Scènes de la vie privée et publique des animaux/10

J. Hetzel et Paulin (1p. 183-208).

GUIDE-ÂNE
à l’usage
DES ANIMAUX QUI VEULENT PARVENIR AUX HONNEURS.




Messieurs les Rédacteurs, les Ânes sentent le besoin de s’opposer, à la Tribune Animale, contre l’injuste opinion qui fait de leur nom un symbole de bêtise. Si la capacité manque à celui qui vous envoie cette écriture, on ne dira pas du moins qu’il ait manqué de courage. Et d’abord si quelque philosophe examine un jour la bêtise dans ses rapports avec la société, peut-être trouvera-t-on que le bonheur se comporte absolument comme un Âne. Puis, sans les Ânes, les majorités ne se formeraient pas : ainsi l’Âne peut passer pour le type du gouverné. Mais mon intention n’est pas de parler politique. Je m’en tiens à montrer que nous avons beaucoup plus de chances que les gens d’esprit pour arriver aux honneurs, nous ou ceux qui sont faits à notre image : songez que l’Âne parvenu qui vous adresse cet intéressant Mémoire vit aux dépens d’une grande nation, et qu’il est logé, sans princesse, hélas ! aux frais du gouvernement britannique dont les prétentions puritaines vous ont été dévoilées par une Chatte.

Mon maître était un simple instituteur primaire aux environs de Paris, que la misère ennuyait fort. Nous avions cette première et constitutive ressemblance de caractère, que nous aimions beaucoup à nous occuper à ne rien faire et à bien vivre. On appelle ambition cette tendance propre aux Ânes et aux Hommes : on la dit développée par l’état de société, je la crois excessivement naturelle. En apprenant que j’appartenais à un maître d’école, les Ânesses m’envoyèrent leurs petits, à qui je voulus montrer à s’exprimer correctement ; mais ma classe n’eut aucun succès et fut dissipée à coups de bâton. Mon maître était évidemment jaloux : mes Bourriquets brayaient couramment quand les siens ânonnaient encore, et je l’entendais disant avec une profonde injustice : — Vous êtes des Ânes ! Néanmoins mon maître fut frappé des résultats de ma méthode qui l’emportait évidemment sur la sienne.

— Pourquoi, se dit-il, les petits de l’Homme mettent-ils beaucoup plus de temps à parler, à lire et à écrire, que les Ânes à savoir la somme de science qui leur est nécessaire pour vivre ? Comment ces Animaux apprennent-ils si promptement tout ce que savent leurs pères ? Chaque Animal possède un ensemble d’idées, une collection de calculs invariables qui suffisent à la conduite de sa vie et qui sont tous aussi dissemblables que le sont les Animaux entre eux ! Pourquoi l’Homme est-il destitué de cet avantage ? Quoique mon maître fût d’une ignorance crasse en histoire naturelle, il aperçut une science dans la réflexion que je lui suggérais, et résolut d’aller demander une place au ministère de l’instruction publique, afin d’étudier cette question aux frais de l’État.

Nous entrâmes à Paris, l’un portant l’autre, par le faubourg Saint-Marceau. Quand nous parvinmes à cette élévation qui se trouve après la barrière d’Italie et d’où la vue embrasse la capitale, nous fîmes l’un et l’autre cette admirable oraison postulatoire en deux langues.

Lui : — Ô sacrés palais où se cuisine le budget ! quand la signature d’un professeur parvenu me donnera-t-elle le vivre et le couvert, la croix de la Légion-d’Honneur et une chaire de n’importe quoi, n’importe où ! Je compte dire tant de bien de tout le monde qu’il sera difficile de dire du mal de moi ! Mais comment parvenir au ministre, et comment lui prouver que je suis digne d’occuper une place quelconque ?

Moi : — Ô charmant Jardin des Plantes, où les Animaux sont si bien soignés, asile où l’on boit et où l’on mange sans avoir à craindre les coups de bâton, m’ouvriras-tu jamais tes steppes de vingt pieds carrés, tes vallées suisses larges de trente mètres ? Serais-je jamais un Animal couché sur l’herbe du budget ? Mourrais-je de vieillesse entre tes élégants treillages, étiqueté sous un numéro quelconque, avec ces mots : Âne d’Afrique, donné par un tel, capitaine de vaisseau. Le roi viendra-t-il me voir !

