Scènes de la vie privée et publique des animaux/14


J. Hetzel et Paulin (1p. 285-306).

LE PREMIER
FEUILLETON
DE PISTOLET.


Mon cher maître,


Vous devez être inquiet, surtout par ce temps de grandes chaleurs, quand toutes les murailles sont chargées de cris de mort, de m’avoir vu sortir hier au soir sans muselière, sans collier et sans vous. Véritablement, je serais tout à fait un ingrat, si je n’avais pas été poussé hors de la maison par ce je ne sais quoi d’irrésistible et de tout-puissant dont vous parlez si souvent dans vos conversation littéraires Rappelez-vous d’ailleurs que le jour de mon escapade vous avez été passablement ennuyeux les uns et les autres, à propos d’art, de poésie, d’unité, de Boileau, d’Aristote et de M. Victor Hugo.

J’avais beau vous écouter en bâillant et japper le plus gentiment du monde, comme si j’eusse entendu quelqu’un venir à la porte, je n’ai pas été assez heureux pour vous distraire, vous et Messieurs vos amis, un seul instant de cette savante et ennuyeuse dissertation. Je n’ai pu obtenir ni caresse, ni un coup d’œil ; j’ai même été rudoyé assez violemment lorsque j’ai sauté sur vos genoux, à l’instant même où vous disiez que Lucrèce Borgia, Marie Tudor, le Roi s’amuse et Ruy Blas ressemblaient aux aboiements d’un poëte enroué. Bref, vous étiez très-désagréable ce soir-là : moi, au contraire, j’étais très-éveillé. Vous vouliez rester au logis, j’avais grande envie de courir les aventures. Ma foi, j’ai pris mon parti bien vite ; et comme j’avais trouvé sur votre table une belle loge d’avant-scène pour le théâtre des Animaux savants, je me rendis en toute hâte dans cette magnifique enceinte, toute resplendissante de l’éclat des lustres, et dans laquelle on n’attendait plus que vous et moi.

Je ne vous décrirai pas, mon cher maître, toutes les magnificences de cette assemblée, d’abord parce que je suis un écrivain novice, et ensuite parce que la description est le meilleur de votre gagne-pain. Que deviendriez-vous, en effet, sans la description ? Comment remplir votre tâche de chaque jour, si vous n’aviez pas sous la main les festons et les astragales de l’art dramatique, et que je serais un malheureux ingrat de venir m’emparer de vos domaines ! Et d’ailleurs, à quoi vous servirait, à vous qui vivez de l’analyse, la plus splendide analyse ? Vous avez une de ces imaginations savantes, c’est-à-dire blasées, qui ne racontent jamais mieux que ce qu’elles n’ont pas vu.

J’arrive donc au théâtre, à pied, car le temps était beau, la rue était propre, le boulevard était tout rempli des plus charmantes promeneuses qui s’en allaient le nez au vent. Le Bouledogue de la porte s’inclina à mon aspect ! La loge s’ouvre avec un empressement plein de respect. Je m’étends nonchalamment dans un fauteuil, la patte droite appuyée sur le velours de la loge, les deux jambes étendues sur un second fauteuil, et dans l’attitude que vous prenez vous-même lorsque vous vous dites tout bas : « Bon ! nous allons en avoir pour cinq heures d’horloge… cinq longs actes ! » Et alors vous froncez le sourcil comme jamais ne l’a froncé un Chien bien élevé.

Pour moi, vous dirai-je toute la vérité, mon cher maître ? cela ne me déplaisait pas de voir les manants des galeries et du parterre pressés, entassés, étouffés, écrasés dans un espace étroit, pendant que moi je me prélassais entre trois murailles tapissées de soie.

J’étais à peine assis depuis dix minutes, lorsque tout à coup l’orchestre fut envahi par les musiciens. Ces musiciens étaient les plus lourdauds personnages qui se puissent voir : des Mulets étiques, des Baudets sur le retour, des Oies sauvages, des Dindons gloussant tous les hurlements de la forêt, de l’écurie et de la basse-cour.

