Scènes de la vie privée et publique des animaux/11

J. Hetzel et Paulin (1p. 209-226).

LE
RAT PHILOSOPHE,

ou
VIVE LA POULE… ENCORE QU’ELLE AIT LA PÉPIE.

(sancho pança.)


PERSONNAGES

RONGE-MAILLE, Rat à barbe grise.

TROTTE-MENU, jeune Rat, pupille de Ronge-Maille.

BABOLIN, donneur d’eau bénite.

TOINON, fille de Babolin.

UNE VOIX.




Le théâtre représente une salle à manger modestement meublée.





Scène PREMIÈRE.



RONGE-MAILLE, seul. Il va, vient, et paraît fort affairé.


Mon pupille Trotte-Menu va venir partager mon dîner, faisons en sorte qu’il n’ait pas lieu de se repentir d’avoir accepté l’invitation de son vieux tuteur… (Flairant un morceau de fromage qu’il vient de trouver sous la table :) Voilà un vieux chester dont le parfum ferait revenir un mort… nous verrons ce qu’il en dira mon pupille… Il n’y fera peut-être pas attention seulement. Ces Rats de la jeune génération sont si singuliers ! ils n’aiment rien, ne se plaisent à rien, ne se dérident jamais… Oh ! de mon temps, nous étions moins atrabilaires ; nous prenions le temps comme il venait… Aujourd’hui nous mangions du blé, demain nous rongions du bois : bois et blé, tout nous allait. Maintenant ça n’est plus de même, on n’est jamais content… eût-on des noix et du lard sur la planche, on se lamenterait encore… Quelle étrange monomanie !… Décidément mon pupille se fait bien attendre… Est-ce qu’il lui serait arrivé malheur ?


Scène II.