Après avoir ainsi salué la ville des acrobates et des prestidigitateurs, nous descendîmes dans les défilés puants du célèbre faubourg plein de cuirs et de science, où nous nous logeâmes dans une misérable auberge encombrée de Savoyards avec leurs Marmottes, d’Italiens avec leurs Singes, d’Auvergnats avec leurs Chiens, de Parisiens avec leurs Souris blanches, de harpistes sans cordes et de chanteurs en roues, tous Animaux savants. Mon maître, séparé du suicide par six pièces de cent sous, avait pour trente francs d’espérance. Cet hôtel, dit de la Miséricorde, est un de ces établissements philanthropiques où l’on couche pour deux sous par nuit, et où l’on dîne pour neuf sous par repas. Il y existe une vaste écurie où les mendiants et les pauvres, où les artistes ambulants mettent leurs Animaux, et où naturellement mon maître me fit entrer, car il me donna pour un Âne savant. Marmus, tel était le nom de mon maître, ne put s’empêcher de contempler la curieuse assemblée des Bêtes dépravées auxquelles il me livrait. Une marquise en falbalas, en bibi à plumes, à ceinture dorée, Guenon vive comme la poudre, se laissait conter fleurette par un soldat, héros des parades populaires, un vieux Lapin qui faisait admirablement l’exercice. Un Caniche intelligent, qui jouait à lui seul un drame de l’école moderne, s’entretenait des caprices du public avec un grand Singe assis sur son chapeau de troubadour. Plusieurs Souris grises au repos admiraient une Chatte habituée à respecter deux Serins, et qui causait avec une Marmotte éveillée.

— Et moi, dit mon maître, qui croyais avoir découvert une science, celle des Instincts Comparés, ne voilà-t-il pas des cruels démentis dans cette écurie ! Toutes ces Bêtes se sont faites Hommes !

— Monsieur veut se faire savant ? dit un jeune Homme à mon maître. La science vous absorbe et l’on reste en chemin ! Pour parvenir, apprenez, jeune ambitieux dont les espérances se révèlent par l’état de vos vêtements, qu’il faut marcher, et, pour marcher, nous ne devons pas avoir de bagage.

— À quel grand politique ai-je l’honneur de parler ? dit mon maître.

— À un pauvre garçon qui a essayé de tout, qui a tout perdu, excepté son énorme appétit, et qui, en attendant mieux, vit de canards aux journaux et loge à la Miséricorde. Et qui êtes-vous ?

— Un instituteur primaire démissionnaire, qui naturellement ne sait pas grand’chose, mais qui s’est demandé pourquoi les Animaux possédaient a priori la science spéciale de leur vie, appelée instinct, tandis que l’Homme n’apprend rien sans des peines inouïes.

— Parce que la science est inutile ! s’écria le jeune Homme. Avez-vous jamais étudié le Chat-Botté ?

— Je le racontais à mes élèves quand ils avaient été sages.

— Eh bien, mon cher, là est la règle de conduite pour tous ceux qui veulent parvenir. Que fait le Chat ? Il annonce que son maître possède des terres, et on le croit ! Comprenez-vous qu’il suffit de faire savoir qu’on a, qu’on est, qu’on possède ! Qu’importe que vous n’ayez rien, que vous ne soyez rien, que vous ne possédiez rien, si les autres croient ? Mais vœ soli a dit l’Écriture. En effet, il faut être deux en politique comme en amour, pour enfanter une œuvre quelconque. Vous avez inventé, mon cher, l’instinctologie, et vous aurez une chaire d’Instinct Comparés. Vous allez être un grand savant, et moi je vais l’annoncer au monde, à l’Europe, à Paris, au ministre, à son secrétaire, aux commis, aux surnuméraires ! Mahomet a été bien grand quand il a vu quelqu’un pour soutenir à tort et à travers qu’il était prophète.

— Je veux bien être un grand savant, dit Marmus, mais on me demandera d’expliquer ma science.

— Serait-ce une science, si vous pouviez l’expliquer ?

— Encore, faut-il un point de départ.

— Oui, dit le jeune journaliste, nous devrions avoir un Animal qui dérangerait toutes les combinaisons de nos savants. Le baron Cerceau, par exemple, a passé sa vie à parquer les Animaux dans des divisions absolues, et il y tient, c’est sa gloire à lui ; mais, en ce moment, de grands philosophes brisent toutes les cloisons du baron Cerceau. Entrons dans le débat. Selon nous, l’instinct sera la pensée de l’Animal, évidemment plus distinctible par sa vie intellectuelle que par ses os, ses tarses, ses dents, ses vertèbres. Or, quoique l’instinct subisse des modifications, il est un dans son essence, et rien ne prouvera mieux l’unité des choses, malgré leur apparente diversité. Ainsi, nous soutiendrons qu’il n’y a qu’un Animal comme il n’y a qu’un instinct ; que l’instinct est dans toutes les organisations animales l’appropriation des moyens à la vie, que les circonstances changent et non le principe. Nous intervenons par une science nouvelle contre le baron Cerceau, en faveur des grands naturalistes philosophes qui tiennent pour l’Unité zoologique, et nous obtiendrons du tout-puissant barons de bonnes conditions en lui vendant notre science.

