Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 958-1025).
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DON FA-TUTTO


Tout voyageur qui a visité les provinces de la Haute-Italie du temps de la domination étrangère doit se souvenir d’y avoir vu un nombre énorme de jeunes gens qui ne suivaient aucune carrière. Si un Italien se vouait de bonne foi au service du gouvernement autrichien, il s’exposait à la haine de ses compatriotes, gens intolérans sur cet article. Si au contraire il embrassait une profession indépendante, — les talens, la science, l’étude, tout ce qui l’élevait au-dessus du vulgaire pouvait le rendre suspect aux autorités. Les avocats étaient mal vus, et l’éloquence surveillée comme une qualité dangereuse. Il ne restait donc que deux partis à prendre : se faire conspirateur ou se condamner au far-niente perpétuel. Or tout le monde n’a pas l’âme assez fortement trempée pour braver la prison et le Spielberg ; tout le monde ne peut pas non plus se résigner à vivre dans l’oisiveté. Cette situation anormale, dans un pays où il y avait beaucoup de forces vives et d’intelligence, a engendré les Manin, les Cattaneo, qui ont trouvé les conditions favorables au développement de leurs facultés dans les malheurs mêmes de leur patrie ; mais au-dessous de ces organisations énergiques d’autres êtres plus faibles et plus patiens, forcés d’agir par leur tempérament et cependant comprimés dans le milieu où le sort les avait jetés, se consumaient en efforts stériles pour donner le change à leur esprit, se remuaient dans le vide, et descendaient par degrés jusqu’à une sorte d’enfance. De là une variété considérable d’originaux dont les étrangers ont observé les manies sans en rechercher la cause. Lorsque je revis pour la première fois l’Italie après les grands événemens qui ont rendu ce pays à la vie politique, je remarquai de singuliers changemens dans le caractère et les mœurs de personnes que je croyais connaître. Les bouleversemens de la chose publique avaient réagi sur les individus, secoué les esprits et provoqué des crises favorables. Je retrouvai des monomanes radicalement guéris, des intelligences boiteuses s’étaient redressées, des gens frivoles étaient devenus fort sérieux. Le personnage dont je vais essayer de vous raconter la vie ignorée est un de ces difformes transformés. Il s’est peu connu lui-même, et ses amis ne se doutaient guère qu’il y eût en lui une énigme à deviner. Je demande grâce pour les petitesses et les détails puérils, inévitables dans la description de ses infirmités. Il faut bien dire les symptômes de la maladie pour faire comprendre la guérison du malade et les faits et gestes de l’homme guéri.


I.

Un matin du mois de septembre 1847, deux dames étrangères arrivées depuis peu de temps à Venise, l’une jeune, l’autre d’un âge mûr, sortaient de la place Saint-Marc et se dirigeaient lentement vers le traghetto Saint-Samuel par un dédale de petites rues qu’elles semblaient assez bien connaître. Quand elles eurent traversé le Grand-Canal au traghetto, elles s’enfoncèrent dans un quartier moins fréquenté, où elles furent obligées de demander plusieurs fois leur chemin. Elles s’exprimaient en italien pur, mais avec un accent anglais très prononcé. Enfin elles s’arrêtèrent sur la place dei Carmini, devant la maison dite d’Otello. Comme elles en cherchaient la façade, un inconnu les aborda le chapeau à la main, et leur montra la statue du More de Venise, située au coin de la place et d’un petit canal. L’inconnu demanda ensuite d’un air bienveillant comment ces dames se trouvaient de leur séjour dans sa patrie, si elles étaient satisfaites de la table à l’hôtel Danieli et de l’appartement qu’elles occupaient au premier étage de cet hôtel. Tandis que la plus âgée des deux étrangères répondait complaisamment à ces questions, la plus jeune jetait un regard de curiosité ironique sur cet homme si bien informé. Elle vit un beau garçon de vingt-six ans, d’une physionomie animée, mais douce et sympathique, le front ombragé d’une forêt de cheveux noirs, les yeux grands et vifs, la barbe soyeuse, la main d’une petitesse remarquable et le pied finement chaussé. Apparemment la jeune dame était difficile à contenter, ou bien elle tenait peu de compte des avantages extérieurs, car elle fit une petite moue dédaigneuse et baissa son om- brelle de manière à dérober son visage aux regards de l’inconnu. Celui-ci ne se rebuta point. — Vos seigneuries, dit-il, sont venues sur cette place pour accomplir un pieux pèlerinage en l’honneur de leur compatriote l’illustrissime poète anglais Shakspeare.

— Nous sommes Irlandaises, répondit la jeune dame d’un ton bref.

— Et par conséquent bonnes catholiques, reprit le Vénitien ; j’en suis bien aise. Vos seigneuries ne connaissent peut-être pas toute la vérité sur la légende d’Otello.

— Nous savons seulement, dit la vieille dame, qu’un Italien du XVIe siècle a écrit sur le More de Venise une nouvelle qui serait oubliée aujourd’hui, si Shakspeare n’en eût tiré le sujet de son admirable tragédie.

— Cet Italien, reprit le jeune homme, s’appelait Giraldi Cintio, ses ouvrages ne sont pas sans mérite ; mais la légende et la nouvelle reposent sur une méprise et un calembour. Jamais la république de Venise n’eut à son service de capitaine africain. Le prétendu Otello est tout simplement un amiral vénitien nommé Christophore Moro, qui a commandé une escadre en station à Chypre, comme dans la pièce de Shakspeare, lequel Moro se maria quatre fois et perdit ses quatre femmes. La dernière, fille du noble seigneur Donato da Lezze, était surnommée le démon blanc. Quoique son mari fût un homme passionné, rien ne prouve qu’il l’ait tuée. Les conteurs d’historiettes, trompés par le nom de Moro, appelèrent l’amiral vénitien Christophore le More, et, voulant faire de la jeune femme une héroïne, ils changèrent le demonio bianco en Desdemona, nom qui ne figure sur aucun calendrier, pas plus que celui d’Otello dans les annales de notre pays. Giraldi Cintio, qui était de Ferrare, a sans doute peu fréquenté Venise. Il ne chercha pas à séparer le vrai du faux et s’en tint aux récits populaires. Vos seigneuries trouveront ces détails dans un livre écrit par un Anglais, M. Brown, amoureux fidèle de notre glorieuse cité, où il demeure depuis plus de vingt ans[1]. Maintenant je regrette d’ôter à vos seigneuries une dernière illusion ; mais la maison qu’elles contemplent en ce moment n’a pas même appartenu à Christophore Moro. La statue qui en décore la façade, et que les ciceroni font voir aux étrangers comme l’image d’Otello, n’est qu’une figure d’invention ; la preuve, c’est qu’elle est accompagnée d’un écusson sur lequel sont gravées les armoiries des deux familles alliées des Goro et des Civrano. De Goro on a fait Moro et de Moro le More de Venise. Voilà comment les légendes populaires accommodent l’histoire. Quant au véritable palais de Christophore Moro, il est situé bien loin d’ici, à San-Giovanni-Decollato, près du beau monument en ruine appelé Fondaco-dei-Turchi, c’est-à-dire magasin ou entrepôt des marchandises turques.

Le jeune Vénitien paraissait enchanté de fournir ces renseignemens aux deux étrangères. Cependant il ne leur laissa pas le temps de le remercier. Il consulta sa montre d’un air affairé, s’excusa de quitter leurs seigneuries, fit un salut respectueux, et s’enfuit en courant.

— Voilà encore un original, dit la jeune étrangère.

— Celui-ci du moins est fort poli, répondit la dame âgée. — Il s’est présenté à nous d’une façon excentrique ; mais nos usages ne sont pas ceux de ce pays. Vous savez, miss Martha, si je redoute les connaissances de voyage et si je partage vos idées de réserve et de prudence ; mais je me connais en hommes, et je vous autoriserais à recevoir ce jeune Vénitien plus volontiers que votre capitaine hongrois, qui a le verbe haut et qui fait le galant avec toutes les jolies femmes.

— Bah ! reprit miss Martha, le galant de toutes les femmes n’est dangereux pour aucune. Le capitaine Pilowitz a trouvé l’art de me désennuyer. Il connaît le personnel de toute la ville, et ne m’a-t-il pas été présenté dans une boutique par le marchand de thé de Bocca-di-piazza ? Que voulez-vous donc de plus régulier ?

— Il n’a pas le ton et les manières d’un vrai gentleman, dit la vieille dame.

— Je conviens qu’il ne vous fait pas assez la cour, et je compte le lui reprocher.

— Vous badinez, miss Martha, et moi, je parle sérieusement.

— Eh bien ! chère mistress Hobbes, sérieusement, je vous promets que Pilowitz ne deviendra jamais importun, et si l’original que nous venons de rencontrer nous aborde encore avec cette familiarité qui vous a prévenue en sa faveur, encourageons-le à nous manger dans la main ; j’y consens pour vous plaire.

Le lecteur aura deviné que mistress Hobbes ne pouvait être que la dame de compagnie de miss Martha. En devisant ainsi, les deux étrangères, qui avaient adopté les coutumes italiennes, rentrèrent dans leur joli appartement de l’hôtel Danieli pour s’y reposer pendant le temps de la grande chaleur. Elles sommeillaient sous le demi-jour des persiennes fermées, quand on vint leur apporter le livre de M. Brown et une carte de visite sur laquelle on lisait : « Alvise Centoni » et au bas de la carte : Riva-del-Carbon ; c’était le nom et l’adresse du jeune Vénitien. Le volume contenait les renseignemens déjà donnés verbalement sur le prototype d’Otello, avec des notes écrites à la main et des citations tirées des annales de Malipieri et de Sanuto. Le premier de ces historiens avait recueilli les noms des quatre femmes de Moro. Parmi les extraits du second, miss Martha remarqua le passage suivant : « aujourd’hui, 26 octobre 1508, Christophore Moro, lieutenant de Chypre, nouvellement élu capitaine de Candie, a comparu devant le collège, avec la barbe, pour avoir perdu sa femme, morte pendant la traversée de Chypre (manuscrit de Sanuto, t. VII, p. 504), » d’où il suit que, si Christophore Moro a tué sa femme, c’est en pleine mer et non à Venise, dans sa maison. Quant à ces mots : avec la barbe, l’annotateur prenait la peine de les expliquer. « Jusqu’à la moitié du XVIe siècle, disait-il, les nobles vénitiens conservèrent l’usage de se raser le menton. Ils ne laissaient croître leur barbe que lorsqu’ils étaient promus à quelque dignité importante, comme une ambassade ou un siège au sénat, ou bien encore en signe de deuil, à la mort d’une femme ou d’un proche parent. »

Miss Martha parcourut ces notes d’un œil distrait, et passa le volume à sa gouvernante en répétant que l’auteur était un original ; mais mistress Hobbes déclara qu’elle tenait cet original pour un jeune homme érudit et bon à connaître.

— Comme vous voudrez, répondit miss Martha d’une voix éteinte, en s’endormant dans sa moustiquaire.

Le lendemain, les deux étrangères visitèrent le palais ducal. Dans la salle du Grand-Conseil, elles s’étaient arrêtées devant l’affreuse mêlée de personnages que le Tintoret a eu l’audace d’appeler le Paradis. Miss Martha, son Guide en Italie à la main, admirait, faute de mieux, la grandeur du morceau, qui n’a pas moins de soixante-dix pieds en largeur. La petite porte de la bibliothèque de Saint-Marc est justement au-dessous de la peinture du Tintoret. Le seigneur Alvise Centoni, tout chargé de gros livres qu’il venait d’emprunter au bibliothécaire, sortit par cette porte et dit aux deux étrangères : — Levez la tête, mesdames ; ne vous arrêtez pas à cet ouvrage incohérent et regardez plus haut.

Puis il s’éloigna, toujours courant, au grand regret de mistress Hobbes. Pour suivre son conseil, les deux dames élevèrent leurs regards jusqu’au plafond de la salle où est la Venise triomphante de Paul Véronèse, et restèrent longtemps sous le charme de cette délicieuse peinture.

— Ma chère Martha, dit la gouvernante, vous savez que les Italiens ne supportent pas qu’on fasse la plus légère critique d’un monument quelconque de leur pays, ni d’une œuvre d’art. Il faut tout louer, tout admirer, sous peine de leur déplaire. Cependant voici un jeune homme de cette ville qui nous dispense de ce banal tribut. C’est assurément une grande rareté.

— Et une preuve de plus, ajouta miss Martha, que ce Centon est un original.

Lorsque les deux dames rentrèrent à leur hôtel, on leur remit une enveloppe contenant deux billets pour une séance de lecture à l’Atheneum. L’adresse était de la même écriture que celle des notes sur Christophore Moro. Elles se promirent d’honorer la séance de leur présence et de leurs chapeaux neufs. Le jour venu, ce fut le signor Alvise lui-même qui reçut leurs billets à la porte du salon de l’Athénée. Il remplaçait le contrôleur-commissaire, empêché par une indisposition. Aux uns il indiquait les banquettes, aux autres les fauteuils, et conduisait les personnes de qualité jusqu’à leur siège. Pénétré de l’importance de ses fonctions, il s’appliquait à les remplir d’une façon irréprochable. Les deux étrangères traversèrent la salle pour gagner leurs places ; on les lorgna beaucoup, quelques jeunes gens les saluèrent, mais personne ne vint leur parler, à l’exception du capitaine Pilowitz. Miss Martha était pourtant une femme charmante. Elle paraissait âgée de vingt-quatre ans ; elle avait la peau fort blanche, les cheveux noirs, les dents comme des perles, en sorte qu’on l’aurait prise volontiers pour une Italienne, si ses yeux d’un bleu pur, son regard tantôt rêveur, tantôt animé par une gaieté un peu moqueuse, la dignité de son maintien et une certaine grâce poétique répandue dans toute sa personne, n’eussent formé un contraste évident avec la sensualité méridionale des figures qui l’environnaient. Dans tous les lieux publics où elle se montrait, l’attention se tournait vers elle ; on feignait de prendre sa réserve pour une hauteur dédaigneuse, et comme elle ne faisait rien pour détruire ces préventions, on la laissait causer en anglais avec sa gouvernante, et l’on épiait l’occasion de médire de sa préférence pour l’officier hongrois. Aussi, lorsqu’on vit le capitaine Pilowitz prendre un tabouret et s’installer près de ces dames, sans tenir compte des justes observations du commissaire, il y eut des regards de malice échangés entre les assistans. Pilowitz, brave militaire, officier de fortune, aimant son état, joueur intrépide, danseur infatigable, en garnison depuis longtemps à Venise, s’y conduisait un peu en conquérant, mais en bon prince. Par manière de conversation, miss Martha lui demanda s’il connaissait le signor Alvise Centoni.

— Certainement, répondit Pilowitz. Nous sommes grands amis ; mais je n’en tire pas vanité, car l’amitié est une menue monnaie que ce garçon prodigue au premier venu. Causez avec lui un quart d’heure, et vous aurez une place dans son cœur.

— Lui faites-vous un reproche, dit mistress Hobbes, de son humeur obligeante ?

— À Dieu ne plaise ! reprit le capitaine ; mais quel prix voulez-vous que j’attache à l’amitié d’un don Fa-tutto ?

— Qu’est-ce que cela ? demandèrent les deux dames.

— Nous appelons ainsi, répondit Pilowitz, un maniaque dont la folie consiste à dépenser une grande activité pour ne rien faire de bon, à traiter des enfantillages comme des affaires d’état, à compliquer et encombrer à chaque pas son existence d’amitiés et de servitudes nouvelles. Tel est le signor Alvise Centoni, ou, par abréviation, Centon, pour parler comme les bonnes gens. Le monde est plein de diseurs de riens ; celui-ci ne se contente pas d’en dire : il se lève matin, se couche tard et se donne une peine infinie pour ne faire que des riens. Regardez-le ; observez son air d’inquiétude, son agitation fébrile. Je vous défie de trouver en lui autre chose qu’un grand enfant bien élevé, du reste plein de connaissances utiles : bijoutier, horloger, menuisier, que sais-je ? On peut l’employer à tout, pourvu que ce soit à des bagatelles. Pour désigner cette catégorie de maniaques, on se sert, en dialecte milanais, d’un mot très expressif, qui ne se répète pas à des femmes. A Florence, on dit un facendiere, mais ce mot manque de force ; parmi les gens comme il faut que j’ai consultés, quelques-uns disent un don Fa-tutto, et c’est cette dernière locution que j’ai adoptée, parce qu’elle me satisfait davantage. Elle semble d’ailleurs inventée exprès pour le signor Centoni. J’appris à le connaître l’an passé en faisant avec lui un petit voyage dans le Frioul, où il se fit en quatre jours une douzaine d’amis intimes : d’abord le conducteur du vélocifère, puis une vieille aubergiste à laquelle il enseigna la tenue des livres, ensuite un tailleur de village auquel il commanda un pantalon, et enfin quelques paysans et cultivateurs dont il voulut tailler la vigne, si bien que le temps de notre partie de plaisir se trouva presque entièrement absorbé par les bons offices, conseils, leçons et secours que ce diable d’homme ne cessa de distribuer tout le long du chemin. Quand vous le souhaiterez, je vous donnerai d’autres détails qui ne vous laisseront aucun doute sur l’état mental du personnage.

— J’en étais sûre ! s’écria miss Martha. J’avais flairé le fou à la première rencontre.

— Il faudra voir, dit mistress Hobbes.

Pendant cette conversation, la salle de l’Athénée s’était remplie de monde ; on ouvrit la séance. Il s’agissait de l’influence des Médicis sur la littérature florentine depuis Pulci jusqu’à Machiavel. Le lecteur débuta par une cascatelle de phrases sonores qui n’éveilla dans l’auditoire ni passion ni intérêt. A la fin seulement, lorsqu’il en vint au livre du Prince et au vœu que Machiavel y exprime de voir l’Italie délivrée des armées étrangères, un homme d’une figure pensive et sévère se leva tout à coup et donna le signal des applaudissemens. Une triple salve, suivie d’un evvira longtemps soutenu, partit d’un groupe de jeunes gens. Le reste de l’assemblée fut pris d’une émotion qui ressemblait plus à de la frayeur qu’à de l’enthousiasme, et les derniers mots du discours se perdirent au milieu de bruits confus. L’auteur de cette manifestation, concertée d’avance, s’appelait Daniel Manin. Miss Martha demanda au capitaine Pilowitz si son ami le don Fa-tutto ne serait pas un farouche conspirateur. Le Hongrois trouva cette idée bouffonne. Il appela le signor Centoni et lui fit subir un interrogatoire d’où le bon jeune homme sortit parfaitement disculpé de toute participation au complot. Non-seulement il n’avait point mêlé ses applaudissemens à ceux des agitateurs, mais il blâma ces cabales politiques dont le seul résultat devait être, selon lui, l’interdiction par la police des réunions de l’Athénée et la perte d’un innocent plaisir pour la jeunesse vénitienne.

Le soir de ce jour mémorable où Manin avait tenté de galvaniser le cadavre, la bonne compagnie se rendit, comme d’habitude, sur la place Saint-Marc. Quatre rangées de chaises occupées par les femmes s’étendaient d’un bouta l’autre des Procuraties-Neuves. Les cafés étaient pleins de monde. On parla de l’incident de l’Athénée à peu près dans les mêmes termes que don Alvise, et puis on revint aux frivolités de tous les jours en écoutant la musique du régiment, de sorte que la police ne songea point à interdire les réunions littéraires. Le capitaine Pilowitz, voyant les deux Irlandaises délaissées au milieu de cette fourmilière, se hâta d’achever sa tournée de visites en plein air, et vint s’asseoir près de ces dames.

Mistress Hobbes l’attendait avec impatience pour lui adresser de nouvelles questions sur le don Fa-tutto. De tous les récits du capitaine, présentés à dessein d’une façon burlesque, la bonne dame concluait que le signor Centoni était un parfait galant homme dont on s’efforçait de travestir les sentimens et les actes. — Si ce jeune homme, dit-elle à Pilowitz, se prend d’amitié pour le premier venu, comme vous l’assurez, il paraît que nous n’avons pas eu l’honneur de lui plaire, car il sait où nous rencontrer, et je ne vois pas qu’il nous persécute de ses visites.

— C’est peut-être, répondit le capitaine en riant, que les grâces et la beauté de miss Martha ne sont pas de grandes recommandations à ses yeux. Espérons pourtant que votre tour viendra un jour où vous aurez besoin de ses petits services. Vous serez alors toutes deux sur la liste de ses amis, entre une blanchisseuse et un gondolier, car cette liste est plus longue que celle des maîtresses de don Juan.

— Eh bien ! dit mistress Hobbes, je suis curieuse de voir comment on peut arriver au ridicule par un chemin diamétralement opposé à celui de l’égoïsme et de la vanité ; mais d’où vient que vous ne parlez pas de ses travaux historiques ?

— Ah ! oui, reprit le capitaine, j’oubliais une de ses manies, celle de réviser tous les procès de l’histoire de Venise. Un jour il lit je ne sais où qu’un certain Bartolomeo Memmo a été pendu par ordre des inquisiteurs d’état entre les deux colonnes rouges du palais ducal en 1470. Cette mort tragique l’émeut de compassion. Il en veut savoir la cause. Enfin il trouve dans Malipieri que ce Memmo a tenu le propos suivant : « Dimanche prochain, nous irons au grand-conseil, dix de mes amis et moi, avec des cottes démaille sous nos habits, et nous poignarderons le doge. » Centoni trouve le cas de Memmo fort grave ; l’exécution à mort lui semble motivée, et il dort tranquille. Si on lui demande à quoi riment ces fantaisies d’historiographe, il répond : « Que voulez-vous ? Venise est morte et enterrée ; ce sont de pauvres fleurs que je jette sur sa tombe. Je ne suis pas chargé de défendre Famagouste contre une armée de deux cent mille Turcs. »

— Ce langage, dit mistress Hobbes, augmente encore mon estime pour ce jeune homme et mon désir de faire sa connaissance.

— Parce que vous croyez, répondit miss Martha, que ces discours cachent une pensée profonde ; mais il n’y a point de replis secrets dans l’âme de votre protégé. On y voit clair comme dans une lanterne vénitienne.

— C’est bien cela, dit le capitaine Pilowitz.


II.

