Scènes de la vie mexicaine
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 820-848).
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SCENES DE LA VIE MEXICAINE.




FRAY SERAPIO.




I. - LE COUVENT DE SAINT-FRANCOIS

Dans notre société actuelle, qui a si complètement rompu avec les principes et les traditions du moyen-âge, on peut difficilement se faire une idée de l’influence qu’exerce le moine au Mexique et du lien étroit qui unit encore dans ce pays le cloître au monde. Si ce lien n’existait, à vrai dire, le tableau bigarré qu’offre la population mexicaine perdrait un de ses plus grands charmes, qui est d’opposer sans cesse aux types, aux usages du XIXe siècle, les types et les usages du temps de Philippe II. A côté de ces hommes qui portent l’épée, de ces femmes vêtues comme les contemporaines de Pizarre et de Cortez, de ces Indiens aux jambes nues chaussées de sandales antiques, le froc du religieux apparaît, non pas comme une anomalie, mais comme un poétique souvenir de plus. Cette figure austère ne trouble pas l’ensemble, elle le complète. Solennelle ou familière, l’intervention du moine dans les attende la vie mexicaine est de tous les jours, presque de tous les instans. Sans parler des cérémonies religieuses multipliées qui font serpenter dans les rues de longues processions monastiques, des règles claustrales généralement indulgentes permettent aux habitans des cloîtres de sortir presque à toute heure, et de prendre, avec une aisance parfaite, leur part des jouissances mondaines. On comprend quel élément pittoresque s’introduit dans la société avec cette foule immense que laissent échapper chaque jour d’innombrables couvens, et où tous les ordres sont représentés depuis le froc noir du dominicain jusqu’au froc blanc du mercedario.

Si les classes élevées de la société mexicaine ont échappé en partie à l’influence des moines, la classe moyenne les écoute encore avec la même vénération superstitieuse qu’il y a un siècle. La bizarre éloquence des sermonnaires du moyen-âge a gardé là un fidèle auditoire. Le prédicateur mexicain ne recule dans sa fougue devant aucune métaphore ; il marie l’emphase au cynisme avec une témérité sans égale : tantôt c’est Dieu qu’il représente se faisant du soleil une monture et de la lune un étrier[1] ; tantôt c’est un récit graveleux auquel il soude avec un imperturbable aplomb une moralité religieuse. Descendu de la chaire ou du confessionnal, ce même homme qui vient de prêcher l’ascétisme va égayer par ses bons mots ou par ses chansons quelque tertulia de bas étage. Il pousse la sollicitude pour ses pénitentes jusqu’à diriger leur toilette, il donne des conseils très goûtés sur l’achat d’une parure nouvelle ; il fait plus, il se charge lui-même de l’emplette, et on le voit fréquenter assidûment les boutiques de modes, où son approbation est sans appel comme ses critiques. Le plus souvent, ce qui l’amène en pareil lieu, ce n’est pas une complaisance désintéressée, et plus d’un de ces frivoles achats n’est qu’un tribut payé à la vie de famille dont le révérend père supporte volontiers les charges à condition d’en goûter clandestinement les joies. Excepté peut-être à son couvent, le moine est partout. Courses de taureaux, combats de coqs, jeux, spectacles, tout l’attire, tout lui est une occasion de faire admirer sa verve et son entrain. Et qu’on ne croie pas que ces mœurs faciles portent la moindre atteinte à l’autorité du prêtre et du directeur spirituel ; les Mexicains comprennent à merveille l’alliance de la dévotion et des plaisirs mondains. Quand le moine regagne le soir son couvent après une journée gaiement employée, il voit les passans attardés s’agenouiller devant lui avec le même respect que si le plus étrange contraste n’existait pas entre sa conduite et ses pieux discours.

Le caractère et les habitudes du moine mexicain étant connus, on ne s’étonnera pas trop de l’incident qui me mit en relations avec un des plus joyeux membres de cette grande famille monastique, le révérend fraye Serapio. La curiosité m’avait conduit à une fête populaire des environs de 11exico, la fête de San-Agustin de las Cuevas, petite ville à seize kilomètres de la capitale. Cette fête, pour laquelle Mexico est déserté pendant trois jours, réunit l’élite des joueurs mexicains, et quiconque n’y joue pas y est mal vu. J’avais donc suivi l’exemple que me donnaient les nombreux promeneurs attirés à San-Agustin, et je m’étais assis à une table de jeu. J’avais pour vis-à-vis un franciscain d’une taille athlétique, et je n’oublierai jamais sa figure basanée, son regard perçant, son front rasé couronné de cheveux crépus comme la crinière d’un bison. C’était un vrai soudard sous la robe d’un moine. Victime d’une veine obstinément contraire, je ne pus m’arrêter long-temps parmi les joueurs, et je me levai après avoir vu mon dernier enjeu disparaître dans la poche du moine. J’errai quelques instans dans les rues du village, poursuivi de tous côtés par le tintement des quadruples et des piastres, puis je remontai à cheval et je repris fort mélancoliquement le chemin de Mexico ; mais à peine étais-je à moitié de la route, que je m’arrêtai fort embarrassé. Une barrière de péage s’élève à mi-chemin entre Mexico et San-Agustin. Or, près d’arriver à cette barrière, je venais de m’apercevoir que je n’avais plus en poche le réal nécessaire pour acquitter les droits. Voulant me donner le temps de réfléchir, je mis mon cheval au pas, mais la fatale barrière se rapprochait de plus en plus. Au moment où je m’apprêtais à rebrousser chemin, le hasard fit paraître derrière moi le franciscain qui venait de vider ma bourse. L’heureux joueur m’adressa quelques paroles de politesse auxquelles je répondis de la façon la plus courtoise. Il m’offrit de m’accompagner à Mexico, et le secret espoir de passer la barrière aux dépens du franciscain fut pour quelque chose, je dois l’avouer, dans l’empressement avec lequel j’acceptai cette offre. Je crus en même temps devoir féliciter mon compagnon sur son heureuse veine. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre aussitôt s’écrier en soupirant :

— Hélas ! j’ai tout laissé là-bas, je n’ai rien, plus rien que des dettes. Et même, s’il faut tout vous dire, je compte sur vous pour payer mon passage à la barrière !

Le moine me donnait l’exemple de la franchise, je lui avouai donc sans hésiter que j’allais lui demander précisément le même service. Le franciscain partit alors d’un éclat de rire de si bon aloi, que, malgré ma déconvenue, je me laissai gagner un moment par cette folle gaieté, et ne repris qu’assez péniblement mon sérieux. Enfin, nous pûmes tenir conseil. Les expédiens les plus bouffons furent tour à tour proposés et rejetés. Après une assez longue délibération, il fut décidé qu’on franchirait la barrière au galop sans payer. — La première fois que nous repasserons, nous paierons double, dit le moine. Ce cas de conscience ainsi réglé, il piqua des deux ; je le suivis, et bientôt nous eûmes laissé derrière nous les gardiens du passage, auxquels un épais nuage de poussière dérobait nos chevaux lancés à fond de train. On comprend qu’une fois à Mexico, nous ne nous séparâmes pas sans être convenus de nous revoir. Une partie de cartes, un tour de force d’équitation, c’étaient d’assez bizarres débuts, on l’avouera, pour une liaison formée avec un moine.

Des relations ainsi commencées promettaient d’être piquantes, et peu de jours après cette rencontre je me dirigeai vers le couvent de San-Francisco, qu’habitait mon compagnon d’aventures. Après cette première visite, je revins souvent, d’abord pour le franciscain, puis pour le couvent même, un des plus beaux du Mexique. Fray Serapio, il faut le dire, était rarement dans sa cellule ; mais son amitié m’assurait toujours un bon accueil dans le monastère, dont la bibliothèque offrait à mes recherches d’inépuisables trésors. La vie claustrale se montra ainsi à moi tour à tour facile et riante sous les traits joyeux du franciscain, ou sévère et morne dans les poudreuses archives du couvent. Il y avait là une double étude à faire, et le cloître de San-Francisco ne devait pas lasser promptement ma curiosité.

Aucune des communautés religieuses disséminées sur le sol du Mexique n’est aussi riche, aussi puissante que celle de Saint-François. Le vaste emplacement qu’occupent les couvens de franciscains, les murailles épaisses qui les entourent, les dômes nombreux qui les couronnent, indiquent assez l’ordre souverain, celui dont, pour ainsi dire, relèvent tous les autres. Le monastère où le hasard m’avait introduit est à la fois digne de la communauté qui l’a fondé et de la capitale qui le compte parmi ses plus remarquables monumens. La rue de San-Francisco, qui mène au cloître de ce nom, est la continuation de la rue commerçante et fréquentée des Plateros. Le cloître, heureusement situé dans une des parties les plus animées de la ville, s’élève à l’extrémité de la rue San-Francisco et s’étend jusqu’à l’entrée de l’Alameda. Des murs épais, flanqués de contreforts massifs, donnent au couvent l’aspect d’une forteresse. Toutefois des clochers élancés et cinq coupoles de faïence émaillée, qui couronnent autant de chapelles, indiquent la pieuse destination de l’édifice. On arrive à la principale des cinq chapelles par une vaste cour dallée, toujours encombrée de curieux, de visiteurs, de fidèles ou de pauvres. Au-delà de cette première cour s’étend l’enceinte réservée aux moines. Des cloîtres gigantesques ornés de bassins à vasques de jaspe blanc, des jardins, des cours, la riche bibliothèque, neuf dortoirs, trois cents cellules, un réfectoire où trois cents convives peuvent trouver place, composent un ensemble à la fois imposant et magnifique, qui remplit et dépasse même l’attente excitée par l’aspect extérieur du couvent[2].