— Science n’est pas conscience, dit Marmus. Eh bien, je n’ai plus besoin de mon Âne.

— Vous avez un Âne ! s’écria le journaliste, nous sommes sauvés ! Nous allons en faire un Zèbre extraordinaire qui attirera l’attention du monde savant sur votre système des Instincts Comparés, par quelque singularité qui dérangera les classifications. Les savants vivent par la nomenclature. Ils s’alarmeront, ils capituleront, ils nous séduiront, et, comme tant d’autres, nous nous laisserons séduire. Il se trouve dans cette auberge des charlatans qui possèdent des secrets merveilleux. C’est ici que se font les sauvages qui mangent des Animaux vivants, les Hommes squelettes, les nains pesant cent cinquante kilogrammes, les Femmes barbues, les Poissons démesurés, les êtres monstrueux. Moyennant quelques politesses, nous aurons les moyens de préparer aux savants quelque fait révolutionnaire.

À quelle sauce allait-on me mettre ? Pendant la nuit on me fit des incisions transversales sur la peau, après m’avoir rasé le poil, et un charlatan m’y appliqua je ne sais quelle liqueur. Quelques jours après, j’étais célèbre. Hélas ! j’ai connu les terribles souffrances par lesquelles s’achète toute célébrité. Dans tous les journaux, les Parisiens lisaient :

« Un courageux voyageur, un modeste naturaliste, Adam Marmus, qui a traversé l’Afrique en passant par le centre, a ramené, des montagnes de la Lune, un Zèbre dont les particularités dérangent sensiblement les idées fondamentales de la zoologie, et donnent gain de cause à l’illustre philosophe qui n’admet aucune différence dans les organisations animales, et qui a proclamé, aux applaudissements des savants de l’Allemagne, le grand principe d’une même contexture pour tous les Animaux. Les bandes de ce Zèbre sont jaunes et se détachent sur un fond noir. Or, on sait que les zoologistes, qui tiennent pour les divisions impitoyables, n’admettaient pas qu’à l’état sauvage le genre Cheval eût la robe noire. Quant à la singularité des bandes jaunes, nous laissons au savant Marmus la gloire de l’expliquer dans le beau livre qu’il compte publier sur les Instincts Comparés, science qu’il a créée en observant dans le centre de l’Afrique plusieurs Animaux inconnus. Ce Zèbre, la seule conquête scientifique que les dangers d’un pareil voyage lui aient permis de rapporter, marche à la façon de la Girafe. Ainsi, l’instinct des Animaux se modifierait selon les milieux où ils se trouvent. De ce fait, inouï dans les annales de la science, découle une théorie nouvelle de la plus haute importance pour la zoologie. M. Adam Marmus exposera ses idées dans un cours public, malgré les intrigues des savants dont les systèmes vont être ruinés, et qui déjà lui ont fait refuser la salle Saint-Jean à l’Hôtel-de-Ville. »

Tous les journaux, et même le grave Moniteur, répétèrent cet audacieux canard. Pendant que le Paris savant se préoccupait de ce fait, Marmus et son ami s’installaient dans un hôtel décent de la rue de Tournon, où il y avait pour moi une écurie, de laquelle ils prirent la clef. Les savants en émoi envoyèrent un académicien armé de ses ouvrages, et qui ne dissimula point l’inquiétude causée par ce fait la doctrine fataliste du baron Cerceau. Si l’instinct des Animaux changeait selon les climats, selon les milieux, l’Animalité était bouleversée. Le grand Homme qui osait prétendre que le principe vie s’accommodait à tout, allait avoir définitivement raison contre l’ingénieux baron qui soutenait que chaque classe était une organisation à part. Il n’y avait plus aucune distinction à faire entre les Animaux que pour le plaisir des amateurs de collections. Les Sciences Naturelles devenaient un joujou ! l’Huitre, le Polype du corail, le Lion, le Zoophyte, les Animalcules microscopiques et l’Homme étaient le même appareil modifié seulement par des organes plus ou moins étendus, Salteinbeck le Belge, Vos-man-Betten, sir Fairnight, Gobtoussell, le savant danois Sottenbach, Crâneberg, les disciples aimés du professeur français, l’emportaient avec leur doctrine unitaire sur le baron Cerceau et ses nomenclatures. Jamais fait plus irritant n’avait été jeté entre deux partis belligérants. Derrière Cerceau se rangeaient des académiciens, l’Université, des légions de professeurs, et le Gouvernement appuyait une théorie présentée comme la seule en harmonie avec la Bible.

