Scènes de la vie privée et publique des animaux/07

J. Hetzel et Paulin (1p. 137-152).

LES

ANIMAUX MÉDECINS



Un vieux Corbeau nous annonce la mort prochaine d’un de nos collègues ; il se flatte de la pressentir. Le mot est fier, mais la chose pourrait bien se réaliser ; car, à l’instant même, un pauvre Chien, entre chez nous, tout boîteux, tout éclopé ; non, ce n’est même pas un Chien, c’est un squelette, une ombre de Chien. — Nous demandons au malheureux ce qu’il éprouve : « Hélas ! nous répond-il, on a voulu me guérir, voilà mon mal. » — Nous l’invitons à s’expliquer ; alors il prend vous savez quel siège, et s’écrie :

« Ah ! mes frères qu’avez-vous fait là ? — Vous avez provoqué les Animaux à écrire ; mais on a exagéré vos conseils : plusieurs d’entre nous se sont mis à penser. Ils rêvent même de poésie, arts, science ; que sais-je encore ? Ces fous s’imaginent que pour découvrir tout cela, il suffit de s’éloigner du naturel et de notre instinct si sublime quoi qu’on en dise. — Le Rossignol chantait ; un Âne s’est donné une mission d’inventer la musique et de la mettre à la portée des Chats. La civilisation les déborde. — Dieu, qui veut les arrêter sans doute, vient de leur envoyer une idée terrible : les Animaux, vos amis, vos frères, sont dégoûtés de mourir de leur belle mort ; ils ont résolu de fonder une médecine, une chirurgie animale. Déjà ils se sont mis à l’œuvre. Voyez : je n’ai plus que la peau et les os, et je sors de me commander des béquilles. »

Le Renard, qui se trouve de rédaction ce jour-là, propose au blessé de se rafraîchir. Celui-ci accepte ; alors le Renard lui fait apporter une plume et de l’encre, et le prie d’écrire sa mésaventure pour l’édification de la postérité. Le Chien obéit par habitude, seulement au lieu d’écrire il dicte :

« Je suis juste, dit-il, et ne veux rien cacher. Il y avait depuis longtemps, parmi les Hommes, certains individus appelés, je crois,… vétérinaires, et qui, en conscience, nous abîmaient. Nous n’étions pas plutôt entre leurs griffes, qu’ils nous saignaient, purgeaient, repurgeaient, et surtout qu’ils nous mettaient à la diète. Je me plains particulièrement de ce dernier trait. Vous souriez ; vous me soupçonnez de gourmandise. — Pourquoi aime-t-on mieux croire aux défauts de son semblable qu’à ses besoins ? On n’ose pas lui reprocher de vivre, mais on lui sait mauvais gré d’avoir faim. — Si je me plains, encore une fois, ce n’est pas par gourmandise, mais cela humilie d’être mis au régime comme un simple et vil écolier malade de paresse, et qu’on traite par l’économie domestique. Je contribuai beaucoup, je m’en accuse, à faire nommer une commission chargée d’ouvrir une enquête et de constater les faits. Vous ne devinerez jamais sur quels imbéciles,… pardon, messieurs, je voulais dire sur quels Animaux les choix tombèrent : sur des Linottes et sur des Taupes. Il est vrai qu’on leur recommanda l’attention et la clairvoyance. La commission, pénétrée de cette vérité fondamentale, que les malheureux n’ont guère les moyens de rester désintéressés dans leurs plaintes, imagina de s’adresser exclusivement aux personnes présumées coupables. Je ne sais ce qui se passa, mais bientôt une bonne majorité, composée de tous les Animaux qui n’avaient rien écouté, décida que l’affaire était entendue. Un rapporteur fit un méchant travail dont il fut magnifiquement récompensé, et toute la commission après lui : et ce fut tout. Mais j’aboyai, je hurlai, je fis le mécontent ; beaucoup de mes voisins et amis crurent me devoir de faire comme moi ; l’agitation devint générale ; les Animaux versés en politique crurent un instant qu’ils assistaient au spectacle d’un peuple trop heureux sous une dynastie trop généreuse. »

— Gazez, mon bon ami, gazez donc, interrompt le Renard ; tout arrive et tout s’en va, il faut donc ménager tout par prudence ou par générosité.

