Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 617-643).
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LE CAVALIER SERVANT


SCÈNES DE LA VIE ITALIENNE.

I.

Dans l’arrière-boutique du café Florian, à Venise, était, il y a quelques années, une salle obscure, réservée aux joueurs d’échecs, et qu’on appelait pour cette raison la chambre des scacchi, mais qu’on aurait dû bien plutôt nommer le salon des commérages. C’est là que tous les soirs à minuit, j’ai pu assister, pendant un an, à la confection d’une chronique scandaleuse pleine de faits comiques et d’épisodes curieux. Les collaborateurs les mieux informés de cette chronique étaient maître G… le notaire, et le docteur F…, médecin à la mode. Un jeune artiste exécutait, séance tenante, des dessins à la plume sur les plus belles anecdotes de chaque jour. Vers la fin de l’hiver, cette série de dessins formait un album semblable à ceux de Töpffer, avec ce titre allégorique : Histoire de trois chèvres noires et de trois chèvres blanches. Les héroïnes étaient trois dames brunes et trois dames blondes, dont les aventures avaient fourni matière à la gazette illustrée du café Florian. Ces historiettes un peu trop boccaciennes ne se peuvent raconter que sous le manteau de la cheminée.

Un soir du mois de mars, tandis que la médisance allait grand train, j’étais assis dans un coin du salon des scacchi, près de l’abbé G…, sacristain de Saint-Marc, un des ecclésiastiques les plus aimables que j’aie jamais connus, et je lui demandais ce que devenaient la bonhomie proverbiale et l’indulgence si vantée des Italiens au milieu de cette frénésie cancanière.

— Voilà, lui disais-je, une contradiction remarquable dans votre caractère national. Il n’y a qu’un instant, sur la place publique, où toute la bonne compagnie se trouvait réunie, on pouvait s’asseoir à côté d’une dame, lui parler pendant trois heures, la reconduire chez elle sans que personne eût l’air d’y prendre garde, et à présent nous assistons à un conciliabule nocturne où l’on vient chercher des nouvelles d’une intrigue galante avec plus de passion que s’il s’agissait de la bataille de Novare.

— Il n’y a point là de contradiction, répondit le sacristain. L’aimable facilité de mœurs que vous observiez tout à l’heure sur la place Saint-Marc est subordonnée à une condition rigoureuse : c’est que vous aurez la ville entière pour témoin de vos assiduités. À l’instant même où l’on croira remarquer dans vos allures une ombre de mystère, vous serez surveillé, vous deviendrez le sujet de toutes les conversations, et vous reconnaîtrez qu’il y a autour de vous encore plus de curiosité que d’indulgence. Cette curiosité a son excuse et sa raison d’être : le désœuvrement forcé d’une population gaie et vivace, condamnée par la politique à l’oisiveté perpétuelle. Il faut bien que nos pauvres jeunes gens s’occupent de bagatelles, puisque toute idée sérieuse leur est interdite. Leur malice d’ailleurs ne va pas loin, et dès qu’une historiette a seulement trois mois de date, elle tombe dans l’oubli pour toujours.

L’occasion s’en présentant, je priai mon ami le sacristain de me raconter une de ces histoires ; tombées dans le sac aux oublis, et dont j’avais recueilli quelques détails à la volée. Depuis longtemps j’observais au théâtre de la Fenice une loge de primo piano toujours occupée par les mêmes personnes. Sur le devant de la loge, on voyait une de ces femmes privilégiées dont la beauté régulière résiste à l’action du temps. La marquise Lucia B… ressemblait à la Venise triomphante du palais ducal, que Paul Véronèse a représentée au déclin de la jeunesse et un peu chargée d’embonpoint, mais encore belle et séduisante ; près de la marquise était sa fille Erminia, charmante brune de seize ans, aux joues veloutées comme des pêches ; au second rang était un garçon de vingt ans qui paraissait plus occupé de la jeune fille que du spectacle ; dans le fond de la loge se tenait invariablement assis, près de la porte, un homme d’une physionomie intelligente, avec des sourcils épais, des cheveux grisonnans, des yeux vifs adoucis par une expression débonnaire, et dont les regards épiaient incessamment l’occasion de rendre à la marquise quelque petit service. C’était lui qui demandait les sorbets pendant l’entr’acte, portait l’éventail de la dame, présentait le mantelet au moment de la sortie, et mettait la lorgnette dans sa poche. En observant de loin ces soins attentifs, j’avais cru voir le personnage édifiant d’un tendre mari ; mais un de mes voisins, que j’avais interrogé, s’était écrié : — Altro ! Le mari demeure à Milan. Se peut-il que votre seigneurie ne connaisse pas le bon signor cavaliere Giacomo Forcellini ? Hélas ! depuis le temps où il a fait parler de lui, les acacias ont changé bien des fois de perruque. — le voisin s’était mis à fredonner la chanson de Gordigiani : Tempo passato !… et je n’avais pu en savoir davantage. Persuadé que je venais de rencontrer la figure classique du cavalier servant, je communiquai mes observations à mon ami le sacristain. — Il n’y a plus, me répondit-il brusquement, ni cavalier servant, ni sigisbée, ni patito. On a bien fait de ne point mettre ces mots-là dans les dictionnaires, et quand ils seront rayés du vocabulaire de la conversation, ce ne sera pas une grande perte : ils ne provoqueront plus les sourires des étrangers.