À mes heures de loisir, les dimanches surtout, j’aimais à me retirer dans la vaste et poudreuse bibliothèque du cloître, et à fouiller des archives ignorées des moines eux-mêmes. Deux livres entre autres, auxquels le milieu dans lequel je les lisais prêtait un charme étrange, m’avaient captivé complètement : l’un était un recueil de légendes merveilleuses, l’autre la collection des autos de fé ordonnés par l’inquisition mexicaine. Je m’oubliais souvent à les compulser. Ces atroces récits, que l’impassible chroniqueur terminait toujours par la formule sacramentelle : Laus Deo, finissaient, lorsque le jour baissait, par exercer sur moi une singulière fascination. Les sons lointains de l’orgue, les chants lugubres des moines, venaient parfois ajouter au prestige, et, dans l’ombre mystérieuse qui déjà envahissait la salle, je voyais apparaître les héros des légendes ou les victimes de l’inquisition. Quand je sortais de la bibliothèque pour me promener sous les cloîtres, les moines que je rencontrais dans les corridors assombris ne ressemblaient nullement à ceux que je voyais compromettre si gaiement la dignité du froc dans les rues de Mexico. La population des couvens est double : il y a des religieux encore assez jeunes pour tenir gaiement leur place à une table de monte ou dans une tertulia : ceux-ci ne sont presque jamais dans leurs cellules ; il y en a d’autres auxquels l’âge et les infirmités interdisent les distractions mondaines : ces derniers forment la population sédentaire, toujours peu nombreuse. Parmi les moines que je rencontrais dans les corridors de San-Francisco, il en était un surtout qui me semblait personnifier la vie claustrale avec tout son cortége de pratiques austères et de secrètes douleurs. C’était un vieillard au crâne luisant et jaune, aux yeux brillans d’un feu sombre sous le capuchon bleu ; une sorte de terreur se mêlait à la curiosité qu’il m’inspirait : on eût dit qu’une des mornes figures multipliées sur les murs du couvent par le pinceau des Rodriguez, des Cabrera et des Villalpando, était descendue de son cadre, animée d’une vie passagère.

Parfois aussi j’aimais à méditer dans le jardin, car la disposition d’esprit où je me trouvais durant mon séjour à Mexico était clé celles qui font rechercher la solitude. Depuis mon arrivée au Mexique, les années s’étaient ajoutées aux années, et je commençais à ressentir de sourdes atteintes de nostalgie. La constante sérénité d’un ciel qui n’était pas celui de la France ne faisait que redoubler ma tristesse. J’en étais venu à regretter, au milieu de la riche végétation du Nouveau-Monde, les violettes et les lilas, ces deux odorans symboles de la jeunesse qui s’épanouit et qui espère ; je me demandais tristement pourquoi Dieu avait refusé à ce climat où règne un printemps éternel les brumes mélancoliques de l’automne, cet autre symbole de la maturité grave et recueillie. Je soupirais même après les frimas de nos hivers. L’aspect du jardin était en harmonie parfaite avec les idées sombres que je ne pouvais éloigner. Les hautes murailles du couvent l’entouraient de tous côtés. Le soleil avait calciné les parois de briques sur lesquelles s’ouvraient les lucarnes des cellules désertes. L’herbe sauvage poussait partout au hasard sur le terrain ombragé de sycomores, de palma-christi et de manguiers. Une tonnelle ornée de plantes grimpantes était le but ordinaire de mes promenades. Là, sous un dôme fleuri où la passiflore, cette plante favorite des cloîtres, les jasmins et les clématites entrelaçaient leurs jets touffus, je passais de longues heures, rêvant à mon pays, à mes amis absens. Un charme mystérieux s’attachait pour moi à cette fraîche et rustique retraite. Une devise gravée sur le tronc d’un sycomore qui ombrageait la tonnelle avait souvent attiré mes yeux : In silentio et in spe erit fortitudo tua. Cette devise était-elle la dernière pensée du religieux qui avait élevé cette tonnelle et qui l’avait parée avec tant de soin, peut-être en souvenir de beaux jours trop tôt écoulés ? L’homme dont cette brève formule résumait peut-être la vie avait-il trouvé la force dans le silence et dans l’espoir ? L’ame se sentait en effet fortifiée, calmée surtout, dans cette solitude. Il y avait quelque charme à oublier le monde dans ce jardin inculte et sauvage, où les seuls bruits qui rappelassent la vie étaient le bruissement des colibris sur les rosiers, le tintement des cloches et les murmures affaiblis de l’orgue.

Le jardin était presque toujours désert. Un seul moine semblait partager ma prédilection pour ce paisible enclos et surtout pour la tonnelle, d’où je le voyais presque toujours s’échapper furtivement à mon approche : ce moine était le même que j’avais souvent observé sous les cloîtres avec une curiosité presque craintive. Quelquefois je le surprenais arrosant les plates-bandes, donnant ses soins aux fleurs qui bordaient les allées envahies par les hautes herbes. Mon imagination chercha bientôt à établir quelque lien romanesque entre le triste vieillard et la tonnelle abandonnée. Je résolus de lier conversation avec le religieux, cette conscience si tourmentée ne pouvait manquer d’avoir quelques curieuses révélations à faire ; mais des tentatives inutiles, bien que réitérées, pour arracher le sombre promeneur à sa taciturnité habituelle me détournèrent de donner suite à ce projet. Les mains croisées sous ses larges manches, la tête baissée, le moine pressait le pas, chaque fois qu’il me rencontrait, pour se soustraire plus vite à ma vue. Chaque fois aussi je suivais long-temps du regard cet homme, dont la figure intelligente et sévère contrastait vivement avec la physionomie hébétée des autres moines. Cette figure, qui trahissait tantôt un douloureux abattement, tantôt une exaltation fanatique, me rappelait tout ensemble les légendes merveilleuses et les récits lugubres que je lisais dans la bibliothèque du couvent. Devais-je m’en tenir à des conjectures sur ce singulier personnage ? Désespérant de l’amener jamais à rompre le silence avec moi, je résolus de questionner à son sujet fray Serapio, et c’est avec l’espoir de rencontrer le joyeux franciscain que je me dirigeai, un jour de la semaine sainte, vers une des plus riantes promenades des environs de Mexico, le canal de la Viga. Le désir d’apprendre l’histoire du moine inconnu était le principal motif de cette excursion, mais, chemin faisant, je devais recueillir sur les superstitions religieuses du Mexique plus d’une révélation que je ne cherchais pas.


II.- LE CANAL DE LA VIGA

De tous les points de la campagne de Mexico, nul n’offre un aspect plus différent, selon les saisons de l’année, que le canal de la Viga ; nul n’est tour à tour plus solitaire ou plus peuplé, plus bruyant ou plus silencieux. Ce canal, qu’alimentent les eaux de la lagune de Chalco, a environ huit lieues de long, il sert de voie de transport et de communication entre la ville qui a donné son nom à la lagune et Mexico. Une large et spacieuse chaussée, plantée de trembles et de peupliers, longe ces eaux dormantes, qui ne mêlent aucun murmure au bruit du feuillage. Si le promeneur qui suit cette chaussée n’apercevait à quelque distance les bâtimens du cirque des taureaux, et plus loin les tours de la cathédrale qui bordent l’horizon au pied des deux volcans, il pourrait se croire à cent lieues de Mexico. Quelques maisons de campagne dont les habitans sont presque toujours invisibles, les allées désertes de la Candelaria, chaussée rivale de celle de la Viga, des lagunes jetées çà et là au milieu d’une verdure humide, sur ces lagunes des chinampas[3] flottant comme de vastes corbeilles, quelques cabanes disséminées de vaqueros, puis une enceinte de collines dominée par la sierra, tels sont les principaux détails du paysage. Quant aux scènes qui l’animent, elles sont toutes d’accord avec la placidité de ce tableau tantôt c’est une pirogue qui glisse sans bruit sur les eaux du canal, tantôt ce sont des Indiens agenouillés sous quelque arceau de feuillage, devant un Christ qu’ils ornent de fleurs, et aux pieds duquel ils déposent leur offrande, à moitié païenne, d’oranges et de grenadilles. Les battemens d’ailes d’une aigrette qui plane au-dessus des eaux ou se perd dans l’azur du ciel comme un flocon d’écume, les abois de quelques chiens errans, troublent seuls le silence qui règne sous les frais ombrages de la chaussée.

A l’approche des fêtes de Pâques, l’aspect de cette promenade change complètement. Pendant les dimanches du carême, une foule bruyante l’envahit. La population de Mexico s’y donne rendez-vous. Le jour où je m’étais dirigé vers le canal était précisément le dernier dimanche du carême. Au moment où j’arrivais sur la chaussée, les promeneurs habituels du Paseo et de l’Alameda se pressaient dans les allées de la Viga ; mais ce ne fut pas cette cohue brillante qui attira surtout mon attention, ce fut le canal même. Ce jour-là, les roseaux si tranquilles de la rive ondulaient et s’entrechoquaient sous le remou continuel des eaux, agitées et fendues par une flottille d’embarcations. Des lanches, des canots, des pirogues, s’entrecroisaient partout, les unes portant à Mexico, pour la semaine sainte, des montagnes de fleurs qui laissaient en passant des traînées odorantes, les autres suivant ces cargaisons embaumées. Sur ces dernières, de joyeux navigateurs, couronnés de coquelicots et de pois de senteur, exécutaient en voguant les danses nationales au son des harpes, des flûtes et des mandolines. Des femmes à peine vêtues jetaient au vent, avec des gestes ardens, les œillets pourpres de leur coiffure et les refrains de leurs lascives chansons. Rien ne manquait à ces théories modernes pour rappeler les théories antiques, ni la limpidité du ciel, ni l’éclat des costumes, ni l’harmonie du langage. Tandis que les eaux du canal, transformées en un tapis de fleurs, n’offraient de tous côtés qu’un va-et-vient perpétuel de canots incessamment croisés, des groupes nonchalamment couchés sur la berge saluaient de la voix ou du geste chaque embarcation qui passait ; de bruyans défis s’échangeaient mêlés à de joyeuses clameurs. Plus loin, sous les vertes arcades des trembles, sur la chaussée ébranlée par le fracas des voitures et le galop des chevaux, le monde élégant de Mexico avait transporté le décorum des salons. Cependant des groupes d’ardens et sauvages cavaliers, vêtus du costume national, traversaient quelquefois cette foule parée, comme pour protester par leurs fougueuses allures contre le maintien raide des dandies habillés à la française. En un mot, sur le canal, c’était l’Amérique du XVIe siècle enivrée de son beau soleil ; sur la chaussée, c’était l’Amérique du XIXe siècle cherchant à modeler sa physionomie native sur le type effacé de l’Europe. Les Européens rendent d’ailleurs à l’Amérique politesse pour politesse, et ils affectent parfois de venir à la Viga sous le costume mexicain ; mais sous leurs habits d’emprunt on a bientôt reconnu l’Anglais, l’Allemand ou le Français. Je dois ajouter cependant que nos compatriotes du midi se distinguent entre tous les étrangers par l’aisance avec laquelle ils portent ce travestissement et réussissent à faire prendre le change sur leur nationalité.