Marmus et son ami se tinrent fermes. Aux questions de l’académicien, ils répondirent par l’affirmation sèche des faits, et par l’exposition de leur doctrine. En sortant, l’académicien leur dit alors : — Messieurs, entre nous, oui, le professeur que vous venez appuyer est un Homme d’un profond et audacieux génie ; mais son système, qui peut-être explique le monde, je n’en disconviens pas, ne doit pas se faire jour : il faut, dans l’intérêt de la science…

— Dites des savants, s’écria Marmus.

— Soit, reprit l’académicien ; il faut qu’il soit écrasé dans son œuf : car, après tout, messieurs, c’est le panthéisme.

— Croyez-vous ? dit le jeune journaliste.

— Comment admettre une attraction moléculaire, sans un libre arbitre qui laisse alors la matière indépendante de Dieu !

— Pourquoi Dieu n’aurait-il pas tout organisé par la même loi ? dit Marmus.

— Vous voyez, dit le journaliste à l’oreille de l’académicien, il est d’une profondeur newtonienne. Pourquoi ne le présenteriez-vous pas au ministre de l’instruction publique ?

— Mais certainement, dit l’académicien heureux de pourvoir se rendre maître du Zèbre révolutionnaire.

— Peut-être le ministre serait-il satisfait d’être le premier à voir notre curieux Animal, et vous nous feriez le plaisir de l’accompagner, reprit mon maître.

— Je vous remercie…

— Le ministre pourra dès lors apprécier les services qu’un pareil voyage a rendus à la science, dit le journaliste sans laisser la parole à l’académicien. Mon ami peut-il avoir été pour rien dans les montagnes de la Lune ? Vous verrez l’animal, il marche à la manière des Girafes. Quant à ses bandes jaunes sur fond noir, elles proviennent de la température de ces montagnes, qui est de plusieurs zéros Fareinheit et de beaucoup de zéros Réaumur.

— Peut-être serait-il dans vos intentions d’entrer dans l’instruction publique ? demanda l’académicien.

— Belle carrière ! s’écria le journaliste en faisant un haut-le-corps.

— Oh ! je ne vous parle pas de faire ce métier d’oison qui consiste à mener les élèves aux champs et les surveiller au bercail ; mais au lieu de professer à l’Athénée, qui ne mène à rien, il est des suppléances à des chaires qui mènent à tout, à l’Institut, à la Chambre, à la Cour, à la Direction d’un théâtre ou d’un petit journal. Enfin nous en causerons.

Ceci se passait dans les premiers jours de l’année 1831, époque à laquelle les ministres éprouvaient le besoin de se populariser. Le ministre de l’instruction publique, qui savait tout, et même un peu de politique, fut averti par l’académicien de l’importance d’un pareil fait relativement au système du baron Cerceau. Ce ministre un peu mômier (on nomme ainsi, dans la république de Genève, les protestants exagérés) n’aimait pas l’invasion du panthéisme dans la science. Or, le baron Cerceau, mômier par excellence, qualifiait la grande doctrine de l’unité zoologique de doctrine panthéiste, espèce d’aménité de savant : en science, on se traite poliment de panthéiste pour ne pas lâcher le mot athée.

Les partisans du système de l’unité zoologique apprirent qu’un ministre devait faire une visite au précieux Zèbre, et craignirent les séductions. Le plus ardent des disciples du grand Homme accourut alors, et voulut voir l’illustre Marmus : les faits-Paris étaient montés à cette brillante épithète par d’habiles transitions. Mes deux maîtres refusèrent de me montrer. Je ne savais pas encore marcher comme ils le voulaient et le poil de mes bandes, jaunies au moyen d’une cruelle application chimique, n’était pas encore assez fourni. Ces deux habiles intrigants firent causer le jeune disciple, qui leur développa le magnifique système de l’unité zoologique, dont la pensée est en harmonie avec la grandeur et la simplicité du créateur, et dont le principe concorde à celui trouvé par Newton pour expliquer les mondes supérieurs. Mon maître écoutait de toutes mes oreilles.