On m’a dit que c’était l’usage de mettre à l’orchestre des théâtres dramatiques le rebut des voix et des instruments. Plus le drame est beau, plus l’orchestre est triste à entendre. Le suprême bon ton des dramaturges de génie, c’est de supprimer tout à fait les musiciens, et alors ces messieurs s’en vont tout joyeux en bénissant Hernani, Charles VII, Caligula et leur bonne étoile ; mais, Dieu merci ! ce congé ne leur est pas accordé tous les jours.

La symphonie commença. Cela doit ressembler beaucoup à ces symphonies fantastiques dont vous parlez avec enthousiasme tous les hivers. Quand chacun eut gloussé sa petite partie tout en sommeillant, la toile se leva, et alors commença pour moi, pauvre feuilletonniste novice, un drame étrange et solennel.

Figurez-vous, mon maître, que les paroles de ce drame avaient été composées tout exprès pour la circonstance, par un grand Lévrier à poil frisé, moitié Lévrier et moitié Bouledogue, moitié anglais et moitié allemand, qui a la prétention d’entrer à l’institut des Chiens français avant huit jours.

Ce grand poëte dramatique, qui a nom Fanor, compose ses drames d’une façon qui m’a paru très-simple et très-commode. Il s’en va d’abord chez le Carlin de M. Scribe lui demander un sujet de drame. Quand il a son sujet de drame, il s’en va chez le Caniche de M. Bayard pour se le faire écrire. Quand le drame est écrit, il le fait appuyer au parterre par les six Dogues dévorants de M.***, affreux Molosses sans oreilles et sans queue, tout griffes et tout dents, devant lesquels chaque spectateur baisse le museau, quoi qu’il en ait : si bien que tout le mérite du susdit Fanor consiste à accoupler deux imaginations qui ne sont pas les siennes, et à mettre son nom au chef-d’œuvre qu’il n’a pas écrit. Du reste, c’est un Animal actif, habile, bien peigné, à poil frisé sur le cou, à poil ras sur le dos, qui donne la patte à merveille, qui saute pour le roi et pour la reine, qui a des os à ronger pour toutes les fouines de théâtre, et qui règne en despote sur les étourneaux de la publicité.

Donc le drame commença. C’était, disait-on, un drame nouveau.

Je vous fais grâce des premières scènes. C’est toujours la même façon de faire expliquer par des suivantes et par des confidents toutes les passions, toutes les douleurs, tous les crimes, toutes les vertus, toutes les ambitions de leurs maîtres. On a beau dire que le susdit Fanor est un poëte novateur, il n’a encore rien imaginé de mieux, pour l’exposition de ses drames, que l’exposition de nos maîtres les Dogues primitifs, les Chiens de berger classiques, les Épagneuls à long poil.

sans cadre
sans cadre

Voyez-vous, mon maître, on a eu grand tort d’ôter à nos poëtes la muselière classique : tout le malheur de la poésie du chenil, c’est l’absence de muselière. Les anciens poëtes, grâce à leur muselière, vivaient loin de la foule, loin des passions mauvaises, loin des colères soudaines. On ne les voyait pas, comme ceux d’aujourd’hui, fourrez insolemment leur nez souillé dans toutes les immondices des carrefours. Muselés, ils étaient les bienvenus partout, dans le palais, dans le salon, sur les genoux des belles dames ; muselés, ils étaient à l’abri de la rage, cette inexplicable maladie sans remède, et à l’abri de la boulette municipale ; muselés, ils restaient chastes, purs, bien élevés, élégants, corrects, fidèles, tout ce que doit être un poëte. Aujourd’hui, voyez ce qui arrive ; voyez à quels excès les pousse la liberté nouvelle ! à quels hurlements affreux ! à quelles révolutions dangereuses ! à quelles maladies cutanée ! surtout à quelles innovations impuissantes ! Et que vous avez bien raison de dire souvent, mon cher maître, que ces prétendus novateurs ne sont que de vils plagiaires, et qu’ils seraient bien embarrassés de rien inventer si on ne l’avait pas fait avant eux !