Le crépuscule commençait à jeter des teintes plus sombres sur le ravissant tableau que je ne me lassais pas d’admirer ; lorsqu’un groupe de quatre cavaliers, en se rapprochant de moi, vint m’arracher à ma contemplation. Je ne pus d’abord distinguer les traits de ces cavaliers, dont la figure était à demi cachée sous de grands chapeaux et des mouchoirs flottans ; mais leur attitude me parut suspecte. Ces hommes, drapés de mangas et de sarapes, semblaient m’épier avec l’intention de me couper le passage. Je poussai mon cheval dans une contre-allée. Aussitôt les cavaliers piquèrent des deux et s’élancèrent vers moi. — Halte-là ! s’écria une voix menaçante, et au même instant les quatre cavaliers m’entourèrent. Ce n’étaient ni des voleurs ni des alguazils ; c’étaient tous des hommes dont j’avais pu apprécier souvent le caractère aimable et la joyeuse humeur. Dans l’un d’eux, je reconnus don Diego Mercado, étudiant en théologie du collége de Saint-Jean-de-Latran ; le deuxième était l’officier don Blas…, le troisième le seigneur don Romulo R… F…, brouillon politique qui ne pouvait voir en face de lui un gouvernement établi sans chercher aussitôt à le renverser, et qui, nonobstant cette faiblesse, se trouvait répandu dans la plus élégante société de Mexico ; le quatrième enfin était celui que j’aurais dû certes le moins m’attendre à rencontrer en pareille compagnie et sous un pareil déguisement : c’était le digne fray Serapio.

— Est-ce bien le révérend fray Serapio ? m’écriai-je aussitôt ; est-ce bien lui que j’aperçois sous ce costume de bandit ?

— Chut ! reprit le franciscain ; je voyage incognito, plus tard je vous dirai pourquoi.

— Bien, dis-je au moine ; j’ai à vous faire d’autres questions qui m’intéressent également.

— Vous êtes des nôtres, s’écria l’officier, et nous vous emmenons en caravane pour achever la semaine sainte ailleurs qu’à Mexico.

— Et où me menez-vous ainsi ? demandai-je.

— Vous le saurez quand vous y serez, répondit le seigneur Romulo. Je vous connais pour un chercheur d’aventures : eh bien ! je vous en promets, et des plus étranges.

C’était m’attaquer par mon côté faible, et j’acceptai sans plus m’inquiéter du but d’une semblable équipée. J’étais d’ailleurs en costume de voyage, et une excursion nocturne me séduisit tout d’abord. Nous fîmes encore un tour, puis, abandonnant la foule des promeneurs qui commençait à s’éclaircir, nous prîmes les allées de la Candelaria en remontant vers le nord. Resté en arrière avec fray Serapio, je renouvelai ma question au sujet de son déguisement. Dans les premiers temps de notre liaison, le franciscain se montrait avec moi plus défiant, plus mystérieux que je ne l’aurais voulu ; mais j’avais découvert un moyen sûr de mettre cet excès de circonspection en défaut. J’exaltais avec une feinte bonhomie les vertus chrétiennes de mon vénérable ami, et tout aussitôt fray Serapio, qui avait une prétention singulière chez un moine, la prétention du vice, répondait à mes éloges par des révélations fort peu édifiantes. Cette fois l’expédient me réussit comme d’ordinaire. Le franciscain m’avait assuré d’un air contrit qu’il ne s’était déguisé que par la volonté de Dieu.

— Comme toujours, vous avez obéi à cette volonté en respectueux serviteur, dis-je gravement.

Le moine s’inclina en mettant son cheval au pas.

— Il a plu à Dieu, reprit-il, que son serviteur se dépouillât de son habit pour sauver un chrétien près de quitter ce monde.

— Saint Martin ne donnait aux pauvres que la moitié de son manteau ; qu’était sa charité près de la vôtre ?

Le franciscain haussa les épaules.

— Hélas ! murmura-t-il, c’est un riche qui a mon froc, et je ne mérite pas d’être comparé à saint Martin.

— Je vous reconnais bien, c’est ainsi que les vertus les plus éminentes cherchent toujours à se rabaisser elles-mêmes.

Accablé de mes éloges, le moine renonça à dissimuler plus long-temps.

— Parbleu ! répondit-il d’un ton tout-à-fait cavalier, les gens dévots ont l’habitude de se faire enterrer dans des habits de moine ; plus ces habits sont usés et plus ils ont de prix à leurs yeux. Mon froc était, à ce compte, d’une valeur inestimable ; je l’ai donc vendu le double de ce que m’avait coûté un neuf, et, par-dessus le marché, j’ai pris dans la garderobe du moribond l’équipement que vous me voyez aujourd’hui.

Le soleil s’était couché, et la lune, qui se levait, éclairait devant nous la campagne déserte. Nous rejoignîmes d’un bond nos compagnons, qui nous précédaient. Arrivé au sommet d’une petite éminence, je jetai un dernier coup d’œil sur le canal et les plaines de la Viga, qui se montraient à mes yeux sous un aspect encore nouveau pour moi, l’aspect solennel d’une nuit tropicale. La lune éclairait les lagunes, le canal et la chaussée, devenus silencieux. Le calme le plus profond avait remplacé le mouvement et le bruit ; le silence n’était troublé que par les mugissemens éloignés des taureaux, redevenus possesseurs de leurs savanes. Les mouches à feu étincelaient dans les hautes herbes, et les feux des bergers brillaient seuls au milieu des pâturages.

III.- UN VILLAGE INDIEN

Il était nuit close. La lune, qui jusqu’alors avait éclairé la route, s’était entourée d’un cercle de sinistre augure, puis elle avait fini par disparaître sous les nuages noirs amoncelés à l’horizon. De temps à autre, un éclair jaunâtre sillonnait cette masse sombre et faisait ressortir, en s’éteignant, l’épaisse obscurité qui enveloppait la campagne. L’instinct de nos chevaux nous dirigeait seul au milieu des ténèbres. Les aboiemens des chiens errans signalaient et accompagnaient notre passage auprès des habitations isolées que nous rencontrions ; quelquefois notre cavalcade faisait lever des troupeaux de porcs qui se vautraient dans les anfractuosités du terrain, et ne se retiraient devant nous qu’avec de sourds grognemens. Au milieu de cette nature sauvage et à la lueur des éclairs de plus en plus fréquens, nous ressemblions plutôt à des routiers en campagne qu’à des promeneurs réunis pour une excursion joyeuse.

Nous avions déjà dépassé le village de Tacubaya, déjà nous étions engagés sur le chemin montueux qui mène à Toluca, et je ne savais pas encore où l’on me conduisait ; peu m’importait d’ailleurs, pourvu que nous pussions atteindre le but de ce voyage nocturne avant l’explosion de l’orage, qui s’annonçait par de lointains roulemens de tonnerre. Bientôt nous atteignîmes une éminence, qui s’élevait à la lisière d’une forêt de sapins. Là nous dûmes faire halte pour laisser un instant souffler nos chevaux. Les tourbillons de poussière que nous venions d’avaler nous faisaient sentir d’ailleurs le besoin de nous rafraîchir. Une outre remplie d’un vin épais de Valdepeñas, que l’officier don Blas portait à l’arçon de sa selle et qui passa successivement de main en main, servit pour le moment à étancher la soif ardente qui tourmentait chacun de nous. Je profitai de ce moment de répit pour interroger de nouveau mes compagnons de route sur le but de notre excursion. L’étudiant en théologie se chargea de satisfaire ma juste curiosité.

— Je suis invité, me dit-il, à passer mes vacances de Pâques dans l’hacienda d’un de mes amis, à une douzaine de lieues d’ici ; j’ai pensé qu’il ne lui serait pas désagréable de recevoir quelques hôtes de plus, et je ne doute pas que vous ne soyez les bien-venus à l’hacienda.

De son côté, le seigneur don Romulo n’était pas fâché de laisser se calmer, pendant son absence, l’agitation causée par un pamphlet assez violent qu’il venait de lancer contre le gouvernement de la république ; puis, sachant que les ruines d’un couvent célèbre, le Desierto, se trouvaient sur notre route, il avait été bien aise de les visiter en passant. L’officier espérait ne rencontrer dans le Desierto ou à l’hacienda aucun de ses créanciers, et devait se plaire partout où ils ne seraient pas. Quant à fray Serapio, il me confia que, hors d’état pour le moment d’acheter un nouveau costume monastique, il avait accepté avec empressement l’invitation de son ami don Diego Mercado.

— J’avais cependant retiré cent piastres de mon vieux froc, ajouta mélancoliquement le franciscain, qui venait de porter une seconde fois à ses lèvres l’outre de Valdepeñas.

— Voilà où vous mène votre charité, dis-je à fray Serapio ; vous les aurez distribuées en aumônes.

Mon cher ! (c’étaient les seuls mots français que fray Serapio sût prononcer, et. il les plaçait par conséquent à tort et à travers), sachez donc, une fois pour toutes, que je ne mérite pas vos éloges. J’étais né pour être soldat, et c’est contre ma volonté qu’on m’a fait moine.