Mistress Hobbes n’avait de commun que le nom avec l’auteur du traité du Citoyen, qui a osé dire que tous les hommes naissent méchans et pervers. Elle était au contraire naturellement disposée à l’indulgence ; mais il fallait qu’on tentât de lui plaire par des attentions et des politesses. Ses bonnes grâces étaient à cette condition, et Pilowitz, s’il avait des prétentions sur le cœur de miss Martha, manquait de tact en négligeant de s’assurer la protection de la gouvernante. Le désir exprimé par mistress Hobbes de faire plus ample connaissance avec le seigneur Alvise devait être bientôt satisfait. Un matin, en voulant revenir à pied de la galerie Manfrin jusqu’à leur hôtel, les deux dames s’égarèrent dans les détours inextricables du Canareggio. Elles perdaient courage et cherchaient une gondole, quand elles rencontrèrent Alvise Centoni devant l’église des Servi. Le complaisant jeune homme s’empressa de les remettre dans leur chemin. A l’entrée de la Merceria, elles voulurent lui rendre sa liberté ; mais elles lui avaient parlé d’emplettes à faire, et il leur demanda la permission de les aider à se débattre contre la rapacité des marchands. Dans le premier magasin où l’on entra, miss Martha ne put s’empêcher de rire en voyant don Alvise se confondre en cérémonies avec la patronne de la boutique. Elle pensa que ses intérêts allaient être fort mal défendus, et elle s’apprêtait à augmenter d’une historiette le répertoire de Pilowitz ; mais la marchande déclara que le caro signor Centon et ses amis avaient droit aux prix les plus discrets, comme on dit à Venise. Mistress Hobbes crut faire d’excellens marchés et se félicita beaucoup de l’entremise de Centoni. Celui-ci, ravi d’être utile, porta les emplettes et paquets sous son bras jusqu’à l’Hôtel-Royal, où ces dames l’invitèrent à monter pour y manger sa part d’un lunch. En offrant à son favori une tasse de café, mistress Hobbes lui demanda toute sorte de renseignemens et lui adressa cent questions dont elle inscrivit les réponses sur son agenda. Afin de l’obliger à revenir, elle lui donna des commissions, et miss Martha, entraînée par l’exemple, lui remit une lettre à jeter à la poste, après quoi les deux dames, par savoir-vivre, crurent devoir interroger don Alvise sur ses propres affaires. Il ne les entretint que de petits services à rendre à des femmes, à des jeunes filles, à des enfans. La grande affaire du moment était le mariage d’une de ses cousines, pour lequel il avait promis de composer un épithalame.

Pendant ce discours, que mistress Hobbes suivait avec un intérêt extrême, miss Martha observait les yeux brillans, la physionomie mobile de son interlocuteur, et se demandait tout bas à quoi ce jeune homme était bon, si la malheureuse Italie pouvait regretter qu’il ne mît pas à son service l’activité qu’il éparpillait avec tant de passion sur des objets futiles. Elle ne voyait point d’éminente qualité sous cet épiderme transparent. Enfin elle sentit arriver sur ses lèvres ce mot injuste et cruel que les heureux de ce monde répétaient en ce temps-là pour se dispenser de la pitié : « Les Italiens méritent leur sort ! » Cependant miss Martha ne pouvait s’empêcher de remarquer avec étonnement que Centoni ne parlait point de lui, à moins qu’on ne l’interrogeât, et de prendre aux riens qu’il débitait un certain intérêt.

Dans une ville de caquetages et de médisances, il n’était pas prudent de n’avoir qu’un ami ; les assiduités du capitaine Pilowitz devenaient compromettantes ; on pouvait sans danger recevoir Centoni, qui de sa vie n’avait médit de personne. Miss Martha lui fit promettre de venir s’asseoir près d’elle sur la place Saint-Marc à l’heure du concert. Il vint en effet le lendemain et les jours suivans retenir des chaises à proximité de l’orchestre. À Venise, toute jolie femme doit avoir son petit cortège pour être considérée. Centoni obtint la permission de présenter deux de ses amis à miss Martha ; l’un était le commandeur Fiorelli, vieillard original travaillé par l’innocente manie de faire des collections d’insectes, l’autre l’abbé Gherbini, homme d’une piété tolérante et de mœurs faciles, comme beaucoup de prêtres italiens. Ainsi entourée de gens respectables par leur âge ou leur caractère, miss Martha, suffisamment à l’abri des méchans propos, refusa d’étendre plus loin le cercle de ses connaissances. Pour mêler les usages de son pays à ceux de Venise, elle invita sa petite cour à venir prendre le thé à l’Hôtel-Royal pendant la seconda sera, c’est-à-dire de dix heures à minuit. Venise est la ville du monde où l’on sait le mieux jouir des plaisirs de l’habitude. Don Alvise ne manqua pas un seul jour au rendez-vous. Mistress Hobbes l’accablait de commissions que le bon jeune homme regardait comme autant d’insignes faveurs ; en remplissant avec zèle et intelligence ses fonctions de pourvoyeur ou d’économe, il eut bientôt conquis le titre d’ami. À la vérité, dans l’esprit de miss Martha, il n’en avait que le titre ; mais le cœur plus riche de mistress Hobbes lui fit goûter les douceurs d’une amitié pure de tout mélange. La vénérable gouvernante lui accorda une confiance sans bornes. Comme la très affligée Doloride, qui s’y reprit à plusieurs fois pour raconter au grand don Quichotte ses terribles aventures, mistress Hobbes remplit quelques soirées du lamentable récit de ses malheurs. Ce récit ne pouvait être complet sans qu’elle en vînt à parler de miss Martha. Dans ces momens, l’attention de l’auditeur se détournait de l’héroïne de l’histoire pour s’attacher au personnage secondaire. Il était curieux, le bon Centoni, et faisait volontiers la chasse aux secrets, mais sans malice, pour le seul plaisir de connaître les affaires de ses amis, et parce que tout problème demande une solution. D’ailleurs il n’abusait pas plus des informations qu’il recueillait que de ses découvertes sur les causes véritables de la pendaison de Memmo. Sa curiosité une fois éveillée par les demi-confidences de la gouvernante, il se mit à observer miss Martha. Il s’aperçut alors que cette belle personne avait souvent des accès de profonde rêverie. On eût dit qu’elle songeait à quelque roman commencé dans un jardin de la verte Irlande, et dont le dénoûment devait se trouver sous le toit d’un de ces cottages aux murs de briques, qui font naître dans l’imagination du passant les tableaux de la vie domestique et du bonheur tranquille. Le temps de son séjour en Italie n’était sans doute que l’entr’acte d’un drame sentimental. Lorsque don Alvise allait au palais Grimani retirer les lettres de ses deux amies, il en examinait les adresses et les timbres en se disant que c’était pour vérifier si l’employé de la poste restante ne se trompait pas. Quelques-unes de ces lettres venaient de Hanovre ; celles-là étaient reçues avec plus de plaisir que les autres. À force de rapprochemens entre ses observations particulières et les récits de la gouvernante, don Alvise finit par apprendre à bâtons rompus le roman de la belle Irlandaise.

Miss Martha Lovel était la fille naturelle d’un grand personnage du royaume-uni. Ce nom de Lovel était celui de sa mère, qu’elle n’avait jamais connue. Son père, obligé de la tenir éloignée de lui, la mit au couvent, où elle reçut une excellente éducation. Elle en sortit à vingt ans pour aller habiter une petite ville du comté de Limerick, chez d’honnêtes bourgeois catholiques, auxquels un banquier de Dublin payait régulièrement une forte pension. Dans le voisinage demeurait une famille anglaise : le fils aîné du voisin eut le bonheur de plaire à miss Lovel ; il voulut l’épouser ; mais te jeune homme était protestant, et la différence des religions éleva des obstacles insurmontables. L’accord ne put s’établir qu’entre les deux amans. Au milieu des pourparlers, une lettre du banquier de Dublin fit savoir à miss Martha que le prochain trimestre de sa pension lui serait payé à Turin et les suivans dans toute autre ville d’Italie où il lui plairait de résider. Une dame de compagnie vint la chercher, il fallut partir. Le jeune voisin, au désespoir, voulut aussi quitter son pays et s’en alla chercher fortune dans le royaume de Hanovre, où il avait des protecteurs. Miss Lovel, docile aux volontés de son père, promena sa tristesse en Italie. La gouvernante, en lui témoignant un tendre intérêt, sut gagner sa confiance et son amitié. Ces dames, comme on l’a pu voir, vivaient ensemble en parfaite intelligence. Le séjour et les mœurs pittoresques de Venise leur plaisaient également à toutes deux. Centoni, admis dans leur intimité, jouissait du bonheur présent sans penser que ces relations agréables dussent jamais finir ; un mot de la gouvernante lui ouvrit les yeux. — Hélas ! lui dit un soir mistress Hobbes en lui versant une tasse de thé, cette situation ne peut pas durer ; le noble lord qui se dérobe aux embrassemens de sa fille n’a pas longtemps à vivre. Une maladie qu’il a contractée aux Indes peut l’enlever d’un instant à l’autre. Il a dû prendre les mesures nécessaires pour assurer l’avenir de son enfant. Martha se réveillera un de ces jours deux ou trois fois millionnaire.

— Je comprends, dit Centoni ; le premier usage qu’elle voudra faire de sa liberté sera de s’envoler dans ces pays du nord où je n’irai jamais.

— Pourquoi ne vous verrait-on pas quelque jour à Londres ? demanda mistress Hobbes.

Centoni baissa la tête et garda le silence. En sortant de l’hôtel Danieli ce soir-là, sa chère Venise lui apparut pour la première fois comme une prison entourée d’eau. Pilowitz, qui l’accompagnait, avait cru remarquer que ce garçon dont il se moquait en savait plus que lui sur la vie et les antécédens de miss Lovel. Persuadé qu’il obtiendrait sans peine des éclaircissemens, il entraîna Centoni au café Florian. Les précautions oratoires lui semblant superflues avec un tel homme, il formula nettement ses questions : — Quel peut être, dit-il, cet étrange caprice de notre amie de vivre ainsi dans l’isolement, à Venise, et d’y passer les plus belles années de sa jeunesse, quand elle pourrait jouir de sa fortune et de sa beauté dans une grande capitale ? Assurément ce n’est pas une aventurière, et l’on voit bien qu’elle ne voyage pas à la recherche d’un mari. N’a-t-elle donc pas de famille, point de surveillans à qui elle doive compte de ses actions ? D’où lui viennent ses distractions et son air d’indifférence ? Ce séjour en Italie, est-ce un temps de repos nécessaire à la guérison de quelque blessure, ou bien un rendez-vous donné à longue échéance ?

— Vous m’y faites songer, répondit don Alvise, il y a là-dessous quelque mystère.

— Notre amie attend, reprit Pilowitz.

— Je le crois comme vous.

— Mais qu’est-ce qu’elle attend ?

— Voilà ce qu’il faudrait savoir, répondit don Alvise.

— La dame de compagnie vous aime furieusement ; elle a dû vous faire des confidences ?

— Des confidences qui vous intéresseront, j’en suis sûr.

— Contez-moi cela, dit Pilowitz.

— Volontiers. Mistress Hobbes est une personne de grand mérite, comme vous savez. Imaginez-vous qu’elle a éprouvé des revers de fortune effroyables…

— Si vous m’en croyez, interrompit le capitaine, nous remettrons à demain l’histoire de la gouvernante. Dites-moi plutôt le secret de miss Martha.

Magari ! s’écria don Alvise ; je voudrais bien connaître son secret[2].

Pour la première fois de sa vie, le seigneur Centoni venait de répondre d’une manière évasive et dissimulée. Pour la première fois, il venait de mettre un frein à son incontinence de langue et d’appeler à son aide la dose naturelle de ruse que tout bon Italien, même le plus naïf, recèle au fond de son âme. Sur le terrain où la lutte s’engageait, Pilowitz ne pouvait manquer d’être battu. Il suffisait pour le comprendre de comparer la face large et le nez rond du Hongrois aux traits aquilins du Vénète. Le capitaine ne put obtenir d’autre communication que le récit des malheurs de mistress Hobbes. — Mon cher seigneur, dit-il à don Alvise au moment de le quitter, vous épouseriez une princesse, si vous pouviez vous résoudre à lui consacrer les soins que vous prodiguez à des subalternes.

— Peut-être, répondit Centoni ; mais la princesse n’a que faire de mes soins et ne s’en soucie pas, tandis que les subalternes ont besoin de mes services. Les petites gens et les petites choses sont assez grandes pour moi. L’essentiel est de s’occuper et de ne pas mourir sans avoir fait un peu de bien.

— Vous oubliez un mot, reprit Pilowitz ; il faut encore aimer quelqu’un.

— Cher capitaine, cela viendra, s’il plaît à Dieu, car l’amour vient de Dieu et à Dieu retourne.

Don Alvise rentra chez lui si étonné de sa finesse et de sa discrétion, qu’en se mettant au lit il crut devoir procéder à un examen de conscience qui ne lui apprit rien, et pendant lequel il s’endormit profondément.

Souvent les deux dames étrangères parcouraient les boutiques établies sur le pont du Rialto, où se trouvent les meilleurs orfèvres de Venise. Un jour, miss Martha voulut passer derrière ces boutiques pour regarder les magnifiques façades des palais qui bordent les deux rives du Grand-Canal. Du haut du pont, mistress Hobbes lut cette inscription : Riva-del-Carbon. — C’est ici que demeure le signor Centoni, dit-elle. Si nous allions frapper à sa porte, je suis sûre que notre visite le comblerait de joie.

Miss Lovel, qui se sentait en belle humeur, accepta la proposition. — Ce devait être une chose curieuse que l’intérieur d’un don Fa-tutto. En y arrivant à l’improviste, on pouvait espérer de surprendre le maître du logis dans l’exercice de ses manies. Les deux étrangères descendirent du pont sur la rive. Un gondolier leur indiqua la maison du seigneur Centoni et l’étage qu’il habitait, car à Venise on ne trouve de concierge que dans les palais des hauts fonctionnaires. Au fond d’une galerie lambrissée en vieux chêne, avec des restes de dorures aux corniches, miss Martha vit une porte garnie de bourrelets, chose rare en Italie. La carte de visite de don Alvise était fixée au-dessus de la serrure. Au bruit de la sonnette répondit une voix d’homme qui appelait Teresa ! De son côté, la servante criait : Vegno, vegno ; mais, comme elle ne venait pas, le patron finit par ouvrir lui-même. Mistress Hobbes ne s’était pas trompée : Centoni poussa un cri de joie en la voyant, et lui pressa les mains avec émotion. Que de gens, disait-il, allaient lui porter envie ! Pour lui, le jour marqué par une si grande faveur était trois fois heureux, et le souvenir lui en devait rester gravé dans le cœur jusqu’au dernier souffle de sa vie. Quand il eut offert ses meilleurs fauteuils, il courut à l’office chercher des gâteaux et du raisin. Les deux dames eurent beau s’en défendre, il leur fallut accepter cette collation, servie sur un guéridon. — Goûtez ces fruits, disait don Alvise ; ils ne viennent pas du marché de l’Herberie. On mêles envoie de la campagne, et jamais ils n’auront si belle occasion de se faire manger.

Tout en goûtant le raisin, miss Lovel promenait ses regards autour d’elle. L’appartement, garni de vieux meubles, lui parut comfortable et entretenu avec soin. Elle remarqua sur le bureau de travail un nombre considérable de petits paquets semblables à des fuseaux, enveloppés de papier et rangés symétriquement. Elle demanda ce que c’était.

— N’avez-vous jamais vu, répondit don Alvise, un pauvre homme qui taille du matin au soir des cure-dents de bois sur le pont des Fuseri ? La dextérité de cet homme est vraiment extraordinaire. Ce matin, je me suis arrêté devant son éventaire, et je l’ai fait jaser. Il faut tailler bien des petits morceaux de bois pour gagner le nécessaire d’une famille ! Ce pauvre diable m’a intéressé. Bref, je lui ai acheté toute sa pacotille, et me voilà pourvu de cure-dents…

— Et d’un nouvel ami, interrompit miss Lovel en riant. Le marchand de cure-dents manquait sur votre liste.

— Riez, signorina, reprit don Alvise avec bonhomie. Moquez-vous de moi ; je ne me défendrai pas, trop heureux de voir un éclair de malice briller dans vos beaux yeux. En souvenir de ce moment de gaîté, daignez accepter un paquet de cure-dents. Vous aussi, bonne mistress Hobbes ; il faut m’aider à me défaire de ma marchandise.

Tandis que Centoni distribuait ses cure-dents, un coup de sonnette résonna dans l’antichambre. On entendit chuchoter deux voix de femmes ; la porte s’ouvrit brusquement, et l’on vit entrer une grande et belle fille du peuple nu-tête et bras nus, tenant un éventail en papier vert. — C’est toi, Susannette, lui dit don Alvise. Attends un peu, ma fille ; tu vois bien que je suis en compagnie.

Mais la jeune fille passa devant les dames en priant leurs seigneuries de l’excuser, et se mit à parler dans son dialecte avec une pétulance tout à fait vénitienne. — Je n’ai que vous au monde, dit-elle d’une voix émue et mélodieuse ; je n’ai que vous, cher sior Alvise, et un malheur, n’est-ce pas une affaire qui presse ? Ah ! je le savais bien que nos maîtres les habits blancs ne tiendraient pas leurs promesses. Quand ils sont venus prendre mon frère Matteo pour le faire soldat malgré lui, n’ont-ils pas dit à ma mère que son fils ne quitterait pas le pays, qu’on l’enverrait dans un régiment à Vicence ou tout au plus à Brescia ? Et ne m’ont-ils pas dit à moi-même que si le bon gouvernement a besoin de tant de soldats, c’est pour tenir dans l’obéissance les avocats, les bourgeois et les nobles de ces provinces lombardes, qui sont des mécontens et des rebelles ? Est-ce une chose honnête que de vouloir nous souffler des idées de haine pour nos patrons ? Comme si nous ne savions pas que l’Allemagne enlève aux riches de ces provinces leur argent et à nous notre sang ! Aujourd’hui mon frère Matteo reçoit sa feuille de route, et le dépôt de son régiment est à Klagenfurt. Est-ce pour tenir dans l’obéissance les nobles de Lombardie qu’on l’envoie de l’autre côté des neiges ? La belle vie que nous allons mener, ma mère et moi, à l’attendre et à pleurer pendant huit ans, sans savoir s’il se bat en Pologne ou en Turquie, s’il a le mal du pays ou la fièvre, s’il reçoit des coups de bâton ou une balle de fusil dans le corps !… Un garçon de vingt ans et l’un des plus beaux hommes de Venise !

— Calme-toi, dit le seigneur Centoni.

— Non, je ne me calmerai pas, car maintenant voilà que mon frère ne veut pas partir. Il s’enfuira dans les montagnes et se fera peut-être fusiller comme un chien, à moins pourtant qu’il n’y ait du vrai dans la rumeur qui court parmi les ouvriers de la Mira.

— Que dit-on donc, demanda don Alvise, dans la fabrique de bougies stéariques ?

— On dit que Pie IX va excommunier les habits blancs, et que le tailleur Toffoli va rétablir la république et le doge.

— Les imbéciles ! s’écria Centoni. Il faudrait rappeler à Toffoli ce proverbe ancien : « tailleur, mêle-toi de faire des habits. » Et toi, Susannette, mêle-toi de faire de la dentelle comme une gentille et habile ouvrière que tu es. Laisse la politique, ce n’est pas ton métier. Je connais de bonnes gens et des cœurs généreux sous les uniformes blancs. Le général Zichy est du nombre. Il commande à Venise depuis plus de vingt ans et ne veut que du bien aux Vénitiens ; je lui parlerai. Surtout que ton frère ne s’avise pas de déserter. Je te promets qu’il sera envoyé à Vicence ou à Vérone, et que ta mère le reverra deux ou trois fois par an.

— Oh ! alors, s’écria la jeune fille en s’essuyant les yeux, du moment que votre seigneurie s’intéresse à nous, je suis tranquille. Je ne pleure plus, voilà qui est fini. Et quand dois-je venir la remercier ?

— Demain j’aurai des nouvelles à te donner. Va, Susannette, sois prudente, et ne dis pas de mal du bon gouvernement.

— Non, non, c’est du bien de votre seigneurie que je dirai, et si elle veut savoir où il y a un cœur qui l’aime, c’est là dedans, entendez-vous ? Là dedans bat un pauvre cœur qui vous aime.

La jeune fille se frappa la poitrine avec son éventail, fit deux petites révérences, et sortit en demandant pardon aux belles dames de les avoir dérangées. Elle n’était pas encore dans la rue quand la face épanouie de la servante Teresa parut entre les deux battans de la porte. — Que me veux-tu, toi ? lui dit Centoni. Tu vois bien que je suis occupé.

— La piccina, répondit la servante, la piccina qui désire vous parler.

— Fort bien, dit don Alvise, j’ai préparé son affaire. Remets-lui ce petit carton, elle y trouvera ce qu’il lui faut.

— Elle ne le prendra pas, répondit Teresa.

— Comment ! elle ne le prendra pas ?

— Eh ! non, elle est fière, cette naine. Dans son méchant fourreau, il y a une bonne lame. Au fait, son père était patron d’une grosse barque, et il s’est noyé dans la grande mer. Elle ne peut pas me baiser la main. Elle ne recevra pas d’une main qu’elle ne peut pas baiser.

— Eh bien ! elle attendra. Dis-lui que je suis en conférence avec des personnes de qualité.

Les deux dames prièrent Centoni de ne point retarder ses audiences. Il comprit à leur insistance qu’elles s’amusaient à voir cette procession de figures populaires, et il consentit à leur en donner la comédie. Sur un signe de son maître, Teresa sortit laissant la porte ouverte. On entendit un pas lourd et irrégulier dans l’antichambre, et l’on vit entrer un de ces êtres rachitiques et difformes dont l’Italie fourmille, un de ces pauvres rebuts de l’espèce humaine auxquels les climats du nord ne pardonnent pas, mais qui sous le ciel clément du midi parviennent à travers toute sorte de souffrances à l’âge mûr et même à la vieillesse. Celui-ci était une fille de seize ans qui paraissait en avoir douze, à peine haute d’un mètre, la poitrine étroite, la taille déjetée par suite d’un mouvement de hanche qu’elle faisait en boitant de la jambe droite. Ses traits délicats et allongés avaient une expression singulière de mélancolie et de courage. Par une sorte de dérision, la nature avait accordé à cette enfant disgraciée un des plus beaux ornemens de la jeunesse et de la puberté. Les cheveux mal peignés de la naine étaient fins, abondans et d’un blond virginal ; le désordre même de sa chevelure donnait une certaine grâce à son visage pâle.

— Viens ici, Betta, que je te voie de près, lui dit Centoni. Tu as l’air bien gaillard aujourd’hui ; est-ce que tu as fait un héritage ?

Altro ! répondit la naine, bien autre chose qu’un héritage ; je ne souffre plus, et je marche !

— Tu marches en te balançant comme une gondole à une seule rame. Et tes bains de fange, les as-tu pris ?

Sior, oui, répondit Betta ; mais c’est le brodequin surtout qui est un capo d’opera. Avec cela, je vais droit mon chemin ; je monte, je descends les escaliers, et je passe les ponts comme si je traversais ma chambre.

— Voyons un peu ce chef-d’œuvre.

Miss Martha sentit un frisson lui parcourir tout le corps, tandis que la naine montrait avec orgueil son pied bot serré dans un brodequin orthopédique.

— En effet, dit Centoni, voilà un ouvrage d’art. Faut-il solliciter pour toi un engagement de première ballerine au théâtre de la Fenice ?