« Bref, reprend Médor intimidé (Médor, c’est le nom de notre héros), nous convînmes de former des écoles de médecine secrètes, et des facultés de chirurgie clandestines sous la présidence du Coq d’Esculape et du Serpent d’Hippocrate. — Il s’agissait de s’instruire, tout le monde voulut enseigner. Chaque Animal, dont une partie quelconque, un détritus, un débris avait autrefois été usité en médecine, prétendit créer la science et imposer son système. Lorsque chacun énumèra ses titres, il se trouva, chose étrange et dont je ne veux pas abuser contre le genre humain, que toutes les bêtes, depuis la plus petite jusqu’à la plus grosse, que toutes les espèces, depuis la meilleure jusqu’à la plus malfaisante, avaient autrefois été proposées et servies par les médecins des Hommes comme panacées universelles. Croiriez-vous qu’ils ont osé prescrire, c’est leur mot, le bouillon de Tortue contre la langueur, et la gelée de Vipère contre la malignité du sang ! »

— Médor, vous êtes instruit, et si jamais nous ajoutons une Académie des sciences à notre journal, vous en serez.

— De l’Académie, prince ?

— Non, de notre journal ; pour qui vous prenez-vous ? Continuez.

« Vous n’avez pas perdu de vue, messieurs les rédacteurs, que votre très-humble serviteur s’était principalement révolté contre la diète, et qu’il n’avait pas songé à la science, Dieu merci. Quelle ne fut pas sa douleur en se voyant incompris, dépassé par des ambitieux qui voulaient des honneurs, lorsqu’il ne désirait, lui, qu’un régime un peu moins sévère ! Comprenez-vous, par exemple, un copiste, un Belge, un Singe se posant en fondateur scientifique, et s’écriant : « À moi la toge ! La médecine gymnastique fut la première inventée après celle des registres publics, des recettes superstitieuses et des sacrifices. Un savant grec, Herodicus, guérissait tout, même la fièvre et la paralysie, par la gymnastique et les gambades médicinales. Mes droits sont clairs, sans compter que mes aïeux se sont prêtés de force à la fantaisie qui poussa Galien à disséquer une foule de Singes afin de bien connaître les Hommes. »

« Indigné qu’on osât invoquer des noms d’Hommes, je demandai la parole, et je dis… »

— Est-ce long ? demanda le Renard.

— Cela fera, seigneur, ce que cela fera ; voilà tout ce que je puis vous affirmer, en conscience.

— Vous êtes honnête ; cela ne peut vous mener loin aujourd’hui. Continuez donc.

« Mes frères, si nous nous préoccupons de la conduite des Hommes et de leur remèdes, nous ne produirons que plaies et bosses. J’ai entendu dire par un sage, que j’ai jadis accompagné, moi tout seul, jusqu’au cimetière, que le sublime de la philosophie était de nous ramener au sens commun ; j’incline à penser que le sublime de l’art de guérir serait de revenir à l’instinct. — Ces mots bien simples, on les trouvera pitoyables. »

— En définitive, fait observer le Renard, il eût été ridicule de se donner tant de mal pour trouver une chose simplement raisonnable et sensée ; puisqu’on voulait fonder un art, il ne fallait pas se préoccuper platement de la nature…

— C’est évident, murmure un Ours venu là pour s’abonner.

Médor se gratte l’oreille, et continue en baissant la voix :

« Ma réflexion fut blâmée ; quant à moi, je fus vilipendé, battu comme un incendiaire ; lorsque je voulus lever les pattes au ciel pour protester de mon innocence, il s’en trouva une de cassée. Alors mes collègues me demandèrent ironiquement quel remède l’instinct et le sens commun indiquaient en cette circonstance ; mais comme ils avaient eu soin de me frapper d’abord sur la tête, je ne sus pas répondre, et restai convaincu d’imbécillité. »

— Ma foi, c’est très-logique, dit le Renard.

« On me mit au lit, sur la paille ; je vis entrer bientôt dans ma chambre une Sangsue, une espèce de Grue, un Animal hétéroclite, une Cantharide, et un Paresseux qui se trouva assis avant même d’être arrivé. Le monsieur hétéroclite, personnage sec, froid, confortablement vêtu, déclara la séance ouverte, et qu’il s’agissait de me tirer du mauvais pas où j’étais, de me sauver. Je me crus mort. Mais une vraie Truie, que l’on m’avait donnée pour garde-malade, entreprit de me rassurer en me disant : « N’ayez pas peur, les bons s’en vont, les mauvais restent.