Puis ne tardant pas, selon son habitude, à compléter sa confession, le franciscain m’avoua qu’au moment d’acheter un froc neuf, une distraction inconcevable lui avait fait convertir son argent en une foule d’objets inutiles à la toilette d’un homme, et surtout à celle d’un religieux, objets dont il n’eût su que faire si… Fray Serapio acheva ses aveux à mon oreille. L’outre de Valdepeñas se trouvant à moitié vide, nous nous remîmes en route. De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, et l’orage, on n’en pouvait plus douter, allait éclater dans toute sa fureur. Il ne nous restait qu’une seule ressource, c’était de pousser en avant. Stimulés par un secret instinct, nos chevaux avaient repris leur allure rapide. Parfois seulement ils s’écartaient ou s’arrêtaient brusquement, effrayés par les formes fantastiques de quelque racine saillante, ou par le retentissement soudain du tonnerre ; mais ce n’étaient que de courtes haltes, après lesquelles notre course effrénée recommençait de plus belle. Nous aperçûmes enfin, au milieu d’une plaine, la lumière d’un petit village indien, dont une lieue nous séparait encore. Cette lieue fut franchie en quelques minutes, et nous entrâmes dans le village, bruyamment salués par une centaine de chiens affamés qui se suspendaient en hurlant à la queue de nos chevaux. Notre arrivée mit tout en émoi. Des figures cuivrées paraissaient et disparaissaient sur le seuil des cabanes. Nous nous demandions, assez inquiets, s’il ne fallait pas renoncer à trouver un gîte au milieu d’une population qui cherchait à se barricader contre nous, lorsque fray Serapio, ayant saisi un Indien par sa chevelure flottante, parvint à se faire indiquer une espèce d’auberge vers laquelle nous nous dirigeâmes.

A peine nous étions-nous arrêtés devant l’hôtellerie, qu’un grand drôle, très reconnaissable à son teint pour un de ces métis si nombreux au Mexique, entrouvrit un des ventaux de la porte, retenu par une chaîne de fer suivant l’usage : c’était le maître de l’auberge qui venait parlementer avec nous.

— Je n’ai ni écuries, ni maïs, ni paille à offrir à vos seigneuries, dit le métis d’un air rébarbatif ; ainsi vous ferez bien de passer votre chemin.

— Va-t’en au diable, dit l’officier, avec ta paille, ton maïs et tes écuries ! nous n’avons besoin que d’une chambre telle qu’il la faut à des chrétiens et à des officiers. Ouvre, ou j’enfonce ta porte.

Et à l’appui de cette injonction, le capitaine don Blas donna contre la porte un coup de sabre si furieux, que le huesped intimidé laissa tomber la chaîne ; puis, s’excusant sur la dureté des temps, qui mettait tant de malfaiteurs en campagne, il nous conduisit dans une chambre qui ressemblait fort à une écurie.

— J’espère, s’écria don Romulo en portant son mouchoir à son nez, que nous ne passerons pas la nuit dans ce bouge infect !

— Vous êtes difficile, mon cher, répondit fray Serapio ; cette chambre me semble fort convenable.

En dépit de cette assertion, il fut décidé qu’aussitôt l’orage passé nous remonterions à cheval. Nous restâmes sur pieds, prêts à continuer notre route dès que la tempête serait calmée, afin d’arriver le plus tôt possible à l’hacienda, où une réception plus hospitalière nous était promise. Il s’agissait d’une heure ou deux d’attente, et je pensai que l’occasion était bonne pour demander à fray Serapio quelques détails sur le moine mystérieux que j’avais rencontré dans le jardin de San-Francisco. À ma première question : — Je devine de qui vous voulez parler, répondit fray Serapio en secouant la tête ; c’est fray Epigmenio que vous avez vu sous la tonnelle, dans le jardin du couvent, dont il est avec vous le seul visiteur. Un procès avec l’inquisition a tourné la tête de ce malheureux, et depuis cinquante ans sa vie n’est qu’une longue pénitence.

— Eh bien ! je vous l’avouerai franchement, repris-je, j’avais pressenti qu’il y a dans la vie de cet homme quelque douloureux mystère. C’est sur vous que je comptais pour le pénétrer ; c’est vous que je cherchais quand le hasard nous a réunis dans les allées de la Viga.

Le moine allait répliquer, quand un bruit extraordinaire se fit dans la cour de la posada, que des torches éclairèrent d’une lueur rougeâtre. Presque en même temps un homme reconnaissable à sa figure cuivrée et à son costume pour un Indien entra, suivi de plusieurs habitans du village, brandissant les uns des torches, les autres des bâtons noueux. Quelques-uns portaient même des arcs et des flèches dans des carquois de jonc tressé. L’Indien qui paraissait le chef de la troupe s’avança vers nous et nous prévint, en assez mauvais espagnol, que, notre entrée bruyante ayant jeté le trouble dans le village, l’alcade désirait nous voir un instant.

— Et si nous ne voulons pas voir l’alcade ? répondit l’officier.

— Vous viendrez chez lui de force ; dit l’Indien en nous montrant du doigt son escorte armée. Ce geste en disait assez, et il ne fallait pas songer à la résistance, car les ministres de la justice indienne s’étaient d’avance emparés prudemment de nos chevaux et de nos armes. Nous nous regardâmes d’un air assez mélancolique. Les Indiens mansos, qui se gouvernent dans leurs villages d’après les lois de la république, et peuvent même élire parmi leurs frères de race leurs magistrats municipaux, sont impitoyables pour les délits commis par des Mexicains sur le territoire confié à leur juridiction. Ils ont, en pareil cas, la pire de toutes les cruautés, la cruauté du faible. Nous n’essayâmes point de lutter contre ces alguazils aux jambes nues et aux longs cheveux. Nous les suivîmes docilement vers la maison de l’alcade.

— Prenez patience, me dit à voix basse fray Serapio pendant le trajet. À défaut de l’histoire de fray Epigmenio, que je vous conterai tôt ou tard, vous allez avoir un spectacle que peu d’étrangers ont l’occasion de se procurer au Mexique. Si je ne me trompe, nous sommes tombés dans ce maudit village à l’heure où les Indiens célèbrent à leur façon les fêtes de la semaine sainte. La maison de l’alcade est un des buts ordinaires de leurs processions nocturnes.

J’avais souvent entendu parler de ces singulières cérémonies, où des restes de l’idolâtrie indienne se mêlent aux pratiques du catholicisme. Au moment même où j’allais répondre à fray Serapio, des sons mélancoliques et monotones vinrent frapper nos oreilles. Les accens plaintifs de la flûte en roseau nommée par les Indiens chirimia se mêlaient tristement au bruit de plusieurs tambours frappés d’un seul coup à intervalles égaux.

— Il y a trois cents ans, me dit à l’oreille don Diego Mercado, c’était au son de ces mêmes chirimias que les ancêtres de ces Indiens égorgeaient des victimes humaines au pied de leurs idoles.

Au détour d’une ruelle qui coupait à angle droit la route que nous suivions, nous vîmes déboucher la procession annoncée par cette funèbre harmonie. Occupés pendant le jour aux travaux des champs, les Indiens consacrent la nuit à certaines solennités religieuses. Le choix de l’heure vient ainsi ajouter encore à l’effet lugubre des cérémonies de la semaine sainte. En tête du cortège, et portée par quatre hommes, se balançait l’image du Christ, gigantesque, hideuse, et barbouillée de sang. Aux bras de la croix étaient suspendus deux autres christs de moindre taille ; derrière se pressait en désordre presque toute la population indienne du village et des environs, portant des crucifix de toute forme et de toute grandeur. Je remarquai que les dimensions de plusieurs de ces crucifix n’étaient nullement en rapport avec la taille des individus qui les portaient ; ces dimensions en effet se mesurent uniquement sur le droit plus ou moins élevé que paient à l’église les Indiens qui veulent figurer dans ces processions. Avec l’élite de la population, qui ouvrait la marche, s’avançait aussi l’aristocratie des images ; ensuite venaient les pauvres, et on ne saurait rien imaginer de plus grotesque, de plus tristement bouffon que cette cohue d’hommes déguenillés, les uns portant à défaut de christs de petites images de saints ou de saintes, d’autres, moins heureux encore, obligés d’arborer, faute de mieux, des drapeaux fanés, des oripeaux ternis et jusqu’à des cages à poules. Nous nous agenouillâmes dévotement devant ces affreuses effigies, tandis que la procession traversait lentement la rue, et ce chaos d’images sanglantes, de corps nus, éclairés d’une lumière rougeâtre et entrevus à travers l’épaisse fumée des torches de sapin, nous laissa, en s’éloignant, l’idée de quelque vision infernale plutôt que celle d’une fête religieuse.

Nous arrivâmes à la maison de l’alcade. La physionomie sinistre de ce magistrat de race indienne n’était pas faite pour ramener le calme dans nos esprits troublés. De longs cheveux grisonnans encadraient sa figure, sillonnée de rides profondes, et tombaient jusqu’au milieu de son dos ; des bras musculeux sortaient des manches de son sayal (tunique à manches courtes) ; ses jambes sèches et nerveuses n’étaient couvertes qu’à demi par les canons flottans de ses calzoneras de peau. Pour toute chaussure, il portait des sandales de cuir. Ainsi vêtu, ce singulier personnage trônait avec une fierté comique sous une espèce de dais formé par des branchages de xocopan (laurier odorant). Les alguazils à peau rouge se rangèrent derrière lui comme de silencieux comparses. L’interrogatoire commença.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ? — Cette question, articulée péniblement en mauvais espagnol, s’adressait à fray Serapio, que sa longue barbe, son costume et ses manières de soudard avaient sans doute désigné à l’alcade comme le plus suspect d’entre nous. Le moine hésitant à répondre, l’alcade continua

— Quand on envahit un village à main armée, on a sans doute la permission de porter des armes. Où est la vôtre ?

C’était donc pour nous demander notre port d’armes qu’on nous avait arrêtés. L’alcade pensait bien nous trouver en défaut et nous faire ainsi subir, sans sortir de la légalité, quelques-unes de ces avanies qui satisfont la haine traditionnelle des Indiens contre les individus de race blanche. Nous comprîmes cette tactique, mais nous n’avions aucun moyen de la déjouer. Nous en fûmes réduits à faire tous la même réponse : nous voyagions incognito, et nous n’avions pas de port d’armes. Puis, à l’exception du moine, qui semblait très mal à l’aise sous son déguisement, nous nous empressâmes de faire connaître nos noms et nos qualités. Comme il était important aussi d’intimider les Indiens en énumérant les protections qui nous étaient assurées à Mexico, l’étudiant crut agir prudemment en déclarant qu’il était neveu du plus célèbre apothicaire de la ville. Le greffier sténographiait ces réponses en cassant de petites branches de xocopan et en alignant, comme des hiéroglyphes, des grains de maïs sur le sol. Pour l’alcade, il semblait triompher de tenir en sa puissance cinq hommes de race ennemie. Quand l’étudiant eut déclaré sa parenté avec l’apothicaire de Mexico, le rusé Indien ne se tint pas pour battu. Il parut réfléchir, puis une expression de joie maligne se trahit sur sa physionomie, quand il lança à don Diego Mercado cette question perfide :

— Puisque vous êtes le neveu d’un apothicaire, vous devez savoir un peu de botanique ?