— Non, répondit Betta en se dressant d’un air scandalisé : mais de ce pied boiteux je suis prête à faire quatre lieues pour votre service. J’irais même plus loin encore, et je donnerais pour vous ma bonne jambe et tout le reste de ma chétive personne. Si je ne pense pas ce que je dis, je veux voguer demain dans la barque des morts.

— Ne t’échauffe pas ainsi, ma mignonne, dit don Alvise. Tu ne vois pas que je te fais bavarder pour amuser ces deux dames qui nous écoutent. Tiens, voici douze cachets de bains pour l’établissement de Saint-Samuel, et quand ton brodequin magique sera usé, on t’en fera un autre.

Betta s’empara de la main qui lui présentait les cachets de bain et y déposa un baiser. Miss Martha demanda en français à don Alvise si elle pouvait ajouter une pièce de monnaie à son offrande.

— Essayez, répondit-il.

Betta devina l’intention de la dame étrangère. Ses grands yeux verts prirent une expression mêlée de reproche et de fierté. — Comtessine, dit-elle, je ne suis pas fâchée. Vos seigneuries m’ont honorée en daignant s’occuper de moi.

— Eh bien ! répondit miss Lovel, vous devez accepter mon petit présent non comme une réparation, mais comme un signe d’amitié.

La naine rabattit un peu de sa majesté en voyant sortir une pièce d’or de la bourse de la comtessine. Elle saisit la pièce avec plus de vivacité qu’il ne convenait à la fille d’un patron de grosse barque, et baisa le napoléon d’or, n’osant pas baiser la main.

— Que feras-tu d’un si beau régal ? demanda don Alvise.

— Ce sera, répondit-elle, pour avancer ma vie de quelques jours[3].

— À la bonne heure ! À présent va avec Dieu, ma pauvrette ; va te plonger dans cette vase bénite qui guérit tous les maux.

On s’imagine à Venise et dans tous les pays environnans que la fange infecte des lagunes a des vertus merveilleuses pour la guérison des estropiés et des scrofuleux. Dans la saison des bains, ce préjugé met en mouvement une armée de malades et de contrefaits qui s’en retournent chez eux à l’automne, contrefaits et malades comme ils sont venus. Après le départ de la naine, les deux dames prirent congé de Centoni, et lui rappelèrent qu’il devait se rendre chez le gouverneur militaire, car elles ne voulaient pas que le frère de Susannette fût envoyé à Klagenfurt.

Dès que mistress Hobbes eut mis le pied sur la rive del Carbon, elle croisa ses deux bras dans une attitude solennelle. — Eh bien ! Martha, dit-elle, trouvez-vous encore que les occupations de notre ami ne sont que des riens ?

— Les hommes de ce caractère, répondit miss Martha, ont beaucoup de ressemblance avec les enfans, qui font une chose bonne et utile entre deux sottises et sans discernement.

— Que pensez-vous donc, reprit mistress Hobbes, d’un jeune homme qui dédaigne les plaisirs et les succès de son âge pour se vouer au soulagement de toutes les infortunes ?

— Je pense qu’il est difficile de savoir le véritable mobile des actions d’un fou. Je pense que notre ami n’a qu’une seule passion, la manie des petites affaires, et que Betta, Susannette, le marchand de cure-dents, vous et moi, c’est tout un pour lui. Je n’oserais pas me vanter de l’emporter dans son cœur sur le conducteur du vélocifère ou l’aubergiste du Frioul.

— Ainsi, dit mistress Hobbes, malgré ce que vous venez de voir, vous ne lui témoignerez pas plus de considération qu’auparavant ?

— A quoi bon ? Il ne s’apercevrait de rien, et j’en serais pour mes frais de considération.

— Voilà bien la jeunesse ! murmura la gouvernante ; toutes les vertus du monde ne lui font pas oublier un ridicule.


III.

Il est nécessaire, pour l’intelligence de cette très véritable histoire, de rappeler en deux mots au lecteur quel était alors l’état des esprits en Italie. Depuis l’avènement de Pie IX au trône de saint Pierre, l’agitation se répandait d’un bout à l’autre de la péninsule. Le pontife, en querelle avec la cour de Vienne, se laissait dire qu’il était un prince libéral, et Charles-Albert, voyant approcher l’occasion de se mettre une couronne sur la tête, se préparait à tirer l’épée. Tandis que des émeutes éclataient à Gênes, en Calabre, en Sicile, les populations de la Lombardie, comprimées par les garnisons allemandes, trouvaient cependant le moyen de s’agiter sans sortir de la légalité. Venise seule demeurait calme et semblait insouciante. On y évitait de parler des nouvelles apportées par les lettres particulières, et dont la gazette officielle atténuait la gravité. Le congrès des savans qui se réunissait à Venise cette année-là, et dont la première séance eut lieu le 13 septembre, absorbait l’attention de la bourgeoisie ; mais le sens politique de la population n’était qu’endormi : pour le réveiller, il ne fallait qu’un incident. Daniel Manin mit le feu aux poudres en transformant le congrès en club. Un homme aimé de tout le monde, le poète Tomaseo, lui prêta son concours. Leur arrestation fut décidée ; ils s’y attendaient, et cet acte arbitraire était même un épisode de la révolution sur lequel ils comptaient. Le tailleur Toffoli organisa des manifestations publiques. Aussitôt les officiers de la garnison cessèrent de se montrer dans les salons ; ils se réunirent devant le café Quadri, situé du côté des Procuraties-Vieilles. Le camp de l’Allemagne et celui de l’Italie étaient en face l’un de l’autre. Un espace de quelques mètres seulement les séparait, mais il n’y avait déjà plus de rapprochement possible entre eux. Venise s’était réveillée, et le cadavre galvanisé, debout et plein de vie, ne pouvait plus se rendormir. Tout à coup une immense clameur remplit la ville entière : une révolution avait éclaté à Paris. Bientôt après cette nouvelle on recevait celle des insurrections de Vienne et de Milan. Les portes de la prison s’ouvraient devant Manin et Tomaseo. Comme il arrive toujours dans ces momens de crise, le gouvernement entra dans la voie des concessions lorsqu’il était trop tard. À peine eut-il accordé l’organisation d’une garde civique, que la population voulut se servir de ses armes pour expulser la garnison. Les troupes occupaient encore leurs casernes, quand Manin, monté sur une table de café, proclama la république. Tout autre que le général comte Zichy, gouverneur militaire, se serait donné le facile plaisir d’un massacre. Cet homme généreux préféra le blâme de son gouvernement à celui de l’histoire, sachant bien qu’il risquait sa tête, et il faillit la perdre en effet. Le gouverneur civil partit pour Trieste par mer tandis que la garnison prenait la route de Vérone. — La révolution était un fait accompli.

En se retrouvant tout à coup citoyen d’une ville libre, Centoni éprouva unie sorte de stupeur. D’abord il crut rêver ; mais bientôt ce fut sa vie passée qui lui apparut comme un rêve pénible. Lui seul n’avait pris aucune part à la délivrance de son pays. Pour comble d’humiliation, lorsqu’il se demandait ce qu’il aurait pu faire, il ne le voyait pas. Se mêler à des émeutes, pousser des cris séditieux, s’armer d’un fusil, tuer un soldat qui fait son devoir, toutes ces choses lui inspiraient une horreur insurmontable. Dans sa perplexité, il s’en alla consulter ses amies de l’hôtel Danieli. Elles étaient occupées des préparatifs d’une illumination. Miss Lovel envoyait chercher des feux du Bengale et des lanternes vénitiennes pour éclairer ses fenêtres. Cependant elle prit le temps d’écouter la confession, les scrupules et remords de Centoni. — Mon pauvre ami, lui dit-elle ensuite avec une gravité comique, ce mystère qui vous inquiète peut s’expliquer d’un mot : en temps de révolution, vous n’êtes bon à rien.

— Vous avez raison, répondit don Alvise ingénument ; il est évident que je ne suis bon à rien.

Les étrangers n’avaient pas attendu la capitulation pour s’enfuir. Miss Martha au contraire savait gré à la population de Venise de lui avoir fait oublier ses ennuis, elle ne voulut pas s’éloigner malgré les prières de mistress Hobbes. Le banquier allemand chargé de lui remettre des fonds n’avait point déserté la ville, et promettait de continuer à lui payer exactement sa pension ; en conséquence elle déclara hautement son intention de partager le sort des autres femmes de Venise, et, quand elle eut acheté un stylet de forme ancienne à lame triangulaire, elle se sentit capable de braver la soldatesque et les pillards. Les dames irlandaises finirent par être connues des gens du peuple ; elles circulaient au milieu des rassemblemens et recevaient des témoignages de sympathie dont elles étaient flattées. Il y eut fête à l’Hôtel Danieli le jour qu’on y apprit la victoire de l’armée piémontaise à Goïto, et celui où le vieux général Pepe et le colonel Ulloa entrèrent dans la ville à la tête du bataillon des volontaires napolitains. Miss Lovel prenait des leçons de son gondolier pour s’exercer au maniement du stylet. Elle se moquait de Centoni, qui ne voulait pas même se munir d’un couteau, tandis que les autres jeunes gens ne sortaient plus sans être armés jusqu’aux dents. Aux plaisanteries de son amie, don Alvise répondait que Radetzky n’était pas aux portes, qu’il y avait entre Venise et lui trois milles et demi d’eau salée, plus la forteresse de Malghera, garnie de bonnes pièces de canon. Un coup de main ou un assaut n’était point ce qu’il craignait ; mais il ne dissimulait pas son inquiétude sur d’autres sujets que miss Martha traitait de bagatelles. Dans la prévision d’un blocus, il évaluait en chiffres les ressources des assiégés, et fixait d’avance le jour où la viande manquerait, puis les légumes et ensuite le pain, à moins qu’on ne prît des mesures pour s’assurer avec la terre ferme des communications que Radetzky ne pût pas intercepter. En le voyant tirer de sa poche quantité de notes et de bouts de papier pour se livrer à ses calculs, miss Martha faisait des signes à sa gouvernante et se touchait le front du doigt, comme pour dire : « Voilà notre ami qui retombe dans ses manies, » ou bien elle perdait patience et brouillait ensemble tous les papiers en disant : — Laissez donc ces minuties ; nous mangerons du pain et des huîtres, si la viande vient à manquer.

Lorsque le roi de Piémont envoya au gouvernement, provisoire une somme de huit cent mille livres, miss Lovel pensait que cela mettrait fin aux supputations ; mais don Alvise essaya de lui faire comprendre que, les dépenses de la république s’élevant à un peu plus de deux millions par mois, l’argent du Piémont se trouverait absorbé au bout de dix ou douze jours, à quoi miss Lovel répondit qu’elle avait l’âme trop grande pour s’occuper de ces détails, et qu’il lui importait peu de dîner bien ou mal, pourvu que ce fût dans une ville libre.

Centoni arriva un matin à l’Hôtel-Royal avec un air soucieux et embarrassé. Il demanda audience aux deux dames, tira de sa poche un large papier, l’ouvrit et le referma en toussant, comme pour se préparer à faire un discours. — Je ne sais, dit-il enfin, je ne sais si je dois vous donner communication d’une mesure que le dictateur vient de prendre, et à laquelle votre qualité d’étrangères vous dispense de vous associer. Vous allez peut-être ma trouver indiscret. Une commission a été nommée pour provoquer et recevoir les dons volontaires. Un membre de cette commission m’a chargé de recueillir des souscriptions. Faut-il vous montrer ma liste ?

— Assurément, dit miss Lovel ; je souscris pour deux cents florins.

— Et moi, pour vingt-cinq, s’écria la gouvernante avec enthousiasme.

— C’est trop, chère signorina, c’est trop, bonne mistress Hobbes, disait Centoni.

Mais les deux dames avaient déjà pris la plume et posaient leur signature sur le papier. Elles s’amusèrent ensuite à parcourir la liste et à déchiffrer les noms des souscripteurs. Tous les amis de don Alvise y figuraient, petits et grands, depuis Susannette et Betta jusqu’à l’abbé Gherbini. Le commandeur Fiorelli, trop craintif pour oser mettre sa signature sur un papier dont l’avenir pouvait faire une pièce à conviction, avait donné cinquante florins, mais en gardant l’anonyme.

— Et vous, seigneur Al vise, dit miss Martha, d’où vient que je ne vois pas votre nom sur cette pancarte ?

— Je souscrirai le dernier, répondit don Alvise.

— Ah ! reprit Martha en souriant, il paraît que vous n’avez pas l’intention d’étonner vos concitoyens par l’excès de votre générosité. Fi ! un patricien ! un homme qui se vante d’aimer Venise comme une maîtresse ! un homme riche ! Allons, prenez cette plume ; il faut dénouer les cordons de votre bourse, si vous voulez conserver mon estime.

— Je les dénouerai, signorina ; j’y ai réfléchi.

— C’est-à-dire qu’au lieu de vous abandonner à votre premier mouvement, vous avez mûrement délibéré sur le petit sacrifice que la raison vous permet de faire à la patrie en danger.

— Précisément, répondit Centoni.

— Eh bien ! quelle que soit la somme, il faut la doubler.

— Je ne le pourrais, signorina.

— Écrivez donc ce que vous voudrez, mais prenez cette plume. Je saurai ce que vous coûtera l’amour de la patrie tempéré par la réflexion, la prudence et l’économie.

— Comme votre seigneurie le commande, répondit gaîment Centoni en imitant le parler courtois des gondoliers.

Il prit la plume, et de sa plus belle écriture il traça les mots suivans : « Le soussigné donne à la république toute sa fortune. » Et il signa : « Alvise Centoni. »

— Quoi ! sérieusement, dit mistress Hobbes, vous donnez toute votre fortune à la république ?

— Avec le regret, répondit don Alvise, de n’avoir pas cent millions à lui offrir.

Les deux Irlandaises échangèrent quelques mots dans leur langue. La vieille dame parlait avec vivacité, tandis que la jeune fille baissait les yeux d’un air confus. A la fin, mistress Hobbes se tourna vers Centoni en lui disant : — Cher seigneur, je n’ai jamais douté de votre belle âme. Vous êtes le plus galant homme que je connaisse ; embrassons-nous.

Et quand don Alvise l’eût embrassée, elle ajouta : — Allons, ma chère Martha, point de fausse honte ; vous avez une injustice à réparer.

Miss Martha tendit les deux mains à don Alvise : — Embrassons-nous donc, lui dit-elle ; c’est une faible réparation pour vous avoir si mal jugé.

— Je m’en contente, répondit Centoni en lui baisant les deux joues, et maintenant je puis écrire à votre compte, sur mes registres, le mot fameux de Loredan, lorsqu’on lui annonça la mort du doge Foscari : Ha pagato. Vous ne me devez plus rien.


IV.

Le dictateur, en parcourant un matin les listes des souscriptions volontaires en faveur de la république, poussa une exclamation de surprise et donna l’ordre à son secrétaire d’aller lui chercher un certain Alvise Centoni, demeurant Riva-del-Carbon. Le secrétaire trouva Centoni dressant l’inventaire de ses objets précieux et calculant ce que valaient son argenterie, les diamans de sa défunte mère et les portraits de ses aïeux Léonard et Marc Centoni, ouvrages du Titien. Pour l’arracher à cette occupation, il fallut lui répéter que le dictateur avait à l’entretenir d’une affaire qui ne souffrait pas de retard. Arrivé au palais du gouvernement, il fut introduit dans un petit salon où Manin entra par une autre porte.

— En quoi consiste votre fortune ? lui demanda le dictateur.

— En un château et trois fermes sur les bords du Sile, répondit Centoni, en vignes, prés, terres labourables de bon rapport, le tout affermé moyennant douze mille florins par an, et représentant un capital d’environ quatre cent mille florins, soit un million de livres italiennes.

— Mais comment ferez-vous pour donner à la république des terres et des immeubles ?

— Rien de plus simple : j’ai du crédit, j’emprunterai une somme égale à la valeur de mes biens, et plus tard je les mettrai en vente pour rembourser mes emprunts.

— Vous êtes l’homme qu’il me faut, dit le dictateur. J’ai autre chose à vous proposer ; suivez-moi dans mon cabinet.

L’audience dura deux grandes heures. Au moment où Centoni prenait congé, un émissaire expédié de Mestre vint annoncer que le feld-maréchal Radetzky était entré à Vicence ; l’armée piémontaise était en retraite sur Milan, et la route de Padoue interceptée par un corps de neuf mille Autrichiens en marche vers les lagunes.

— Que dites-vous de ces nouvelles ? demanda le dictateur.

— Je n’y vois, répondit Centoni, qu’une raison de plus de me hâter.

— Ainsi vous tenterez l’entreprise ?

— N’en doutez pas.

— Voilà la réponse que j’espérais. Adieu, et puissiez-vous réussir !

En sortant de son audience, le bon Centoni donnait à ses réflexions la forme usitée au théâtre du monologue. — Attention, se disait-il ; tu t’es embarqué dans une affaire d’où dépend peut-être le salut de Venise. Il ne s’agit pas de dire comme les militaires : « Je me ferai casser la tête ou je réussirai ; » il faut réussir et ne point se faire casser la tête. Et qui sait si, au retour de ton expédition, tu n’embrasseras pas encore une fois la plus belle personne des trois royaumes ?

Le bon Centoni consultait volontiers sa servante, comme les gens de mœurs simples et patriarcales. Il fit part à Teresa du besoin qu’il avait de deux ou trois personnes dévouées pour l’assister dans une expédition difficile et dangereuse. Teresa prit son menton dans sa main droite, se gratta le coude avec sa main gauche, et après une minute de réflexion : — Patron, dit-elle, ce n’est pas peu de chose au moins ce que vous demandez ! Du courage et du dévouement, cela ne court pas les rues ; mais s’il s’en trouve encore dans Venise, je ne vois qu’un moyen de le savoir : vous avez sauvé tant de gens de la faim, de la maladie ou de la prison ! assemblez-les et leur contez votre affaire. Nous serons bien oubliés de Dieu et de saint Marc, si nous ne mettons pas la main sur deux ou trois hommes de cœur.

— Ton avis doit être excellent, répondit Centoni, puisqu’il s’est rencontré avec le mien. Prends donc tes galoches, et va me quérir dans les environs tout ce que tu trouveras de ces braves gens que j’ai obligés ou secourus ; fais en sorte qu’ils soient ici au botto[4], car le temps est précieux.

Dix ou douze personnes convoquées à la hâte par Teresa se présentèrent, chez le signor Centoni à l’heure indiquée. Ce n’était pas une réunion à former une académie, c’était plutôt un bon parterre de théâtre forain ; cependant remarquons en passant qu’il n’existe point de populace à Venise. Hormis les pêcheurs de Chiozza, qui ne sont pas de la ville, tout le monde se pique de politesse, et les gondoliers particulièrement ont un langage et des manières à faire envie à bien des gentilshommes. Centoni vit avec plaisir entrer dans son salon quelques paires de bras vigoureux, la plupart en manches de chemise. Au premier rang figuraient trois planteurs de pilotis, au second Matteo, le frère de Susannette, et des hommes de conditions diverses, un barcarol, un charbonnier, un crieur public. Au dernier rang, l’on voyait même des femmes ; mais pour des banquiers ou des docteurs, il n’y en avait point.

— Je vous reconnais, mes amis, dit don Alvise. J’ai obligé chacun de vous, et c’est aujourd’hui que vous allez me rendre la pareille. J’espère n’avoir que l’embarras du choix. Le service que j’attends de vous est d’un intérêt général, et vous concerne tous autant que moi.

— Patron, dit le crieur public, qui se croyait autorisé par sa profession à parler au nom des assistans, vous êtes charitable au pauvre monde. Nous vous considérons comme notre père, et nous sommes prêts à mourir pour vous.

— Eh bien ! mes enfans, reprit don Alvise, il s’agit de pourvoir aux approvisionnemens de Venise et d’assurer à ses défenseurs du pain et des vivres. Notre belle cité a toujours eu deux mères-nourrices aussi riches l’une que l’autre, la Marche trévisane, qui est un vrai jardin, et la fertile campagne qu’arrose la Brenta. Or les troupes de Radetzky occupent Vicence et Padoue ; les Autrichiens sont à Mestre, de ce côté nous n’avons plus à recevoir que des boulets de canon. Du côté du sud, c’est-à-dire de Chiozza, les communications ne sont pas encore interrompues ; mais les braves Chiozzotes sont surveillés par une citadelle remplie de fusils allemands. Il faut chercher quelque autre voie pour l’arrivée des vivres. J’ai donc résolu de partir demain avec deux ou trois bons compagnons. Nous irons au nord des lagunes, en profitant de la marée et des parti-acqua pour remonter en gondole le plus loin possible[5]. Nous tâcherons d’aborder à l’endroit où l’on a détourné le cours du Sile. Là, je détacherai en éclaireur un de mes compagnons. La rivière lui servira de guide, puisqu’elle vient de Trévise ; mais il n’ira pas jusqu’à cette ville, qui est occupée par l’ennemi. Après trois ou quatre heures de marche, il trouvera mon domaine de San-Damaso, et il avertira mon fermier de ma prochaine arrivée. Quand il aura pris un peu de repos, on lui donnera une barquette et un garçon de ferme pour redescendre sur le Sile. Au bout de douze heures, s’il n’est pas revenu, j’enverrai un second émissaire par un autre chemin. En attendant, nous camperons comme nous pourrons, soit à terre soit dans notre gondole. Quand nous aurons découvert un passage libre, je partirai à mon tour, et mes compagnons retourneront à Venise. Alors j’organiserai des convois, et les cultivateurs de la Marche trévisane nous enverront leurs farines à la barbe des Autrichiens, non pas pour nos beaux yeux, mais par intérêt. Vous voyez donc que le succès de cette expédition est d’une importance incomparable.

— Et pourquoi ne réussirait-elle pas ? demanda un maçon.

— Il pourrait se faire, répondit Centoni, qu’un détachement de Croates fût campé au bord du Sile, que ma maison et mes fermes lussent incendiées ou pillées. Il faudra que mon éclaireur s’avance avec précaution, et quand il redescendra le cours de la rivière, il fera sagement de se coucher à plat ventre dans la barquette, s’il aperçoit des factionnaires sur la rive.

— Bien, bien, dit le maçon, je comprends.

Dunque, mes enfans, poursuivit Centoni, vous avez tous bon pied, bon œil ; que ceux d’entre vous qui désirent m’accompagner dans cette glorieuse mission lèvent la main.

Les assistans demeurèrent immobiles comme s’ils eussent été de marbre. Pas un d’eux ne leva seulement le petit doigt.

— Qu’est-ce donc ? dit don Alvise. Il me semble que personne ne bouge.

Caro sior, dit le crieur public, nous pensions qu’il s’agissait d’aller tous ensemble combattre à l’abri des remparts de Malghera, ou même d’enlever un poste d’Autrichiens et de ramener un convoi de vivres ; mais pour cheminer tout seul la’nuit en pays ennemi, tomber dans une embuscade et recevoir un mauvais coup sans pouvoir se défendre, on ne se sent pas pressé d’y courir. Nous sommes de pauvres habitans des lagunes, et ce sont là des dangers de terre ferme.

