée.

L’orage allait éclater, et il fallait rentrer. — J’ai un palais et tu n’as qu’une chaumière, lui dit-il, mais mon palais est si petit, que ta chaumière vaut mieux que mon palais. Puisque dans ta chaumière il y a place pour deux, veux-tu m’en céder la moitié ?

— Si je le veux ! répondit la bienheureuse Lézarde ; et elle le conduisit triomphante à sa grotte, dont l’entrée était cachée à dessein par quelques feuilles d’alléluia, de bois gentil et de romarin.

L’emménagement fut bientôt fait, car il n’emporta rien que sa personne. Quand il entra chez son amie, il trouva une petite demeure si bien tenue et si parfaitement disposée, que c’était assurément la plus agréable lézardière du monde. Mon Lézard, qui aimait les jolies choses et les choses élégantes, admira le bon goût qui avait présidée à l’ameublement de cette gentille caverne. Elle était divisée en deux parties : l’une était plus grande que l’autre, et c’était là qu’on allait et venait ; l’autre était garnie de duvet de chardon bénit et de fleur de peuplier, et c’était là qu’on dormait.

Il mit le comble à la joie de sa compagne en l’accablant de compliments. Il est si bon d’être loué par ce qu’on aime.

Le bonheur ne tient guère de place, car ce jour-là il semblait s’être réfugié tout entier dans ce charmant réduit. Où n’entrerait-il pas s’il le voulait, puisqu’il est si petit ?

Tout Lézard est un peu poëte ; il fit quatre vers pour célébrer ce beau jour, mais il les oublia aussitôt. Il était encore plus Lézard que poëte.

Enfin ils étaient mariés, et ils entrevoyaient des millions de jours fortunés.


VIII.


Que ne puis-je laisser là ces jeunes époux, puisqu’ils sont heureux, et croire à l’éternité de leur bonheur ! Que les devoirs de l’historien sont cruels quand il veut accomplir sa tâche jusqu’au bout !

Une fois mariée (on serait si fâché d’être heureux !) la Lézarde devint songeuse. Elle ne pouvait oublier que c’était au hasard, à un nuage, à une goutte d’eau qu’elle avait dû son mari. Sans doute quand il l’aimait, il l’aimait bien, mais il ne l’aimait pas comme les Lézardes veulent être aimées, c’est-à-dire à toute heure, et sans cesse et sans partage. Tant que le soleil brillait, elle ne pouvait avoir raison de son mari, car il appartenait au soleil, et quand il était une fois couché sur l’herbe à demi tiède, soit seul, soit avec un Lézard de ses amis, il ne se serait pas dérangé pour un empire.

sans cadre
sans cadre

La jalousie rend féroce quand elle est impuissante. — Que n’ai-je, avant de me marier, mangé seulement une demi-feuille d’hellébore ! disait-elle souvent. Dois-je l’écrire ? il lui arrivait quelquefois de regarder d’un œil d’envie la scabieuse, cette fleur des veuves, car elle ne pouvait s’empêcher de songer à quoi tient le cœur d’un Lézard.

Quant au Lézard, quand il n’était pas au soleil, il était à sa femme : et il croyait si bien faire en faisant ce qu’il faisait, qu’il ne s’aperçut jamais que sa Lézarde eût changé d’humeur.


Suite de l’histoire des Hôtes de la terrasse. — Faites-vous donc Grand Duc.