Don Diego répondit affirmativement avec un air de parfaite assurance.

— Vous connaissez par conséquent les vertus du matlalquahuitl ?

L’alcade avait choisi avec intention parmi les dénominations indiennes des plantes mexicaines une des plus bizarres et des moins connues. En voyant la stupeur qui se peignit sur le front de l’étudiant, il devina que son expédient avait réussi, et il se frotta les mains d’un air de cruelle satisfaction. — Vous ne savez pas la botanique, donc vous m’avez trompé, vous n’êtes pas le neveu d’un apothicaire ; vous êtes tous des voyageurs suspects, j’ai le droit de vous arrêter et je vous arrête. — Tel était le raisonnement que nous lisions dans les regards de l’alcade, qui se fixaient dédaigneux et moqueurs tantôt sur don Diego Mercado, tantôt sur nous. En ce moment, la fête religieuse, dans laquelle l’alcade avait un rôle important à jouer, vint heureusement faire diversion à notre interrogatoire. Un groupe d’Indiens entra précipitamment dans la salle d’audience. Ils traînaient ou plutôt poussaient devant eux un homme couronné d’un diadème en roseaux et drapé d’un manteau rouge en lambeaux qui devait avoir servi de muleta[4] dans quelque course de taureaux. Sa figure et tout son corps étaient souillés de boue. Ses mains étaient liées derrière le dos par des attaches en jonc. Je contemplais cet homme avec étonnement comme une énigme vivante, quand l’étudiant, qui connaissait mieux les mœurs indiennes que les vertus du matlalquahuitl, me dit à voix basse :

— N’allez pas prendre au sérieux cette facétie religieuse ; il s’agit ici d’une représentation dramatique de la passion. Nous ne sommes plus dans un village indien, mais à Jérusalem. Ce drôle à mine effrontée, c’est le Christ, et cet alcade, que Dieu confonde, c’est Pilate.

En effet, nous vîmes bientôt se dérouler toutes les scènes d’un vrai mystère du moyen-âge. L’alcade, après avoir gravement écouté sous son dais de feuillage les accusations calomnieuses des Juifs, se leva et prononça en indien l’historique sentence de condamnation. Des cris si tumultueux l’accueillirent, que le malheureux lepero (car c’en était un qui, pour quelques réaux, s’était chargé du rôle du Christ) sembla craindre que le drame ne prît une fâcheuse tournure et s’écria en espagnol :

— Je crois, caramba ! que j’aurais mieux fait de m’en tenir au rôle du bon larron. Seigneur alcade, n’oubliez pas que c’est trois réaux de plus pour le divin Rédempleur.

— Bon ! dit l’alcade en repoussant le lepero, qui s’était, au mépris de la vérité historique, réfugié sur le tribunal même. En ce moment, un des soldats qui entouraient le Christ, plus fidèle à son rôle que l’effronté lepero, appliqua un soufflet sur la joue de ce dernier. Dès-lors le lepero ne se contint plus ; il éclata en jurons et infligea la peine du talion à ses persécuteurs ébahis. Ce fut une mêlée générale, une lutte entre l’acteur qui oubliait complètement l’esprit de son rôle, et les Indiens, qui le gourmaient avec une ardeur vraiment digne des suppôts d’Hérode. La lutte se termina par un sacrifice héroïque de l’alcade, qui, pour vaincre l’obstination du lepero, dut lui promettre six réaux au-delà du prix convenu. À cette condition, le drôle consentit à marcher vers le calvaire au milieu des Indiens, qui entraînèrent, en l’injuriant et en le frappant de plus belle, le captif subitement radouci.

Revenu de son émotion, l’alcade se retourna vers nous : il avait hâte de prononcer une sentence que nous attendions, pour notre part, avec une anxiété mal dissimulée. En le voyant se concerter avec le greffier et se préparer à lire notre condamnation, je lançai un triste regard au moine. Celui-ci me répondit au contraire par un sourire qui respirait une pleine confiance. J’eus bientôt l’explication de ce changement subit dans l’attitude de fray Serapio. Le moine avait pris son parti, et, pour échapper à l’incarcération qui nous menaçait tous, il avait résolu de faire appel aux sentimens religieux dont l’alcade et son escorte venaient de donner des preuves éclatantes. Fort heureusement fray Serapio avait raisonné juste. Au moment où l’alcade se levait pour prononcer la sentence, le moine s’approcha gravement du tribunal, arracha le mouchoir qui lui servait de résille et présenta au magistrat sa tête tonsurée. Ce fut un coup de théâtre. Le même homme qui, il y avait un instant à peine, affectait vis-à-vis de nous un orgueil intraitable, se précipita confus et tremblant aux pieds du franciscain.

— Ah ! saint père ! s’écria l’Indien, que ne le disiez-vous plus tôt ! A tout prendre, on peut être honnête homme sans connaître les vertus du matlalquahuitl.

Fray Serapio aurait pu se dispenser de répondre à l’Indien prosterné. Il daigna bien avouer qu’il voyageait sous ce déguisement et avec cette escorte pour remplir une mission d’intérêt religieux, et l’alcade, qui se signait dévotement à chaque parole du moine, se garda bien de le presser de questions indiscrètes. Quelques instans après, nous sortions majestueusement de cette cabane, où notre entrée avait été si triste. Les Indiens nous rendirent nos armes et nos chevaux. Ce fut en vain toutefois qu’ils nous pressèrent de retourner à l’hôtellerie où on nous avait fait si mauvais accueil. Nous gardions rancune à ce village inhospitalier, et, malgré l’orage qui recommençait à gronder, nous piquâmes des deux sans prêter l’oreille à ces supplications intéressées.


IV.- FRAY EPIGMENIO

Déjà le village indien était à une lieue derrière nous. La route que nous suivions était plutôt un ravin qu’un chemin tracé par les hommes. Nous ne tardâmes pas à entrer dans une forêt de sapins qui s’étendait sur une chaîne de collines escarpées. L’obscurité, épaissie autour de nous par les cimes entrelacées des arbres, était si profonde, que nos chevaux ne pouvaient avancer littéralement qu’à la lueur des éclairs. Dans les intervalles qui séparaient les explosions de la foudre, ils s’arrêtaient immobiles et frémissans. Bientôt l’orage redoubla ; les troncs des sapins craquèrent sous l’effort du vent ; les cavités de la montagne se renvoyaient les éclats du tonnerre en effrayans échos. Puis les éclairs devinrent plus rares, et enfin ces clartés intermittentes, qui jusqu’alors nous avaient permis d’avancer insensiblement, nous furent tout-à-fait refusées. Un dernier coup de tonnerre assourdissant fut suivi d’une pluie torrentielle. Il nous était devenu impossible à la fois de marcher en avant et de rebrousser chemin. Convertis par les ténèbres en autant de statues équestres, nous dûmes nous héler pour connaître nos positions respectives. Je m’aperçus alors que j’étais fort près de fray Serapio. Quant à nos trois compagnons, leurs voix nous arrivèrent à peine comme un écho lointain au milieu des sifflemens de la rafale. Nous nous trouvions dispersés sans espoir de nous rejoindre peut-être de toute la nuit, et forcés d’accepter, chacun à l’endroit où les ténèbres le clouaient, la menaçante hospitalité de la forêt.

— Puisque nous voilà condamnés à rester immobiles comme la statue de Charles IV à Mexico, dis-je au franciscain, ne serait-ce pas le moment de me raconter l’histoire de votre ami fray Epigmenio ?

— De fray Epigmenio ! s’écria le moine. Ce n’est pas une histoire à conter par un temps et dans un lieu semblables. Quand j’entends les arbres pleurer comme des ames en peine, quand j’entends les torrens rugir comme des bêtes fauves, alors, je rougis de l’avouer ; j’ai peur.

Un long silence suivit ce court échange de mots. — Où sommes-nous ? demandai-je enfin à fray Serapio.

— Nous devons être à une demi-lieue du Desierto, si toutefois nous avons su rester dans le bon chemin. Je crains malheureusement que nous ne soyons engagés dans un ravin d’où il serait presque impossible de sortir au milieu de ces ténèbres. Or, dans quelques heures, si la pluie continue, ce ravin ne sera plus un chemin ; ce sera un torrent qui nous emportera comme des feuilles mortes, et alors Dieu veuille avoir nos ames !

J’avais vu trop souvent dans les campagnes américaines des torrens grossis par les pluies d’orage déraciner des arbres séculaires et entraîner des rochers, pour douter un moment de l’imminence du danger signalé par fray Serapio. A ses sinistres paroles, je ne trouvai qu’une seule réponse à faire : il faut allumer du feu à tout prix. Malheureusement le moine avait laissé son briquet à l’étudiant. Je ne me décourageai point encore, et, ne voulant négliger aucun moyen de sortir de ce mauvais pas, je descendis de cheval, je pris dans une de mes mains la reata attachée au cou de l’animal ; de l’autre, j’essayai de me guider en me tenant aux rochers. Je ne tardai pas à me trouver arrêté par un talus escarpé. J’avançai d’un autre côté ; toujours un mur à pic. Forcé enfin de m’arrêter après avoir déroulé la reata dans toute sa longueur, je revins pas à pas près de mon cheval en rassemblant de nouveau la longe dans ma main, et, au risque d’enfourcher ma monture à rebours, je me remis en selle.

— Ce ravin est une vraie prison, dis-je à fray Serapio.

— Ce n’est pas le torrent seul que je redoute, reprit le moine. Si même nous échappons à l’eau, nous pouvons encore périr par le feu sous ces grands arbres qui attirent la foudre.