Cependant, peu à peu, l’action dramatique allait en s’élargissant, comme on dit aujourd’hui. Quand les Carlins à la suite eurent bien expliqué les affaires les plus secrètes de leurs maîtres, leurs sentiments les plus intimes, les maîtres vinrent, à leur tour pour nous donner la paraphrase et le hoquet de leurs passions. Oh ! si vous saviez combien ce sont là d’odieux personnages ! Dans le théâtre des Chiens savants, les comédiens sont presque aussi ridicules que les auteurs. Figurez-vous de vieux Renards qui n’ont plus de dents et plus de queues, de vieux Loups endormis qui regardent tout sans rien comprendre, des Ours épais et mal léchés qui dansent comme les autres marchent, des Belettes au museau effilé, à l’œil éraillé, à la patte gantée, mais sèche et maigre, même sous le gant qui la recouvre. Tout cela compose un personnel de vieux comédiens qui ont passé, sans trop s’en inquiéter et sans en rien garder pour eux, à travers tous les crimes, toutes les vengeances, toutes les passions, tous les amours. Oh ! les abominables créatures, vues du théâtre ! et pourtant on ajoute que, hors du théâtre, ces Animaux-là sont encore plus laids. Ils sont toujours tout prêts à se déchirer, non pas seulement pour un gigot de mouton ou pour un morceau de cheval, mais pour un bon mot, pour un couplet de plus ou de moins que le grand poëte Fanor aura ajouté ou retranché à leur rôle. Mais j’oublie que, comme vous le dites souvent, la vie publique devrait être murée : donc je reviens à mon analyse par un détour.

sans cadre
sans cadre

Autant que j’ai pu comprendre ce drame, car il est écrit dans un jappement néo-chrétien qui ressemble plus à l’allemand anglaisé qu’au français, il s’agissait, et ceci est le comble de l’abomination, de nous raconter les malheurs de la reine Zémire et de son amant Azor. Vous ne sauriez croire, mon maître, quelles singulières inventions ont été entassées dans ce drame. Figurez-vous que la belle Zémire appartient tout simplement à la reine d’Espagne. Elle porte un collier de perles, elle passe sa vie dans le giron soyeux de sa royale maîtresse, elle mange dans sa main, elle boit dans son verre, elle est traînée par six chevaux fringants, elle la suit à la messe, à l’opéra ; en un mot, Zémire, petite-fille de Fox, arrière-petite-fille de Max, et qui compte parmi ses aïeux l’illustre, le célèbre, le royal César, Zémire est, après la reine d’Espagne, la seconde reine de l’Escurial.

Mais, d’autre part, dans les arrière-cuisines du château, tout à côté des éviers et des eaux grasses, parmi les plus affreux marmitons et dans la roue du tournebroche, un Animal tout pelé, tout galeux, bon enfant, du reste, nommé Azor, fait tourner la broche de la reine en pensant tout bas à Zémire. Il chante :

Belle Zémire, à vous, blanche comme l’hermine
Ô mon bel ange à l’œil si doux !
Quand donc à la fin prendrez-vous
En pitié mon amour, au fond de la cuisine ?

Vous dormez tout le jour aux pieds de notre reine,
Et moi, vil marmiton,
Je tourne tout le jour dans ma noire prison.
Zémire, oh ! tirez-moi de peine !

laissez tomber, Madame, un regard favorable,
Sur mon respect, sur mon amour

Ainsi l’astre à la fleur du soir est secourable
Du haut de l’éternel séjour.


Je vous assure, maître, que ces vers improvisés à la lueur de la pâle clarté du suif, furent trouvés admirables. Les amis du poëte se récrièrent que cela était tout parfumé de passion. En vain, les linguistes, les Roquets, les Griffons, les Serpents Boas et non Boas, voulurent critiquer la coupe de ces vers, et ces rimes féminines heurtant des rimes féminines, et ces mots : cuisine, marmiton, accolés aux fleurs, à lustre, à l’éternel séjour, comme choses tout à fait dissemblables, il y eut clameur de haro sur ces malintentionnés, et même j’ai vu le moment où ils allaient être jetés à la porte à l’aide de Martin Bâton, sous-chef de claque du théâtre. Dites seulement à un musicien du Jardin des Plantes de mettre ces petits vers en musique, et faites-les chanter par la Girafe, vous m’en direz de bonnes nouvelles,

Du haut de l’éternel séjour.