Comme je voulais des renseignemens et non une discussion, je me gardai de contredire l’abbé. Sans répéter le mot qui l’avait blessé, je ramenai par un détour à me raconter cette histoire dont Venise s’était émue jadis. Quoi qu’on en puisse dire au café Florian, je persiste à la donner pour celle d’un cavalier servant[1].

Giacomo Forcellini, natif de Bologne et par conséquent sujet du pape, avait obtenu à dix-sept ans le premier prix de philosophie au collège des jésuites. Cette classé était un préservatif des idées philosophiques et une introduction à la théologie. Les révérends pères, qui considéraient ce jeune homme comme un excellent sujet, lui conseillaient d’embrasser la carrière ecclésiastique ; mais, n’étant pas assez sûr de sa vocation Giacomo voulut provisoirement suivre les cours de l’université. Lorsqu’il se présenta pour se faire inscrire parmi les élèves du cours de droit romain, on le renvoya au recteur. L’illustrissime signor recteur embrassa Giacomo sur les deux joues, le fit asseoir, lui prit les mains, l’accabla de complimens, l’appela mon cher fils, et lui démontra clairement que les avocats étant mal vus et mal notés, enclins à l’indépendance et au libertinage de l’esprit, cette carrière ne convenait pas à un bon Romagnol, point brouillon ni turbulent. Le métier de médecin conduisait par le plus droit chemin au matérialisme. La physique, la chimie et toutes les sciences exactes étaient plus ou moins impies, l’astronomie tout à fait subversive et la botanique inutile. Il ne restait donc que la théologie, et l’illustrissime recteur n’eut pas de peine à prouver que le jeune élève devait diriger ses études de ce côté.

— Le gouvernement et l’église, dit-il en concluant, telle est la carrière à laquelle nous devons inviter les sujets distingués comme vous ; les autres sont d’autant plus faciles à mener qu’ils en savent moins. Il est vrai que pour devenir ministre, gouverneur de province ou seulement administrateur d’un compartiment, il faut une force de caractère, une certaine inflexibilité de cœur que vous n’avez point ; mais cela vient avec la pratique. Vous ignorez encore ce qui se passe dans l’âme des méchans ; un jour ils vous le diront eux-mêmes au tribunal de la confession. Donnez-vous à l’église et à l’état, mon cher fils ; étudiez la théologie, et je vous promets un avenir brillant et heureux.

Après cette admonition paternelle dont il fit part à sa famille, Giacomo, comprenant qu’il lui fallait ou obéir ou plier bagage, tâta le pouls à son ambition, et ne la trouva pas à la hauteur du sacrifice qu’on lui demandait. Il renonça donc à une fortune certaine et rapide pour chercher dans l’exil volontaire la liberté de choisir sa profession et celle de porter l’habit court. Il se rendit à Padoue, et il y devint un des meilleurs élèves de cette université, autrefois si florissante, où le cardinal de Gurk, ministre de Charles-Quint, se trouvait honoré d’être inspecteur des études. Au bout de trois ans, il eut la satisfaction de pouvoir contempler sur ses cartes de visite, à côté de son nom, le titre d’avvocato. Ce fut tout le fruit qu’il recueillit de son éducation ; mais son séjour en Lombardie fut marqué par un événement qui décida du reste de sa vie.