« — Commère, lui répliquai-je, de quoi vous mêlez-vous ? on ne vous a pas placée auprès de moi pour me desservir… au contraire ; » et je m’agitai sur mon grabat.

« Alors la Sangsue prétendit que j’avais le délire, et annonça de me prendre à la gorge. Heureusement la Cantharide s’aperçut que je tirais la langue, et démontrant que j’étais exténué, proposa de me procurer, ce qu’elle appelait une petite surexcitation.

« — Taisez-vous, ma chère, répondit à la Cantharide l’espèce de Grue dont j’ai déjà parlé ; votre opinion ne saurait avoir la moindre autorité ; vous manquez absolument de poids ; il faut six mille quatre cents de vos semblables pour former une misérable demi-livre. Pensez-y donc.

« — Votre opinion, cher Paresseux ? demanda le personnage hétéroclite.

« Le Paresseux bailla : "J’a… attends. »

« — Monsieur, répliqua le froid personnage, monsieur fait apparemment de la médecine expectante ; sa pratique est une méditation sur la mort

« — Tiens, grogna la Truie en elle-même, cet honnête monsieur a volé mon premier maître qui s’appelait Asclépiade, et disait cela de la pratique d’Hippograte.

« — Quant à moi, formula gravement le précédent interlocuteur, je pense que l’humidité aux pieds, à la tête, à la poitrine, à l’abdomen et à tous les membres en général, cause plus de deux tiers des maladies…

« Le Veau marin haussa les épaules.

«… Aussi, je ne sors jamais qu’en voiture, et ne marche que sur des tapis. Je regarde tous ceux qui vivent en dehors de ces conditions-là comme des exceptions ; mais je ne tiens qu’à la règle. J’ai dit… Et maintenant qui nous paiera ?

« — Et nous ? répondit une voix du dehors.

« — Qui, vous ?

« — Nous les chirurgiens animaux, qui venons réclamer le malade comme à nous appartenant de plein droit, puisque nous pouvons seuls le tirer d’affaire ; ouvrez, ou nous allons scier, couper la porte, comme s’il ne s’agissait que d’un membre.

« La porte s’ouvrit, et la Scie entra suivi de son cortége ; elle montra ses dents aiguës, me tâta le pouls à l’oreille, et l’on fit cercle autour de l’opérateur.

« À cette vue, il était bien naturel de s’évanouir, je le fis de mon mieux. Mais les extrêmes se touchent ; de l’évanouissement au délire il n’y a qu’un pas : je devins comme fou. Je ne sais où mon imagination alla chercher ses images, mais je me vis à l’hôpital. Et d’abord je n’étais plus seul dans ma chambre ; je n’étais plus Médor, j’étais trente-trois. »

— C’est beaucoup ; mais qu’est-ce que cela signifie ?

« C’est-à-dire que plusieurs animaux formaient une collection de malades, et que pour nous reconnaître, pauvres victimes, on nous avait numérotés comme de hideux cabriolets. J’étais donc 33 ; quant à mon voisin 34 !… il n’était plus.

« Enfin la scène s’assombrit encore. Dans le fond, à l’endroit que les artistes appellent, je crois, le second plan, j’aperçus un horrible tableau : des créatures se dépeçant, se disséquant les unes les autres ! La salle à manger était ornée de squelettes et d’ossements. Qu’avait-on fait de la chair ? »

— Ces ossements étaient sans doute fossiles, mon ami ; vous calomniez vos concitoyens. Mais vous êtes libre, continuez.

« Je voulus aboyer au scandale, à la profanation, au sacrilège ; mais le Requin, me mordant l’oreille jusqu’au sang, me recommanda le calme, la résolution, accompagnée de beaucoup d’espérance. « Vous tâcherez d’abord, me dit-il, de ne rien comprendre à la clinique. — C’est déjà fait, lui répondis-je. — Moi, je vais faire à ces messieurs ici présents, et qui tous brûlent de vous voir sur pied, l’histoire de votre accident ; pronostic, diagnostic, symptomatologie, séméiologie, diététique, et, je crois encore, numismatique ; rien, absolument rien, n’y manquera. Si vous n’en êtes pas immédiatement soulagé, nous ne nous amuserons pas à discuter comme ces fades médecins, dont nous nous sommes, Dieu merci, séparés, sur le strictum et le laxum, sur les humeurs, la pituite, les pores et les 66,666 sortes de fièvres spécialement affectées à l’organisation animale ; nous ne nous préoccuperons ni d’Aristote, ni de Pline, ni d’Ambroise Paré, un misérable idéologue qui disait : « Je te pansay, Dieu te guarit. » Non, ce n’est pas là notre affaire ; notre patron, notre modèle, c’est Alexandre. Resserrer, relâcher les tissus… fi donc ! Alexandre ne resserra ni ne relâcha le nœud gordien : il le coupa.