Les maçons prétextèrent leurs travaux ; d’autres s’excusèrent en disant qu’ils ne connaissaient point le pays, et qu’ils s’égareraient infailliblement. L’un était père de famille, l’autre venait de se marier. Une querelle s’éleva entre Matteo et Susannette, qui voulait faire partir son frère ; mais Matteo objecta que, s’il était pris, on pourrait le fusiller comme déserteur malgré la capitulation, et ses raisons furent trouvées bonnes.

— Allons, dit Centoni, je partirai donc seul.

— Non, non ! cria une voix grêle ; je vous suivrai, moi !

— Qui parle ainsi ? demanda Centoni.

La naine Betta sortit des rangs et s’avança en boitant, mais la tête haute. — Patron, dit-elle, emmenez-moi ; je connais votre château de San-Damaso. J’ai navigué avec mon père sur le Sile, la Piave et même la Livenza.

— Mais, ma fille, répondit don Alvise, il s’agit de faire plus de quatre lieues à pied.

— Je les ferai.

— Voyez un peu, reprit Centoni, où le courage va se nicher ! Eh bien ! c’est dit : je partirai avec Betta. Maintenant, vous autres, allez au diable.

En un moment, le salon se vida ; il n’y resta que trois personnes : Matteo, Susannette et la naine.

— Moi aussi, dit Susannette, je vous accompagnerai, et si Betta ne revient pas, vous m’enverrez en éclaireur. J’ai de bonnes jambes, patron.

— Cela ne se peut pas, reprit Centoni, ta mère s’y opposerait. Tu es beaucoup trop jolie pour courir la nuit dans les chemins de traverse. Si tu tombais dans les mains d’un Croate, il te prendrait comme du butin.

— Je ne crains ni Croate, ni Bohémien, ni Morlaque, répondit la jeune fille. Celui qui voudra me prendre de force aura pour tout butin de mon couteau dans le ventre. Quant à ma mère, pour vous servir, et avec vous, elle me laisserait aller chez le Turc.

— Eh bien donc ! je t’emmènerai, puisque tu as un couteau et de bonnes jambes.

— Et moi, j’ai de bons bras, dit Matteo ; je sais manier la rame ; je vous accompagnerai en qualité de gondolier.

— C’est convenu ; soyez prêts tous trois et réunis chez moi demain au coup de midi.

Le soir, en prenant le thé-préparé par mistress Hobbes, don Alvise raconta aux deux dames les événemens de la journée : sa conversation avec le dictateur, le meeting populaire tenu dans son salon, ses frais d’éloquence perdus et le résultat imprévu de la séance. Comme il ne songeait point à se faire valoir, qu’il pensait seulement à divertir ses deux amies, il s’aperçut qu’elles l’écoutaient d’un air fort sérieux, et qu’elles ne riaient pas même de la plaisante figure qu’il devait faire le lendemain dans sa gondole, en compagnie de deux filles du peuple, dont une boiteuse et contrefaite. Miss Lovel demeurait pensive, les sourcils froncés, les yeux fixés sur son ouvrage.

— Quelle opinion avez-vous donc de nous, dit-elle enfin, si vous croyez que nous pouvons rire de l’équipage où vous serez demain ? Vous feriez mieux de penser aux graves sujets d’inquiétude que vous nous préparez, et aux regrets que nous aurions, s’il vous arrivait malheur.

— Des regrets ! répondit Centoni ; cela ne ferait pas mon compte, car il faut absolument que je réussisse dans mon entreprise.

— Le méchant garçon ! s’écria mistress Hobbes, il ne songe qu’à ses farines !

— Pour ce qui est de vos compagnes de voyage, reprit miss Martha, j’ai si peu d’envie de m’en moquer, que, si j’étais dans leur condition, je partirais comme elles. Les lois du monde ne les embarrassent pas. Elles vont où bon leur semble, tandis que moi, tout ce que je puis faire pour vous, c’est cette bourse en soie qui ne m’expose à aucun danger.

— Serait-ce pour moi que vous travaillez ainsi ? demanda Centoni.

— Certainement, répondit miss Martha, et nous voulons vous revoir, entendez-vous ? Dussions-nous manger du pain d’avoine, nous voulons vous revoir sain et sauf.

— Bon ! dit Centoni, me voilà devenu un paladin : des regrets si je meurs, un ouvrage de vos doigts mignons si je reviens ! décidément je suis un homme heureux.

Don Alvise se sépara de ses deux amies en leur promettant de se conduire prudemment. Ge soir-là, il répéta souvent dans ses monologues qu’il était un homme heureux ; mais, une fois dans son lit, il ne songea plus qu’à ses farines, comme le lui reprochait mistress Hobbes. Le lendemain de grand matin, il parcourut la Frezzaria où sont les marchands de comestibles, et il acheta une provision de viandes salées. Comme tous les Vénitiens de qualité, le seigneur Centoni avait une gondole ; il tint conseil avec Beppo, vieux barcarol attaché depuis vingt ans à sa famille. On entrait alors dans les jours caniculaires ; la chaleur semblait plus à craindre que la pluie ou le froid. Beppo décida qu’il fallait laisser à terre le felse de la gondole, — c’est ainsi qu’on appelle la cabine fermée. — On dressa la tente à rideaux, en belle toile rayée de blanc et de rose. On serra les comestibles dans le coffre. Teresa pourvut aux besoins du campement nocturne en fournissant autant de couvertures de laine qu’il y avait de voyageurs.

A midi, tout le monde étant réuni, on s’établit dans la gondole : le vieux Beppo à l’arrière et Matteo à l’avant, tous deux prêts à donner le premier coup de rame, la naine blottie sur un coussin où elle ne tenait guère plus de place qu’un chat, Susannette à côté d’elle, Centoni debout, appuyé sur un des légers poteaux de la tente. Teresa, restée sur la rive, essuyait une larme du revers de sa main. Au moment où l’horloge de Saint-Sylvestre sonnait le douzième coup, le patron cria : Avanti ! et la gondole, rasant l’eau comme une hirondelle, passa sous le Rialto entre deux bateaux à charbon, puis elle tourna sur la droite par le rio dei Gesuiti et s’enfonça dans le sestiere le plus populeux de Venise. Des jeunes gens qui passaient sur le petit pont des Santi-Apostoli la virent glisser rapidement au-dessous d’eux, et comme le vent agitait les rideaux de la tente, ils aperçurent Susannette et Betta qui se prélassaient sur les coussins.

— Voilà, dit un garde civique, le signor Centoni qui promène des filles du peuple dans sa gondole. Il choisit bien son temps !

— Qu’est-ce que ce Centoni ? demanda un volontaire napolitain.

— C’est, répondit le garde civique, un homme sans consistance et sans patriotisme, ami de tout le monde, même des fonctionnaires de l’ex-gouvernement, un infirme d’esprit, plein de manies et de ridicules.

Bientôt la gondole passa devant l’église des jésuites, et sortit de la ville par le canal de Murano. Matteo jeta un coup d’œil en arrière. — Patron, dit-il, voyez là-bas, à la pointe du Bersaglio, ce petit campanile qui brille au soleil comme un diamant, là est le grand saint qui veillera sur nous.

— De quel saint parles-tu ? demanda Centoni.

— Se peut-il, dit Matteo, que votre seigneurie ne reconnaisse pas l’église qui porte son nom ?

— Tu as raison, répondit le patron en ôtant son chapeau ; que saint Alvise nous protège[6] ! Maintenant, mes enfans, nous allons convenir de nos actes, discours et mensonges. À nous deux, Betta : si tu rencontres sur les bords du Sile un caporal autrichien et qu’il te demande d’où tu viens et où tu vas, que lui répondras-tu ?

— Je lui répondrai, dit la naine, que je viens de Torcello et que je vais à la Fiera, chez ma sœur Marcelline, qui est accouchée d’hier.

— Tu as donc une sœur mariée à la Fiera ?

Niente, patron, je n’ai ni frère ni sœur ; mais le caporal ne prendra pas une barque pour aller à Torcello, et comme la Fiera sera loin de nous, il aimera mieux me laisser passer que d’user ses bottes pour savoir si je lui ait fait une busia.

— Tu raisonnes comme un docteur de Padoue. Et si le caporal, afin d’épargner ses chaussures, te commande de lever la main et de jurer que tu as dit vrai ?

— Je lèverai la main, et je jurerai par les colonnes de Saint-Marc, par la porte de San-Zuliano, par les trois cloches de San-Fantino ; mais pour les saints eux-mêmes, pas si sotte que de pécher en les invoquant.

— Tu es une fine mouche. Et toi, belle Susannette ?

— Moi, répondit la jeune fille, du plus loin que je verrai un habit blanc, je jouerai des jambes comme si j’avais volé la palla d’or de Saint-Marc, et tous les caporaux du monde ne m’attrapperont pas, quand même ils n’auraient pas un fusil sur l’épaule et un sabre battant sur leurs mollets.

— Tout va bien, dit Centoni. Je ne regrette plus les maçons ni le crieur public.

Tout alla bien en effet pendant la première heure du voyage. Un léger vent d’ouest tempérait l’ardeur du soleil. La gondole avançait rapidement, laissant derrière elle un faible sillage sur le miroir uni de la lagune. Après avoir dépassé les verreries de Murano, elle eut devant elle un vaste horizon. À droite, on découvrait le Lido de Pordelio, formant une longue ligne bleuâtre, à gauche la terre ferme, semblable à une ombre immense, en avant trois points blancs dessinant un triangle et qui sortaient de l’eau comme des édifices submergés : c’étaient les trois clochers de Mazorbo, Burano et Torcello. Pour suivre le droit chemin, il eût fallu passer à Mazorbo et prendre le canal del Buffon ; mais par cette voie on s’exposait à être remarqué des vedettes autrichiennes et à tomber dans une embuscade. Afin d’échapper aux lorgnettes des officiers, Centoni se dirigea vers la droite et vint aborder à Burano. Les bonnes gens de ce village, tous marins et pêcheurs, accoururent sur le quai, où séchaient leurs filets pour s’enquérir de ce qui se passait à Venise. Centoni leur apprit l’arrivée des Autrichiens à Mestre. Le fâcheux effet de cette nouvelle fut adouci par l’assurance que le prix du poisson allait augmenter. Aussitôt la population s’agita comme une fourmilière ; la flottille des pêcheurs fit ses préparatifs pour gagner la pleine mer pendant la nuit suivante, et Centoni se frotta les mains en pensant qu’il y aurait du poisson frais le lendemain au marché de la Pescaria.

Quatre heures étaient sonnées quand les voyageurs bien reposés sortirent de Burano. La marée montait. On ne voyait plus ces îlots de vase que les eaux basses laissent à découvert. La gondole, qui mesurait huit pouces d’eau, pouvait voguer à l’aise ; mais cette liberté même devenait un danger, pour peu qu’on se trompât de route. De crainte d’erreur, le patron donna l’ordre de ramer vers la saline de Saint-Félix, en suivant le chenal marqué par des faisceaux de pieux, qui ressemblaient de loin à de grosses bottes d’asperges. Le vent était tombé ; le soleil se couvrait d’un léger voile et donnait cette lumière d’un rouge orangé, qui est particulière au ciel de Venise, et que le Titien a su si bien rendre dans son tableau du Martyre de saint Pierre le dominicain.

Cattivo lume, dit le vieux Beppo en secouant la tête.

— Pourquoi cette lumière serait-elle mauvaise ? demanda le patron.

— Parce qu’elle nous promet une nuit noire, et que les marais ne sont pas éclairés au gaz.

À partir de ce moment, Beppo, usant du privilège des vieux serviteurs, ne fit plus que geindre et maugréer. Du haut des talus de la saline, un ouvrier héla la gondole en faisant de ses mains un porte-voix : — Où donc allez-vous par-là ?

— Nous allons pêcher des poissons d’eau douce dans le Sile, répondit Centoni.

— Bon voyage ! cria l’ouvrier, et prenez garde de vous égarer dans le Palude maggiore.

— Cet homme veut nous effrayer, dit Betta,

Mais au bout d’une heure la gondole s’arrêta. On ne distinguait plus les trois clochers ; la saline avait disparu, et nul poteau n’indiquait de chenal à suivre. De grosses taches noires paraissaient au loin sur l’eau des lagunes. On approchait évidemment d’un immense marais. Le patron avoua son incertitude et l’embarras où il était de donner un ordre.

— Nous sommes perdus, murmurait le vieux Beppo ; nous allons échouer.

Matteo proposait de retourner en arrière ; mais Betta demanda la parole. Elle se ’leva de son coussin et promena ses regards de tous côtés, la main sur ses yeux en guise de visière. — C’est le soleil couchant, dit-elle, qui nous empêche de voir les objets sur notre gauche. Nous ne sommes pas loin du Sile. Regarde donc, Beppo ; les vieux ont la vue longue ; est-ce que tu ne vois pas une ligne blanche sur l’eau ?

— La petite a raison, dit Susannette, il y a là-bas une ligne blanche.

— C’est le Taglio del Sile, reprit la naine. Voguez de ce côté. La gondole tourna vers la gauche, dirigée par le vieux Beppo,

tandis que Matteo se servait de sa rame comme d’une sonde. L’eau avait encore trois pieds de profondeur. Bientôt la sonde ne marqua plus que deux pieds d’eau ; puis On entendit le bruit causé par le fond de la gondole, qui effleurait la vase et en faisait jaillir des globules d’air empesté.

— Cela va mal, dit le patron.

Avanti ! criait la naine. Fais courage, Beppo, voga ! voga ! Beppo, penché sur sa rame, voguait avec le courage du désespoir ; enfin la gondole franchit le mauvais pas et atteignit le point où le Sile entrait jadis dans les lagunes, avant qu’on en eût détourné le cours pour le forcer à se jeter dans la Piave inférieure.

— Je vois des arbres, s’écria le patron ; vive le capitaine Betta !

Pour remonter plus haut, il eût fallu passer des écluses qui pouvaient être gardées par l’ennemi. On amarra la gondole sous une touffe d’osier.

— Maintenant, mes enfans, dit Centoni, tirez les vivres du coffre et préparez le souper. Pendant ce temps-là, j’irai à la découverte d’un chemin, car il ne faut pas attendre la nuit noire pour explorer le pays.

— Restez, patron, dit Betta. Je sais déjà mon chemin. Le Sile se tortille dans la campagne comme un serpent ; je ne m’amuserai pas à suivre les sentiers de halage. Ces arbres que vous voyez sont des mûriers, et vous savez bien qu’on les plante au bord des routes.

— Cette bambine a toujours raison, dit Centoni.

On soupa sur le pouce, mais de bon appétit, et si longuement que le soleil était couché quand on but le dernier coup de vin au succès de Betta.

— Il faut partir, dit la naine.

— La pauvre petite ! s’écria Susannette, elle me fait pitié ; si je partais à sa place ?

— Non, reprit Betta, ne changeons rien aux choses convenues. Patron, mon sang et ma vie sont à votre seigneurie. Si elle veut que je réussisse, qu’elle pense à moi, tandis que je cheminerai dans la nuit.

— Oui, je penserai à toi, dit le patron, et, afin que tu n’en doutes pas, viens que je t’embrasse.

Don Alvise souleva la naine dans ses bras comme un enfant, la pressa contre sa poitrine, et lui donna deux gros baisers en l’appelant sa chère fille.

— Oh ! que je suis contente ! dit-elle en rougissant. Oh ! que j’ai bien fait de venir ! Les habits blancs peuvent tirer sur moi.

Tous les voyageurs conduisirent Betta jusqu’au chemin bordé de mûriers.

— Me voici bien dans la direction de San-Damaso, dit la naine. Allez dormir en m’attendant. Demain matin, quand je vous chercherai par ici, après avoir descendu sur le Sile, vous m’entendrez de loin. Je n’ai pas plus de voix qu’un poulet de huit jours, mais je sais siffler.

Betta introduisit dans sa bouche l’index et le doigt majeur de chaque main, et fit retentir un coup de sifflet auquel répondit dans le lointain l’aboiement d’un chien. — Et à présent, reprit-elle, bonsoir, mes amis, au revoir, patron ; moi, je m’en vais.

Elle releva son châle sur sa tête et partit d’un air résolu. On entendit son brodequin orthopédique résonner sur le chemin ; on vit sa robe blanche glisser le long des arbres, puis elle disparut dans l’ombre.

— Cette petite fille est un-démon, murmura le vieux Beppo.

— En vérité, dit Matteo en riant, je crois qu’elle est un peu amoureuse du patron.

— Quand elle le serait, dit Susannette ? Est-ce que cela te regarde ? Il ne faut pas rire de l’amour des faibles. Si Betta aime le patron, c’est une affaire entre elle et son cœur.

Après le départ du pauvre émissaire boiteux, don Alvise et ses compagnons retournèrent à leur gondole, où ils s’installèrent pour y passer la nuit. Le patron, enveloppé dans une couverture, tint fidèlement sa promesse de ne penser qu’à Betta, jusqu’au moment où ses yeux se fermèrent.

Le ciel s’éclairait d’une lueur rouge quand il se réveilla. Bientôt les premiers rayons du soleil levant rasèrent la surface de l’Adriatique. Centoni, ne pouvant plus tenir en place, laissa sa petite troupe endormie et s’en alla rôder aux environs. Il y trouva quelques cultivateurs habitués à porter leurs légumes et leur maïs au marché de Torcello. Ces bonnes gens, encouragés par ses promesses, se mirent en mesure d’aller jusqu’à Venise. Centoni travailla lui-même à la récolte et à l’embarquement d’un vaste plan d’artichauts qu’il expédia sur l’heure au marché de l’Herberie, puis il revint à ses compagnons, qui dormaient encore. Le moment approchait où, selon ses calculs, le coup de sifflet de Betta devait se faire entendre. Naturellement disposé à l’inquiétude, Centoni se perdait dans les plus tristes conjectures. — La malheureuse enfant ! pensait-il, ses forces l’auront trahie ; elle sera tombée au pied d’un arbre, ou bien les soldats l’auront arrêtée, battue, assassinée peut-être !

Tout à coup il crut entendre une voix d’homme pousser un long cri semblable à un appel ; à tout hasard il y répondit. Le même cri se répéta. Susannette sortit de la tente en disant qu’on appelait le patron. En effet la voix prononça distinctement le nom de sior Alvise.

— Qui vient là ? cria Centoni.

— C’est moi, Pasquale, le fils de votre fermier Nicolo, répondit un jeune garçon en se glissant entre deux saules.

— Tu as donc vu Betta ? demanda le patron.

Sior, oui ; la pauvrette est arrivée tout droit à la maison avant minuit, comme si l’étoile du Natale lui eût montré le chemin. Elle voulait venir avec moi ; mais nous l’avons mise de force dans un bon lit, où elle dort en vous attendant. Je suis parti seul avec mon canot, qui est amarré au bord du Sile.

— Le passage est donc libre ? reprit Centoni. Je puis donc aller à San-Damaso ?

— Je ne sais trop si votre seigneurie le peut. Il y a des Croates de la réserve à deux milles de votre château. Vous ne passerez pas sans rencontrer les soldats. Il faudra faire comme si vous étiez en promenade et les regarder sans avoir l’air de penser à rien, car si vous ressemblez à un voyageur qui vient de loin, ils vous arrêteront. Je vous emmènerais bien dans mon canot ; mais j’en aurais pour tout un jour à le traîner avec une corde, tandis qu’en marchant d’un bon pas, vous serez chez vous à midi.

— Je pars à l’instant, dit Centoni. Mes enfans, retournez à Venise. Susannette, tu iras chez Danieli ; tu raconteras notre voyage aux dames irlandaises, et tu leur diras que si elles mangent des artichauts à leur dîner, c’est à moi qu’elles le devront.

— Patron, dit la jeune fille, je n’irai pas à Venise ; il faut que je vous accompagne. Quand nous verrous les Autrichiens, nous ralentirons le pas, nous flânerons au bord du chemin, et je cueillerai des fleurs des champs ; vous aurez l’air de me faire la cour, je suis assez jolie pour cela, vous me l’avez dit vous-même, et c’est ainsi que vous passerez au milieu des habits blancs.

— Suivez l’avis de cette tosa, dit Pasquale.

Matteo éleva quelques objections au départ de sa sœur ; mais elle lui ferma la bouche en l’appelant poltron. La gondole repartit pour Venise ; Pasquale retourna à son canot, tandis que Centoni et Susannette prenaient le chemin bordé de mûriers, et la tosa fit bien voir au patron qu’elle ne s’était point trop vantée en disant qu’elle avait de bonnes jambes.


V.

Grâce à la malice de Susannette et à la bonne contenance de Centoni, tous deux passèrent de l’air le plus innocent du monde au milieu des soldats impériaux, sans éveiller leur défiance. Assis dans un antique fauteuil, le patron se reposait chez son fermier. — Ainsi donc, père Nicolo, disait-il, ta récolte de l’année est abondante, ton grain est rentré, battu et mis en sac, et tu as en outre une bonne provision de farines de l’an passé. A combien estimes-tu le tout ensemble ?

— A trois mille ducats, répondit Nicolo ; mais les commissaires de l’armée impériale peuvent me le prendre demain sous le prétexte de réquisitions, et s’ils me paieront, Dieu le sait.

— Eh bien ! moi, reprit Centoni, je te l’achète aujourd’hui même ; je t’épargne la peine de le vendre et les risques de guerre. Au lieu d’argent, je te prends tes récoltes, et je te donne quittance de trois mille ducats, à valoir sur tes fermages.

— Vous me tirez d’un grand embarras, dit le fermier.

— Mais il y a une condition, ajouta le patron : c’est que tu enverras le tout secrètement à l’embouchure de la Piave.

— Mes blés et mes farines au milieu des eaux ! s’écria le fermier, qu’en voulez-vous donc faire ?

— Je les expédie à Venise.

— Ah ! je devine : vous les vendez au gouvernement provisoire. Elle a donc de l’argent, la république ?

— Plus que tu ne saurais l’imaginer. Et comment feras-tu pour qu’on ne s’aperçoive de rien dans le pays ?

— Je travaillerai de nuit avec mes garçons.

— Fort bien. À présent, penses-tu que les cultivateurs de la plaine consentiront à me vendre aussi leurs grains moyennant des hypothèques sur mes propriétés ?

— Quelles hypothèques ? répondit le fermier. Tout le monde vous connaît à dix lieues à la ronde ; ils vous feront crédit.

Et le bonhomme répéta en caressant sa barbe grise : — Ah ! la république a de l’argent ! je ne l’aurais pas cru. Ce Manin est donc un sorcier ?

— Non pas un sorcier, mais un grand cœur et un homme de génie.