— Ne pourrions-nous pas laisser là nos chevaux, et tâcher de gagner à pied un endroit moins périlleux ?

— Nous courrions risque de rouler dans quelque fondrière. A la manière dont le vent frappe mon visage, je reconnais que le ravin doit s’étendre encore bien loin d’ici. Restons donc à notre place, et confions-nous à la divine Providence.

J’étais à bout d’expédiens, et je ne trouvai aucun argument à opposer à ces derniers mots, que le moine prononça d’un ton fort lamentable. Quelques instans se passèrent. L’ouragan avait son harmonie, et je m’oubliais à l’écouter. Dans les profondeurs du bois gémissaient mille voix éplorées ; les torrens hurlaient en bondissant de roche en roche ; les sapins craquaient comme les mâts d’un vaisseau battu par la tourmente, et sur nos têtes le vent modulait d’étranges notes en sifflant dans les feuillages. L’eau qui coulait sous les pieds de nos chevaux murmurait avec une force croissante. Dans les rares momens où le bruit de la tempête s’apaisait un peu, nous entendions les voix de nos compagnons, qui, soit par ignorance du danger, soit pour s’étourdir, avaient pris le parti de chanter à tue-tête.

— Ne trouvez-vous pas, dis-je au moine, que cette gaieté a quelque chose d’irritant ? J’ai bien envie de changer, en les avertissant du péril que nous courons tous leur chanson à boire en un De profundis.

— A quoi bon ? dit mélancoliquement le franciscain. Ne vaut-il pas mieux qu’ils ignorent le danger et que la mort les surprenne dans leur joyeuse insouciance ? En ce moment où les esprits des ténèbres semblent planer au-dessus de nous, la voix humaine a je ne sais quelle harmonie consolante. Tenez, j’avais refusé tantôt de vous raconter l’histoire de fr-av Epigmenio. Réflexion faite, j’aime mieux encore entendre le son de ma propre voix que le sifflement du vent dans les sapins. Et puis j’y songe : c’est dans le couvent du Desierto, voisin de cette forêt, que s’est passée, précisément à l’époque de l’année où nous sommes, la partie la plus intéressante de la vie du révérend.

— Il est certain, dis-je, que cette circonstance devrait ajouter un intérêt particulier à votre récit ; mais en ce moment je me soucie fort peu de l’entendre. Cependant ; s’il peut vous être agréable de le conter…

« Fray Epigmenio, reprit le franciscain en m’interrompant, n’a jamais été, même dans sa jeunesse qu’un assez triste compagnon. C’est vous dire qu’il ne me ressemblait en rien. Loin d’avoir voulu, comme moi, se faire soldat avant d’endosser le froc, il était entré bien jeune encore en qualité de novice au couvent des frères carmélites surnommé el Desierto. Au temps dont je parle, c’est-à-dire il y a cinquante ans, le Desierto n’était pas abandonné comme aujourd’hui. C’était une retraite habitée par plusieurs religieux qui voulaient, en s’éloignant des villes, apporter dans la pratique de la règle un raffinement d’austérité. Vous devinez quelle influence cette solitude sauvage pouvait exercer sur un cerveau malade. Moi-même je ne répondrais pas de ma raison si je devais passer ma vie en pareil lieu. Les supérieurs du jeune novice s’alarmèrent bientôt de l’exaltation farouche qui avait pris chez lui la place d’une solide piété. Ils représentèrent à Epigmenio que le démon, jaloux de ses mérites, lui tendrait quelque piège où il succomberait. L’avertissement était sage ; Epigmenio n’écouta rien. Bien plus, il s’isola presque entièrement de ses frères, et s’enferma plus obstinément que jamais dans sa cellule, espèce de sombre cachot dont les fenêtres s’ouvraient sur le bois qui entoure le couvent. C’était la plus triste cellule de ce triste cloître, et fray Epigmenio l’avait choisie de préférence à celles dont les croisées donnaient sur le jardin. La vue des fleurs semblait à ce rigide cénobite une distraction trop mondaine. Des flots de verdure noire constamment agités par le vent et encadrés dans un amphithéâtre de rochers aux formes fantastiques, voilà le paysage sur lequel Epigmenio avait presque sans cesse les yeux fixés. Je vous l’ai dit, la tête la plus saine n’aurait pu résister long-temps à ces influences combinées de la solitude et de la prière. Le moine avoua plus tard que des visions étranges passaient devant ses yeux pendant ces longues journées de contemplation et de silence. Des voix mystérieuses frappaient ses oreilles, et ce n’était pas toujours les concerts des anges qu’il entendait ; les murmures de la forêt se transformaient en soupirs voluptueux, en voix féminines, qui montaient jusqu’à lui avec l’âcre senteur des sapins ; souvent même des figures tentatrices lui apparaissaient sous les feuillages éclairés par la lune… »

À ce moment, le franciscain s’interrompit brusquement, et, se tournant vers moi : — M’écoutez-vous ? me dit-il.

— J’avoue, répondis-je, que j’écoute plus attentivement encore l’eau dont le bruit augmente singulièrement sous nos pieds, et je trouve que nous sommes fort à plaindre de n’avoir pas ici un de ces beaux clairs de lune dont vous parlez.

« Fray Epigmenio, reprit Serapio sans faire attention à ma remarque, se crut un saint, puisque des tentations pareilles venaient l’assaillir ; il crut pouvoir lutter contre le démon, comme les ermites des légendes. Un jour, à l’heure où le soleil allait se coucher, il ne se contenta pas d’attendre le tentateur dans sa cellule, il voulut le braver dans cette forêt même, peuplée de si étranges fantômes. A peine était-il entré sous la voûte épaisse des sapins, que des sanglots étouffés retentirent non loin de lui. Il s’arrêta pour prêter l’oreille, puis s’avança du côté d’où ces gémissemens semblaient venir. Pendant long-temps ses recherches furent inutiles ; enfin il arriva, de détour en détour, à un carrefour du bois au milieu duquel gisait, sur le gazon, un homme qui invita de la main le moine à s’approcher de lui. Fray Epigmenio hésita un moment. L’inconnu était un homme de haute taille, vêtu d’un riche costume de velours noir ; une pâleur mortelle était répandue sur sa physionomie, et il serrait avec angoisse contre sa poitrine un mouchoir ensanglanté. Enfin, après s’être signé dévotement, fray Epigmenio se décida à marcher vers le blessé. « Au nom de Dieu, lui demanda-t-il, de quelle mauvaise rencontre êtes-vous victime ? » Le saint nom de Dieu parut causer à l’étranger une émotion pénible ; ce fut d’une voix éteinte qu’il apprit à Epigmenio qu’il voyageait avec sa fille, et que des voleurs venaient de le dévaliser après l’avoir frappé d’un coup de poignard. Il ajouta que ce n’était pas pour lui qu’il invoquait des secours, mais pour la faible créature qui était à ses côtés, et en même temps, écartant les branches d’un buisson près duquel il était couché, il montra à fray Epigmenio une jeune fille étendue sans connaissance sur l’herbe, à quelques pas de lui. Les rayons de la lune tombaient en plein sur son beau visage et sur sa robe blanche. Vous comprenez quel dut être le trouble d’Epigmenio à la vue de cette jeune fille, qui lui rappelait les plus adorables visions de ses nuits. Il se remit pourtant après un court silence et représenta à l’étranger que le couvent du Desierto était encore éloigné ; que, fût-il même plus près, une femme ne saurait y recevoir l’hospitalité. L’inconnu se plaignit alors de ne pouvoir même continuer sa route, car il n’avait plus son cheval, qui s’était échappé au moment de l’attaque des voleurs. Rassemblant toutes ses forces, il déclara que sa blessure le faisait moins souffrir et qu’il allait profiter de ce soulagement passager pour se mettre à la recherche de l’animal. Le moine s’éloigna de son côté, en promettant, s’il trouvait le cheval échappé, de le ramener au lieu où ils laissaient tous deux la jeune fille évanouie. Que vous dirai-je ? Fray Epigmenio chercha long-temps et inutilement. Dans tous les endroits que la lune éclairait, une bizarre hallucination lui montrait la robe blanche de la jeune fille qu’il venait de quitter. Bientôt, soit qu’il eût perdu sa route, soit qu’une puissance irrésistible l’entraînât, le moine se retrouva près de l’endroit où reposait la compagne toujours évanouie de l’étranger. Seulement, celui-ci n’était plus là. Une tentation terrible menaçait la vertu du révérend. Il y avait là, devant lui, une femme jeune et belle, dont la chevelure noire flottait déroulée sur de blanches épaules. Jamais la lune n’avait eu de plus magiques reflets, jamais les bois n’avaient exhalé une senteur plus enivrante. Fray Epigmenio, épouvanté, appela l’étranger de toutes ses forces ; mais l’écho seul lui répondit. »

Un éclair éblouissant vint interrompre, à cet endroit, le récit du moine, et nous annoncer que l’orage redoublait. Cette nouvelle interruption devait se prolonger bien au-delà de nos prévisions. Une eau fangeuse gagnait déjà nos étriers. Nos chevaux, immobiles depuis plus de deux heures, venaient enfin de se retourner pour présenter leur poitrail au fil de l’eau, dont l’impétuosité croissait de minute en minute avec de sourds grondemens. Autour de nous, dans l’épaisseur du bois, le fracas des torrens se mêlait de plus en plus terrible à la sauvage harmonie des vents, qui soufflaient de tous les points de l’horizon.

— L’eau monte ! s’écria fray Serapio, et nos chevaux seront bientôt sans force contre elle.

Presque au même instant, une eau glacée vint mouiller nos pieds et, nous arracher un cri de saisissement. Nos chevaux tirent une brusque conversion et soit guidés par leur instinct, soit emportés par la force du courant, ils commencèrent à descendre la pente du ravin. Un autre cri de détresse, que le vent nous apporta, nous apprit que le torrent entraînait aussi nos compagnons d’infortune. Un second éclair vint illuminer la forêt et fut suivi d’un éclat de tonnerre qui vibra long-temps dans l’espace. Une odeur sulfureuse se répandit autour de nous ; presque aussitôt, à notre inexprimable satisfaction, un sapin frappé à quelques pas de nous par la foudre s’enflamma rapidement et ne tarda pas à jeter autour de lui une large zone de lumière.