« — Vive Alexandre ! s’écrièrent les Vautours, les Rats, les Corbeaux, qui formaient l’auditoire.

« — Vous m’avez compris, continua le Requin ; il ne me reste plus qu’à prendre l’avis de ma confrère la Scie, dont j’estime les doctrines bien que je les applique autrement, et nous allons inciser les muscles, scier les os, enfin guérir le malade…

« — Ils vont me tuer ; plutôt la mort ! pensai-je dans mon égarement. »

— Et, vous fîtes le mort ? demanda le Renard.

« Voilà précisément, ce que prétendit le Requin, lorsque je ne sais quelle bonne petite bête, cachée dans un coin, voulut faire observer qu’il serait indécent d’abuser de mon état.

« Toutefois les plus petits incidents retardent souvent les plus grandes résolutions… »

— Répétez, dit le Renard avec un grain d’ironie.

« Toutefois, prince, les plus petits incidents retardent souvent les plus grandes résolutions. L’opérateur mécontent tomba, non pas sur celui qui l’avait interrompu, mais sur son voisin, auquel il reprocha d’emporter la charpie de l’hôpital pour en garnir le nid de ses maîtresses.

« Alors un grand Vautour, étudiant de province, comme il était facile de le reconnaître à son manteau de 150 kilogrammes et à son infâme casquette placée en arrière, osa avancer que la profession d’étudiant était chose éminemment libérale, et que les maîtres ne devaient pas intervenir dans la vie privée des élèves. Sous le régime de la Charte, il n’y avait rien à répliquer. Le grave Requin sentit qu’il fallait effacer jusqu’au dernier souvenir de sa défaite : « Messieurs, dit-il, puisque le malade ne nous permet pas l’opération pour aujourd’hui, et qu’il faut ajourner les considérations pratiques, permettez-moi d’aborder un moment les considérations morales de notre sujet… »

— Morales !… On vous flattait, mon cher.

« Vous trouvez ? c’est possible ; mais j’allais beaucoup mieux, je vous le jure. J’entendis très-distinctement le petit sermon que voici en abrégé : « Chers élèves : Le médecin philosophe tient en quelque chose de la nature de Dieu ; notre profession est un sacerdoce ; vous le savez, dans la première antiquité, l’art de guérir était exercé par des prêtres ; c’est qu’il exige plus que des talents, il veut des vertus… »

« — Oh ! oh ! firent quelques étudiants de première année.

« — La médecine redeviendra un sacerdoce, ou, si vous aimez mieux, une fonction sociale ; les médecins présideront à l’hygiène publique ; moins il y aura de malades, plus la médecine sera honorée, récompensée. Ce monde, pour arriver au progrès, doit donc être renversé. — Aussi bien, mes frères, hâtons de tous nos efforts l’adoption de cette doctrine de la plus grande rétribution selon la plus petite clientèle : car, évidemment, les malades s’en vont, ou plutôt les médecins arrivent en si grand nombre, que chaque famille a son Esculape. Où allons-nous, mes amis ? que ferons-nous, lorsqu’il y aura un médecin à chaque étage, dans la cabane, sur les toits, sur les branches ? — Les études sont pénibles, coûteuses ; mais les étudiants sont intrépides. — Misère ! misère ! résultat inévitable de tant de sacrifices, récompense imprévue de tant de peines !…

« — Mais, interrompit le Vautour, vous n’êtes pas malheureux, mes maîtres. Votre prétendue sollicitude n’est qu’égoïsme, au fond, et voracité pure.