Bien qu’il eût fort peu et fort mal dormi la nuit précédente, Centoni voulut assister au chargement et au départ des farines. Le lendemain, pourvu de renseignemens donnés par Nicolo, il se rendit chez les cultivateurs du voisinage et leur acheta leurs récoltes à des conditions trop belles pour être refusées. Non content de mettre à contribution les campagnes que traverse le Sile, il parcourut toute la plaine arrosée par la Piave inférieure. On l’accueillait partout en ami, et l’on avait foi en sa parole. Son activité fébrile, sa familiarité avec les subalternes, toutes ses manies habituelles devenaient dans la circonstance présente autant de qualités dont il savait tirer avantage. Comme il n’avait pas la prétention d’alimenter Venise à lui seul, il s’était fait donner les pouvoirs nécessaires pour traiter au nom de la république. Il s’acquitta de sa mission habilement, secrètement, sans autre moyen d’action sur les esprits incultes auxquels il s’adressait que sa bonhomie et son éloquence familière, sans autres commis que les fils de son fermier, sans autres courriers diplomatiques que Susannette et Betta.

Les cultivateurs du nord des lagunes, ayant réussi dans leurs premières expéditions et réalisé de bons bénéfices, prenaient le chemin de Venise sans autre stimulant que l’appât naturel du gain. Leur ardeur même ne devait pas tarder à devenir dangereuse pour l’agent secret de Manin. Un commissaire impérial, en faisant une réquisition de fourrages, s’aperçut que des granges où il avait vu d’abondantes provisions de blé se trouvaient absolument vides. Il interrogea les paysans et s’assura que leurs réponses étaient autant de mensonges. Un de ces paysans, pressé de questions, avoua qu’un inconnu lui avait acheté ses grains ; des menaces lui arrachèrent le nom de cet acheteur, qu’il connaissait parfaitement.

Un jour, le soleil d’hiver n’était pas encore levé quand un bruit inaccoutumé se fit entendre dans le bourg de San-Dona, que Centoni avait choisi pour centre de ses opérations. Don Alvise, caché dans l’humble maisonnette d’un sabotier, s’éveilla et tressaillit en reconnaissant la voix de tenorino du tambour autrichien. Aux premières lueurs du matin, il regarda par la fenêtre et vit de loin quelques soldats devant leurs armes en faisceaux. Il résolut prudemment de passer la journée entière enfermé dans sa masure. Il y déjeunait d’une polenta préparée par la sabotière, quand Susannette accourut.

— Patron, dit-elle, il faut scampare. J’ai entendu le lieutenant parler de vous avec le sergent dans leur effroyable baragouin. Comme je les regardais de près, ils m’ont demandé si je vous connaissais. J’ai répondu, en estropiant votre nom, qu’il n’y avait pas d’Alvise Zeretoni à San-Dona, et que ce signor-là n’était point du pays. « Je le sais bien, grande niaise, » m’a dit le sergent, et il est parti, la canne à la main, à la recherche du logement que vous habitez. Si le lieutenant promet une récompense à qui lui montrera votre cachette, on vous vendra. N’attendez pas la nuit. Empruntez au sabotier ses habits du dimanche, vous serez assez déguisé.

A l’idée d’une visite domiciliaire, la sabotière trembla de tous ses membres et se plaignit d’avoir été trompée par un ennemi du buon governo. Don Alvise brûla les lettres de Manin. La cendre de ces papiers fumait encore dans la cheminée lorsqu’un bruit de crosses de fusil retentit sur le seuil de la maisonnette. Quatre fusiliers allemands restèrent devant la porte, et le sous-officier entra suivi de deux autres soldats.

— Vous êtes le signor Alvise Centoni, dit-il ; n’essayez pas de nier, j’ai votre signalement.

— Je ne le nie point, répondit Centoni. Que me voulez-vous ?

— J’ai l’ordre de vous arrêter et de vous conduire à San-Biaggio.

— De quoi suis-je accusé ?

— Je n’en sais rien. — Ah ! te voilà ici, drôlesse ! ajouta le sergent en voyant Susannette. Il paraît que tu connais ce signor à présent, et que tu as su trouver sa maison.

Miga no, répondit la jeune fille[7].

— Je t’apprendrai comment il s’appelle, reprit le sous-officier, en te faisant donner sur la place publique autant de coups de baguette qu’il y a de lettres dans son nom.

— On ne donne pas la schlague aux Italiens, répondit Susannette ; cela est bon pour les Allemands.

La moustache blonde du sergent trembla de colère. Il leva sa canne en s’approchant de la jeune fille ; mais elle ne recula pas d’une semelle : les dents serrées, la main droite cachée dans les plis de sa robe, elle regarda fixement son adversaire entre les deux yeux. Le sergent abaissa son bâton, murmura quelques injures en allemand, et commanda au prisonnier de passer devant lui. Susannette tira alors sa main droite de sa robe ; elle tenait son couteau ouvert qu’elle ferma et remit dans sa poche.

— Et si ce fouetteur de femmes t’eût frappée ? lui dit la sabotière.

— Je l’aurais décousu, répondit-elle.

Don Alvise fit son entrée à San-Biaggio entre quatre soldats, comme un malfaiteur. La rue principale était encombrée de chevaux. Un vieux capitaine de hussards, maigre, osseux, au visage tanné, se leva d’un banc de pierre où il se tenait assis, fumant une grosse pipe de porcelaine, et demanda si ce prisonnier était l’homme aux farines. Sur la réponse affirmative du sergent, le vieux reître emmena Centoni dans une espèce de corps de garde, afin de l’interroger. Le hussard ne savait pas un mot d’italien, ni le prisonnier un mot d’allemand, c’est pourquoi on s’expliqua tant bien que mal en français. Centoni apprit qu’il avait à se défendre de l’accusation de manœuvres et de connivence avec les sujets rebelles de sa majesté impériale. Sans nier les faits à sa charge, il répondit simplement qu’il avait usé de son droit de propriétaire en vendant ses blés à qui lui en offrait le prix le plus élevé. Le vieux militaire complimenta Centoni de sa franchise, et comme il avait l’habitude d’ajouter une à aspirée à tous les mots français commençant par une voyelle, il exprima sa satisfaction en disant que c’était là un parfait hinterrogatoire.

En ce moment, un jeune aide-de-camp, à chevelure blonde, à taille de guêpe, monté sur un cheval très fringant, s’arrêta devant le corps de garde. Il échangea quelques mots en allemand avec le hussard, et lui parla ensuite en français, dans l’intention évidente d’être compris du prisonnier.

— Donnez-moi votre rapport, dit-il, je vais le porter à Trévise, et demain vous recevrez l’ordre de faire fusiller cet homme.

Le jeune aide-de-camp mit le papier dans sa poche, effleura de l’éperon le flanc de son beau cheval, qui se cabra gracieusement et partit au galop. Dans le fond de la salle convertie en corps de garde était une chambre sans fenêtre, éclairée par un vitrage placé au-dessus de la porte. Le vieux reître y installa Centoni en lui disant qu’il aurait là un joli petit prison. Le mobilier se composait d’une seule chaise de paille et d’un tréteau de bois surmonté d’une paillasse en feuilles de maïs. On servit au prisonnier une ration de soldat que la faim lui fit trouver passable. Le soir, il s’étendit sur la paillasse, et, remettant les tristes réflexions au lendemain, il s’endormit profondément au milieu d’un vacarme de cris, de rires grossiers et de juremens. Le soleil était levé quand don Alvise ouvrit un œil qu’il s’empressa de refermer en se disant que la journée serait chaude pour lui, et qu’elle viendrait toujours assez tôt. Parmi les bruits confus du corps de garde, il crut entendre une voix prononcer son nom, ce qui semblait indiquer que le fâcheux quart d’heure approchait ; mais il continua de goûter le demi-sommeil du matin, pensant qu’il était en pays chrétien, et qu’on lui laisserait le temps de recommander son âme à Dieu. Cependant la porte s’ouvrit ; un homme entra dans la chambre et vint secouer le bras du prisonnier. Centoni s’éveilla enfin et reconnut son ami Pilowitz.

— Le drôle de corps ! s’écria le capitaine, il dort comme un lendemain de noce.

— Que pourrais-je faire de mieux ? dit Centoni.

— Par ma foi ! reprit le capitaine, innocent ou coupable, je ne dormirais pas de si bon cœur que vous. Allons, levez-vous, grand enfant.

— Cher Pilowitz, dit Centoni en sautant à bas de sa paillasse, je suis heureux de voir un visage ami. Est-ce que vous êtes chargé de m’envoyer où l’on ne va qu’une fois ?

— Non, répondit Pilowitz, bien au contraire. Embrassons-nous, cher Alvise. — Et maintenant courons au plus pressé : vous êtes libre. J’apporte de Trévise l’ordre de votre élargissement. Il n’y a point de formalité à remplir. Prenez votre chapeau, et sortons de ce bouge infect.

Don Alvise crut devoir faire ses adieux au vieux reître, et les deux amis s’en allèrent déjeuner ensemble dans le meilleur café de la ville.

— Mon pauvre Centoni, dit Pilowitz, vous revenez de loin. Croiriez-vous qu’on vous avait dépeint comme un farouche conspirateur, soufflant l’esprit de révolte parmi les gens de la campagne et accaparant des blés pour affamer l’armée impériale. Par bonheur, je me trouvais hier chez le général Welden au moment où il écoutait ces dénonciations de la bouche d’un muscadin serré dans sa redingote comme une jeune fille dans son corset. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Le général déteste les cruautés inutiles ; je lui ai fait de vous un portrait si différent du premier, que mon envie de rire l’a gagné malgré lui. Le jeune muscadin contrarié a prétendu que, selon le rapport du vieux hussard, vous aviez avoué vos crimes. Alors nous avons lu ce rapport, où il est écrit que vous vendiez des blés, tandis qu’on vous accusait d’en acheter ; ce qui m’a fourni l’occasion d’un superbe mouvement oratoire. « Il faudrait pourtant s’entendre, ai-je dit ; dans une opération de commerce, le même homme ne peut pas être à la fois le vendeur et l’acheteur. » Le général, touché par la force de cet argument, s’est écrié que cette ridicule méprise avait duré assez longtemps, et il a signé l’ordre de vous relâcher. Parlons de choses plus sérieuses. Je vous approuve d’avoir abandonné les Vénitiens à leur folle obstination. Un homme prudent comme vous ne s’attache point à une cause vaincue d’avance. Les nouvelles d’aujourd’hui prouvent la haute sagesse de votre conduite. Le feld-maréchal vient de remporter une victoire décisive à Novarre. Les provinces lombardes retombent au pouvoir de l’Autriche, et il faut espérer que Manin ne s’entêtera pas dans une résistance inutile ; mais qu’avez-vous donc ? vous pâlissez.

— Ce n’est rien, répondit don Alvise ; je devais être fusillé ce matin…

Povero ! interrompit le capitaine, j’oubliais votre nuit d’angoisses. Si courageux qu’on soit, la mort violente et prévue, à jour fixe, est toujours effrayante. Vous dormiez cependant comme un béat. Autres nouvelles : la Hongrie est en feu. Mes compatriotes imitent les vôtres ; ils auront le même sort. Votre exemple me servira. Je ne renoncerai pas à mon grade pour aller combattre à côté de Bem ou de Georgey. Chacun pour soi, et afin que mes chefs n’aient point de doute sur mes intentions, je vais à Brescia, où je serai sous les ordres de Nugent et de Haynau, deux cœurs de bronze. Qu’en dites-vous ? Est-ce que vous ne m’approuvez pas ?

— Si fait, cher capitaine, répondit Centoni. Excusez mes distractions. J’ai encore dans les poumons l’air empesté de la prison.

— Oui, reprit Pilowitz, je vous comprends. Vive la vraie liberté ! celle de manger et de boire, la liberté des bons vivans !

Le repas achevé, les deux amis se dirent adieu, et Pilowitz remonta sur son cheval en promettant à don Alvise de déjeuner bientôt avec lui sous les Procuraties, au café Florian. Tandis que le capitaine reprenait la route de Trévise, Centoni sortit de San-Biaggio dans la direction opposée. À cent pas de la maison, il sauta le fossé qui bordait le chemin et se jeta sur l’herbe en s’écriant : — Pauvre Italie ! pauvre Italie !

Les deux coudes à terre et le front dans ses mains, il demeura longtemps immobile pleurant à chaudes larmes. — Allons ! dit-il enfin, retournons à Venise. Libre ou esclave, il faut l’aimer et la servir.

Centoni essuya son visage, se releva, honteux de sa faiblesse, et reprit la route de San-Dona. Deux jours après, il s’embarquait pour Venise, à l’embouchure de la Piave, et rentrait dans les lagunes par le passage de Jesolo ; mais, comme il ne pouvait mentir à ses instincts, il emmenait avec lui une énorme cargaison de légumes frais. À la tombée de la nuit, la servante Teresa poussa des cris de joie en voyant son patron s’arrêter devant la rive del Carbon, enfoncé jusqu’à mi-jambes dans une barque remplie de salades.


VI.

Tout le monde connaît les événemens qui s’accomplirent durant cet intervalle de quelques mois où le vent de la liberté souffla sur les lagunes de l’Adriatique. Après la bataille de Novarre, quand la cause de la révolution italienne fut perdue, Venise voulut encore, pour son honneur, donner au monde le spectacle d’une résistance opiniâtre, afin que l’Europe, qui l’abandonnait, connût la grandeur de son désespoir et le prix qu’elle attachait à son indépendance. C’est à l’histoire qu’appartient le récit de cette lutte héroïque[8]. Le modeste personnage dont nous avons entrepris de raconter la vie ne prit aucune part aux brillans faits d’armes de ses compatriotes. Il assista en simple spectateur à la défense et à l’évacuation de Malghera, aux sorties du colonel Ulloa, aux hardis coups de main de Sirtori ; en revanche, il déploya son activité dans l’organisation des approvisionnemens et des ambulances. Pendant les derniers jours du siège, lorsque le choléra vint décimer la population qui s’était accumulée dans le sestiere de Saint-Pierre du Castello pour échapper aux bombes, le désordre se mit un moment dans tous les services. Les munitions de guerre et les vivres s’épuisèrent ; mais le prix de la livre de pain ne s’éleva pas au-dessus de six quarantanes (vingt-cinq centimes de France). Enfin le 24 août 1849 Venise, réduite à la dernière extrémité, capitula, et peu de jours après le feld-maréchal Radetzky fit son entrée au milieu d’une population silencieuse, mais non abattue.

Notre ami Centoni trouva quelque soulagement à sa douleur dans la pensée que sa chère Venise échappait à une destruction complète. Sauf trois ou quatre palais un peu endommagés, les monumens, les chefs-d’œuvre des arts, accumulés depuis tant de siècles, étaient restés intacts[9]. Manin, en dressant une liste de quarante personnes trop compromises pour s’exposer au ressentiment du feld-maréchal, ne songea point à y inscrire le nom de son pourvoyeur. Centoni eût préféré les persécutions à l’exil ; mais le secret de ses opérations avait été gardé. Personne ne pouvait dire l’avoir vu au feu ou seulement armé d’une rapière ; ses compatriotes faisaient peu de cas de lui, et la police autrichienne l’en estimait d’autant plus. Par prudence autant que par inclination, il conserva son ancienne habitude de fréquenter les petites gens. Tous les maux que la guerre laisse après elle, les maladies, les misères à secourir, les plaies de toute sorte à fermer, réclamaient ses soins. Malgré son envie de donner tout son bien à la république, il n’avait pas pu réussir à vendre ses terres, ni à s’endetter d’une somme égale à leur valeur. En habile administrateur, il prit les mesures nécessaires pour réparer les brèches de sa fortune. Quand il eut fait rentrer Matteo à la fabrique de bougies stéariques de la Mira, procuré des commandes de dentelles à Susannette et fourni à Betta de quoi avancer sa oie d’un bon nombre de jours, il se sentit moins triste. Ces occupations ne l’empêchèrent point de rendre assidûment ses petits services aux dames irlandaises ni de venir, à la seconda sera, prendre le thé préparé par mistress Hobbes en compagnie de Pilowitz, de l’abbé Gherbini et du vieux commandeur.

Un soir, au moment où le campanile de Saint-Marc sonnait le carillon de minuit, don Alvise s’apprêtait à sortir avec les autres habitués de la maison, lorsque miss Lovel le pria de rester. Sur une table étaient plusieurs lettres dont l’entrée à Venise avait été retardée par le bombardement. Miss Lovel prit une de ces lettres, comme si elle eût voulu la communiquer à Centoni, puis elle parut changer d’idée et rejeta la lettre sur la table.

— Mon ami, dit-elle, j’ai un service à vous demander. Cet hôtel est bruyant ; il y arrive des étrangers à toute heure. J’ai besoin de calme et de silence ; cherchez-moi, je vous prie, un petit appartement meublé, d’un prix modique, un de ces réduits pittoresques et paisibles, comme on n’en trouve qu’à Venise, et où l’on peut jouir avec délices du sentiment profond de son isolement.

— Martha, dit mistress Hobbes, vous me faites pitié. Pourquoi ne pas donner à notre ami vos vraies raisons ?

— C’est ainsi qu’il me convient de parler, répondit miss Lovel d’un ton bref. La réserve et la discrétion du signor Centoni sont les vraies raisons de ma confiance en lui ; mon amitié lui tiendra compte de toutes les questions qu’il aurait le droit de me faire, et qu’il m’aura épargnées.

— Signorina, dit Centoni, je vous obéirai, comme le jésuite à son supérieur. Votre commission est déjà faite. Je puis vous indiquer, dans la paroisse de San-Maurizio, deux jolies chambres unies, comme nous disons à Venise ; elles sont au premier étage d’une petite maison tranquille, chez de bonnes gens à ma dévotion, et qui vous serviront à pieds baisés. Figurez-vous quatre fenêtres sur un jardinet, un figuier dans un angle, un rosier grimpant sur la façade, un vieux mur d’enceinte couronné de giroflées au printemps et d’œillets sauvages en cette saison, le tout pour six napoléons d’argent, trente francs par mois. Je prendrai soin du jardin, si vous le permettez, et pour du silence, vous en aurez à souhait.

— Dès demain, je m’installerai dans mon nouveau domicile, dit miss Lovel, et j’espère que mes amis y viendront prendre le thé comme à l’Hôtel-Royal. Maintenant, cher signor, je vous laisse aux confidences de mistress Hobbes.

— Les circonstances sont graves, dit la gouvernante, quand miss Lovel se fut retirée dans sa chambre. On nous annonce que le père de Martha se meurt. Il doit être mort à l’heure où je vous parle, car la moins ancienne de ces lettres a un mois de date. Peut-être quelque autre lettre s’est-elle égarée. Miss Lovel a le cœur trop bien placé pour s’exposer au reprocha de courir après l’héritage d’une personne vivante. D’un autre côté, comme nous n’avions guère que des ennemis au chevet du malade, le silence qu’ils gardent nous inquiète. Dans l’incertitude où nous sommes, voici ce que nous avons résolu : je pars demain pour l’Irlande. Si je trouve le noble lord encore de ce monde, je prétexterai mes propres affaires pour expliquer ma présence à Dublin. Si au contraire il a rendu son âme à Dieu, je m’informe de ses dispositions testamentaires, et je reviens chercher notre jeune amie. C’est à vous que je la confie, cher signor Alvise. Martha n’est pas un enfant ; mais je serai plus tranquille, sachant que vous veillez sur elle.

Centoni promit de rendre à miss Lovel tous les soins d’un frère et d’un ami, disant que son dévouement n’aurait d’autres bornes que celles que Martha elle-même lui imposerait. La bonne dame fit encore mille recommandations à son confident, et l’on se sépara fort tard pour aller dormir.

Le lendemain eût été une belle journée dans la vie de Centoni, si le moment de la séparation n’eût mêlé un peu d’amertume au plaisir d’être utile. Il conduisit mistress Hobbes au chemin de fer dans sa gondole, et, après lui avoir fait les plus tendres adieux, il revint se mettre à la disposition de miss Lovel, régler le compte de ses dépenses chez Danieli, et diriger avec intelligence et célérité tous les détails du déménagement et de l’installation à San-Maurizio. En quelques heures, les boîtes, les porcelaines, les objets d’art furent mis en place, les miniatures fixées au mur, les album et les livres dans leur ordre accoutumé. La gondole de Beppo arriva chargée de fleurs qu’on déposa, les unes sur une étagère, les autres en pleine terre, si bien que le jardinet prit en un moment l’apparence de luxe qui convenait à l’habitation d’une jolie femme. Du fauteuil où elle était assise, Martha présidait à la manœuvre. — Si jamais, dit-elle à Centoni, je deviens propriétaire d’un palais sur le Grand-Canal, comme la Taglioni, je n’aurai pas d’autre intendant que vous.

Le soir, Pilowitz et les autres amis admirèrent le goût exquis de miss Lovel, le comfort de son intérieur, et personne, excepté don Alvise, ne soupçonna que ce changement fût une réforme dans son budget.


VII.

Depuis le départ de mistress Hobbes, Centoni, devinant l’impatience où devait être Martha de recevoir des nouvelles d’Irlande, ne manquait pas de se trouver à la poste chaque matin à l’ouverture du guichet. Au bout de quinze jours, il rapporta du palais Grimani une lettre timbrée de Dublin. Miss Lovel ouvrit cette lettre avec quelque émotion ; sa main trembla un peu en rompant le cachet. Tandis qu’elle lisait, un léger nuage passa sur son front d’ivoire, et un imperceptible sourire de tristesse et de dédain releva les coins de ses lèvres.

— Est-ce que vous recevez de mauvaises nouvelles ? dit timidement Centoni.

— Oui, répondit Martha ; mistress Hobbes me raconte la mort d’une personne qui a dû beaucoup souffrir dans ses derniers momens.

— Mais, reprit Centoni en hésitant, y a-t-il en tout ceci quelque chose qui vous concerne ?

— Sans doute, je vais prendre le deuil.

— Et le palais sur le Grand-Canal, dans le voisinage de la Taglioni ?

— Ce n’est pas le moment d’en parler.

Le soir, les amis de miss Lovel la trouvèrent vêtue de noir et travaillant à une coiffure en jais.

— Avez-vous perdu quelque parent ? lui demanda Pilowitz.

— Non, répondit-elle ; je pourrais me dispenser de porter le deuil, mais je le prends volontairement, parce qu’il s’agit d’un homme que j’ai aimé comme un père, et que j’aurai plus d’un sujet de regretter.

Centoni augura mal de cette réponse.

— Eh ! dit l’abbé Gherbini, pour le philosophe chrétien la mort a du bon : elle nous assure des recommandations en paradis.

Poverina ! s’écria le commandeur, nous allons donc voir ces beaux yeux voilés par la mélancolie ?

— Point du tout, répondit miss Lovel. Mes chagrins sont à moi, et je ne veux pas que mes amis en souffrent. Je vous en ai fait part, c’est assez. J’aurai mes heures pour la tristesse. Il est bien entendu, messieurs, que le moment où je vous reçois est celui de la récréation.