Quand il eut bien chanté ces petits vers aux étoiles, au ciel bleu, à la brise du soir, à toutes les petites fleurs qui agitent leur tête mignonne dans la verdure des prairies, notre amoureux revient à ses jappements de chaque jour, en prose : « Zémire, Zémire, viens, dit-il ; viens, mon âme ; viens, mon étoile. Oh ! que je voudrais tant seulement baiser de la poussière de tes pas, si tu faisais de la poussière en marchant ! » Ainsi pense le jeune Azor. Mais tout à coup, au milieu de son délire, arrive le marmiton qui lui jette de la cendre brûlante dans les yeux pour lui faire tourner la broche un peu plus vite.

Il faut vous dire que, dans le palais de l’Escurial, se tient le féroce Danois du ministre da Sylva. Ce Danois est un insolent drôle, très-fier de sa position dans le monde, l’ami intime des chevaux de M. le comte et chassant quelquefois avec lui, mais uniquement pour son propre plaisir. C’est un gentilhomme d’une belle robe et d’une belle souche, mais dur, féroce, implacable, jaloux, méchant. Vous allez voir.

Notre Danois a fait une cour assidue à la belle Zémire ; il l’a même flairée de très-près. Mais elle, la noble Espagnole, n’a répondu que par le plus profond mépris aux empressements de cet amoureux du Nord. Alors que fait le Danois ? Le Danois dissimule ; on dirait qu’il a tout à fait oublié cet amour si maltraité. Mais, hélas ! il n’a rien oublié, le traître ! et comme un jour, en passant dans les fossés du château, il vit le tendre Azor assis sur son derrière, qui regardait d’un œil amoureux la niche de sa maîtresse, « Azor, lui dit le Danois, suivez-moi ! » Azor le suit, la queue entre les jambes. Que fait alors mon Danois ? Il mène Azor au bord de l’étang voisin, il lui ordonne de se jeter à l’eau et d’y rester pendant une heure. Azor obéit ; le voilà qui se plonge dans les eaux bienfaisantes ; l’eau emporte avec elle toute cette abominable odeur de cuisine ; elle rend leur lustre à ces soies ébouriffée, sa grâce à ce corps maladif, leur vivacité à ces yeux fatigués par le feu du fourneau. Sorti de l’eau limpide, Azor se roule avec délices sur l’herbe odorante ; il imprègne sa robe de l’odeur des fleurs, il blanchit ses belles dents au lichen du vieil arbre. C’en est fait, il a retrouvé tous les bondissements de la jeunesse ; son jeune cœur se dilate tout à l’aise dans sa poitrine ; il bat ses flancs de sa queue soyeuse ; — il s’enivre, en un mot, d’espérance et d’amour. L’avenir lui est ouvert. Il n’est rien au monde à quoi il ne puisse atteindre, pas même la patte de Zémire. À la vue de tous ces transports extraordinaires, le Danois rit dans sa barbe, comme un sournois qu’il est, et il semble dire en grognant : « Coquette que vous êtes, malheur à vous ! et toi, tu me le paieras, mon cher ! »

Je dois vous dire, mon maître, pour être juste, que cette scène de réhabilitation sociale est jouée avec le plus grand succès par le célèbre comédien Laridon. Il est un peu gros pour son rôle, peut-être même un peu vieux. Mais il a de l’énergie, il a de la passion, il a du chique, comme on dit dans les journaux consacrés aux beaux-arts.

sans cadre
sans cadre

Une belle scène, ou du moins qui a paru belle, c’est la scène où Zémire, la Chienne de la reine, vient prendre ses ébats dans la forêt d’Aranjuez. Zémire marche à pas comptés, en silence ; ses longues oreilles sont baissées vers la terre ; sa démarche annonce la tristesse et les angoisses de son cœur. Tout à coup, au coin du bois, Zémire rencontre… Azor ! Azor qui a fait peau neuve, Azor l’amoureux, Azor tout resplendissant de sa beauté nouvelle, Azor lui-même ! Est-ce bien lui ? n’est-ce pas lui ? ne serait-ce pas un autre que lui ? Ô mystère ! ô pitié ! ô terreur ! Mais aussi, ô joie ! ô délire ! ô cher Azor ! Rien qu’à se voir, les deux amants se sont compris sans se parler. Ils s’aiment, ils s’adorent, ils se le disent à leur manière. Ciel et terre, ils oublient toute chose. Qui dirait à celle-là : « Vous êtes assise sur un des plus grands trônes de l’univers, » elle répondrait : « Que m’importe ? » Qui dirait à celui-ci : « Rappelle-toi que tu es un tourneur de broche, » il vous déchirerait à belles dents. « Ô belles heures poétiques ! ô charmants délires de la passion ! ô grandeurs et misères de l’amour ! et pour finir toutes mes exclamations, ô vanité des vanités !