Madame la Duchesse, qui était venue au monde pour être une bonne grosse personne, bien portante, mangeant bien, buvant bien et vivant au mieux, qui était tout cela, mais qui se donnait toutes sortes de peines pour le cacher et pour extravaguer, avait cru de bon ton de devenir très-sensible. Tout l’émouvait ; elle faisait volontiers de rien quelque chose, d’une taupinière une montagne, et tressaillait à tout propos : la chute d’une feuille, le vol d’un insecte étourdi, la vue de son ombre, le moindre bruit, ou pas le moindre bruit, tout était pour elle prétexte à émotion. Elle ne poussait plus que de petits cris, faibles, mal articulés, inintelligibles. Tout cela, selon elle, c’était la distinction. Les yeux sans cesse fixés sur la pâle lune, ce soleil des cœurs sensibles, comme elle disait ; sur les étoiles, ces doux yeux de la nuit, si chers aux âmes méconnues, elle s’écriait, avec un philosophe chrétien : Qu’on ne saurait être bien où l’on est, quand on pourrait être mieux ailleurs. Aussi, pour cette Chouette éthérée, l’air le plus pur était trop lourd encore ; elle détestait le soleil, ce Dieu des pauvres, disait-elle, et ne voulait du Ciel que ses plus belles étoiles ; c’était à grand’peine qu’elle daignait marcher elle-même, respirer elle-même, vivre elle-même et manger elle-même. Pourtant, elle mangeait bien, pesait dix livres, et dans le même temps qu’elle affectait une sensiblerie ridicule, au point qu’elle ne pouvait, disait-elle, voir la vigne pleurer sans pleurer avec elle, on aurait pu la surprendre déchirant sans pitié, de son bec crochu, les chairs saignantes des petites Souris, des petites Taupes et des petits Oiseaux en bas âge. — Elle se posait en Chouette supérieure, et n’était qu’une Chouette ridicule.

sans cadre
sans cadre

Son mari, émerveillé des grandes manières de sa Chouette adorée, s’épuisait en efforts pour s’égaler à elle. Mais dans une voie pareille, quel Hibou, quel mari ne resterait en chemin ? Aussi, malgré son envie, fut-il toujours loin de son modèle ; si loin, ma foi, que madame la Duchesse, qui était parvenue à oublier l’humilité de sa propre origine, en vint à reprocher à son pauvre mari de n’être, après tout, qu’un Hibou. — Quel sort ! quel triste sort ! s’écriait-elle. Être obligée de passer sa vie dans la société d’un Oiseau vulgaire et bourgeois, dont les seuls mérites, sa bonté et son attachement pour moi, sont gâtés par leur excès même ! — Malheureuse Chouette !

Plus malheureux Hibou !

Joies modestes de la fabrique, qu’êtes-vous devenues ? Plaisirs menteurs de la terrasse, ou êtes-vous ? Tout d’un coup madame la Duchesse cessa de chanter des nocturnes avec son mari ; et un beau jour, s’étant laissé toucher par les discours audacieux d’un Milan qui avait été reçu par Monsieur le Duc, à cause de son nom, elle partit avec lui. Le perfide avait séduit la Femme de son ami en employant avec elle les mots les plus longs de la langue des Milans amoureux.

Cet événement prêta, comme on peut le croire, aux caquets. Les Pies, les Geais, notre vieux Sansonnet lui-même, le commentèrent de mille façons. Il y a des malheurs qui manquent de dignité. Tout le monde blâma la coupable, mais personne ne plaignit le pauvre mari. La pitié qu’on accorde aux plus grands criminels, pourquoi la refuse-t-on à ceux qu’un sot orgueil a perdus ? — Faites-vous donc Grand Duc.

Pour être sûre qu’elle ne tarderait pas à lui parvenir, madame la Duchesse laissa dans la partie de la terrasse où son mari avait coutume de prendre ses repas, la lettre que voici. Cette lettre était, comme dernier trait de caractère, écrite sur du papier à vignette, et parfumé.

« Monsieur le Duc,

Il est dans me destinée d’être incomprise. Je n’essayerai donc pas de vous expliquer les motifs de mon départ.

Signé Duchesse de la Terrasse. »

M. le Duc lut, relut, et relut cent fois, sans pouvoir les comprendre, ces lignes écrites pourtant d’une griffe et d’un style assez ferme, et sembla justifier ainsi le laconisme de l’auteur.

Mais ce que l’esprit ne s’explique pas toujours, le cœur parvient souvent à le comprendre, et il sentait bien qu’un grand malheur venait de le frapper. Ce ne pouvait pas être pour rien que tout son sang avait ainsi reflué vers son cœur… Ses plumes se hérissèrent, ses yeux se fermèrent, et il fut, pendant un instant, comme atteint de vertige. Lorsqu’il put enfin mesurer toute l’étendue de son malheur, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine oppressée, et demeura longtemps immobile, comme s’il eût été privé de tout sentiment.