Cela dit, miss Lovel reprit le ton de badin âge qui lui était habituel, et Centoni, qui l’observait à la dérobée, ne découvrant dans sa bonne humeur aucun signe d’effort ni de contrainte, déploya lui-même cette franche gaîté qui est un des plus aimables privilèges du tempérament italien.

Une lettre de mistress Hobbes vint enfin lui révéler la véritable situation de son amie. Le noble lord de qui dépendait le sort de Martha était mort sans avoir fait de testament. Ses dernières heures avaient été empoisonnées par des remords inutiles. Deux neveux avides se partageaient son immense fortune. La gouvernante avait tenté d’exciter leur intérêt en faveur d’une cousine que la loi leur permettait de renier, mais dont ils n’ignoraient pas les titres à leur bienveillance. Ses prières et ses remontrances n’avaient obtenu que cette réponse cynique : « nous ne donnerons pas un shilling. » Mistress Hobbes, trop pauvre pour secourir miss Martha, dans l’impossibilité de venir la chercher à Venise et dévorée d’inquiétude, terminait sa lettre par ses mots : « Cher Alvise, notre jeune amie est bien malheureuse ; je ne vois que vous au monde qui puissiez la sauver. Cherchez le moyen de lui faire agréer vos services, et vous le trouverez. Connaissant sa fierté, je tremble pour elle, car, ne vous le dissimulez pas, il y va de sa vie. »

À l’idée que miss Lovel avait sérieusement besoin de lui, don Alvise se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme. Il parcourait comme un fou les rues de Venise en répétant : « Pas un shilling ! pas un shilling ! les misérables ! » Et lorsqu’il apercevait de loin le campanile de Saint-Maurice, qui penche sur sa base comme la tour de Pise, il s’arrêtait pour le regarder avec attendrissement. Si quelque bagatelle venait malgré lui le distraire, il éprouvait des tressaillemens douloureux, et en cherchant la cause de cette sensation pénible il voyait passer devant ses yeux l’image gracieuse de Martha qui lui reprochait de l’avoir oubliée un moment. Alors il poussait de gros soupirs et se disait intérieurement : — Pauvre cervelle, à quoi songes-tu ? Miss Lovel a besoin de toi, et il y va de sa vie !

Par une disposition naturelle de son caractère, Centoni avait toujours pensé beaucoup aux autres et fort peu à lui-même ; mais cette fois, étonné du désordre de ses idées et de ses sentimens, il interrogea son cœur, et il reconnut, à n’en pouvoir douter, qu’il était amoureux de miss Martha. Cette découverte, qui l’eût épouvanté dans d’autres circonstances, l’effraya si peu qu’en rêvant à l’abandon de cette jeune femme, à la situation terrible où la jetait l’égoïsme de ses parens, au danger où elle était de tomber dans la plus cruelle des misères, celle que l’expatriation vient encore compliquer, il s’écria : — Je vais l’aimer horriblement !

Mais ce n’était pas assez d’être amoureux. Pour réussir à sauver miss Lovel, il fallait lui plaire et l’épouser, — c’était évidemment là ce moyen que mistress Hobbes n’osait point dire, — ou bien il fallait conquérir une place si haute dans l’estime de Martha que ce fût pour elle un devoir de rabattre de sa fierté en faveur d’un ami fidèle et de lui accorder comme une récompense la permission de la secourir. Le cœur d’une femme n’ayant rien à démêler avec la raison, encore moins avec la nécessité, Centoni pensa qu’il devait s’attendre à échouer dans la première de ces deux entreprises ; mais la seconde était digne de lui.

Le banquier allemand chargé de remettre à miss Lovel les quartiers de sa pension lui envoyait régulièrement un de ses commis le premier jour de chaque trimestre. Huit jours avant l’échéance du 1er  octobre, ce banquier vint en personne faire une visite à la bellissima lady, comme il l’appelait. Ce petit vieillard, dont le père avait vendu des lorgnettes à l’opéra de Prague, portait sur sa mine joviale la satisfaction d’avoir acquis une grande fortune par des moyens à peu près licites, et d’habitude il assaisonnait toutes ses paroles d’un ricanement judaïque. Centoni, qui possédait l’art de faire bavarder les bonnes gens, apprit, en jasant dans son dialecte avec les femmes de la maison, que le signer banquier était resté pendant une heure chez miss Lovel, et qu’il lui avait dit adieu d’un air triste et confus en l’engageant à écrire à sa famille et à ne point désespérer. La servante ajouta qu’elle aurait pris ce petit vieux pour un membre de la confrérie de Saint-Théodore bien plutôt que pour un signor richissime[10]. De la part d’un homme incapable de prêter un swanzig à une personne déshéritée, ces condoléances n’annonçaient rien de bon. Le 1er  octobre, le commis du banquier ne vint pas à Saint-Maurice, et Centoni en fut averti.

Parmi les objets d’art qui ornaient la chambre de miss Lovel étaient plusieurs boîtes anciennes. La plus belle de ces boîtes portait sur le couvercle un rhinocéros en piqué croisé, et sur les quatre faces latérales des animaux plus petits. Un soir, Centoni remarqua une place vide dans l’étagère ; c’était celle de la boîte en piqué croisé. Il y avait alors à Venise un brocanteur nommé San-Quirigo, connu de tous les touristes qui ont acheté des curiosités ou des bijoux du pays en souvenir de leur voyage. Centoni alla visiter le magasin de San-Quirigo ; il y découvrit la boîte au rhinocéros. Le brocanteur la tenait d’une belle dame étrangère ; il en avait donné cent florins. Elle valait bien davantage ; mais San-Quirigo consentit à la céder moyennant un léger bénéfice pour contenter le signor Centoni. Celui-ci mit la boîte dans sa poche, et le soir même, en rôdant autour de l’étagère, il la déposa furtivement, sur le petit carré de tapisserie où elle était ordinairement. Le lendemain, il aurait bien voulu éviter l’occasion d’un tête-à-tête ; mais une lettre pour miss Lovel qu’il trouva au palais Grimani l’obligea malgré lui à prendre le chemin de Saint-Maurice. Miss Martha l’accueillit d’un air un peu solennel.

— Asseyez-vous, lui dit-elle ; il faut que nous causions ensemble. Je serais une orgueilleuse, si je refusais un présent d’un ami tel que vous ; mais dans votre manière de m’offrir ce présent il y a une intention secrète. Vous connaissez ma situation ; je ne doute point que mistress Hobbes ne vous en ait longuement entretenu. Avec toute la délicatesse possible, et sans me dire une parole, vous me faites savoir que tout ce que vous possédez est à ma disposition, n’est-il pas vrai ?

Don Alvise baissa la tête en signe d’assentiment.

— Eh bien ! mon ami, reprit Martha, je vous en garde autant de reconnaissance que si j’eusse puisé à pleines mains dans votre bourse. Malheureusement c’est un plaisir que je ne puis pas vous donner.

— Pourquoi ? demanda don Alvise.

— Parce que, dans ma détresse, abandonnée comme je le suis de ma famille, je n’aurais aucun moyen de m’acquitter.

— Aucun moyen ! s’écria Centoni ; quand un mot de votre bouche pourrait faire le bonheur de toute ma vie !

— Comment ! reprit miss Lovel ; que dites-vous ? Est-ce que vous m’aimez par hasard ?

— De toute mon âme, signora, de toute mon âme !

— En êtes-vous bien sûr, mon pauvre Centoni ?

— Parfaitement sûr.

— Et je l’ignorais ! cela est incroyable. Depuis quand donc m’aimez-vous ?

— Depuis le jour où mistress Hobbes m’a fait part de votre malheur.

— Je vous reconnais bien là ! dit miss Lovel avec un sourire qu’elle ne put réprimer. Pour que l’amour vous vînt, il fallait que j’eusse tout perdu.

— Oui, répondit Centoni, tout, excepté votre beauté, vos grâces, votre esprit, tout, excepté ce qui fait qu’on aime, et lorsqu’on met son cœur aux pieds d’une femme comme vous, on y met aussi sa fortune, son honneur et son nom.

Miss Martha baissa les yeux, et son visage se colora d’une rougeur charmante.

— Hélas ! mon pauvre ami, dit-elle, mon cœur n’est pas libre.

— Je le sais, reprit don Alvise. Vous avez des engagemens avec un jeune homme de votre pays qui habite actuellement Hanovre ; mais il faudra voir si votre malheur aura aussi pour effet d’ajouter à sa tendresse…

— Voilà une mauvaise pensée, Centoni, dit Martha.

— Elle ne m’est pas venue à l’esprit sans raison. Voulez-vous que je vous dise ce qui se passe ? J’ai lu toutes les adresses de vos lettres ; si c’est un tort, grondez-moi, mais enfin je les ai lues. Il y a un mois et plus que vous n’avez reçu de lettre de Hanovre. Vous avez écrit deux fois ; on aurait eu le temps de vous répondre, — j’ai compté les jours, — et la réponse n’arrive point.

— Elle viendra, n’en doutez pas, répondit Martha.

— En êtes-vous bien sûre à votre tour ?

— Ah ! s’écria miss Lovel en cachant son visage dans ses mains, ce serait à en mourir de honte et de douleur.

— Espérons donc que cette réponse viendra, reprit don Alvise, et qu’elle sera telle que nous la souhaitons. Et maintenant, puisque vous savez que je donnerais de bon cœur ma vie pour vous, il faut me promettre de ne pas retourner chez San-Quirigo.

— Mon ami, répondit Martha, vous êtes le plus généreux et le meilleur des hommes ; mais ces services que vous m’offrez, je les attends d’une autre personne.

— Et s’ils se font attendre trop longtemps ?

Miss Martha releva la tête avec fierté. — Jamais, dit-elle, jamais je n’accepterai ce qu’il me serait impossible de rendre.

— L’ingrate ! s’écria Centoni, frappant ses mains l’une contre l’autre, la cruelle, l’étrange fille ! elle se laissera mourir plutôt que d’accepter les services d’un frère, car je suis votre frère aîné, je vous défie de m’en empêcher. Il s’agit bien de générosité ! Il s’agit de vivre ; tâchez donc d’être assez généreuse pour ne pas donner à ceux qui vous aiment le chagrin de vous perdre.

— Eh bien ! je tâcherai… je verrai… Oui, cher Alvise, il faut supporter la vie quand on a un ami comme vous.

Et reprenant le ton de la plaisanterie : — Savez-vous, poursuivit-elle, que vous êtes un homme violent, un despote, un Christophore Moro ?… A propos, je suis très contente d’avoir ma boîte au rhinocéros ; mais il y a dans la bordure un filet d’or qui se détache.

Centoni examina la boîte. Il tira de sa poche un canif pour creuser l’écaille et nettoyer la rainure avant d’y faire rentrer le filet d’or. Au bout d’une minute, il était absorbé dans son travail, et donnait à miss Lovel des explications minutieuses qu’elle feignait d’écouter avec le plus vif intérêt. Quand il eut fini, on le remercia, et il ne fut plus question d’affaires sérieuses. Le soir, Pilowitz crut remarquer que miss Lovel avait pour ce don Fa-tutto des regards et des sourires d’une douceur inaccoutumée.

« Il y a plaisir, dit quelque part La Bruyère, à rencontrer les yeux d’une personne qu’on a obligée. » Bien des fois en sa vie Centoni avait goûté ce plaisir-là ; mais il connut cette fois combien le plaisir est plus rare et plus beau quand la personne obligée est la femme qu’on aime.

Peu de jours après, il trouva au palais Grimani une lettre timbrée de Hanovre. Ne se sentant pas le courage d’assister à l’ouverture de cette lettre, il la remit à la locandière de miss Lovel. Dans le milieu de la journée, il reçut un papier plié à la hâte et chiffonné qui ne ressemblait guère au billet d’une petite-maîtresse.

« Cher Alvise, lui écrivait Martha, ce que vous aviez prévu est arrivé : mon malheur éloigne de moi le lâche cœur sur lequel je comptais. Il me l’apprend lui-même avec la franchise et dans le style d’un négociant de la cité de Londres.

« L’occasion serait belle de me laisser mourir ; mais je tâcherai de vivre, puisque je vous l’ai promis. Dites à nos amis qu’une migraine me force à rester enfermée aujourd’hui. Je vous recevrai tous demain comme à l’ordinaire. Si on me voit les yeux rouges, vous seul en saurez la cause. Il faut effacer de ma vie quatre ans de rêveries et d’espérances qui reposaient sur un mensonge. Ce n’est pas trop de vingt-quatre heures pour une telle amputation. Le mépris et l’orgueil blessé m’assisteront ; nous verrons ensuite si l’amitié aura le pouvoir de me guérir.

« Votre triste et vraiment ruinée
« Martha. »


VIII.

La rive des Zattere, située le long du beau canal de la Gindecca, est un des lieux les plus agréables de Venise. La bonne compagnie ne daigne jamais s’y montrer ; le promeneur solitaire y peut rêver au bord de la lagune, sans crainte de rencontrer un visage de connaissance. Cependant le capitaine Pilowitz, en revenant des exercices du champ de Mars, passa sur la rive des Zattere à la tête de sa compagnie. Il vit de loin miss Lovel appuyée sur le bras de Centoni. Or l’usage à Venise ne permet point de donner le bras ; c’est un honneur exclusivement réservé aux fiancés des jeunes filles et aux cavaliers servans des dames. — Miss Lovel ne pouvait pas l’ignorer.

L’île des Giardini est un autre lieu charmant, presque aussi désert que la rive des Zattere. L’abbé Gherbini se faisait quelquefois conduire au couvent des pères arméniens pour jaser avec le padre Stefano et le padre Pasquale de leurs voyages en Orient. Il y allait un matin, et sa gondole doublait la pointe des Giardini, lorsque, mettant la tête à la fenêtre, il reconnut Centoni et miss Lovel accoudés sur la balustrade de la terrasse, et contemplant le beau panorama que présentent le quai des Esclavons, Je palais ducal et le dôme de la Salute.

Par grand extraordinaire, le commandeur Fiorelli. qui ne sortait jamais de Venise, se laissa mener à Sainte-Elisabeth du Lido le jour de la Sagra. En longeant la petite île de Sant’-Elena, qui est une propriété particulière où l’on n’entre pas sans permission, il aperçut à travers les arbres un jeune homme et une jeune femme qui se promenaient côte à côte. La trop grande distance l’empêcha de distinguer leurs traits ; mais la gondole qui les avait amenés était amarrée à l’escalier de la rive, et sur l’avant de cette gondole le vieux Beppo fumait sa pipe en attendant son patron.

Jeunes et vieux, hommes et femmes, — tout le monde à Venise adore les commérages. On glose beaucoup sur le prochain, mais seulement pour en rire, et un méchant propos chasse l’autre. Les amis de miss Lovel ne manquèrent pas de se communiquer leurs réflexions au sujet des trois rencontres qu’ils avaient faites séparément. Au moment de se livrer aux conjectures et aux médisances, ils s’arrêtèrent par respect pour le caractère de miss Lovel. Après mûr examen, ils décidèrent qu’une personne si raisonnable était au-dessus de tout soupçon, et l’on convint qu’elle avait choisi pour ses excursions un excellent cicérone. La vraisemblance ne permettait pas non plus de faire du bon Centoni le héros d’une historiette galante, à quoi le capitaine Pilowitz ajouta, en souriant dans ses moustaches, que les signes de familiarité accordés par une jolie femme à un homme sans conséquence étaient des faveurs qu’on ne pouvait envier ni même souhaiter.

Tandis que leurs amis tiraient ces justes conclusions, don Alvise et miss Lovel se promenaient ensemble sous les ombrages solitaires du jardin botanique.

— Vous devez me trouver bien ridicule, disait Centoni ; je n’ai jamais compris ce que les Français appellent faire la cour à une femme. Votre beauté vous expose à en savoir plus que moi là-dessus. Obligez-moi de me dire comment s’y prennent les autres hommes.

— Autant, répondit miss Lovel, que ma petite expérience me permet d’en juger, la méthode généralement usitée me paraît être celle-ci : lorsque ces messieurs nous ont donné à entendre qu’ils nous trouvent à leur goût, ils n’ont plus qu’une pensée, c’est de nous faire savoir combien leur préférence nous honore. Afin que nous ne puissions pas prétexter l’ignorance de leurs mérites, ils nous répètent tout ce qu’ils ont dit de spirituel dans leur vie ; toutes leurs actions d’éclat, ils nous les racontent, et Dieu sait de quoi ils se vantent quand leur intelligence n’est pas à la hauteur de leur envie de plaire ! Par ce moyen, ils se ménagent une retraite honorable en cas d’échec. Il est clair que, si notre cœur ne se rend pas, c’est que nous ne sommes point capables de les apprécier. Malheureusement la préoccupation trop visible de sauver leur amour-propre éveille notre défiance et nous met sur nos gardes. Il y aurait du bon dans cette méthode, si on la pratiquait naïvement. Le désir de se faire valoir aux yeux de la personne qu’on aime est naturel et légitime. De la part d’un homme simple et modeste, comme vous par exemple, ce serait une preuve d’amour que de parler avantageusement de soi ; ainsi, mon cher seigneur, s’il est vrai que vous m’aimez, dites-moi du bien de vous-même.

— Vous me désolez, répondit Centoni : je sens amèrement aujourd’hui la misère et le vide de mon existence. Que ne donnerais-je pas pour avoir à vous raconter l’un de ces traits qui frappent l’imagination d’une femme ! Fare colpo, comme nous disons en italien ; faire impression, comme disent les Français, voilà le grand mot : je ne saurais mentir cependant, et je me vois forcé de vous avouer que de ma vie je n’ai fait ni un trait d’esprit, ni une action remarquable.

— Pour de l’esprit, reprit Martha, on en a toujours assez avec un cœur comme le vôtre, et je vous citerai à ce sujet un proverbe oriental qui me semble fait pour vous. Un poète persan a dit : L’esprit a beau courir, d’un seul bond le cœur ira toujours plus loin que lui. — Voilà pourquoi en un jour vous vous êtes transformé.

— Ah ! signorina, dit Centoni, c’est à présent que je commence à espérer, car vous me voyez meilleur que je ne suis, et en effet comment pourrez-vous jamais me trouver digne de vous, à moins de me regarder avec des yeux prévenus ? Mais dans ce que vous appelez ma transformation, il y a une cause divine que vous oubliez de dire.

— Laquelle ? demanda Martha en souriant.

— Mon amour pour vous.

— Oui, cher Alvise, l’amour a fait de vous un autre homme, et je ne serais guère femme, si je l’ignorais encore.

En parlant ainsi, Martha s’appuyait avec plus d’abandon sur le bras de Centoni.

— Eh bien ! dit-il, ne serait-ce pas le moment de prononcer le dernier mot qui me rendrait si heureux ? Voyez ces plantes rares, ces belles fleurs réunies de tous les points du globe ; j’atteste ces témoins muets et charmans que je prends pour femme miss Martha Lovel, si elle veut m’accepter pour mari.

Martha baissa la tête et répondit tout bas : — J’accepte.

Puis elle étendit la main vers un groupe d’arbustes de Surate. Au moment d’en casser une petite branche, elle s’arrêta, en lisant sur une étiquette le mot velenosi. Ce groupe de plantes exotiques était celui des terribles poisons de l’Inde. A quelques pas plus loin, elle vit une mimosa pudica, et, malgré la consigne qui défendait aux promeneurs de toucher aux plantes, elle en cueillit un rameau que Centoni serra dans sa poche.


IX.

La rentrée des Autrichiens à Venise n’y avait restauré que le gouvernement impérial. L’aspect de la ville était morne et désolé. A mille indices, on sentait que la guerre se poursuivait dans les esprits entre la garnison et les habitans. Ce n’était plus le beau temps où la place Saint-Marc ressemblait à un vaste salon. La musique militaire y donnait son concert pour les officiers et pour quelques étrangers. Par ordre d’un comité politique dont on ne connaissait ni l’organisation ni les membres, les femmes devaient circuler incognito dans la lagune, en fermant les volets de leurs gondoles. Le commerce était anéanti, et la misère prenait des proportions effrayantes. Précisément à l’heure où jadis le monde élégant affluait à Saint-Marc et sous les Procuraties, quelques jeunes gens se réunissaient loin de là, sur la place San-Stefano, et prenaient leurs rafraîchissemens dans un obscur petit café. Centoni n’approuvait point cette politique de taquinerie. Un soir, il se rendit au café de la place San-Stefano, et, s’approchant d’une table autour de laquelle on causait à voix basse, il se prononça contre ces manifestations sans portée qui ruinaient inutilement le pays. — Il ne fallait pas, disait-il, pousser jusqu’au suicide la haine d’un gouvernement qu’on était obligé de subir. C’était imiter ces Japonais dont le point d’honneur consiste à se plonger un poignard dans le ventre en présence de leur ennemi.

— Non, seigneur Alvise, répondit un jeune patriote enthousiaste, ce n’est point là un suicide. Venise, il est vrai, semble aujourd’hui plus misérable qu’elle ne le fut jamais. Les théâtres sont fermés, les relations du monde nulles, les fortunes détruites, partout la ruine, les haillons, le silence ; mais cette mort apparente est encore préférable à la résignation d’autrefois. Au fond de la conscience humaine, il y a une région où ne pénètrent ni l’autorité des décrets ni la force des baïonnettes, et dans ce pli secret de nos âmes nous cachons l’espérance d’un temps meilleur. Avec cela, on souffre, mais on vit.

Centoni persista dans son opinion, et soutint qu’au moment où sonnerait l’heure de la délivrance, Venise, épuisée par de trop longues souffrances, se trouverait hors d’état de soutenir une lutte nouvelle.

Peut-être cette conversation fut-elle entendue par un espion. Le lendemain, le jeune contradicteur de don Alvise était arrêté et conduit à la prison civile. Centoni sentit quelque inquiétude en se rappelant qu’il avait aussi prononcé des paroles peu mesurées dans la chaleur de la discussion. Il y rêvait lorsqu’une lettre anonyme, émanant sans doute du comité secret, vint lui apprendre le mépris que ses opinions inspiraient aux membres de ce comité. On le sommait encore de cesser à l’avenir ses libéralités aux gens du peuple, dont on ne voulait pas que les misères fussent soulagées. Au lieu de l’effrayer, ces admonitions le rassurèrent. Il y avait peu d’apparence en effet que le même individu put être à la fois suspect à la police et menacé par les conspirateurs. Cependant un jour don Alvise, qui était un homme rangé, crut remarquer quelque désordre dans ses papiers. La servante Teresa lui apprit que deux architectes étaient venus en son absence pour visiter la maison, qu’ils disaient peu solide. Depuis quelque temps, Centoni étudiait la langue anglaise. Un volume des poésies de lord Byron, appartenant à miss Martha, était sur son bureau. Il avait laissé ce volume ouvert au milieu du quatrième chant de Child-Harold, à la strophe 79, qui commence ainsi :


The Niobe of nations ! there she stands
Childless and crownless, in her voiceless wee !