Car, pour parler comme le poëte, à la porte il y a un gond, à la serrure une clef, dans la rose un ver, sur la place publique un espion, dans le chenil un Chien, à plus forte raison, à la lampe il n’y a pas mèche, et, dans la forêt d’Aranjuez, il y a le terrible Danois qui regarde nos deux amants de loin. « Oh ! vous vous aimez, dit-il les pattes croisées sur sa poitrine ; oh ! vous vous aimez à mon dam et préjudice ! eh bien, tremblez, tremblez, misérables ! » Ainsi parlant, et quand Zémire est rentrée chez sa royale maîtresse, qui la rappelle avec des croquignoles dans les mains et des tendresses plein le regard, le Danois arrête Azor au milieu de sa joie. « Zémire te trouve beau, lui dit-il ; mais à toute force, je le veux, je l’ordonne, il le faut, Zémire te verra, non pas dans ta beauté d’emprunt, non pas lisse et peigné comme un Chien de bonne maison, mais tout hideux, tout crasseux tout couvert de sauces et de cendres, tout enfumé comme un Chien de marmiton que tu es ; et non-seulement tu te montreras à Zémire tel que tu es, comme un vrai Porc-Épic, la serviette au cou, le poil hérissé, les pattes suppliantes, mais encore tu diras cela devant la reine, afin qu’elle sache bien la conduite de Zémire. »

Ainsi jappe, que dis-je ? ainsi hurle le Danois en grinçant des dents. Et vous ne sauriez croire, ô mon maître, tous les sifflets que ce discours excita. Il n’y aurait pas dans la salle assez de Geais, de Perroquets, de Merles, de Serpents, d’Animaux siffleurs pour siffler ce misérable Danois. Toujours est-il que le drame se passe comme il le désire : le pauvre Azor, naguère si beau, arrive tout souillé aux pieds de sa maîtresse : et là, devant le tormenteur, un affreux Héron au long bec emmanché d’un long cou, qui le regarde de toute sa hauteur, Azor déclare à Zémire qu’il n’est, en résultat, qu’un vil marmiton, qu’il sortait du bain l’autre jour quand il l’a rencontrée, mais que c’était le premier bain qu’il prenait de sa vie. Maître, que vous dirai-je ? À cet affreux récit, voilà Zémire qui se jette aux pieds d’Azor. — « Oh ! lui dit-elle, que j’ai de joie de t’aimer dans cette vile condition ! que je suis fière de te faire le sacrifice de mon orgueil ! Tu veux ma patte, mon amour, voilà ma patte : je te la donne à la face de l’univers ! Viens, Azor, viens sur mon cœur ! » À cette scène touchante, mon maître, vous auriez vu pleurer toute la salle : le Blaireau, le petit maître des balcons, s’efforçait en vain de retenir ses larmes ; le Bœuf, dans sa loge, fermait les yeux pour ne pas pleurer ; la Poule, au poulailler, agitait ses ailes en sanglotant ; le Coq, sur ses ergots, voulut appeler en duel le traître de mélodrame. Ce n’étaient que gémissements et grincements de dents, évanouissements calculés à plaisir : on se serait cru dans une salle peuplée d’êtres humains.

Ici finit le quatrième acte.