RONGE-MAILLE. TROTTE-MENU.
TROTTE-MENU, paraissant à la fenêtre.
Tuteur, peut-on entrer ?
RONGE-MAILLE.
Quoi ! par la fenêtre ? Ne pouvais-tu faire comme tout le monde et passer sous la porte ? Mais j’oubliais que, vous autres Rats de la jeune Raterie, vous ne faites rien comme personne… Les portes ! c’est bon pour le Rat vulgaire, n’est-il pas vrai ?… Allons, jouons des mâchoires !… il y a longtemps que le festin est prêt… !
TROTTE-MENU, d’un ton mélancolique.
Si, au lieu de me glisser sous la porte, j’ai été obligé de faire un long détour et d’arriver par les toits, la faute n’en est pas à moi, tuteur !…
RONGE-MAILLE, riant.
Ni à moi que je sache… (Il le sert) Un peu de cette noix grillée ; elle est parfaite…
TROTTE-MENU, de plus en plus sombre.
La faute est au destin !…
RONGE-MAILLE.
Encore ce satané destin ! Tu ne peux donc pas le laisser tranquille ?
TROTTE-MENU.
C’est que lui, tuteur, ne se lasse pas de nous persécuter… N’est-ce pas lui qui a bouché le jour que vous aviez pratiqué au bas de cette porte, afin que vos parents et amis pussent plus facilement vous rendre visite ?
RONGE-MAILLE.
Et tu crois que c’est le destin qui a bouché ce trou ?
TROTTE-MENU.
Et qui serait-ce donc, tuteur ?
RONGE-MAILLE.
C’est Toinon… (Il le sert) Ce lard est délicieux… Il n’y a vraiment que Toinon pour avoir de si bon lard…
TROTTE-MENU.
Quelle est cette Toinon, tuteur ?
RONGE-MAILLE.
La maîtresse de céans, la fille à Babolin, le plus charmant petit museau de femme !…et travailleuse !… En voilà une qui mord joliment au ravaudage ! elle tire des points du matin au soir…
TROTTE-MENU.
Et quel intérêt si puissant cette Toinon avait-elle à condamner le passage par où j’ai l’habitude de m’introduire ?
RONGE-MAILLE, riant.
Quel intérêt ? Tu es ravissant, ma parole d’honneur !… Goûte donc ce chester, il embaume… Quel intérêt ? mais celui de ses jambes… c’est là toute l’Histoire… Elle n’aime pas les vents coulis, Toinon !… Du reste, fille charmante qui fait des miettes en mangeant et laisse toujours le buffet ouvert… Ça sera une excellente femme de ménage ; je veux la marier…
TROTTE-MENU, avec amertume.
Vous !
RONGE-MAILLE, avec bonhomie.
Oui, moi ! je veux la marier avec un garçon qu’elle aime… Il me convient de faire le bonheur de ces deux pauvres enfants… qui peut m’en empêcher ?
TROTTE-MENU, exalté.
Mais vous ne pensez ni à ce que vous dites, ni à ce que vous êtes, ô tuteur ! Vous parlez de faire le bonheur d’un jeune Homme et d’une jeune Fille, vous ?
RONGE-MAILLE.
Eh bien ! après ?
TROTTE-MENU, avec mépris.
Un Rat !…
RONGE-MAILLE.
Et un Rat qui est fier de l’être… Croqueras-tu ce brin de sucre ou rongeras-tu cette queue de poire ?
TROTTE-MENU.
Merci, je n’ai plus faim… (Avec amertume.) Fier d’être le dernier des Animaux ! Ah ! je n’en suis pas fier, moi !…
RONGE-MAILLE.
Le dernier des Animaux !… Il y a bien des choses à dire là-dessus… Promenons-nous un peu, ça nous fera faire la digestion. (Ils trottinent en causant.)
TROTTE-MENU.
Bien des choses ! dit lesquelles ? Des sophismes, des paradoxes… Ne pas vouloir reconnaître que le Rat est le plus misérable de tous les Animaux, c’est fermer les yeux à la lumière ! Mais les Hommes, les Hommes eux-mêmes (Animaux qui, bien qu’on médise d’eux, ont tout autant de lumières que nous), ne proclament-ils pas ce qu’il y a de petitesse et de dégradation dans la condition que la nature nous a faite, eux qui, pour exprimer l’excessive misère, nous prennent, nous autres Rats, pour termes d’une odieuse comparaison ?…
RONGE-MAILLE.
Parce qu’ils disent : « Gueux comme un Rat ! » Peuh ! qu’est-ce que ça prouve ? Gueuserie ne signifie pas malheur. As-tu jamais rien grignoté de Béranger, toi ?
TROTTE-MENU.
Jamais !
RONGE-MAILLE.
Au fait, tu ne peux pas le connaître… Ça reste si peu en magasin, ces sortes de livres-là, que c’est à peine si on a le temps de les effleurer… Ah ! il y a douze ans, c’était plus agréable ! Chaque fois que messieurs de la justice pouvaient mettre la main sur une édition de ce gaillard-là, ils la fourraient dans des greniers d’où elle ne sortait plus… C’est alors que nous nous en donnions à la joie de notre cœur !… Les chansons de Béranger !… mais on ne les mangeait pas, on les dévorait !… De 1827 à 1830 je n’ai vécu que de cela : aussi je me portais !…
TROTTE-MENU.
Et que chantent ces chansons, s’il vous plaît ?
RONGE-MAILLE.
Elles chantent que les gueux, — ou, si tu aimes mieux, les Rats, — ont en partage la probité, l’esprit et le bonheur : rien que cela !
TROTTE-MENU.
Paradoxe !… Ces chansons-là n’empêcheront pas ni les gueux ni les Rats de mourir de faim…
RONGE-MAILLE.
Qui est-ce qui a l’habitude de mourir de faim ! Est-ce toi ? Es-tu mort hier ! Meurs-tu aujourd’hui ?
TROTTE-MENU, à part d’un ton profondément mystérieux.