Quand on est ainsi frappé tout d’un coup, on se sent si faible, qu’on voudrait ne l’avoir été que petit à petit et comme insensiblement. — Il lui sembla d’abord que quelque chose d’aussi essentiel que l’air, la terre et la nuit venait de lui manquer. Il avait tout perdu en perdant la compagne de sa vie ; et quand il sortit de sa stupeur, ce fut pour appeler à grands cris l’ingrate qui le fuyait, quoiqu’il la sût déjà bien loin ; puis, bien qu’il n’eût été que trompé, il se crut déshonoré, et s’en alla au bord de l’eau, comme doit le faire tout Hibou désespéré, pour voir si l’envie ne lui viendrait pas de s’y jeter et de se noyer ainsi avec son chagrin.

Arrivé là, il regarda d’un air sombre l’eau profonde, et y trempa son bec… pour la goûter d’abord. La lune s’étant alors dégagée d’un nuage qui avait caché son croissant, il se vit dans l’eau comme en un miroir magique, et fut effrayé du désordre de sa toilette. Machinalement, et pour obéir à une habitude de recherche que lui avait fait prendre l’ingrate pour laquelle il allait mourir, il rajusta avec soin celles de ses plumes qui s’étaient le plus ébouriffées, et trouva quelque charme dans cette occupation. Il lui semblait doux de mourir paré comme aux jours de son bonheur, paré de la parure qu’elle aimait.

Il songea aussi un instant à faire, avant de quitter la vie, une ballade à la lune, qu’il prit à témoin de ses infortunes ; à la lune, l’astre favori de son infidèle, et aux nuées, vers lesquelles l’esprit de sa femme s’était si souvent envolé. Mais tous ses efforts furent inutiles, et il comprit qu’on ne saurait pleurer en vers que les peines qu’on commence à oublier.

Voyant bien qu’il n’avait plus qu’à mourir, il s’était déjà penché sur l’abîme, quand il fut arrêté par une réflexion. Lorsqu’il s’agit de la mort, il est permis d’y regarder à deux fois, et il faut être bien certain, quand on se noie, qu’on a de bonnes raisons pour le faire.

Il relut, pour la cent et unième fois, la lettre de madame la Duchesse ; et cette lettre, à sa grande satisfaction, lui parut moins claire que jamais. « Diable ! se dit-il, ce qu’il y a de plus clair dans tout ceci, c’est que madame la Duchesse a quitté la terrasse. Mais qui me dit qu’elle n’y reviendra pas, et qu’elle a cessé d’être digne d’y revenir ? Rien, absolument rien. Elle-même refuse de s’expliquer. Ce voyage ne peut-il être un voyage d’agrément, et avoir pour but une visite à une autre Chouette de génie comme elle ; ou une retraite de quelques jours dans quelque coin poétique, pour s’y livrer complétement à la méditation, qu’affectionnent les âmes d’élite comme la sienne ? — Et encore ne peut-elle être morte ?

Le cœur d’un Hibou a d’étranges mystères. Cette dernière hypothèse lui souriait presque : il l’eût voulue morte, plutôt que parjure.

— Parbleu ! dit-il, voyez où nous entraîne l’exagération. Et il fit gravement quelques tours sur la rive, en s’applaudissant de n’avoir pas cédé à un premier mouvement.

Mais, au bout de quelques moments, il sentit bien que la consolation qu’il avait essayé de se donner n’était pas de bon aloi. Son cœur n’avait pas cessé d’être serré ; et, voulant mettre fin à ses incertitudes, il résolut de consulter une vieille Carpe qui passait, dans le pays, pour savoir le passé, le présent, l’avenir, et beaucoup d’autres choses encore. — Ce qui fait le succès des devins et des diseurs de bonne aventure, c’est qu’il y a beaucoup de malheureux. Il faut être désespéré pour demander un miracle. La sorcière avait la réputation d’être capricieuse. « Voudra-t-elle me répondre ? » se dit-il ; et il s’avança, non sans un trouble involontaire, vers une partie de la rivière très-éloignée des deux châteaux, où la vieille Carpe se livrait à ses sorcelleries.