Vous dirai-je maintenant le cinquième acte ? Je ne crois pas que j’y sois obligé, mon maître : car enfin je ne crois pas que ce soit à moi, votre Chien, d’usurper les droits de votre critique. Qu’il vous suffise de savoir qu’à ce cinquième acte, les Chiens étaient devenus des Tigres, comme cela se passe chez les bons auteurs. Le Tigre entrait à pas de Loup, le poignard à la main ; il surprenait en adultère la Tigresse avec un autre Tigre de son espèce, et je vous laisse à penser s’il les poignardait avec férocité !

sans cadre
sans cadre

Il paraît que la douce Zémire, une fois mariée, était devenue une Tigresse ; cela se voit dans les meilleurs ménages. Et puis on m’a dit que c’était une vieille histoire d’un Chien de basse-cour nommé Othello.

Après le cinquième acte, tout rempli de crimes, de meurtres, de coups de poignard, de sang répandu, la toile s’est baissée, en attendant la petite pièce, jouée par des Souris blanches et un gros Porc-Épic qui fait beaucoup rire, rien qu’à se laisser voir.

Le drame accompli, la salle entière s’est remise de son émotion. Les larmes ont été essuyées ; les Panthères ont relevé leurs petites moustaches ; les Lionnes ont passé leurs ongles roses dans leur crinière ; chacun a songé à sa voisine, le Lièvre à Jeanne la Lapine, l’Escargot au Papillon, le Ver à soie à la Femme du Hanneton, le Coucou à tous et à chacun. D’empressés Ouistitis, la queue relevée au-dessus de la tête, ont apporté à qui en voulait des noix rances, du fromage de Gruyère, des os a demi rongés, toutes sortes de friandises que l’assemblée a grignotées du bout des dents. Pour moi, j’ai fait comme vous faites aux grands jours des premières représentations ; je suis sorti en toute hâte, d’un air mystérieux et comme un Animal de bon sens qui en sait plus long qu’il ne veut en dire. D’un air calme, posé, sentencieux, je suis allé me promener dans la basse-cour qui est le foyer du théâtre ; et dans cette basse-cour, j’ai rencontré toutes

sortes de Bêtes puantes, d’Animaux hargneux qui se promenaient d’un air rogue et pédant : des Chiens enragés, des Perroquets au brillant plumage, mais sans cervelle ; des Singes habiles sauteurs ; des Lions qui faisaient limer leurs dents par l’ingénue et la grande coquette ; des Tigres qui battaient l’air de leur queue sans faire de mal à personne. À cette vue, je me suis rappelé ce que dit le seul historien des Animaux, notre Molière et notre La Bruyère tout à la fois, le seul qui ait accompli dignement cette noble tâche, et, par Cerbère ! pourquoi donc nous le faire recommencer ? Voici ce vers :

D’Animaux malfaisants c’était un méchant plat.

Ainsi chacun les évitait avec effroi ; ou bien, si quelques-uns les saluaient, c’était en faisant la grimace ; quand ils donnaient des poignées de patte, ils retiraient leurs griffes toutes sanglantes ; leurs baisers ressemblaient à des morsures. Je me suis laissé dire que ces Animaux-là, c’étaient des critiques. Oh ! mon maître ! quel métier vous faites là !

Bonjour. Je dois vous dire que lorsque j’ai dit que vous m’apparteniez, j’ai été admis dans les coulisses, où j’ai pu voir toutes ces petites Chattes se graissant le museau de leur mieux : celle-ci montrant ses dents qui sont blanches, celle-là cachant ses dents qui sont noires ; l’une miaulant d’un ton si doux ! l’autre se léchant d’un air si riant ! Les unes et les autres, elles m’ont fait patte de velours, elles m’ont accueilli de leur ronron le plus câlin. Bref, on a parlé du beau temps, de l’aurore, du soleil levant, de la rosée qui sème les perles, et tout d’un coup, ces dames, chaudement enveloppées dans leurs fourrures, ont résolu d’aller voir lever le soleil. Ainsi ont-elles fait. J’ai voulu faire comme tout le monde : je suis allé à Montmorency avec deux Lévriers de mes amis, un jeune Faon du Conservatoire et une jeune Biche timide qui doit débuter la semaine prochaine dans les Volnys et les Plessis.

Nous sommes logés, les uns et les autres, d’une façon très-hospitalière à l’hôtel du Lion d’or. Je dicte cette lettre à la hâte à un Mouton de la forêt de Montmorency, où il exerce le métier d’écrivain public. Ma lettre vous sera portée à vol de Corbeau, et j’y mets ma griffe, ne sachant pas écrire, en ma qualité d’apprenti du feuilleton.