— Nous sommes en pleine science et notre Zèbre domine la question, dit le jeune journaliste.

Mon Zèbre, répondit Marmus, n’est plus un Zèbre, mais un fait qui engendre une science.

— Votre science des Instincts Comparés, reprit l’unitariste, appuie la remarque due au savant sir Fairnight sur les Moutons d’Espagne, d’Écosse, de Suisse qui paissent différemment, selon la disposition de l’herbe.

— Mais, s’écria le journaliste, les produits ne sont-ils pas également différents, selon les milieux atmosphériques ! Notre Zèbre à l’allure de Girafe explique pourquoi l’on ne peut pas faire le beurre blanc de la Brie en Normandie, ni réciproquement le beurre jaune et le fromage de Neufchâtel à Meaux.

— Vous avez mis le doigt sur la question, s’écria le disciple enthousiasmé. Les petits faits font les grandes découvertes. Tout se tient dans la science. La question des fromages est intimement liée à la question de la forme zoologique et à celle des Instincts Comparés. L’instinct est tout l’Animal, comme la pensée est l’Homme concentré. Si l’instinct se modifie et change selon les milieux où il se développe, où il agit, il est clair qu’il en est de même du Zoon, de la forme extérieure que prend la vie. Il n’y a qu’un principe, une même forme.

— Un même patron pour tous les êtres, dit Marmus.

— Dès lors, reprit le disciple, les nomenclatures sont bonnes pour nous rendre compte à nous-mêmes des différences, mais elles ne sont plus la science.

— Ceci, monsieur, dit le journaliste, est le massacre des Vertébrés et des Mollusques, des Articulés et des Rayonnés depuis les Mammifères jusqu’aux Cirrhopodes, depuis les Acéphales jusqu’aux Crustacés ! Plus d’Échinodermes, ni d’Acalèphes, ni d’infusoires ! Enfin, vous abattez toutes les cloisons inventées par le baron Cerceau ! Et tout va devenir si simple, qu’il n’y aura plus de science, il n’y aura plus qu’une loi… Ah ! croyez-le bien, les savants vont se défendre, et il y aura bien de l’encre de répandue ! Pauvre humanité ! Non, ils ne laisseront pas tranquillement un homme de génie annuler ainsi les ingénieux travaux de tant d’observateurs qui ont mis la création en bocal ! On nous calomniera autant que votre grand philosophe a été calomnié. Or, voyez ce qui est arrivé à Jésus-Christ qui a proclamé l’égalité des âmes, comme vous voulez proclamer l’unité zoologique ! C’est à faire frémir. Ah ! Fontenelle avait raison : fermons les poings quand nous tenons une vérité.

— Auriez-vous peur, messieurs ? dit le disciple du Prométhée des sciences naturelles. Trahiriez-vous la sainte cause de l’Animalité ?

— Non, monsieur, s’écria Marmus, je n’abandonnerai pas la science à laquelle j’ai consacré ma vie ; et, pour vous le prouver, nous rédigerons ensemble la notice sur mon Zèbre.

— Hein ! vous voyez, tous les Hommes sont des enfants, l’intérêt les aveugle, et pour les mener, il suffit de connaître leurs intérêts, dit le jeune journaliste à mon maître quand l’unitariste fut parti.

— Nous sommes sauvés ! dit Marmus.

Une notice fut donc savamment rédigée sur le Zèbre du centre de l’Afrique par le plus habile disciple du grand philosophe, qui, plus hardi sous le nom de Marmus, formula complètement la doctrine. Mes deux maîtres entrèrent alors dans la phase la plus amusante de la célébrité. Tous deux se virent accablés d’invitation à dîner en ville, de soirées, de matinées dansantes. Ils furent proclamés savants et illustres par tant de monde, qu’ils eurent trop de complices pour jamais être autre chose que des savants du premier ordre. L’épreuve du beau travail de Marmus fut envoyée au baron Cerceau. L’Académie des sciences trouva dès lors l’affaire si grave qu’aucun académicien n’osait donner un avis.

— Il faut voir, il faut attendre, disait-on.

M. Salteinbeck, le savant belge, avait pris la poste. M. Vos-man-Betten de Hollande, et l’illustre Fabricius Gobtoussell étaient en route pour voir ce fameux Zèbre, ainsi que sir Fairnight. Le jeune et ardent disciple de la doctrine de l’Unité zoologique travaillait à un mémoire dont les conclusions étaient terribles contre les formules de Cerceau.