Une Carpe magicienne.


— Puissante Carpe, dit-il, d’une voix mêlée de respect et de crainte, ô toi qui sais tout, fais-moi connaître mon sort. Mon épouse bien-aimée a disparu : est-elle morte, ou est-elle infidèle ?

Pour une magicienne, la vieille Carpe ne se fit pas trop prier ; et sa grosse tête bombée ne tarda pas à se montrer. Elle remua trois fois ses lèvres épaisses avec beaucoup de majesté, prit lentement trois aspirations d’air en regardant du côté de la source du fleuve, puis :

— Attends, lui dit-elle.

Et, ayant tourné trois fois sur elle-même, elle sortit de l’eau à mi-corps, et se mit à chanter, d’une voix étrange, les paroles que voici :


CHANT DE LA CARPE


« Accourez, accourez, vous qui aimez les nuits noires et les eaux limpides, innombrables tribus aux nageoires rapides et aux gosiers affamés ; vous qui aimez les rivages paisibles et déserts, les eaux sans pêcheurs et sans filets, venez ici, Animaux à sans rouge, Carpes dorées, Truites azurées, Brochets avides ; déployez vos nageoires, Mulets argus, Chirurgiens, Horribles, troupe soumise à mes lois ; venez aussi, souples Anguilles, brunes Écrevisse, et vous, reines des Ovipares, Grenouilles enrouées — Quoiqu’il ne s’agisse ni de boire ni de manger, et qu’on ne vous ait pas même offert en sacrifice… un Ciron ! rendez vos oracles ! Montrez que vous savez parler, quoi qu’on dise, et donnez votre avis à cet époux malheureux.

« Est-il ou n’est-il pas trompé ? Sa Chouette est-elle morte ou infidèle ? Sachez d’abord que si elle est morte, l’infortuné se résignera à vivre pour la pleurer ; mais qu’il se précipitera sous les eaux si elle est infidèle. »

Le monde des esprits est facile à réveiller.

sans cadre
sans cadre

Bientôt le Hibou tremblant vit ce qu’il n’avait jamais vu. À la voix de la Carpe, les têtes de tous ceux qu’elle avait évoqués sortirent successivement des eaux, et formèrent bientôt une ronde fantastique, au-dessus de laquelle d’autres rondes, composées d’innombrables Insectes, et montant en spirale jusqu’au ciel, apparurent tout à coup. Par un prodige inouï, des nymphea, bravant les ténèbres, élevèrent leurs tiges hardies jusqu’à la surface de l’eau, et beaucoup de fleurs, qui s’étaient fermées pour ne se rouvrir qu’au matin, furent tirées, contre l’ordre de la nature, de leur profond sommeil. Des nuages épais pesaient sur l’atmosphère ; le ciel semblait comprimer la terre ; l’air était lourd, et le silence si grand, que M. le Duc pouvait entendre distinctement les battements de son cœur.

La vieille Carpe se plaça au milieu, et les rondes se mirent à tourner autour d’elle, chacune dans son sens, les unes vivement, les autres lentement. Au troisième tour, la vieille Carpe fit un plongeon, resta sous l’eau pendant quelques minutes, et du fond de l’abîme rapporta cette réponse au Hibou épouvanté :

— Ton épouse bien-aimée n’est pas morte !

Cela dit, la tête et la queue de la sorcière se rapprochèrent, par un mouvement bizarre, comme les deux extrémités d’un arc, elle fit un bond prodigieux, s’éleva de six pieds dans les airs, et disparut.

« Elle n’est pas morte ! elle n’est pas morte ! répéta le chœur infernal ; elle n’est pas morte ! La Chouette est l’oiseau de Minerve ; la fille de la Sagesse t’aurait-elle quitté si tu ne l’avais pas mérité ? À l’eau ! à l’eau ! Hibou, tu l’as promis, il faut mourir !