Montmorency, sous le signe de l’Écrevisse.

Pistolet, frère de Carabine.


P. S. — Bien des choses à Louis, notre valet de chambre, ainsi qu’au petit chat que je trouve un peu rouge. mais du goûts et des couleurs il ne faut pas disputer. Je ne serais pas fâché que les Serins eussent fini tous leurs petit à mon retour.

Pour copie conforme.


J. Janin

Hélas ! cette excursion galante du pauvre feuilletoniste en herbe devait être la dernière. Pistolet, malgré son nom, n’était pas né pour mener de front tant de travaux, tant d’injures, tant de calomnies, dont se compose la vie littéraire. C’était tout simplement un charmant et bondissant Épagneul, plein de joie, plein d’amour, au regard enchanté, qui ne vivait que pour être un brave Chien, libre de tout préjugé. Il avait en horreur les crimes des partis, les fureurs de l’amour-propre, les divisions intestines du peuple dramatique. Il était né, non pas pour critiquer toutes choses, mais pour jouir de toutes choses. Rien ne lui déplaisait comme de rechercher les faux jappements dans un concert, les fausses notes dans une voix de son espèce, les fausses couleurs dans le plumage, les faux bonds dans le Cerf qui s’enfuit à travers le bois. Il trouvait beau tout ce qui était la vie, le mouvement, le monde extérieur. Il aimait les Animaux en frères, parce qu’il était leur égal en force, en bonté, en beauté, en courage. Il aimait les Hommes tels qu’ils étaient, parce qu’il n’en avait jamais reçu que bon accueil, bons petits soins, bons offices et croquignoles. Malheureusement le sort l’avait fait le Chien d’un Homme de lettres, et, malgré lui, le pauvre Animal, il avait vu de très-près tous les trésors de cette vie exceptionnelle qui parait si brillante à ceux qui la voient de loin. Ajoutez à ces tristesses de chaque jour les découragements ordinaires aux jeunes amours, les trahisons des ingénues dramatiques auxquelles Pistolet offrait ses hommages, et vous comprendrez comment il s’abandonna peu à peu à la mélancolie funeste qui vient de le précipiter dans la tombe. — Pistolet est mort d’ennui comme sont morts les plus grands poëtes. Il est mort en disant, lui aussi : J’avais pourtant quelque chose là ! Or, ce quelque chose qu’il avait là, c’étaient les nobles instincts du chasseur, c’était le nez du Limier qui fait lever la Bête fauve, c’était l’ardeur vigilante du Chien courant, c’était la patiente ardeur du Chien d’arrêt, c’étaient tous les bonheurs de la chasse aux jours de l’automne. Tels étaient les instincts du noble Animal ; mais, contrairement au vœu de la nature, de ce chasseur on a fait un faiseur de feuilletons, de ce Nemrod on a fait un abbé Geoffroy, de cet ardent coureur dans les forêts de Chantilly à la suite des princes de vingt ans, on a fait un mouchard de théâtres et de coulisses. — L’ennui a tué Pistolet ; il est mort de chagrin et de misère, il est mort le dernier des faiseurs de feuilletons. Que si vous lui aviez donné à poursuivre un Cerf dix cors, et non pas des comédiens dix corps, Pistolet serait aujourd’hui aussi bien portant que vous et moi.

Un monument d’une grande simplicité sera élevé aux frais des amis du critique novice. — On souscrit ici. — Jusqu’à présent, nous n’avons même pas reçu cinquante centimes pour contribuer à l’érection de ce monument funèbre. Quoi d’étonnant ? Notre ami Pistolet avait loué tout le monde, il n’avait blessé personne ; il avait si peu d’ennemis et tant d’amis !

Mais ce qui coûte moins cher que le tombeau le plus modeste, ce sont des vers funèbres. Voici un petit distique improvisé sur feu Pistolet, par un poëte de ce temps-ci, M. Deyeux, qui l’a pleuré comme écrivain et comme chasseur :

La chasse est tout à fait à l’image de notre âge
Où tous les orgueilleux ne font que du tapage.


— Note de l’Éditeur. —