Qui sait ? (Haut) Si je ne meurs pas, moi, d’autres meurent. Ne vous souvient-il plus de Ratapon et de sa nombreuse famille ? Il y avait plusieurs jours que lui et les siens souffraient de la faim ; par un beau matin, ils prirent leur courage à deux pattes, et s’en allèrent implorer l’obligeance d’un de leurs voisins, un Cochon gros et gras, dont l’étable regorgeait de glands, d’orge et de légumes. Eh bien ! qu’arriva-t-il de cette démarche ?
RONGE-MAILLE, impatienté.
Mon Dieu ! je le sais aussi bien que toi, ce qui arriva… Réveillé par leurs gémissements, monseigneur le Cochon parut à la fenêtre de son étable et leur dit d’un ton bourru : « Quel est ce bruit et que veut cette canaille ? — La charité, s’il vous plaît, monseigneur ! répondirent-ils tous à la fois. — Allez au diable ! repartit le Cochon, je n’ai pas de trop pour moi. »
TROTTE-MENU, plus lugubre que jamais.
Et puis, le lendemain, le cadavre de Ratapon et des siens jonchaient la campagne… le désespoir et la faim les avaient tués !…
RONGE-MAILLE.
Le désespoir et la faim ?… Ne fais donc pas de poésie… c’est la mort-aux-rats que tu veux dire. Ils ont eu la mauvaise chance de tomber sur des boulettes d’arsenic ; ils les ont gloutonnement, imprudemment avalées : ils en sont morts. Quoi de plus simple !
TROTTE-MENU, avec ironie.
Quoi de plus simple, en effet, que la mort ! N’est-ce pas notre lot, à nous, à nous que menacent sans cesse et les chats, et le poison, et les piéges, et les appâts !
RONGE-MAILLE.
Ce qui ne nous empêche pas de vivre…
TROTTE-MENU.
Oui, si c’est vivre que de souffrir mille morts !
RONGE-MAILLE.
Mille valent mieux qu’une, quand ces mille ne tuent pas.
TROTTE-MENU.
Elles valent mieux pour les âmes faibles, peut-être ; mais le Rat de cœur ne veut pas d’une vie qui est une torture de tous les instants, et il la rejette !…
RONGE-MAILLE.
Ah ! tu donnes dans le suicide ?… c’est une folie comme une autre ; seulement elle est peu gaie.
TROTTE-MENU, gravement.
Ne plaisantez pas, tuteur ; je parle sérieusement : cette vie de périls et de privations me fatigue, et j’y renonce…
RONGE-MAILLE.
Et tu as grand tort, crois-en ma vieille expérience… La vie n’est pas une mauvaise chose… elle a ses bons comme ses mauvais quarts d’heure… J’ai vu plus d’une fois l’ennemi face à face, et je n’en suis pas mort. Les piéges des Hommes ne sont pas si habilement combinés qu’on ne puisse s’y soustraire ; la griffe des Chats n’est pas toujours mortelle. Ah ! si défunt mon père était encore vivant, tu apprendrais de lui comment, à force de patience et de résolution, on se tire des situations les plus difficiles ! J’étais bien jeune encore, quand un jour l’appât d’un morceau de lard le fit tomber dans un de ces traquenards vulgairement connus sous le nom de souricières. Tous réunis autour de sa prison, nous imitions notre pauvre mère, nous ne songions qu’à verser des larmes, en invoquant la miséricorde céleste… Lui, toujours calme, toujours grand, même dans le malheur, il nous dit : « Ne pleurez pas, agissez !… Peut-être, à quelques pas d’ici, l’ennemi veille dans l’ombre… Essayons de lui échapper… Plus d’une fois j’ai curieusement observé la construction de ces piéges inventés par la perversité humaine ; et, si je ne me trompe il n’est pas impossible d’en sortir. Cette porte qui vient de se refermer sur moi se rattache à ce que la science nomme un levier. (Mon père était un Rat de bibliothèque ; il savait de tout un peu.) On prétend qu’avec un levier et un point d’appui, on soulèverait le monde ; si avec ce levier on peut sauver un père de famille, ça sera bien plus beau ! Grimpez donc sur le toit de ma prison et tous, réunissant vos efforts, suspendez-vous à ce levier ; bientôt je serai libre. » Ses ordres sont exécutés ; la porte fatale se rouvre ; mon père nous est rendu et déjà nous allions fuir, lorsque, d’un bond terrible, un affreux Matou s’élance au milieu de nous. « Partez ! » nous crie mon père, dont rien ne peut ébranler le courage ; et voilà que seul il tient tête à ce terrible adversaire. Noble lutte ! Il y reçut force égratignures, même y perdit la queue, mais n’y laissa pas la vie. Peu d’instants après, il avait regagné notre trou domestique ; et pendant que nous léchions le sang de ses blessures, il nous disait en souriant : « Voyez-vous, mes enfants, il en est du péril comme des Bâtons flottants :
« De loin, c’est quelque chose, et de près, ce n’est rien. »
TROTTE-MENU, avec aplomb.
Oh ! le péril ne m’effraye pas ; je n’ai peur de rien.
En ce moment, on entend au dehors frapper trois coups dans les mains. Trotte-Menu veut fuir. Ronge-Maille l’arrête.
RONGE-MAILLE.
Tu n’as pas peur ; cependant tu commences toujours par te sauver… Mais rassure-toi ; je connais ce signal… c’est l’amoureux de Toinon qui l’appelle… Nous pouvons rester là. Les amoureux ne sont dangereux pour personne : ils ne pensent qu’à eux.