Déjà, dans la botanique, un parti se formait, qui tenait pour l’unité de composition des plantes. L’illustre professeur de Candolle, le non moins illustre de Mirbel, éclairés par les audacieux travaux de M. Dutrochet, hésitaient encore par pure condescendance pour l’autorité de Cerceau. L’opinion d’une parité de composition chez les produits de la botanique et chez ceux de la zoologie gagnait du terrain. Cerceau décida le ministre à visiter le Zèbre. Je marchais alors au gré de mes maîtres. Le charlatan m’avait fait une queue de vache, et mes bandes jaunes et noires me donnaient une parfaite ressemblance avec une guérite autrichienne.

— C’est étonnant, dit le ministre en me voyant me porter alternativement sur les deux pieds gauches et sur les deux pieds droits pour marcher.

— Étonnant, dit l’académicien, mais ce ne serait pas inexplicable.

— Je ne sais pas, dit l’âpre Orateur devenu complaisant ministre, comment on peut conclure de la diversité à l’unité.

— Affaire d’entêté, dit spirituellement Marmus sans se prononcer encore.

Ce ministre, Homme de doctrines absolues, sentait la nécessité de résister aux faits subversifs, et il se mit à rire de cette raillerie.

— Il est bien difficile, monsieur, reprit-il en prenant Marmus par le bras, que ce Zèbre, habitué à la température du centre de l’Afrique, vive rue de Tournon…

En attendant cet arrêt cruel, je fus si affecté que je me mis à marcher naturellement.

— Laissons-le vivre tant qu’il pourra, dit mon maître effrayé de mon intelligente opposition, car j’ai pris l’engagement de faire un cours à l’Athénée, et il ira bien jusque-là…

— Vous êtes un homme d’esprit, vous aurez bientôt trouvé des élèves pour votre belle science des Instincts Comparés, qui, remarquez-le bien, doit être en harmonie avec les doctrines du baron Cerceau, Ne sera-t-il pas cent fois plus glorieux pour vous de vous faire représenter par un disciple ?

— J’ai, dit alors le baron Cerceau, un élève d’une grande intelligence qui répète admirablement ce qu’on lui apprend ; nous nommons cette espèce d’écrivain un vulgarisateur…

— Et nous un Perroquet, dit le journaliste.

— Ces gens rendent de vrais services aux sciences, ils les expliquent et savent se faire comprendre des ignorants.

— Ils sont de plain-pied avec eux, répondit le journaliste.

— Eh bien ! il se fera le plus grand plaisir d’étudier la théorie des Instincts Comparés et de la coordonner avec l’Anatomie Comparée et avec la Géologie ; car, en science, tout se tient.

— Tenons-nous donc, dit Marmus en prenant la main du baron Cerceau et lui manifestant le plaisir qu’il avait de se rencontrer avec le plus grand, le plus illustre des naturalistes.

Le ministre promit alors sur les fonds destinés à l’encouragement des sciences, des lettres et des arts une somme assez importante à l’illustre Marmus, qui dut recevoir auparavant la croix de la Légion d’Honneur. La société de géographie, jalouse d’imiter le gouvernement, offrit à Marmus un prix de dix mille francs pour son voyage aux montagnes de la Lune. Par le conseil de son ami le journaliste, mon maître rédigeait, d’après tous les voyages précédents en Afrique, une relation de son voyage. Il fut reçu membre de la société géographique.

Le journaliste, nommé sous-bibliothécaire au Jardin des Plantes, commençait à faire tympaniser dans les petits journaux le grand philosophe : on le regardait comme un rêveur, comme l’ennemi des savants, comme un dangereux panthéiste, on s’y moquait de sa doctrine.

Ceci se passait pendant les tempêtes politiques des années les plus tumultueuses de la révolution de juillet. Marmus acheta sur le champ une maison à Paris, avec le produit de son prix et de la gratification ministérielle. Le voyageur fut présenté à la cour, où il se contenta d’écouter. On y fut si enchanté de sa modestie, qu’il fut aussitôt nommé conseiller de l’Université. En étudiant les Hommes et les choses autour de lui, Marmus comprit que les cours étaient inventés pour ne rien dire, il accepta donc le jeune perroquet que le baron Cerceau lui proposa, et dont la mission était, en exposant la science des Instincts Comparés, d’étouffer le fait du Zèbre en le traitant d’une exception monstrueuse : il y a, dans les sciences, une manière de grouper les faits, de les déterminer, comme en finance, une manière de grouper les chiffres.