— Nous sommes sauvés ! cria fray Serapio ; j’aperçois près d’ici un talus moins escarpé que nos chevaux pourront gravir.

Déjà nos compagnons avaient en effet franchi les bords du torrent ; ils nous invitaient, du geste et de la voix, à les imiter. Mon cheval, raidissant alors ses jarrets par un effort désespéré, atteignit à son tour le sommet du talus. Je fus suivi de près par fray Serapio, qui, deux fois repoussé par cette berge glissante, était revenu à l’assaut une troisième fois et s’était comporté, dans cette occasion difficile, en véritable cavalier mexicain. Nous n’étions pas cependant à l’abri de nouveaux dangers. Un moment avait suffi pour nous tirer d’une situation désespérée. Il fallait se hâter de chercher un abri ; il ne pouvait plus être question de pousser jusqu’à l’hacienda. Le ciel, qui s’était éclairci, nous montra une route battue qui longeait le ravin. Cette route devait nous mener aux ruines du Desierto, du couvent même où fray Epigmenio avait prononcé ses voeux. Nous nous élançâmes dans le sentier battu, certains, cette fois, de ne plus nous égarer, et, quelques minutes après avoir échappé au danger d’une submersion imminente, notre petite troupe s’arrêta, avec une satisfaction profonde, devant les murs ruinés de l’antique monastère.


V.- LE DESIERTO

Après avoir attaché nos chevaux dans la cour extérieure du couvent, nous choisîmes, à l’entrée du bâtiment, la cellule qui nous offrait l’abri le plus commode. Les premiers momens de halte furent consacrés à un échange de réflexions moitié bouffonnes et moitié sérieuses sur le danger auquel nous venions d’échapper. Don Romulo avoua qu’il avait pris part à dix-sept conspirations, qu’il avait été banni, avec circonstances aggravantes, de trois républiques, le Pérou, l’Équateur et la Colombie, mais que les momens qu’il venait de passer devaient être comptés parmi les plus pénibles de sa vie, si pleine d’émotions. Quant au moine, à l’étudiant et à l’officier, ils confessèrent de bonne grace que si, à l’approche du danger, l’insouciance s’était montrée dans leurs discours, elle était loin de régner dans leur ame. Ces premières confidences échangées, nos yeux se portèrent plus tranquillement sur l’édifice en ruines où le hasard nous avait forcés de chercher un asile.

Situé au milieu d’un paysage qui rappelle celui de la Grande-Chartreuse de Grenoble, le couvent du Desierto est encore, à l’extérieur, assez bien conservé. Ses coupoles et ses clochers dominent comme autrefois les massifs de sapins qui l’entourent : quoique près d’un demi-siècle se soit écoulé depuis que les moines font abandonné, le lierre n’a pas encore voilé entièrement les baies des cellules désertes. La teinte verdâtre qui règne sur les murs atteste seule le défaut d’entretien et les ravages du temps. Il faut franchir cette première enceinte encore debout et pénétrer dans l’intérieur du couvent, pour avoir le spectacle de la destruction dans toute sa solennelle tristesse. Les coupoles découvertes laissent pénétrer le jour sans obstacle, les pilastres des cloîtres s’écroulent, les degrés de pierre sont descellés, les ruines sont amoncelées dans le chœur et dans la nef de l’église, un manteau de pariétaires recouvre ces débris. Les vapeurs qui s’amassent sur le sommet de la montagne où s’élève le couvent suintent en pluie fine et s’écoulent partout le long des murs. Presque en toute saison, de minces et nombreux filets d’eau se croisent sur les pierres revêtues de mousse avec un léger murmure qui trouble seul le profond silence de cette solitude, ou tombent goutte à goutte du faîte des vieux piliers avec la régularité d’un clepsydre, comme pour marquer la fuite des heures. Tel est le couvent du Desierto vu à la clarté du jour et par un temps serein. Qu’on imagine maintenant l’aspect de cette retraite à l’heure où nous y avions cherché un refuge, lorsque l’orage, qui durait depuis le commencement de la nuit, se calmait à peine. Qu’on fasse pénétrer les pâles clartés de la lune sous ces arceaux déserts, qu’on fasse siffler dans la nef abandonnée, dans la cage vide de l’orgue, dans les cellules dépeuplées, les derniers rugissemens de la tourmente : on aura une idée du gîte qui nous était offert pour achever la nuit.

Nous grelottions tous sous nos habits trempés, et une de nos premières occupations fut de chercher les matériaux nécessaires pour allumer du feu. Nous nous partageâmes l’exploration du couvent. Je m’engageai seul dans une des parties les plus ruinées de l’édifice. Le souvenir du vieux moine de Saint-François m’était revenu à l’esprit, et je me plaisais à évoquer cette bizarre image en parcourant les galeries abandonnées. Autour de moi, les piliers du cloître allongeaient de grandes ombres sur le terrain blanchi par la lune. Tout était silencieux comme dans une nécropole. Les courtines de lierre frémissaient seules sous le vent. Du cloître, j’entrai dans un vaste corridor ; à travers les crevasses de la voûte, quelques rayons de la lune pénétraient furtivement. Dans le lointain, je crus remarquer sur les dalles quelques lueurs plus rougeâtres à côté de ces blanches clartés, j’entendis aussi un hennissement qui ne semblait pas venir de la cour où nous avions attaché nos chevaux. Au même instant, mes compagnons me rappelèrent, et je m’empressai de les rejoindre. Ils avaient réuni quelques fagots de menu bois : ce n’était pas néanmoins le résultat le plus intéressant de leurs recherches. L’officier don Blas affirmait qu’il avait aperçu au clair de lune un cheval qui n’était pas l’un des nôtres. L’étudiant prétendait avoir rencontré le spectre de l’un des moines enterrés dans le couvent. Un court silence accueillit ces bizarres révélations. Don Romulo le rompit le premier.

— Voilà décidément une société bien mêlée, le cheval de quelque bandit et le fantôme d’un moine, des spectres et des malfaiteurs !

Nous engageâmes fray Serapio à prononcer dans son formidable latin la classique formule d’exorcisme ; mais le moine nous répondit brusquement :

— Mon latin n’éloignerait pas le spectre dont il est question, il l’attirerait au contraire. Et Dieu veuille qu’il ne paraisse pas ! Sachez-le bien, il n’y a pas ici de revenant. Le fantôme qu’a vu te seigneur don Blas est une réalité. C’est mon supérieur, le révérend père Epigmenio, qu’un vœu de pénitence prononcé à la suite d’une peccadille de jeunesse ramène ici chaque année au retour de la semaine sainte. S’il m’aperçoit, comment justifier mon déguisement et ma folle excursion ?

La réponse du franciscain nous rassurait complètement, et son inquiétude n’excita en nous qu’une très médiocre compassion. Voulant néanmoins éviter entre les deux moines une rencontre et peut-être un conflit désagréable, nous choisîmes pour y faire du feu une des cellules les plus retirées du couvent, et nous nous étendîmes autour du foyer sur nos manteaux humides. Bientôt l’étudiant, l’officier et le gentilhomme dormirent profondément ; le moine et moi, nous restions seuls éveillés. Fray Serapio, attentif au moindre bruit, tremblait sans cesse d’être surpris par son inflexible supérieur ; pour moi, j’étais sous l’impression de l’histoire, si malencontreusement interrompue, de fray Epigmonio. Voyant que le franciscain ne dormait pas, je le pressai d’achever son récit. Mon compagnon, qui ne pouvait fermer l’œil, fut heureux de trouver ce moyen d’occuper son insomnie, et il s’exécuta d’assez bonne grace, après s’être mis sur son séant et s’être rapproché du feu.

— J’ai laissé, reprit-il, fray Epigmenio au moment où le hasard livrait à sa générosité une femme évanouie. Sa première pensée fut de prendre la fuite ; la seconde fut de rester, et il resta. Il cessa même d’appeler le cavalier blessé, dont il ne souhaitait plus le retour, et lorsque la jeune fille, sortant de sa léthargie, eut ouvert sur lui des yeux chargés de langueur, le révérend perdit complètement la tête. Si à ce moment-là l’étranger se fût montré, le moine l’eût étranglé ; mais vous avez sans doute deviné que l’homme aux vêtemens noirs n’était autre que le diable lui-même.

Pour toute réponse à cette question fort inattendue, je me contentai de secouer la tête. Fray Serapio ; qui cachait sous ses prétentions de séducteur un grand fonds de crédulité superstitieuse, crut sans doute que j’adhérais à sa pensée sur le caractère du mystérieux inconnu. Il continua :

— La tentation avait été trop bien conduite pour que fray Epigmenia ne sortît pas vaincu de sa lutte avec le mauvais esprit. Non-seulement le malheureux succomba, mais il fut même si complètement ensorcelé, qu’il trouva moyen de cacher pendant un mois entier, dans le couvent du Desierto, celle qui avait été l’instrument de sa chute. Pendant tout ce mois sa conduite extérieurement n’avait pas changé ; il affectait même plus de sévérité dans son maintien, et les remords qui le tourmentaient secrètement donnaient à ses traits une expression plus sombre. Le ciel et l’enfer se partageaient son ame. Écouta-t-il enfin la voix de l’orgueil plus que celle du repentir ? Le fait est que ses hésitations cessèrent un jour, et ce jour-là il avait pris une résolution inébranlable, terrible. Que voulez-vous ? Fray Epigmenio ne devait rien faire comme les autres. Il avoua publiquement sa faute, et livra au saint-office[5] la femme dont le démon s’était, disait-il, servi contre lui. Il l’accusait de sortilège, de magie : il avait peut-être raison. Dès ce moment, on admira plus que jamais une vertu qui se relevait avec tant d’éclat. L’inquisition instruisit néanmoins le procès du moine comme celui de la séductrice, car le saint tribunal, dans son impartialité, voyait deux coupables où le public n’en voyait qu’un. Le moine attendit le jugement dans son cloître, la femme au fond d’un cachot. Quelques semaines d’une pénible attente se passèrent. Un soir, la cellule de fray Epigmenio fut le théâtre d’une scène où l’intervention du diable ne se révèle pas moins clairement que dans la rencontre de la forêt. Courbé sur son crucifix, le moine redemandait à Dieu le calme que son ame avait perdu. Tout à coup un bruit de pas le fait tressaillir. Un homme était devant lui, le contemplait avec des yeux ardens, et cet homme n’était autre que l’étranger qui s’était montré au reclus une première fois dans la forêt, un mois auparavant. Il était vêtu de même, et plus pâle encore que la nuit où le moine l’avait trouvé baigné dans son sang. Fray Epigmenio fit un pas en arrière, mais l’étranger ne bougea pas. La formule d’exorcisme, péniblement balbutiée, ne le fit pas reculer davantage. Alors le moine appela au secours ; mais il était trop tard. Quand on entra dans la cellule, l’étranger avait disparu ; Epigmenio, frappé d’un coup de poignard, était évanoui au pied de son prie-dieu, et, sur le mur, on pouvait voir l’empreinte des doigts du meurtrier, qui s’était sans doute échappé en appuyant aux lambris sa main sanglante. Cette empreinte, le temps ne l’a pas effacée ; vous pourrez la voir encore.