Scène III.

Les Mêmes, TOINON, UNE VOIX au dehors.
TOINON. Elle a doucement ouvert la porte de sa chambre, marche sur la pointe du pied et va vers la fenêtre.
Quoi ! c’est vous, Paul ? quelle imprudence !… Si mon père rentrait !…
LA VOIX.
Ma foi, voilà deux jours que je ne vous ai vue, et je n’y tenais plus… Est-ce que le père Babolin est toujours en colère contre moi ?…
TOINON.
Plus que jamais… Il veut vous intenter un procès…
LA VOIX.
Comment un procès ? à propos de la maison de feu mon cousin Michonnet ?
TOINON.
Justement.
LA VOIX.
Mais puisque le cousin Michonnet me l’a léguée par testament, elle est bien à moi, cette maison !
TOINON.
Mon père aussi a un testament, et il dit que le vôtre n’est pas le bon.
LA VOIX.
C’est-à-dire que c’est le sien qui est mauvais… Au fait, qu’il nous marie, et la maison sera aussi bien à lui qu’à moi.
TOINON.
Ah ! bien oui ! il ne veut plus entendre parler de mariage… Il dit qu’il vous déteste, et qu’il vaut mieux que je reste fille toute ma vie que de devenir la Femme d’un Homme aussi méchant que vous…
LA VOIX, d’un ton piteux.
Est-ce que vous êtes de cet avis-là, Toinon ?
TOINON.
Hélas !
RONGE-MAILLE, à part.
Voilà un hélas ! qui en dit plus qu’il n’est gros !…
LA VOIX.
Ciel !… votre père tourne la rue… Je me sauve !…
TOINON. Elle se retire vivement de la fenêtre.
Pourvu qu’il ne l’ait pas aperçu… C’est pour le coup qu’il ferait un beau tapage ! (Elle rentre dans sa chambre.)

Scène IV.

RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
TROTTE-MENU, raillant.
Dites donc, tuteur, il paraît que M. Babolin n’est pas d’accord avec vous sur le mariage de mademoiselle Toinon ?…
RONGE-MAILLE, tranquillement.
Qu’est-ce que ça me fait ? J’ai décidé ce mariage : il aura lieu.
TROTTE-MENU, de même.
Ah ! c’est bien différent… Du moment que vous avez dit oui, il n’y a plus à dire non, n’est-il pas vrai ?
RONGE-MAILLE.
Babolin dira oui.
TROTTE-MENU.
C’est donc une girouette que ce Babolin-là ?
RONGE-MAILLE.
Babolin n’est pas une girouette, tant s’en faut… Il est fort obstiné ; et quand il a mis quelque chose dans sa tête de Rat, on ne l’en fait pas sortir facilement.
TROTTE-MENU, étonné.
La tête de Rat du père Babolin ? Le père de cette jeune fille serait un des nôtres ?…
RONGE-MAILLE.
Pas précisément… c’est ce que les Hommes appellent un Rat d’église… Il est donneur d’eau bénite à la porte de Notre-Dame, et vend aux fidèles les petits cierges que leur piété allume en l’honneur de Dieu et de ses saints…
TROTTE-MENU.
Je connais ça… ce sont des cierges qu’on allume quand la pratique est là, et qu’on éteint quand elle a le dos tourné. (Avec indignation :) Le genre humain, comme le genre animal, n’est que mensonge et déception !…
RONGE-MAILLE.
Allons, allons, tu t’indigneras plus tard… J’entends Babolin, laissons-lui la place libre ; car il serait parfaitement capable de nous marcher sur le corps. (Ils disparaissent.)

Scène V.

BABOLIN, seul.
Ah ! l’on cause amoureusement par la fenêtre, et cela malgré mes défenses expresses ! Me prend-on pour un père de comédie ?… Je vais me montrer. (Appelant :) Toinon ! Toinon !

Scène VI.

BABOLIN, TOINON.
TOINON.
Me voici, mon père, que voulez-vous ?
BABOLIN.
Je veux, mademoiselle, que vous mettiez immédiatement votre châle et votre chapeau, et que vous vous prépariez à m’accompagner.
TOINON.
Où cela, mon père ?
BABOLIN, avec emphase.
Chez un avoué, mademoiselle !… Je veux apprendre à M. Paul qu’entre lui et nous il n’y a plus rien de commun. Un procès, un bon procès me fera justice des impertinentes prétentions de ce jeune homme. Ah ! ce monsieur voudrait dépouiller le père et séduire la fille !…
TOINON.
Mon père !…
BABOLIN, lsévèrement.
Taisez-vous, mademoiselle ! Jusqu’à ce jour, j’avais pu croire que le jeune homme ne serait pas assez présomptueux pour lutter avec moi, et qu’il me céderait de bonne grâce cette maison, que je tiens de l’amitié de Michonnet…
TOINON, pleurant
Mais, mon papa, si M. Michonnet a laissé sa maison à tout le monde, ce n’est pas la faute de M. Paul…
BABOLIN.
Vous êtes une sotte !… M. Paul aimerait à hériter… rien de mieux ! c’est un goût fort répandu que celui des héritages… Qu’il fasse valoir ses droits… quant aux miens, ils sont constatés en bonne et due forme, et je vais, aujourd’hui même, déposer entre les mains d’un avoué le testament qui les consacre. Il faut que dès demain le procès soit entamé !… La clef du secrétaire, mademoiselle, donnez-la-moi !… (Toinon lui donne la clef en pleurant.) Et pas d’enfantillage !… Séchons ces larmes et habillons-nous. Il sort.