« La Niobé des nations ! La voilà debout, sans enfans, sans couronne, sans voix dans son malheur ! »

Et sur la marge d’une feuille de papier où ces vers étaient traduits en langue italienne, Centoni avait eu l’imprudence d’écrire en français cette note séditieuse : « privée de voix et de couronne, oui, mais non d’enfans. »

Tous les soirs, après minuit, les amis de miss Lovel se séparaient, en sortant de chez elle, devant l’église Saint-Maurice. Centoni regagnait invariablement son domicile par la place Sant’-Angelo, et sur le petit pont de San-Paternian il ne manquait pas de saluer la maison où Manin avait demeuré. Un matin, la fidèle Teresa entra toute en larmes dans la chambre de miss Lovel. On ne savait ce que son maître était devenu. Il fallait qu’il eût été enlevé ou assassiné dans le trajet de Saint-Maurice à la rive del Carbon. Teresa, en interrogeant d’autres servantes sur son chemin, venait d’apprendre qu’une barque à trois rameurs, peinte en jaune et en noir, s’était arrêtée à minuit au pont de San-Paternian ; des hommes en habits verts avaient été vus assis sur les marches du pont, comme s’ils eussent attendu quelqu’un. Miss Lovel écrivit à la hâte à ses amis pour les informer de ces détails. Pilowitz et l’abbé Gherbini se rendirent ensemble à la police. Le signor direttore les reçut avec toute sorte d’égards. Les rapports de ses agens ne signalaient aucun attentat contre les personnes commis pendant la nuit précédente.

— Quant aux opinions de votre ami, ajouta le direttore en souriant, elles, nous sont parfaitement connues ; son dossier s’est encore enrichi récemment de notes excellentes. Rassurez-vous donc, messieurs, don Alvise Centoni se retrouvera sain et sauf quelque part. Si pourtant vous n’aviez pas de ses nouvelles demain, je le ferais chercher.

Le lendemain, point de nouvelles de Centoni. Le direttore en parut étonné. Il ordonna aussitôt de commencer une enquête. Les jours et les semaines se succédèrent, et l’on ne découvrit rien. L’abbé Gherbini, plus défiant que Pilowitz, se souvint que les discours et promesses du signor direttore se pouvaient interpréter dans un sens ironique. Ces notes dont le dossier de Centoni s’était enrichi, cela signifiait peut-être une dénonciation. Miss Martha en était réduite à souhaiter que le soupçon de l’abbé se confirmât ; elle eût voulu savoir son ami enfermé, pourvu qu’il fût vivant, et puis elle frissonnait en songeant aux horreurs qu’on racontait du régime des prisons d’état. Sur ces entrefaites, elle reçut la visite de Susannette et de la naine Betta, qui venaient lui offrir leurs services. Déjà Susannette avait fait feu de ses beaux yeux pour séduire un des habits verts de la polizia. Cet homme lui avait appris que les recherches et l’enquête sur la disparition mystérieuse du signor Centoni n’existaient qu’en paroles.

— Le malheureux garçon ! s’écria miss Lovel, nous ne le verrons plus. Il est au carcere duro.

— Ne pleurez point, signorina, dit Susannette. Plus tard, s’il le faut, nous pleurerons toutes les larmes de nos pauvres corps. Il importe, pour aujourd’hui, de voir clair, et les larmes troublent la vue. Demain, entendez-vous bien, demain nous saurons si notre cher patron est encore à Venise.

— Et comment le saurez-vous ? demanda miss Lovel.

— Que votre seigneurie interroge Betta, répondit Susannette. Dans cette cervelle pas plus grosse que mon poing, il y a un projet qu’une douzaine de diables n’auraient pas su imaginer. J’ai juré de ne rien dire. Allons, Betta, parle si tu veux.

— Non, répondit la naine d’un ton résolu, je ne dirai rien ; un projet dont on parle est ruiné d’avance. Je supplie la signorina d’avoir confiance en moi. Hélas ! dans ce pays de malheur où l’on dit : Dieu me garde de mes amis ! à qui peut-on se fier ? Il s’agit de savoir si la signora aime le patron.

— Oui, je l’aime, dit miss Lovel, et je me fie à toi. Que me veux-tu, Betta ?

La naine baissa les yeux et garda le silence.

— Voici ce que c’est, dit Susannette : il nous faudrait de l’argent.

— Tout ce que je possède est à votre disposition, répondit Martha. De quelle somme avez-vous besoin ?

— Oh ! ce n’est pas pour nous, reprit Susannette ; mais le crieur public, qui est du complot, demande de l’argent pour faire des largesses. Enfin, signorina, il nous faudrait un quart de florin, vingt-cinq sous, et nous ne les avons pas[11].

Martha voulait donner un napoléon d’or ; mais la naine savait par expérience qu’une pièce d’or entre ses mains ferait ouvrir de grands yeux à toute la ville. On ne pouvait user de trop de prudence, et puisqu’on était assuré, moyennant vingt-cinq sous, du succès de l’entreprise, il fallait s’y tenir. Ce fut donc avec cette somme d’argent que deux pauvres filles du peuple se mirent en campagne pour lutter de ruse avec la police. À la nuit close, dans le bouge où demeurait le crieur public, il y eut une longue et sérieuse conférence pendant laquelle le quart de florin changea de maître, et les conjurés se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain à huit heures et demie du matin, sur le quai des Esclavons.

Les fonctions de crieur public à Venise ne sont pas à la portée du premier venu. La force des poumons n’est qu’un don de nature qui ne suffirait pas, si le talent manquait. Il faut que la vente d’un mobilier sordide soit annoncée comme s’il valait des millions. La comtesse qui a perdu son chien veut que la récompense promise excite la convoitise de la population entière. Il faut que l’annonce du spectacle fasse naître dans les imaginations des tableaux enivrans ; de là vient que les dernières vociférations de l’artiste crieur imitent les murmures et le brouhaha de la foule qui se rendra le soir en tumulte à son appel. Quelquefois même des compères soudoyés l’entourent et l’assistent par des cris d’étonnement et d’admiration. C’était à cet accessoire de mise en scène que devait servir le capital avancé par miss Lovel. Après avoir fait ses annonces de grand matin sur diverses places, au Rialto et devant plusieurs hôtels, le crieur public, suivi de quatre gamins, déboucha sur le quai des Esclavons à l’heure convenue. Aussitôt les passans s’arrêtèrent, les pêcheurs, les barcarols de Chiozza et les servantes des maisons voisines formèrent un rassemblement de curieux auquel se mêlèrent Susannette et Betta.

De l’Hôtel-Royal aux prisons civiles, la distance est de trente pas environ. Un agent de police, remarquant que le crieur s’arrêtait plus près des prisons que de l’hôtel, lui conseilla de changer de place, et lui montra les fenêtres grillées en disant que les pensionnaires du bon gouvernement n’allaient pas au spectacle ; mais le crieur répondit qu’il voulait être entendu des employés des prigioni. Susannette et Betta savaient que tous les matins, entre huit et neuf heures, on donnait de l’air aux prisonniers en ouvrant les fenêtres ; c’était le moment favorable pour lancer jusqu’à eux un cri du dehors. D’une voix gutturale et stridente, le crieur public apprit à l’assemblée qu’un marchand de comestibles de la Frezzaria venait de recevoir une énorme provision de jambons et de langues fumées de Hambourg. Quel coup d’œil splendide que ces pyramides de viandes salées qui s’élevaient à la hauteur de deux hommes ! Puis il annonça qu’un fabricant de chandelles, par suite de cessation de commerce, vendait sa marchandise à un rabais incroyable. Jamais, au grand jamais, plus belle occasion ne se présenterait pour les ménagères de s’éclairer à peu de frais. Ensuite vint l’annonce du spectacle, inconnu dans cette ville, des Pupi napolitani, nouvellement arrivés de la capitale des Deux-Siciles. À huit heures précises du soir devait commencer le drame tour à tour terrible et plaintif de Osman-Moametto, le ravisseur de filles, ou l’invasion des Arabes en Italie, avec Polichinelle, Pancrace, Tartaglia et autres masques napolitains, décors des premiers pittori de la péninsule représentant l’île de Capri et le Vésuve en éruption, ballet de vingt-quatre danseuses et punition des Arabes par une pluie de feu. Après le drame, la comédie tant applaudie à Naples du Medico e la Morte par le grand acteur-auteur Pasquale Altavilla, comédie dont les librettistes se sont emparés pour en faire l’opéra de Crispino e la Comare, mis en musique par le maestro Ricci[12]. « Entre les deux pièces, poursuivit le crieur enflant ses poumons, on tirera au bénéfice des seigneurs-spectateurs une magnifique tombola, où il y aura trois lots que les trois vainqueurs recevront à l’instant même. Le teatrino, remis à neuf et éclairé a giorno, contiendra une foule immense. Toute la ville y viendra. Evviva ! viva ! viva ! »

Les gamins salariés, ajoutant leurs acclamations à celles du crieur, produisirent un vacarme qui retentit d’un bout à l’autre du quai des Esclavons. Quand il jugea que l’attention des prisonniers devait être éveillée par ces préliminaires, le crieur ajouta d’une voix encore plus glapissante : « Ils y viendront tous, les riches et les pauvres, les garçons et les filles. Toute la population de cette belle cité se mettra en marche, depuis la pointe de la Quinta-Valle, jusqu’à celle de Santa-Marta, Marta, Marta ! depuis l’église de San-Pietro-di-Castello jusqu’à celle de Sant’Alvise, Alvise, Alvise ! »

Tout à coup le crieur se tut, comme s’il se fût égosillé, Susannette et Betta, le cou tendu, les yeux tournés vers les Prigioni, écoutèrent de toutes leurs oreilles.

— Penses-tu qu’il soit là-haut ? dit Susannette.

— Non, répondit Betta ; s’il eût seulement soupiré, je l’aurais entendu. Allons vite à Saint-George-Majeur.

Un clignement d’yeux de la naine avertit le crieur que l’épreuve n’avait point réussi. Le vieux Beppo, qui était dans le secret, attendait avec sa gondole au bord de la rive. Toute la bande des quatre gamins, du maître-crieur et des jeunes filles s’embarqua dans la gondole, au milieu des quolibets de la foule et des rires des agens de police.

Il ne faut pas cinq minutes à un rameur pour passer de la Rive-des-Esclavons à l’île de Saint-George-Majeur. La moitié du couvent où Côme de Médicis reçut jadis l’hospitalité de la seigneurie de Venise servait de caserne, et l’autre moitié de prison. À l’entrée de la caserne, le crieur intimidé s’arrêta devant les canons dont les gueules, tournées vers la Piazzetta et le palais ducal, semblaient menacer de destruction les plus beaux monuments qui soient au monde. Il s’approcha d’un jeune sergent qui allait d’un factionnaire à l’autre, la baguette de jonc à la main, et lui demanda la permission d’exercer sa profession de crieur public con privilegio, c’est-à-dire avec patente. Le sergent répondit que sa consigne ne lui défendait pas de laisser crier, pourvu que ce fût en dehors des bâtimens du buon governo. Les glapissemens autorisés commencèrent. Dès les premiers mots, les soldats se mirent aux fenêtres de la caserne. Les acclamations des gamins salariés attirèrent quelques officiers. Quand les noms de Marta et d’Alvise retentirent dans les airs, un cri lointain répondit des hauteurs de la prison. Les assistans l’entendirent à peine, et personne n’y lit attention, excepté Susannette et Betta, qui avaient saisi ces deux mots : son quà (je suis ici) !

Une heure après, les deux jeunes filles rendaient compte à miss Lovel du résultat de leur expédition.

— À présent, dit Betta, le reste regarde votre seigneurie. Elle est jeune, belle, riche ; — qu’elle parle aux habits blancs, qu’elle cherche le moyen de toucher ces cœurs de glace. Nous autres Vénitiennes, nous ne savons pas seulement prononcer leurs noms baroques. D’ailleurs nous écouteraient-ils ? Elle est étrangère et grande dame, votre seigneurie ; elle parle toutes les langues des pays au-delà des neiges. Qu’elle mette sa plus belle robe pour aller voir le direttore, le governatore et tous les incarceratori. Notre pauvre patron est à deux pas d’ici, à Saint-George-Majeur. En une demi-heurette, on peut nous le rendre.

— Il faut qu’on nous le rende, ajouta Susannette ; ne l’abandonnons pas, ne le laissons pas manger le pain amer de la prison. Demandez sa grâce, signorina, et vous l’obtiendrez.

— Je vais la demander, répondit Martha. aujourd’hui, à l’instant même. Allez, mes amies, et priez Dieu qu’il me prête la voix émue de Susannette, le courage de Betta, et votre chaleur de cœur à toutes deux.


X.

Devant un haut fonctionnaire chamarré de décorations comparut miss Lovel dans une toilette élégante et simple. Le haut fonctionnaire vit bien qu’il avait affaire à une personne de la meilleure compagnie. Il lui offrit un fauteuil, et lui parla en français, selon l’usage du beau monde devienne. Le coude appuyé sur son bureau, le menton dans sa main, il écouta, en souriant d’un air bienveillant et attentif, jusqu’au moment où il entendit prononcer le nom de Centoni. Tout à coup ses sourcils se rapprochèrent et son front se plissa.

— Madame, dit-il, votre ami nous a trompés. Nous le croyions indifférent aux séditions qui ont troublé ce pays, tandis qu’il y jouait un rôle actif. Je ne vous cacherai point que nous lui gardons rancune. Il a risqué sa vie, on ne lui ôte que la liberté, il ne peut pas se plaindre.

— Mais, monsieur, dit miss Lovel, les événemens dont vous parlez sont antérieurs à la capitulation, et le gouvernement a proclamé hautement son désir de les oublier.

— À la condition, madame, qu’on ne l’en fera point souvenir. Pour que votre protégé sorte de prison, il faut qu’il donne des garanties de bonne conduite, et je ne vois pas où il pourrait les trouver.

— J’essaierai de vous les donner, dit Martha en baissant les yeux. Centoni aime une étrangère qui demeure à Venise depuis longtemps. Au moment de son arrestation, il se préparait à l’épouser. Si vous lui rendez la liberté, il se mariera, et sa femme vous répondra de sa conduite à venir.

Le haut fonctionnaire parut s’adoucir. — Je ne doute point, dit-il, de l’influence salutaire que Mme  Centoni exercera sur le cœur et l’esprit de son mari. Elle est charmante, et il suffit de la voir pour s’intéresser à elle : dites-lui combien je serais heureux de la servir ; mais Centoni n’est plus en Vénétie, et j’ignore dans quelle partie de l’empire on l’a transporté. Je vais écrire à Vienne, et quand la réponse me sera parvenue, je m’empresserai de vous la communiquer.

Dans une bouche italienne, le mensonge a souvent une grâce comique qui vous désarme ; le mensonge allemand, plus maladroit et plus lourd, ne vous inspire d’autre envie que celle de le démasquer. Martha était d’ailleurs trop loyale pour connaître cette habileté qui consiste à faire semblant de croire les gens lorsqu’ils se donnent pour meilleurs qu’ils ne sont.

— Général, dit-elle, Centoni est à Venise, dans la prison de Saint-George-Majeur, et vous ne pouvez pas l’ignorer.

— Comment savez-vous cela ? demanda le général avec des yeux flamboyans.

— Je ne vous le dirai pas, répondit miss Lovel avec fermeté. Il me suffit de le savoir pour être en mesure d’apprécier votre galanterie et la sincérité de vos paroles.

— Eh bien ! madame, reprit le général, le mensonge que je vous ai fait deviendra une vérité. Puisque vous avez des intelligences avec les prisonniers, vous apprendrez demain que Centoni a été transféré dans une prison de l’intérieur de l’empire.

Miss Lovel comprit la faute qu’elle venait de commettre et voulut tenter de la réparer ; mais il n’était plus temps. Elle eut beau prendre un ton plus humble et s’abaisser à la prière ; le haut fonctionnaire, dont la vanité avait été blessée, se renferma dans un silence majestueux. Enfin, voyant qu’il s’agitait sur son fauteuil et frappait du bout de ses doigts sur son bureau, miss Lovel se leva et sortit en lui demandant pardon de l’avoir importuné.

Quand elle fut rentrée chez elle, l’irritation qui l’avait soutenue jusqu’alors tomba tout à coup, et son courage l’abandonna. Persuadée qu’elle allait être cause d’un redoublement de sévérité à l’égard du pauvre Centoni, elle se reprochait amèrement son orgueil et sa roideur de caractère, et lorsqu’elle eut soulagé son cœur en pleurant, elle se reprocha encore l’humilité de ses larmes.

Il y eut une rumeur, ce jour-là, parmi le petit monde dévoué à Centoni. L’éloquente Betta, en racontant à ses amis la scène entre le général et la signorina, se laissa emporter par la beauté du sujet. Vainement la grande dame s’était traînée sur les genoux en s’arrachant les cheveux ; l’homme du nord, impassible et féroce, l’avait repoussée du pied, en lui disant avec des regards de basilic que le prisonnier serait plongé dans les entrailles de la terre, pour y travailler jusqu’à sa mort à l’exploitation des mines du bon gouvernement. Il se pouvait pourtant que ces menaces ne fussent que des paroles d’homme en colère. Pour savoir si elles seraient suivies d’effet, il fallait surveiller la barque jaune et noire qu’on voyait amarrée dans le Rio-di-Palazzo, et qui servait au transport des prisonniers. Pendant une semaine entière, des femmes, des enfans, des gens du peuple se relayèrent nuit et jour pour observer la barque jaune et noire, et comme elle demeura constamment amarrée à son poteau, le petit monde conçut l’espoir que Centoni resterait à Saint-George-Majeur.

Cependant la police avait résolu de découvrir le moyen pratiqué par le prisonnier pour établir des relations avec les gens du dehors. On interrogea les geôliers et les gardiens ; on n’épargna ni les menaces ni les promesses. Ce fut inutilement ; ces employés étaient des Allemands d’une fidélité éprouvée ; ils sortaient rarement de l’île Saint-George et ne connaissaient personne dans la ville. Un seul d’entre eux avait eu quelques rapports avec un pauvre cordonnier. On fouilla la maison du cordonnier, et comme on trouva chez lui une vieille baïonnette rouillée qui lui servait de pincette pour attiser son feu, on le fusilla sur la plage du Lido. Ce beau résultat ayant un peu calmé les esprits, l’affaire de Centoni fut oubliée.

Miss Martha, découragée par le mauvais succès de sa première démarche, n’osait pas en tenter une seconde ; elle craignait d’attirer quelque surcroît de misère sur la tête du prisonnier. D’ailleurs cette détention ne pouvait pas durer toujours. Pour en voir la fin, il ne fallait que vivre et gagner du temps ; or Venise est une ville où l’on peut se loger et se nourrir à si peu de frais qu’on ne saurait le croire à moins d’en avoir fait soi-même l’expérience. Privée de sa pension, n’ayant plus rien à attendre de sa famille, miss Lovel réunit tout ce qu’elle possédait de bijoux et d’objets précieux, et se rendit de grand matin chez le Juif San-Quirigo. Au retour de cette excursion, elle paya d’avance trois mois de son loyer et les gages de sa servante, fit quelques réformes dans ses dépenses quotidiennes, et réduisit l’ordinaire de ses repas au strict nécessaire. Un soir, ses trois amis, toujours exacts au rendez-vous de la seconda sera, remarquèrent qu’on n’avait point servi le thé. Les Méridionaux ont peu de goût pour cette boisson ; Pilowitz fut le seul qui regretta ce changement dans les habitudes de la signorina. La provision de thé était épuisée. Trois mois s’écoulèrent ainsi. Durant le quatrième mois, l’abbé Gherbini, frappé de la pâleur de miss Martha et de l’altération de son visage, lui adressa des questions sur l’état de sa santé ; mais elle le rassura en lui disant qu’elle était sujette à des accès de langueur dont elle savait parfaitement la cause. Le vieux commandeur à son tour interrogea la padrona di casa, qui lui répondit : — Il faut que la signorina soit indisposée, car depuis huit jours elle ne mange presque plus.

Dans le courant du cinquième mois, miss Martha fit encore une visite matinale au Juif San-Quirigo, puis elle se rendit à l’église Saint-Maurice, où elle eut une longue conférence avec le curé. Entre autres choses, elle demanda comment se faisaient les enterremens à Venise et ce que coûtaient une messe des morts et un convoi funéraire de la dernière classe. Comme elle parut satisfaite de la modicité des prix, le brave homme de curé pensa qu’il s’agissait de quelque œuvre de charité. Rentrée chez elle, miss Martha employa une partie de la journée à écrire. Sur sa cheminée, elle déposa deux petits paquets soigneusement enveloppés et cachetés ; l’un portait cette suscription : « à don Alvise Centoni, » et l’autre : « pour mes funérailles. » À la chute du jour, miss Lovel ayant mis ordre à ses affaires avec un sang-froid méthodique, se coucha épuisée de fatigue et de besoin. Quand ses amis arrivèrent à l’heure accoutumée, ils trouvèrent sa porte fermée et la locandière inquiète secoua la tête en leur disant : Sta poco ben (elle ne va pas bien).


XI.

Pendant ce temps-là, Centoni attendait en vain dans sa cellule de Saint-George-Majeur qu’on daignât venir l’interroger. L’heure où l’on ouvrait sa fenêtre pour renouveler l’air était aussi le moment choisi pour infliger les punitions corporelles aux soldats autrichiens qui avaient commis quelque faute contre la discipline. On entendait alors le claquement de la terrible baguette qui résonnait sur le dos nu du patient, les gémissemens de ce misérable, la voix du sergent comptant les coups, et à laquelle se mêlait celle de l’officier, qui ordonnait aux exécuteurs de frapper plus fort. Les prisonniers, témoins du spectacle émouvant de la schlague, apprenaient ainsi à compter en langue allemande. Quelquefois l’école de peloton variait leurs plaisirs ; ceux d’entre eux qui s’attendaient à être fusillés pouvaient admirer la précision des mouvemens et l’ensemble parfait avec lequel les chiens des fusils tombaient sur les batteries au commandement de feuer !

Telles étaient les seules récréations du pauvre Centoni ; aussi, le jour où la voix glapissante et bien connue du crieur public s’éleva par-dessus tous les autres bruits de la prison, il lui prêta une oreille attentive et charmée. Aux cris trois fois répétés de Santa-Marta et de Sant’-Alvise, il comprit que les vociférations s’adressaient à lui, devina tout de suite le complot et répondit, comme nous l’avons raconté, par le cri que recueillirent les fines oreilles de Susannette et de Betta. Cependant les vagues espérances que cet incident avait fait naître dans l’esprit de Centoni s’éteignirent peu à peu. Le souvenir de la situation critique où il avait laissé miss Lovel, la certitude que cette situation s’aggravait de jour en jour, le jetaient dans une angoisse inexprimable. Il passait de longues heures à estimer la valeur numéraire des bijoux et objets d’art que possédait son amie, le prix qu’en donnerait le vieux rusé de San-Quirigo, et le temps que pouvaient durer ces faibles ressources. Comme il s’entendait en expertise, il ne se trompait pas de beaucoup dans ses calculs. C’était vers le sixième mois que devait arriver le terme fatal, car il ne doutait point que miss Lovel ne se laissât mourir plutôt que de contracter des dettes.