Le grand philosophe, qui n’avait ni places à donner, ni aucun gouvernement pour lui autre que le gouvernement de la science à la tête de laquelle l’Allemagne le mettait, tomba dans une tristesse profonde en apprenant que le cours des Instincts Comparés allait être fait par un adepte du baron Cerceau, devenu le disciple de l’illustre Marmus. En se promettant le soir sous les grands marronniers, il déplorait le schisme introduit dans la haute science, et les manœuvres auxquelles l’entêtement de Cerceau donnait lieu.

— On m’a caché le Zèbre ! s’écria-t-il.

Ses élèves étaient furieux. Un pauvre auteur entendit par la grille de la rue de Buffon l’un d’eux s’écrier en sortant de cette conférence :

— Ô Cerceau ! toi si souple et si clair, si profond analyste, écrivain si élégant, comment peux-tu fermer les yeux à la vérité ? Pourquoi persécuter le vrai ? Si tu n’avais que trente ans, tu aurais le courage de refaire la science. Tu penses à mourir dans tes nomenclatures, et tu ne songes pas à l’inexorable postérité qui les brisera, armée de l’Unité Zoologique que nous lui léguerons !

Le cours où devait se faire l’exposition de la science des Instincts Comparés eut lieu devant la plus brillante assemblée, car il était surtout mis à la portée des Femmes. Le disciple du grand Marmus, déjà qualifié d’ingénieux orateur dans les réclames envoyées aux journaux par le bibliothécaire, commença par dire que nous étions devancée sur ce point par les Allemands : Vittembock et Mittemberg, Clarenstein, Borborinski, Valerius et Kirbach avaient établi, démontré que la Zoologie se métamorphoserait un jour en Instinctologie. Les divers instincts répondaient aux organisations classées par Cerceau. Et, partant de là, le jeune perroquet répéta, dans une charmante phraséologie tout ce que de savants observateurs avaient écrit sur l’instinct, il expliqua l’instinct, il raconta les merveilles de l’instinct, il joua des variations sur l’instinct, absolument comme Paganini jouait des variations sur la quatrième corde de son violon.

Les bourgeois, les Femmes s’extasièrent. Rien n’était plus instructif, ni plus intéressant. Quelle éloquence ! on n’entendait de si belles choses qu’en France !

La province lut dans tous les journaux ce fait, à la rubrique de Paris :

« Hier, à l’Athénée, a eu lieu l’ouverture du cours d’Instincts Comparés, par le plus habile élève de l’illustre Marmus, le créateur de cette nouvelle science, et cette première séance a réalisé tout ce qu’on en attendait. Les Émeutiers de la science avaient espéré trouver un allié dans ce grand zoologiste ; mais il a été démontré que l’Instinct était en harmonie avec la Forme. Aussi l’auditoire a-t-il manifesté la plus vive approbation en trouvant Marmus d’accord avec notre illustre Cerceau. »

Les partisans du grand philosophe furent consternés, ils devinaient bien qu’au lieu d’une discussion sérieuse, il n’y avait eu que des paroles : Verba et voces. Ils allèrent trouver Marmus, et lui firent de cruels reproches.

— L’avenir de la science était dans vos mains, et vous l’avez trahie ! Pourquoi ne pas vous être fait un nom immortel, en proclamant le grand principe de l’attraction moléculaire !

— Remarquez, dit Marmus, avec quel soin mon élève s’est abstenu de parler de vous, de vous injurier. Nous avons ménagé Cerceau pour pouvoir vous rendre justice plus tard.

Sur ces entrefaites, l’illustre Marmus fut nommé député par l’arrondissement où il était né, dans les Pyrénées-Orientales ; mais, avant sa nomination, Cerceau le fit nommer quelque part professeur de quelque chose, et ses occupations législatives determinèrent la création d’un suppléant qui fut le bibliothécaire, l’ancien journaliste qui se fit préparer son cours par un homme de talent inconnu auquel il donna de temps en temps vingt francs.

La trahison fut alors évidente. Sir Fairnight indigné écrivit en Angleterre, fit un appel à onze pairs qui s’intéressaient à la science, et je fus acheté pour une somme de quatre mille livres sterling, que se partagèrent le professeur et son suppléant.

Je suis, en ce moment, aussi heureux que l’est mon maître. L’astucieux bibliothécaire profita de mon voyage pour voir Londres, sous le prétexte de donner des instructions à mon gardien, mais bien pour s’entendre avec lui. Je fus ravi de mon avenir en entrant dans la place qui m’était destinée. Sous ce rapport, les Anglais sont magnifiques. On m’avait préparé une charmante vallée d’un quart d’acre, au bout de laquelle se trouve une belle cabane construite en buches d’acajou. Une espèce de constable est attaché à ma personne, à cinquante livres sterling d’appointements.