Scène VII.

TOINON, puis RONGE-MAILLE et TROTTE-MENU.
TOINON, mettant son chapeau.
Vilain M. Michonnet, va !… Il avait bien besoin de faire deux testaments !…
TROTTE-MENU, à Ronge-Maille
Je crois, tuteur, que c’est le moment d’exprimer clairement votre volonté… le père Babolin n’a pas l’air de la deviner du tout.
RONGE-MAILLE.
Sois paisible, petit pupille, sois paisible…

Scène VIII.

TOINON, BABOLIN.
BABOLIN, furieux.
Ah çà ! il y a donc des Rats ici ?…
(Trotte-Menu détale, Ronge-Maille le suit.)
TOINON.
Je crois que oui, mon papa ; il y en a toujours eu… Qu’ont-ils donc fait ?
BABOLIN, de même.
Ce qu’ils ont fait ! vous voulez savoir ce qu’ils ont fait ?… Eh bien (Moment de silence.) vous ne le saurez pas !…
TOINON.
Comme il vous plaira, mon papa.
BABOLIN, se promenant avec agitation.
Qui se serait attendu à cela ? Me voilà bien avec mes droits !… Où sont-ils maintenant !… C’est M. Paul qui va se moquer de moi !… (Il s’arrête comme frappé d’une subite inspiration.) Mais si je ne disais rien de ma mésaventure ?… si je jouais la clémence ? Paul aime ma fille ; ma fille aime Paul… si, comme un bon homme que je suis, je cédais à leurs vœux ? C’est ça qui me ferait honneur et me donnerait l’air d’un père modèle !… (S’approchant de sa fille, il lui d’un ton câlin :) Dis donc, petite Nonnon, ça te chagrine donc bien de ne pas épouser ton Paul !… (Toinon ne répond rien : elle sanglote.) Nonnon, si, au lieu d’aller chez l’avoué, nous allions chez le notaire ?…
TOINON, pleurant et riant tout à la fois.
Chez le notaire, mon petit papa ?…
BABOLIN.
Pour qu’il se hâte de dresser ton contrat de mariage…
TOINON, de même.
Avec qui, mon petit papa ?
BABOLIN.
Avec Paul…
TOINON, sautant au cou de Babolin.
Oh ! mon petit papa, mon petit papa, que vous êtes bon !… Je n’osais pas vous parler franchement, de peur de vous faire de la peine, mais je crois que si je n’étais pas devenue la femme de Paul, j’en serais morte.
BABOLIN.
Diable ! diable ! il ne faut pas que tu meures… Allons chez le notaire ! (Ils sortent.)

Scène IX et dernière.

RONGE-MAILLE, TROTTE-MENU.
RONGE-MAILLE.
Eh bien ! que dis-tu de tout ceci, pupille ?
TROTTE-MENU.
Je dis, tuteur, que vous êtes un grand sorcier… Mais ce testament de feu Michonnet, qu’est-il devenu, je vous prie ? vous l’avez donc escamoté ?
RONGE-MAILLE.
J’en ai fait mon déjeuner de ce matin ! Ainsi, grâce à moi, voilà un procès qui ne s’entame pas et un mariage qui se conclut !… Tu vois qu’en dépit de notre misère et de notre condition de Rats, nous pouvons encore faire un peu de bien… Mais à quoi penses-tu, je te prie ? te voilà tout rêveur !…
TROTTE-MENU.
Je pense que je viendrai vous voir le lendemain de la noce. Il y aura de fameux rogatons, je veux en goûter…
RONGE-MAILLE.
Tu ne songes donc plus à te suicider ?
TROTTE-MENU.
Ma foi, non ! j’ai changé d’idée… Il me semble que, s’il y a beaucoup de souricières dans ce bas monde, il y a aussi d’excellents morceaux de fromage dont on ne tâte plus dès qu’on est mort…
RONGE-MAILLE.
Ainsi, tu es de l’avis du vieux proverbe :
Vive la poule… encore qu’elle ait la pépie !
Édouard Lemoine.