« Chantons, chantons gaiement ! criaient les Écrevisses et les Grenouilles ; peu nous importe pourquoi tu meurs, pourvu que tu meures et que nous puissions souper avec Ta Seigneurie. Chantons, dansons et mangeons ! peut-être demain serons-nous sous la dent des Hommes ! »

Une petite Ablette aux sept nageoires, qui n’était encore qu’une demi-sorcière, s’approcha tout au bord de l’eau : « Ton malheur nous remplirait de tristesse et de pitié, lui dit-elle d’un air moitié naïf et moitié railleur, si notre tristesse et notre pitié pouvaient le faire cesser. »


— Elle n’est pas morte, disait le pauvre Hibou à moitié fou ; elle n’est pas morte… je ne comprends pas. Et l’eau avait repris son cours ; magiciennes et magiciens, voyant qu’il ne se pressait pas de mourir, étaient rentrés, ceux-ci dans leur bourbe, ceux-là dans leurs roseaux et sous leurs pierres, qu’il disait encore, en agitant ses ailes avec désespoir : — Je ne comprends pas. —

Le hasard et un peu d’insomnie m’avaient conduite, cette nuit-là, de ce côté. J’avais été spectatrice muette de la scène que je viens de raconter. J’eus pitié de lui, et je l’abordai.

« Cela veut dire, lui dis-je, si cela veut dire quelque chose, qu’elle est infidèle, oui, infidèle. Cela veut dire aussi que la plupart de ces Poissons ne seraient pas fâchés de te voir mourir, et qu’ils te trouveraient bon à manger. — Mais pourquoi mourir ? en seras-tu moins trompé ? » — Et je le remis dans son chemin et dans son bon sens, après avoir employé, pour le décider à vivre, toutes les formules au moyen desquelles on console les gens qui ont envie d’être consolés.

J’eus le plaisir de l’entendre envoyer au diable les Carpes magiciennes et leurs oracles intéressés.


Comment un Hibou meurt d’amour.


J’ai su plus tard que ce pauvre Oiseau, dont la tête n’avait jamais été bien forte, s’était jeté, pour se distraire, disait-il, dans ce qu’il appelait les plaisirs. Il est rare qu’un esprit médiocre se résigne au malheur. Il s’abandonna à toutes sortes d’excès, et surtout à des excès de table, ainsi qu’il l’avait vu pratiquer, en pareille occasion, à quelques héros de roman. Comme il avait beaucoup d’appétit et peu de goût, il mangeait souvent des choses malsaines, et mourut bientôt, les uns disent d’amour, les autres d’indigestion. Le fait n’est pas encore éclairci.

Je crois pouvoir affirmer, à sa louange, que, s’il ne fût pas mort de la maladie que nous venons d’être forcé de nommer, il aurait pu mourir d’amour ; car il aimait passionnément sa pauvre Chouette, qui, avant d’être une grande dame, avait été une simple Chouette fort bonne et très-attachée à ses devoirs.

Il en est des plaies du cœur comme de celles du corps : quand elles ont été profondes, elles se ferment quelquefois ; mais elles se rouvrent toujours, et on finit par mourir, en pleine santé, de celles dont on a été le mieux guéri.

Faites-vous Grande Duchesse !


Et madame la Duchesse ? Au bout de quinze jours, son séducteur l’abandonna pour une vraie Duchesse qu’il emmena en Grèce, où ses ancêtres avaient été rois. Elle en fut si humiliée, qu’elle maigrit à vue d’œil, et mourut, seule, dans le tronc d’un vieux saule, de honte, de misère et presque de faim, bien coupable, mais aussi bien malheureuse.

Faites-vous donc Grand Duc et Grande Duchesse !


Où l’auteur reprend la parole pour son propre compte. — Conclusion.


On voyagerait pendant une éternité, on ne s’arrêterait pas plus que le temps, que cette agitation sans fin ne suffirait pas à rendre le mouvement à un cœur fatigué. Après avoir été partout, ou peu s’en faut, je me demandai à quoi avait abouti cette course d’âme en peine, et si les Corneilles étaient faites pour courir le monde ou pour vivre en société. N’y avait-il pas eu dans cette soumission aux exigences de mon chagrin, si légitime qu’il fût, plus d’égoïsme que de raison ? la lutte n’eut-elle pas été plus glorieuse que la fuite ? et si triste qu’eût pu être mon existence, n’eût-il pas mieux valu la consacrer à mes pareilles, que de l’user sans profit pour personne dans de stériles voyages ? Le résultat de ces réflexions tardives, comme toutes les réflexions, fut que je ferais bien de retourner parmi les miens.