— Mon cher, lui dit le savant faiseur de puffs décoré de la Légion-d’Honneur, si tu veux garder tes appointements aussi longtemps que vivra cet Âne, aie soin de ne jamais lui laisser reprendre son ancienne allure, et saupoudre toujours les raies qui en font un Zèbre avec cette liqueur que je te confie et que tu renouvelleras chez un apothicaire.

Depuis quatre ans, je suis nourri aux frais du Zoogical-Garden, où mon gardien soutient mordicus aux visiteurs que l’Angleterre me doit à l’intrépidité des grands voyageurs anglais Fenmann et Dapperton. Je finirai, je le vois, doucement mes jours dans cette délicieuse position, ne faisant rien que de me prêter à cette innocente tromperie, à laquelle je dois les flatteries de toutes les jolies miss, des belles ladies qui m’apportent du pain, de l’avoine, de l’orge, et viennent me voir marcher des deux pieds à la fois, en admirant les fausses zébrures de mon pelage sans comprendre l’importance de ce fait.

— La France n’a pas su garder l’Animal le plus curieux du globe, disent les Directeurs aux membres du Parlement.

Enfin je me mis résolument à marcher comme je marchais auparavant. Ce changement de démarche me rendit encore plus célèbre. Mon maître, obstinément appelé l’illustre Marmus, et tout le parti Variétaire, sut expliquer le fait à son avantage, en disant que feu le baron Cerceau avait prédit que la chose arriverait ainsi. Mon allure était un retour à l’instinct inaltérable donné par Dieu aux Animaux, et dont j’avais dévié, moi et les miens, en Afrique. Là-dessus on cita ce qui se passe à propos de la couleur des Chevaux sauvages dans les llanos d’Amérique et dans les steppes de la Tartarie, où toutes les couleurs dues au croisement des Chevaux domestiques finissent par se résoudre dans la vraie, naturelle et unique couleur des Chevaux sauvages, qui est le gris de souris. Mais les partisans de l’unité de composition, de l’attraction moléculaire et du développement de la forme et de l’instinct, selon les exigences du milieu, seule manière d’expliquer la création constante et perpétuelle, prétendirent qu’au contraire l’instinct changeait avec le milieu.

Le monde savant est partagé entre Marmus, officier de la Légion-d’Honneur, conseiller de l’Université, professeur de ce que vous savez, membre de la Chambre des députés et de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui n’a ni écrit une ligne, ni dit un mot, mais que les adhérents de feu Cerceau regardent comme un profond philosophe, et le vrai philosophe appuyé par les vrais savants, les Allemands, les grands penseurs.

Beaucoup d’articles s’échangent, beaucoup de dissertations se publient, beaucoup de brochures paraissent ; mais il n’y a dans tout ceci qu’une vérité de démontrée, c’est qu’il existe dans le budget une forte contribution payée aux intrigants par les imbéciles, que toute chaire est une marmite, le public un légume, que celui qui sait se taire est plus habile que celui qui parle, qu’un professeur est nommé moins pour ce qu’il dit que pour ce qu’il ne dit point, et qu’il ne s’agit pas tant de savoir que d’avoir. Mon ancien maître a placé toute sa famille dans les cabanes du budget.

Le vrai savant est un rêveur, celui qui ne sait rien se dit Homme-pratique. Pratiquer, c’est prendre sans rien dire. Avoir de l’entregent, c’est se fourrer, comme Marmus, entre les intérêts, et servir le plus fort.

Osez dire que je suis un Âne, moi qui vous donne ici, la méthode de parvenir, et le résumé de toutes les sciences. Aussi, chers Animaux, ne changez rien à la constitution des choses : je suis trop bien au Zoological-Garden pour ne pas trouver votre révolution stupide ! Ô Animaux, vous êtes sur un volcan, vous rouvrez l’abîme des révolutions. Encourageons, par notre obéissance et par la constante reconnaissance des faits accomplis, les divers États à faire beaucoup de Jardins des Plantes, où nous serons nourris aux frais des Hommes, et où nous coulerons des jours exempts d’inquiétudes dans nos cabanes, couchés sur des prairies arrosées par le budget, entre des treillages dorés aux frais de l’État, en vrais sinécuristes marmusiens.

Songez qu’après ma mort, je serai empaillé, conservé dans les collections, et je doute que nous puissions, dans l’état de nature, parvenir à une pareille immortalité. Les Muséum sont le Panthéon des Animaux.

De Balzac.