« — Et puis, chanta je ne sais quel Oiseau, il ne faut calomnier ni la misère ni la souffrance ; elles précèdent toujours le génie, sans compter qu’elles en sont parfois encore l’expiation. Quant à moi, je l’ai éprouvé — comme tout le monde : oui, la vie est dure, mais Dieu n’a pas cessé d’être tout-puissant. La neige couvrant jusqu’au brin d’herbe, et ne laissant pas apercevoir, sous toute l’étendue des cieux, la moindre graine, ne m’a pas fait douter un seul instant des fleurs et des fruits qui devaient revenir. J’ai connu la faim, et jamais le désespoir ! Qu’importe le grand nombre dont on veut nous effrayer, l’espace est encore plus grand !

« — Vive la joie ! reprit un Corbeau. La misère ! mais c’est la poésie des mansardes, comme la mansarde est le palais des étudiants. Si la vie devient demain plus difficile, demain nous monterons encore d’un étage… plus près du ciel. Une idée ! mes amis. Voulez-vous savoir comment je regarde l’étage supérieur des maisons de Paris ? C’est à mon avis, la tête, le cerveau de cette grande ville… le cerveau, et même un peu aussi le cœur. C’est là qu’on pense, c’est là qu’on rêve, c’est là qu’on aime, en attendant qu’on descende au premier étage végéter d’ambition et de richesse ; car notre maître a beau dire, il prouve lui-même, par ses succès et son peu de mérite, qu’il n’est pas déjà si difficile de devenir riche et de parvenir.

« — Ah ! voilà, reprit le Requin ; les exceptions vous séduisent et vous éblouissent ; vous oubliez qu’un seul heureux est le produit d’un millier de dupes et de plus de cent misérables ; vous ignorez, tristes savants, qu’il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus. Un Homme a prétendu, je le sais bien, que le soleil éclaire nos succès, et que la terre s’empresse de recouvrir nos bévues ; des niais ont reproduit ce mensonge. La vérité, mes amis, c’est que le soleil éclaire l’ingratitude des convalescents, ou des héritiers, et que la terre recouvre bien vite nos plus belles cures chirurgicales.

« Comme le discours devenait sérieux et profitable, l’auditoire se dégarnit rapidement.

« Ce fut à ce moment-là aussi que la raison et le sang-froid me revinrent tout à fait, je me retrouvai en face des premiers médecins que vous savez ; mais j’aperçus pour la première fois parmi eux un Animalcule, un Ciron exaltant la médecine homœopathique ; il proposait à ses collègues de me faire avaler un atome invisible dans un adjuvant impalpable ; ce qui ne tarderait pas à me procurer un bien-être imperceptible.

« La Grue fit observer qu’il s’agissait d’une patte cassée, et proposa des éclisses. « Tout le monde ajouta la Cantharide, n’est pas habitué à marcher sur des échasses. » Ici la discussion prit une face nouvelle, et mes ennemis se divisèrent.

« — Je vous l’avais bien dit, murmura la Truie à mon oreilles. Les voilà qui se querellent, vous êtes sauvé ; s’ils s’étaient entendus, vous étiez mort. Mais les bons s’en vont…

« — Suffit, madame, lui répondis-je en employant toujours à dessein une expression impropre, suffit ; et j’enfonçai ma tête sous la couverture… Je m’aperçus alors que, malgré ses rideaux blancs, mon lit n’était qu’un misérable lit de sangle, un grabat d’artiste ; que rien ne m’empêchait d’en sortir par le pied, et de m’enfuir pendant que la docte assemblée réfléchissait les yeux à demi fermés. Aussitôt pensé, aussitôt fait : je m’enfuis, et me voilà. Mes sauveurs en sont encore à délibérer sur une couverture… »

Ayant dit, le pauvre invalide nous fait sa révérence, et s’en va clopin-clopant. On n’a jamais vu d’auteur de Mémoires plus insouciant de l’avenir de son œuvre. C’est un exemple à empailler.

Nous prions les personnes qui auraient des nouvelles de Médor de ne pas nous en donner. Les Animaux, toujours occupés aux préliminaires de la liberté, n’ont pu fonder de salles d’asile, ni d’hospices. — Ne pouvant secourir notre semblable, nous ne voulons pas en entendre parler. Ce serait encore là de l’humanité, si nous en croyions les Hommes, ces monstres qui s’étouffent et se dévorent les uns les autres, et qui ont osé écrire, je ne sais où, par une hypocrisie détestable : « Après un baiser à ceux qu’on aime, rien n’est plus doux qu’une larme à ceux qui nous ont aimé. »

Pierre Bernard