Mais où me fixer ?

Les vieilles cathédrales sont les hôtelleries naturelles des voyageurs de notre espèce. J’avais visité, pendant le cours de mes voyages, presque toutes les églises de France. À laquelle devais-je donner la préférence ?

J’hésitais entre trois surtout.

Retournerais-je à Strasbourg, ma patrie ? Reverrais-je ma chère cathédrale avec sa flèche élégante, ses fines ciselures et sa pierre inattaquable ? Mais non ! tout m’y rappellerait le passé, et rien n’est plus triste que de se souvenir qu’on a été heureux, quand on ne l’est plus.

Irais-je à Reims et chercherais-je un refuge dans les broderies de son splendide portail ? Mais pourquoi à Reims plutôt qu’ailleurs ?

J’allais me décider pour la noble cathédrale de Chartres, le plus sévère, le plus digne et le plus sacré des monuments gothiques de notre pays, quand j’appris qu’une grande quantité de Corneilles venaient de fonder une colonie dans une des tours de Notre-Dame de Paris ; de Notre-Dame de Paris dont j’avais tant entendu parler et que je ne connaissais pas encore. Ma foi, par un reste d’habitude de voyageuse, je me décidai pour cette illustre inconnue. Notre-Dame avec sa mâle architecture, ses fortes tours, sa façade un peu massive, me parut plutôt puissante qu’imposante, mais ses bas-côtés me ravirent. Je fus saluée dès mon arrivée par un très-vieux Corbeau, que je reconnus tout d’abord pour un de mes compatriotes, à son accent qu’un véritable Alsacien ne perd jamais.

Puisque l’occasion s’en présente, je ne suis pas fâchée d’avoir à dire quelques mots de ce personnage.

« Écrivez de ce personnage tout ce que vous voudrez, » me dit en m’interrompant pour la seconde fois le malencontreux conseiller que j’ai déjà cité au commencement de ce récit, et qui s’étant, depuis ma réponse, tenu derrière moi sans mot dire, lisait sans façon par-dessus mon aile, à mesure que j’écrivais. « Ne vous gênez pas ; son tour est venu, vengez-vous. »

— Avez-vous déjà peur ? lui dis-je, attendez donc, et en attendant, taisez-vous.

Pourquoi ne le dirais-je pas ? Dans ce vieillard, je retrouvai un ancien ami d’enfance ; il y avait bientôt un siècle que nous ne nous étions pas vu.

Ce qui nous avait séparés, c’est qu’il avait été fou de tout dans sa jeunesse, de tout, et de moi un peu, s’il m’est permis de le dire. Or, mon cœur n’étant déjà plus libre (j’étais à la veille de me marier), il avait quitté le pays, désespéré, jurant et criant qu’il en mourrait. Il n’en était pas mort, on le voit. Que mes lectrices veuillent bien faire comme moi, qu’elle lui pardonnent d’avoir survécu.

— Quoi ! me dit-il en m’abordant avec une émotion qui me toucha plus qu’il ne m’aurait convenu de le laisser voir, ne daignerez-vous pas reconnaître votre ancien amoureux ? Il y a tantôt cent ans que je vous aime, et que je vous aime en vain. Que n’ai-je pas fait, grand Dieu ! pour vous oublier[6] ! Me punirez-trous de n’y avoir pas réussi ? Je vous en prie, ajouta-t-il, restez avec nous.

— Ceci, lui répondis-je, m’a tout l’air d’une déclaration en bonnes formes ; mais un amour de cent ans ressemble, à s’y tromper, à une belle et bonne amitié : je l’accepte comme tel. Allons, consolez-vous, ajoutai-je. L’amour est un enfant, il veut des cœurs jeunes comme lui ; ne sommes-nous pas trop vieux ? Me voici à Paris, j’y resterai, mais à une condition, c’est que vous me chercherez un logement.