— Je devine la fin de l’histoire, dis-je à fray Serapio : la femme fut condamnée comme sorcière, et le moine fut absous.

— La femme, reprit fray Serapio, avoua dans les tourmens sa connivence avec le diable, connivence qu’elle fut condamnée à expier en acte public ; mais elle n’attendit pas le châtiment : les gardiens la trouvèrent un matin étranglée dans son cachot avec les tresses de ces beaux cheveux noirs qui avaient fait perdre la tête à fray Epigmenio. Quant à ce dernier, sa blessure était légère ; il se rétablit promptement. Condamné à cinq ans de travaux subalternes dans le couvent de Saint-François de Mexico, il s’y chargea du soin des jardins. Presque à la même époque, l’inquisition cessa d’exister, et le couvent du Desierto fut abandonné comme trop insalubre. Depuis long-temps, un pèlerinage que fray Epigmenio fait chaque année à la même époque dans ce couvent ruiné perpétue seul le souvenir de cet événement.

Fray Serapio se tut. J’étais accablé de sommeil ; il me sembla que lui aussi tombait de fatigue, et je crus devoir lui épargner mes réflexions sur le récit que je venais d’entendre. Déjà je me couchais à côté de mes compagnons profondément endormis, quand le franciscain me secoua par le bras et m’invita précipitamment à le suivre. Je me levai et me plaçai à côté de lui à une fenêtre d’où la vue plongeait sur les cours intérieures du couvent que blanchissaient les premières clartés du jour. Le moine dont la figure triste et sévère m’avait si souvent frappé dans mes promenades au jardin de Saint-François traversait en ce moment une de ces enceintes. Nous remarquâmes que ses pas étaient plus chancelans, sa taille plus courbée que de coutume. Quand il se fut éloigné : — Suivez-moi, me dit fray Serapio, dans la cellule qui fut la sienne et qu’il vient de quitter. — Cette cellule où nous arrivâmes bientôt ne se distinguait en rien des autres. Les murs étaient complètement nus ; le vent sifflait à travers les plantes parasites qui croissaient entre les pierres disjointes. Une torche de sapin plantée dans un des interstices de la muraille achevait de se consumer ; fray Serapio raviva la flamme près de s’éteindre, et, avec toute l’obstination d’un cicérone consciencieux, il prétendit me faire reconnaître sur la muraille la trace des cinq doigts de l’inconnu qui avait poignardé le moine dans sa prison. Je voulus bien, par condescendance, renoncer à voir l’effet de l’humidité dans les taches noirâtres qui semblaient à mon compagnon l’empreinte exacte de la main de Satan. Je saisis cependant cette occasion pour faire remarquer à l’excellent fray Serapio que l’histoire de son malheureux confrère s’expliquait parfaitement sans l’intervention du diable. Probablement les supérieurs de fray Epigmenio, jaloux de sa vertu rigide, lui avaient tendu le piège assez grossier où il était tombé. On avait trouvé un compère adroit et une fille complaisante ; malheureusement le fanatisme brutal du moine avait tout gâté. L’inquisition, qu’on ne voulait pas mêler dans tout ceci, avait eu vent de l’affaire. La comédie avait alors tourné au drame. La vengeance du père qui s’était repenti d’avoir vendu sa fille, la fin malheureuse de cette dernière, la vie de fray Epigmenio désormais flétrie et désolée, telles avaient été les suites de cette honteuse intrigue tramée à l’ombre du cloître même où nous nous trouvions. Tel fut le commentaire que je soumis à fray Serapio ; mais celui-ci, par entêtement aussi bien que par crédulité, se garda bien d’admettre mon interprétation.

Le lendemain, nous arrivâmes à l’hacienda de l’ami de don Diego Mercado, où une cordiale réception nous fit oublier les fatigues de cette nuit si agitée. De retour à Mexico, je continuai mes visites au couvent de Saint-François, et, je l’avoue, je lus avec plus d’intérêt les récits conservés dans ses précieuses archives, car j’avais pu me convaincre que l’antique fanatisme espagnol, dont ces récits énuméraient les actes, vit encore profondément dans une partie de la population du Mexique. Entre le passé et le présent des cloîtres de cet étrange pays il y a un lien étroit, que les mœurs légères de quelques moines rencontrés en passant dans les rues de Mexico ne m’avaient pas fait soupçonner. L’inquisition a disparu, mais en laissant dans le clergé une trace profonde, une tradition singulièrement vivace de démoralisation, d’ignorance superstitieuse et de fanatisme.

Chaque fois que je me rendais au couvent de Saint-François, je rencontrais fray Epigmenio, tantôt errant dans le cloître, tantôt rêvant sous la tonnelle du jardin. Un jour, cependant, je parcourus tout le couvent sans que le vieux moine se présentât sur mon passage. Au moment où je me retirais, fray Serapio vint au-devant de moi. La présence du franciscain dans son couvent était un cas trop insolite pour que je ne l’interrogeasse pas sur le motif de cette pieuse dérogation à ses habitudes.

— Hélas ! s’écria Serapio d’une voix dolente, ne m’en parlez pas… fray Epigmenio n’en fait jamais d’autres. Il vient de mourir. Une fièvre lente le minait depuis long-temps ; ce matin elle l’a achevé, et c’est moi qui dois veiller le corps du révérend père. Pouvait-on me jouer un tour plus affreux ?

— Je ne vous comprends pas, lui dis-je. Serait-ce par hasard au pauvre fray Epigmenio que vous en voudriez ?

— Et à qui donc, si ce n’est à lui ? Savez-vous ce que la veillée de cette nuit me fait perdre ? Un rendez-vous charmant, mon cher. — Et pour commentaire à ces derniers mots, fray Serapio me lança un regard expressif qui complétait sa demi-confidence. Je ne me sentis pas la force de plaisanter le moine sur la déconvenue qu’il avouait d’un ton si cavalier. En ce moment même, les premiers tintemens du glas interrompirent notre entretien. — Adieu, me dit fray Serapio, cette cloche m’appelle à mon poste, et je vous quitte. — Je lui serrai la main, et je ne pus m’empêcher en m’éloignant de songer au bizarre contraste que présentaient ces deux hommes, habitans du même couvent, esclaves de la même règle, tous deux méconnaissant la sainteté de leur mission, l’un pour marier la piété au libertinage, l’autre pour l’ériger en un fanatisme brutal. — Ce contraste, me disais-je tristement, résumerait-il toute la vie du moine mexicain ? Qui me dira combien de malheureux dans les innombrables cloîtres du Mexique ont commencé comme le premier pour finir comme le second !

Parmi les personnages qui ont figuré dans ce récit, un seul devait voir une vie paisible succéder à une jeunesse aventureuse : c’était l’étudiant don Diego Mercado, qui, appartenant à une riche famille de Mexico, avait toujours regardé l’avenir sans inquiétude. Quant à l’officier don Blas, il devait mourir ignoré dans une obscure rencontre avec des voleurs de grand chemin. La destinée de don Romulo a été à la fois plus brillante et plus agitée. Après avoir pris part à dix-sept conspirations et s’être vu banni de trois républiques, don Romulo, compromis dans une nouvelle intrigue politique, a quitté le Mexique comme il avait quitté le Pérou, la Colombie et l’Équateur. Rentré enfin dans ce dernier état, sa patrie, il y a été élevé à la présidence, et cette fois, en présence de son propre gouvernement, il a dû renoncer à ses principes subversifs. Nous ne savons cependant si sa conversion a été bien complète. Il est des agitateurs politiques que l’exercice même du pouvoir ne corrige pas, et qui préfèrent encore aux profits de l’intrigue les joies qu’elle leur procure, les ruines qu’elle amasse autour d’eux.

G. Ferry.

  1. Cabalgando el sol, y estribando la luna. Je n’ai pu traduire qu’en l’affaiblissant ce passage d’un sermon que j’ai entendu prononcer à Mexico.
  2. Le révérend père fray Agustin de Betancurt, qui a fait pour Mexico ce qu’a fait Sauval pour le vieux Paris, décrit au long toutes les richesses du couvent de Saint-François de Mexico, et raconte les légendes qui se rattachent à la fondation de cet édifice. On peut consulter à ce sujet le rare et curieux ouvrage qu’il a publié à Mexico en 1698 sous ce titre : Tendro Mexicano.
  3. Les chinampas sont des jardins flottans formés par l’agrégation successive de molécules terrestres sur les couches d’herbes aquatiques. La couche végétale de ces îlots atteint parfois l’épaisseur d’un demi-mètre.
  4. On appelle muleta le drapeau rouge que le toreador agite pour exciter le taureau.
  5. L’inquisition fondée au Mexique en 1571 eut pour premier inquisiteur don Pedro Moya de Contreras. Elle fut supprimée après la conquête de l’indépendance mexicaine, de 1809 à 1810, et l’ancien édifice, situé dans la rue de Santo-Domingo, sert aujourd’hui de douane. Sur l’un des panneaux de la porte, des hérétiques enveloppés jusqu’à mi-corps dans les flammes sont le seul emblème qui rappelle la destination première du monument.