Un matin, assis sur son lit, il ruminait ces tristes pensées, lorsque la porte de sa cellule s’ouvrit. Le geôlier parut, accompagné du gardien-chef et d’un homme en habit vert. L’agent de police s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et débita d’un ton académique un petit sermon évidemment appris par cœur et récité peut-être pour la centième fois. L’orateur invita le prisonnier à s’abstenir de propos imprudens qu’il ne pourrait plus tenir désormais sans une noire ingratitude, et l’engagea fort à se féliciter de la clémence du bon gouvernement, qui lui pardonnait ses fautes, conspirations, blasphèmes, crimes et délits passés. Centoni voulut protester contre la qualification de conspirateur ; mais, au premier mot qu’il essaya de prononcer, il s’aperçut avec effroi qu’il bégayait.

— Remettez-vous, lui dit l’homme en habit vert. Ce bégayement est un effet de vos cinq mois de silence. Nous en voyons de fréquens exemples dans les prisons. Cela passera bientôt. Profitez de la petite leçon que vous venez de recevoir, et n’oubliez pas que la récidive pourrait entraîner le carcere duro, ou même la peine de mort, selon la gravité d’un second délit. Maintenant suivez-moi au bureau pour faire inscrire votre sortie sur le registre des carcerati.

Cette dernière formalité une fois remplie, le drôle en habit vert chargé de conduire le prisonnier hors de l’île Saint-George changea subitement de ton, et passa de l’arrogance à la politesse la plus obséquieuse, donnant à Centoni de la seigneurie, disant que son métier lui déplaisait fort et qu’il y renoncerait, s’il n’avait sur les bras une femme et trois enfans, — que la république pouvait revenir un jour, et qu’il servirait Manin plus volontiers que le gouvernement de là-bas. Centoni était trop bon Vénitien pour se laisser prendre à ces grossières provocations ; il se contenta de répondre en bégayant qu’il avait laissé sa langue à Saint-George-Majeur. Au moment où la gondole toucha les marches de la Piazzetta, il dit adieu au très fidèle agent de la polizia, sauta lestement sur la rive, et partit en courant de toutes ses forces. Il traversa la place Saint-Marc, le pont Saint-Moïse, la place et le pont Sainte-Marie-Zobenigo ; puis, laissant à sa droite l’église Saint-Maurice, il s’enfonça dans une des trois petites rues qui aboutissent au Rio-Santissimo, et s’arrêta enfin hors d’haleine devant une porte basse. Il eut beau sonner, frapper et appeler ; on ne lui ouvrit point. Du haut de la maison voisine, une femme attirée par le bruit lui cria que les voisins étaient à la paroisse, puis elle referma sa lucarne.

On fête tant de saints à Venise, que nul n’en saurait dire le nombre. Centoni pensa d’ailleurs qu’il avait bien pu se tromper dans sa prison en comptant ses journées de captivité. Il courut à Saint-Maurice. L’église était déserte. À l’entrée d’une petite chapelle latérale, il vit deux tréteaux de bois près desquels gisait à terre un paquet d’oripeaux noirs. Des gens du peuple prosternés dans un coin priaient avec ferveur. Un sacristain armé de l’éteignoir s’approcha de l’autel, où les cierges brûlaient encore ; Centoni lui prit le bras, et, montrant les tréteaux de bois, il prononça d’une voix altérée ces deux mots : — Qui donc ?

— Je ne sais pas, répondit le sacristain avec indifférence, — une femme, une étrangère, je crois.

Les gens du peuple agenouillés se levèrent. Centoni se trouva en face de Susannette et de Betta. — Parlez donc, vous autres, leur dit-il ; où est Martha Lovel ?

In paradiso, répondirent les deux jeunes filles en faisant le signe de la croix.

Centoni chancela ; ses yeux se voilèrent. Soutenu par les bonnes gens qui se pressaient autour de lui pour le secourir, il se traîna jusqu’au petit pont Saint-Maurice. À peu de distance, il aperçut dans le canal trois gondoles découvertes glissant lentement sur l’eau des lagunes. La première portait le cercueil entouré de quatre pénitens masqués ; — dans la seconde étaient les prêtres en surplis, et dans la troisième Pilowitz, le commandeur et l’abbé Gherbini. A la vue de cet appareil funèbre, le pauvre Centoni tomba évanoui dans les bras d’un homme du peuple. Lorsqu’il reprit connaissance, on l’avait transporté chez la locandière de miss Lovel. Cette femme lui remit le paquet cacheté sur lequel était inscrit son nom. Il y trouva une lettre et la petite boîte ornée du rhinocéros en piqué croisé. La lettre contenait ce qui suit :

« Cher Alvise, au moment où vous lirez mon dernier adieu, il n’y aura plus de Martha Lovel. Je voulais vivre pour vous, je ne l’ai pas pu. Vous savez ma triste histoire. Depuis cinq mois, je vis d’expédiens. Pour aller plus loin, il faudrait descendre jusqu’à recourir à la charité de personnes étrangères auxquelles je ne puis offrir aucune garantie, ou bien il faudrait demander crédit à des gens qui se croient plus pauvres que moi. Cela m’est impossible. À quoi servirait de me souhaiter autre que je ne suis, puisque vous m’aimez telle que Dieu m’a faite ? On me blâmera d’avoir gardé le silence, et si je parlais, on me prendrait pour une intrigante. Mes amis eux-mêmes, si je leur faisais la confidence de ma détresse, s’éloigneraient peut-être de moi. Au lieu de cela, ils me plaindront, ils me donneront un regret, peut-être une larme, en me conduisant à ma dernière demeure, et je leur laisserai la satisfaction de pouvoir dire que je suis morte par ma faute.

« Croyez-moi, cher Alvise, si je pouvais seulement prévoir quand s’ouvrira votre odieuse prison, je ferais tout au monde, je supporterais toute sorte d’humiliations pour vivre jusqu’au jour de votre délivrance ; mais vos ennemis ne pardonnent jamais, ils ne savent oublier que le prisonnier dans son cachot. L’incertitude abat mon courage. La misère m’envahit ; on ne m’a pas appris à lutter contre elle, je ne suis pas de force à lui résister.

« En voyant combien il faut peu de chose à une femme pour se nourrir, — un morceau de pain, un sou de lait, — j’ai cru d’abord que je vivrais longtemps ainsi, et puis le jour est venu où le sou lui-même et le morceau de pain ont manqué ; mais je veux vous épargner ces détails affligeans. Dans ce pays qui ne me doit rien, puisque je suis étrangère, il ne me convient pas de me laisser porter au cimetière par la charité publique. On trouvera sur ma cheminée la petite somme d’argent rigoureusement nécessaire aux frais de mon convoi. Excusez, cher ami, ce dernier soupir de mon orgueil. Toute misérable que je suis, il m’est doux de penser que je puis encore faire un legs. Je vous donne ma petite boîte en piqué croisé. Elle renferme une boucle de mes cheveux et quelques parfums. On dit que les souvenirs de l’odorat ont une vivacité particulière. Je vous avais promis de ne plus porter cette boîte chez San-Quirigo ; j’ai tenu parole.

« Mes forces s’épuisent, ma vue se trouble. Ma plume refuse de marcher. Je tombe de faiblesse et d’inanition. La nature m’avertit qu’il est temps de me traîner jusqu’à ce lit d’où je ne me lèverai plus. J’avais résolu de mourir avec courage ; je ne voulais pas m’apitoyer, et voilà mes larmes qui coulent. Hélas ! pauvre et cher ami, je vous aurais aimé bien tendrement. Ma mort sera étrange, mystérieuse et triste comme ma naissance. Toutes mes espérances ont été trompées. Vous souvenez-vous de nos promenades à Sant’-Elena et au jardin botanique ? Ce sont là mes seuls jours de bonheur. Mon cœur se brise. Adieu !

« Votre malheureuse fiancée,
« Martha Lovel. »


XII.

Bien des gens avaient perdu de vue miss Lovel depuis sa retraite dans la maisonnette de Saint-Maurice. Quelques-uns la croyaient partie pour l’Angleterre avec sa gouvernante. Un soir, dans un café, des jeunes gens racontèrent que cette belle indifférente, qui passait pour riche, était à la lettre morte de faim. Le lendemain, on n’en parla plus. Au bout d’un an, le vieux commandeur Fiorelli était tombé en enfance. Pilowitz, ayant eu une querelle avec le major de son régiment, avait été envoyé en Transylvanie. L’abbé Gherbini, devenu chanoine de Saint-Antoine-de-Padoue, s’en alla prendre possession de son siège au chapitre de cette ville.

Quand le public a porté sur un homme un jugement quelconque, il n’aime pas à changer d’opinion. Centoni rentra en pleine possession de sa réputation d’esprit faible. On plaisanta de son emprisonnement comme d’une méprise de la police, et l’on remarqua seulement qu’avec le temps ses manies avaient pris un caractère mélancolique. Peu soucieux de ce qu’on pensait de lui, il vivait plus enfoncé que jamais dans son obscur petit monde populaire, et il s’y créa une clientèle aussi nombreuse que celle des Mocenigo ou des Contaiini de l’ancienne république ; mais, comme il ne marchait point par la ville suivi de ses créatures, on ne les connaissait pas. Il maria Susannette avec un jeune gondolier ; la noce se fit dans une guinguette où il présida le festin et ouvrit les danses avec l’épousée. La police, ne trouvant rien à redire à sa conduite, se lassa de le surveiller. Les années s’écoulèrent, et il n’y a, comme on dit, si longue rancune que le temps n’en puisse voir la fin.

Au mois de septembre 1857, lorsqu’on apprit à Venise la mort de Manin, quelques jeunes gens prirent le deuil. Centoni, interrogé pour ce fait, exhiba une lettre cachetée de noir, timbrée de Trévise, qui lui annonçait la mort et l’héritage d’une vieille parente qu’il avait dans cette ville. L’année suivante, tous les regards se tournèrent vers le Piémont. Un nom nouveau était dans toutes les bouches, celui de Cavour. — « La guerre ! » ce cri, rasant la terre comme une hirondelle, vola de Paris à Venise. Il fallait que les baïonnettes étrangères fussent rejetées au-delà des rives de l’Adriatique, puisque la France l’avait dit hautement. On ne douta plus de l’accomplissement de cette promesse après les journées de Palestro, de Magenta et de Melegnano. Du haut du campanile de Saint-Marc, on distinguait en pleine mer les pavillons de la flotte française. Cependant on savait qu’une lutte suprême se préparait sur les bords du Mincio. Dans la nuit du 24 au 25 juin 1859, toute la ville resta debout. Enfin la nouvelle de la victoire de Solferino vint changer l’anxiété générale en un véritable délire. Déjà de l’arsenal, de l’île Saint-George, du palais Foscari et des autres casernes, la garnison, craignant d’être enfermée dans les lagunes, pliait bagage pour aller rejoindre les débris de l’armée. Devant l’église Santa-Lucia, un détachement, qui gardait les abords du chemin de fer fut menacé par un rassemblement. Les soldats, dont les armes étaient chargées, faisaient bonne contenance. Un conflit semblait imminent, lorsqu’un jeune homme, traversant la foule, monta sur les marches de l’église et adressa quelques paroles au peuple d’un ton d’autorité. Aussitôt l’émeute s’apaisa. Un seul turbulent, en manches de chemise, le bras nu jusqu’au coude, brandissait un couteau de cuisine en criant : — Mort aux Autrichiens ! qu’on m’en donne un à dépecer !

Deux hommes saisirent ce forcené au collet et le traînèrent jusqu’au portail de l’église. L’orateur de la bande le regarda un moment avec attention. — Coquin, dit-il ensuite, tu serais dépecé toi-même, si l’on savait qui tu es. Te voilà bien changé depuis le jour où tu me récitas ton sermon de commande à Saint-George-Majeur.

— Quoi ! c’est vous, seigneur Centoni ? répondit l’agent de police défroqué ; vous aussi, vous êtes bien changé. Vous parlez en maître, et l’on vous obéit. Je ne vous croyais pas si puissant.

— Tu vas apprendre à me connaître, reprit Centoni. Au point où en sont les choses, je n’ai plus rien à dissimuler à toi et à tes pareils. Sache donc qu’il y a dans cette ville une centaine de gaillards robustes dont je puis disposer, sans compter les femmes et les petits enfans. Tu vois que je n’aurais qu’un mot à dire pour te faire pendre.

— Oui, répondit le drôle avec assurance ; mais vous ne le direz pas : vous êtes bien trop bon pour cela. D’ailleurs mes deux bras ne valent-ils pas ceux des autres ? Commandez, et je vous obéirai.

Le Vénitien plaisante volontiers à toute heure comme le Français, et dans les momens de danger cette disposition naturelle devient une des grâces du courage. Centoni en subit le prestige. — Tu es un effronté maroufle, dit-il en riant. Va, je te pardonne. Suis-nous, si tu veux. — Mes amis, ajouta-t-il en s’adressant aux gens du peuple, laissons ces étrangers opérer leur retraite, et allons à la Merceria chercher des étoffes pour orner nos fenêtres de drapeaux aux trois couleurs nationales.

Dans le magasin le mieux achalandé de la Merceria, on trouva de quoi faire un bon nombre de drapeaux aux trois couleurs italiennes. Centoni paya les frais sans marchander, et le rassemblement se dissipa. Deux jours après, on ne voyait plus de drapeaux aux fenêtres. La consternation était sur tous les visages. On n’entendait que le son aigre des tambours autrichiens sonnant la marche avec leur lenteur ordinaire et le pas pesant des soldats qui reprenaient le chemin des casernes. L’armistice et les préliminaires de la paix de Villafranca étaient connus. Comme en 1797 et en 1849, Venise sacrifiée ne recueillait de tout le sang qui venait de couler que des témoignages stériles de sympathie et de bonnes promesses de l’Autriche, qui jamais n’avait tenu ses promesses.

Le soir de ce triste jour, une heure avant le coucher du soleil, on vit un peloton de soldats sortir du palais Foscari, descendre par les escaliers du Rialto sur la rive del Carbon, et cerner les issues d’une maison. Don Alvise pleurait, la tête dans ses deux mains, lorsqu’il fut tiré de ses rêveries par l’arrivée des uniformes précédés d’un homme en habit vert. L’égorgeur forcené de la place Santa-Lucia était réintégré dans ses fonctions d’agent de police. — Seigneur Centoni, dit-il, pour peu que vous sachiez les nouvelles, ma présence ne doit pas vous surprendre.

— Comment ! s’écria don Alvise, tu m’as dénoncé ?

— Eh ! sans doute ; pouvais-je m’en dispenser après les intéressantes révélations que vous m’avez faites l’autre jour ?

— Mais tu me dois la vie, misérable !

— Bien plus, je vous devrai ma fortune, car on me récompensera certainement d’avoir su découvrir les menées d’un homme aussi dangereux que vous. Croyez à ma reconnaissance, messer Alvise. Comment pourrais-je vous servir ? dites-le moi dans notre joli dialecte ; ces lourdauds qui nous entourent ne parlent pas chrétien.

— Eh bien ! si tu le sais, dis-moi ce qu’ils vont faire de moi. Ne me cache rien ; c’est l’unique service que je puisse accepter d’un homme de ton espèce.

— Par Bacchus ! vous êtes un homme fort, messer Alvise. Je vous dirai donc la vérité : ils n’ont pas dessein de vous mener à la noce ni de vous donner la couronne de Chypre et de Jérusalem. Cherchez vous-même ce qu’on doit espérer de gens humiliés, vaincus, pleins de rage, et qui ont entre leurs mains un rebelle dans le cas de récidive, en temps de guerre et sous l’état de siège.

— Je ne crains qu’une seule chose, répondit Centoni : le carcere duro.

— Alors ne craignez rien ; mais à votre place j’aurais une peur de tous les diables, car il y a remède à tout, excepté à la mort.

— J’aime mieux cela, pourvu qu’on ne me fasse pas languir. Sera-ce bientôt ?

— Demain matin à six heures.

— Tant mieux ! Où allons-nous ?

— Au fort de San-Nicoletto.

— Marchons.

La barque des prisonniers attendait devant la maison. Don Alvise y fut installé entre quatre soldats dans la cabine fermée au verrou, et la lourde machine vogua lentement vers le Lido en suivant le Grand-Canal. Elle n’était pas encore à la hauteur de la Piazzetta, que déjà la fidèle Teresa, qui avait écouté aux portes, répandit la nouvelle de l’arrestation de son maître dans tout le voisinage. Bientôt après il se formait sur la rive del Carbon un petit rassemblement où l’on délibérait à voix basse. Une jeune femme se détacha du groupe et sauta lestement dans une de ces gondoles étroites et sans cabine dont on se sert pour la course les jours de régates. Deux hommes vigoureux saisirent les rames, et la mince gondole partit avec la rapidité d’une flèche. En une demi-heure, elle atteignit à la rive de San-Nicoletto et se rangea près de la grosse barque des prisonniers, qui attendait encore les soldats de l’escorte pour les ramener au palais Foscari.

Le soleil de juin se couchait, et l’Angélus sonnait aux églises quand Susannette, — car c’était elle, — sortit de la gondoline et se présenta intrépidement à la porte de la caserne. Nous n’entreprendrons point de rapporter ici le torrent de paroles qui coula de ses lèvres de rose avec une volubilité merveilleuse, ni les mensonges et subterfuges qu’elle sut imaginer. Il suffit de dire qu’après avoir enjôlé le portier-consigne, l’officier et toute la garde du poste d’entrée, elle obtint la permission de causer avec un jeune sergent lombard qu’elle connaissait. Apparemment ce qu’elle avait à lui demander était chose grave, car elle pria fort longtemps, et son insistance alla jusqu’aux larmes. À la fin pourtant le jeune sergent se laissa attendrir et persuader ; il leva la main en faisant une promesse appuyée d’un serment ; pour le remercier, Susannette lui sauta au cou et l’embrassa de tout son cœur, puis elle courut à sa gondoline, qui la reconduisit à la rive del Carbon, où le rassemblement délibérait encore. — J’ai réussi, dit-elle à ses amis ; les soldats lombards ôteront les balles de leurs cartouches ; le sergent glissera deux mots dans l’oreille de notre pauvre patron en lui bandant les yeux. Le bon sior comprendra le tour, il saura bien faire le mort, et le reste nous regarde.

Le lendemain, dès cinq heures du matin, des gens du peuple, des femmes et des enfans curieux d’assister à une exécution abordaient au Lido de divers quartiers de la ville. Ils attendaient, les uns sur le terrain consacré au tir à la cible, les autres devant la porte de la caserne. En ce moment, le désordre causé par le désastre de Solferino n’était point encore réparé. Une partie de la garnison, restée sur la terre ferme, ne savait si elle devait retourner à Venise. On n’avait laissé dans les forts du Lido qu’un petit nombre de soldats lombards. C’était ce débris de la garnison de San-Nicoletto qui se trouvait chargé de mettre à mort le condamné Centoni. À six heures précises, la porte de la caserne s’ouvrit, et l’on vit sortir un peloton de fusiliers commandés par un sergent lombard et un lieutenant allemand. Les soldats formaient deux files entre lesquelles était don Alvise, la tête nue et marchant d’un pas ferme, bien qu’on le menât où aucune des personnes présentes n’eût voulu aller. Une jeune femme, se penchant vers sa voisine, lui dit à voix basse : — Tout va bien, ce sont les Lombards.

Et quand le détachement passa, elle échangea un clignement de paupière avec le sergent. En ce moment, l’on aperçut à quelques brasses du rivage une grosse barque aux couleurs jaune et noire. L’officier, pensant que cette barque apportait peut-être la grâce du condamné, voulut attendre qu’elle eût abordé. Douze soldats croates en descendirent, conduits par un vieux capitaine et un agent de police. Un colloque en langue allemande s’engagea entre le capitaine et le lieutenant, à la suite duquel on vit les Lombards former la haie, écarter les curieux, et céder la place aux Croates sur le terrain du tir à la cible. Centoni mit un genou en terre. Les Croates abaissèrent leurs armes avec la précision d’un seul homme. On entendit le commandement de feuer, et le condamné tomba foudroyé. Deux femmes du peuple, l’une grande et belle, l’autre boiteuse et rachitique, se jetèrent, malgré les soldats, sur le corps de Centoni en poussant des cris déchirans. On fut obligé de leur arracher ce cadavre qu’elles tenaient embrassé sans s’apercevoir qu’il les inondait de sang. Un quart d’heure après, la plage lugubre du Lido était entièrement déserte.

Un parent collatéral hérita de la fortune de Centoni. En 1863, il y avait dans un coin du cimetière de Venise un petit tombeau de marbre blanc, élevé par les soins de ce parent, et sur lequel on lisait ces mots gravés au-dessous des deux noms de Martha Lovel et d’Alvise Centoni : promessi sposi.


Paul de Musset.



  1. Une publication récente du savant M. Cicogna sur les tombeaux de l’église Saint-Job à Venise a démontré l’exactitude des conjectures de M. Brown.
  2. Magari est une exclamation populaire du dialecte vénitien, dont le sens varie entre non et plût au ciel !
  3. Per avanzar qualche zorni di vita, locution vénitienne.
  4. Une heure après midi.
  5. On appelle parti-acqua les points de rencontre des courans qui s’établissent dans les lagunes au moment où les eaux de l’Adriatique entrent à la fois par les trois ouvertures de Sant’-Erasmo, des Tre-porti et de Jesolo.
  6. Le nom vénitien d’Alvise n’est autre que celui de Clodowig, Clovis, Louis, importé par les barbares du nord, et adouci par le dialecte efféminé des lagunes.
  7. Les Vénitiennes ont tant de goût pour les particules négatives, que parfois elles s’amusent à les accoupler pour en faire une affirmation. C’est comme si en français on disait pas non, au lieu de oui.
  8. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes n’ont point oublié les détails émouvans que M. Charles de Mazade a donnés récemment sur le siège de Venise (livraison du 1er septembre dernier).
  9. On montre aux étrangers, au palais Vendramin, deux boulets autrichiens qui vinrent tomber près de l’appartement de Mme  la duchesse de Berri. Le palais Labia, étant près de la lagune, a plus souffert que les autres. La magnifique galerie de tableaux du palais Manfrin a échappé par miracle aux projectiles.
  10. La confrérie de Saint-Théodore a été fondée en 1552 pour ensevelir les morts indigens.
  11. Le quart de florin ne vaut que douze sous et demi de France. Susannette parle de sous vénitiens.
  12. En rendant compte de l’opéra de Crispino e la Comare, les journaux ont oublié le pauvre Altavilla, le Molière de San-Carlino ; mais en Italie le plagiat littéraire ne tire pas à conséquence.