— N’est-ce que cela ? me dit-il en me montrant un Dragon volant ; je demeure sous l’aile gauche de ce Dragon, l’aile droite est libre ; si l’appartement vous convient, refuserez-vous d’être ma voisine ? Et il me vante les charmes de sa résidence. À l’en croire, été comme hiver, c’était un lieu de délices.

Ce jour-là, mon excellent ami me parlait de sa voix la plus douce, son air était si bon et son accent si pénétré, que je n’aurais osé le refuser. Je retirai pourtant d’entre les siennes une de mes pattes qu’il serrait avec un peu plus de tendresse que n’en comportait une simple amitié.

— Quel bonheur ! et qu’il fait bon vieillir ! s’écria mon heureux voisin, quand il me vit installée.

Quel bonheur, en effet ! Nos caractères étaient tels qu’il suffisait que l’un dit oui pour que l’autre dit non. Chose bizarre, l’harmonie naissait de ce désordre même ; nous n’étions jamais d’accord, mais en revanche nous étions les meilleurs amis du monde. Mon vieil ami avait pour système de n’en point avoir, et je prétendais moi, qu’on ne vient à bout de la plus petite comme de la plus grande chose du monde qu’à l’aide d’un système. Je me rappelle que nous débutâmes par une discussion sur ce sujet :

— Qui peut avoir une idée ou stupide ou sage, me disait mon obstiné contradicteur, que le passé n’ait eue avant lui ? On se suit a la piste, et on fait bien ; les Moutons de Panurge étaient des sages, et vos philosophes sont des fous. Moins on sait, moins on se soucie de savoir : et voilà le bonheur ! Il y a deux mille ans que vos savants se battent pour savoir lequel de tous leurs systèmes est le meilleur ; dites-leur de ma part que le meilleur n’existe pas, mais que le moins mauvais serait celui qui les empêcherait de se battre.

J’allais répliquer (je ne sais comment !) à ce terrible argument ; nous en étions là de nos querelles et de notre intimité, quand nous vîmes arriver, voleter de pierre en pierre, de saint en saint, péniblement, prudemment, pesamment, devinez qui ? Jacques ! oui, Jacques, le pauvre Sansonnet du vieux château.

— Quelles nouvelles, lui dis-je, quelles nouvelles, mon bon Jacques ?

— Affreuses ! me répondit le vieux serviteur d’un ton si lugubre, que je vis bien que je devais me préparer à tout entendre.

— Affreuses ! reprit-il. Ils sont tous morts !

— Tous ? m’écriai-je. Parlez donc, Jacques ! et parlez vite ! Vous me mettez au supplice.

— Tous, dit-il, et de mort violente ; et il n’en reste pas pierre sur pierre.

— Expliquez-vous, lui dis-je, et rassemblez vos souvenirs. De quoi ne reste-t-il pas pierre sur pierre ? et enfin qui est mort ?

— Monseigneur pouvait fuir encore, continua le pauvre Jacques en suivant ses idées ; mais il a préféré résister jusqu’à la fin, et s’ensevelir sous les ruines de notre château.

Bref, voici ce que Jacques me raconta : — À la suite d’une affaire de bourse, très-heureuse pour lui, la fortune du propriétaire du vieux château, et du château neuf, s’étant accrue considérablement, sa considération s’était accrue d’autant, et il fut nommé… baron ! Le vaniteux banquier crut qu’il serait indigne de sa nouvelle position de garder dans ses domaines un château délabré, et, en peu de jours, quoique l’hiver approchait, l’œuvre de destruction fut accomplie. Mes ruines chéries disparurent à jamais.

Le vieux Faucon, accablé d’infirmités, et dédaignant, ainsi qu’il a été dit, de chercher son salut dans la fuite, s’était laissé écraser par la chute d’un énorme pan de muraille. Immobile dans un des coins de la cour, et dans l’attitude résignée du Génie du temps, il mourut sans pousser un seul cri. Cette mort héroïque ne fut pas sans amertume, car il était mort en désespérant du retour de ce passé qu’il n’avait cessé de regretter.

Quant au Lézard, la mort lui vint en dormant, ainsi qu’à la Lézarde et à leur enfant, un bon petit Lézard qui donnait les plus belles espérances. Quelques jours avant cette catastrophe, il paraît que toute la famille avait parlé de s’endormir pour six mois, et comme le disait Jacques, qui puisait de grandes consolations dans cette réflexion : Dormir six mois, ou dormir toujours, c’est presque tout un.

Le vieux serviteur aurait bien voulu mourir bravement, comme son maître ; mais n’est pas Faucon qui veut, et il nous avoua, en baissant la tête, que quand il vit les murailles s’ébranler, il fit comme tous ceux auxquels son seigneur avait donné asile, il s’enfuit !

Jacques semblait n’avoir survécu à ce désastre que pour m’en apporter la nouvelle. Je l’ai pris à mon service pour qu’il fût au service de quelqu’un et pût mourir content. Il est sourd et répond à tout ce qu’on lui demande, comme si on lui parlait du vieux château et de ses habitants.

— Eh bien ! êtes-vous satisfait ? dis-je à mon vieil ami : j’ai parlé de tout et de rien, et de vous-même.

— Faisons la paix, me répondit-il. Je n’ai point à me plaindre, vous êtes un historien fidèle ; mais cette fin ressemble un peu trop au dénoûment d’une tragédie.

La vie commence et finit par l’insouciance, et mon vieil ami était arrivé à l’âge où l’on ne trouve plus aucun plaisir à s’attrister : on pouvait lui appliquer le mot de Goëthe : « La vieillesse nous trouve encore enfants. » — Tous mes héros meurent, j’en conviens, lui répondis-je ; mais pourquoi pas ? N’est-ce pas là, et naturellement, et heureusement peut-être, la fin de tout ? et pour une joie que la mort arrête, ne met-elle pas fin à bien des misères ? Ne mourrai-je pas, moi qui vous parle ; et vous qui me lisez, êtes-vous immortel ?

Pour toute réponse, mon vieil amoureux se mit à chanter d’une voix chevrotante ce vieux refrain que je déteste ;

Nous n’avons qu’un temps à vivre,
Amis, passons-le gaîment… etc.

— Chantez ! lui dis-je, chantez ! Que prouvent vos chansons ? le monde est plein de Jean qui pleurent et de Jean qui rient ; qui pleurent, parce qu’il y a de quoi pleurer ; qui rient, parce qu’il y a de quoi rire sans doute. Mais pourtant à quoi sert qu’on rie ou qu’on pleure ? Ne ferait-on pas mieux de se tenir dans le milieu, de parler haut et sec, si l’on veut, mais bonnement et simplement, sans doute ni moquerie, et de pousser son voisin et de se pousser soi-même vers la sagesse, qui consiste :

1o À faire valoir ce qu’on a de bon ;
2o À combattre ce qu’on a de mauvais.

Mais non, on veut chanter ! Chantez donc, et chantez toujours ! et osez me dire que vous êtes heureux. Ne voyez-vous pas que vos plumes s’émoussent et blanchissent en attendant qu’elles tombent ! Un plus vieux et un plus sensé que vous, Montaigne, l’a dit après beaucoup d’autres : « Nul ne peut être appelé heureux, s’il n’est pas mort. »

La réponse était un peu dure. Mon vieil ami se taisait, je craignis de l’avoir blessé ; ce fut à mon tour à lui offrir la patte, et la paix fut conclue.

P.-J. Stahl
sans cadre
sans cadre
  1. S. La Valette (Fables).
  2. Goethe.
  3. Jean Paul.
  4. Le Kardouon de Charles Nodier.
  5. Alfred de Musset, Contes et Nouvelles.
  6. J’ai su plus tard que ce cœur héroïque n’avait en effet rien négligé pour en arriver à se débarrasser complètement de mon souvenir. Il s’était marié jusqu’à trois fois, sans rien obtenir d’un remède aussi violent et aussi opiniâtrement appliqué… Ô Corneille, ab uno disce omnes !