Parmi les étudians de Padoue se trouvait un jeune Milanais qui passait pour le plus mauvais sujet de la ville et pour l’élève le plus paresseux de l’université. Saverio (Xavier), fils unique du marquis B…, héritier futur d’une belle fortune, suivait les cours de droit pour la forme. Doué d’une figure charmante et d’un tempérament de feu, avec des habitudes d’enfant gâté, Saverio abusait de la faiblesse de ses parens et se croyait tout permis. Ses fredaines de jeunesse avaient un caractère excessif approchant du grandiose. Giacomo comprit mieux que les professeurs le côté poétique de cette organisation puissante, vers laquelle il se sentait attiré. On vit avec étonnement ces deux êtres si différens se lier ensemble d’une étroite amitié, et les écarts de l’un se modérer sous l’influence des sages conseils de l’autre. Cependant Saverio, profitant du voisinage de Venise, avait un pied à terre dans cette ville, une gondole de louage à l’année, un abonnement au théâtre de la Fenice, et lorsqu’il faisait huit lieues pour aller applaudir une prima donna, il emmenait souvent son ami. Comme ils étaient tous deux connaisseurs et dilettanti, on comptait sur eux les jours de grande représentation. Ils distribuaient ensemble les bouquets, les sonnets et les petits présens à l’idole du public. On les retrouvait, après le spectacle, dans la loge de la cantatrice, discutant sur une question de goût et donnant des avis que l’imprésario lui-même écoutait avec déférence ; mais une fois minuit sonné, Giacomo allait dormir, tandis que Saverio courait à d’autres plaisirs moins esthétiques.

Leurs études achevées, les deux amis se séparèrent pour retourner l’un à Milan, l’autre à Bologne. Dix ans après, Saverio étant devenu marquis, Giacomo cavaliere, et tous deux maîtres de leur fortune, ils se donnèrent rendez-vous à Venise pour y mener encore cette vie de grands seigneurs artistes, dont ils avaient conservé d’agréables souvenirs. Le premier, plus libertin et plus enfant gâté que jamais, ne s’était corrigé d’aucun de ses défauts ; le second sentit bientôt que les amusemens du dilettantisme ne suffisaient plus à son bonheur. Le chevalier Giacomo se mit à la recherche d’une femme jeune et belle, avec ou sans dot, pourvu qu’elle eût un caractère aimable et de l’instruction. Sans communiquer son projet au marquis, dont il craignait la légèreté, il négligea les coulisses pour fréquenter les salons de Venise. Dans ceux de la bourgeoisie aisée, il remarqua une jeune personne, fille d’un riche propriétaire de la Polésine de Rovigo. Lucia était une véritable Vénitienne, plus intelligente que spirituelle, plutôt douce que bonne, plutôt gracieuse que sensible, aimant la flatterie et disposée à se laisser adorer, mais sans hauteur, comme une divinité affable et complaisante. Ce caractère, qui n’aurait pas convenu à tout le monde, plut extrêmement au chevalier. Avant de déclarer ses intentions, Giacomo voulut prendre le temps de se faire aimer. Ses assiduités ne donnèrent d’ombrage à personne, et il put causer avec la jeune fille autant qu’il le souhaitait sans qu’il en fût parlé au café Florian.

Un soir, en sortant du théâtre, le marquis Saverio prit le bras de son ami et l’accompagna jusqu’à la maison où demeurait Lucia. Moitié par désœuvrement, moitié par curiosité, il eut la fantaisie d’entrer dans un salon de la bourgeoisie, et il pria Giacomo de l’y présenter. La beauté de la jeune fille produisit une vive impression sur l’imagination inflammable du Milanais. Il rentra chez lui en proie à une agitation qu’il prit pour de l’amour. Comme il arrive souvent aux gens sensuels ; dont la vue ne s’étend pas au-delà de la lune de miel, Saverio se mit en tête d’épouser cette belle fille, uniquement pour satisfaire, un caprice. Un tel projet n’avait pas besoin d’être longtemps mûri. Le marquis ne s’endormit pas dans les réflexions et les préliminaires. Giacomo se préparait à faire sa demande en mariage, lorsqu’il apprit qu’il avait été devancé de vingt-quatre heures.

L’impétueux Milanais parut désespéré de rencontrer un rival dans son ami le plus cher. Il poussa de gros soupirs ; il se frappa la poitrine et leva les bras, vers le ciel en adressant au cruel destin les apostrophes les plus véhémentes ; mais il ajouta qu’il mourrait de douleur s’il n’obtenait la main de Lucia. Giacomo se crut surpassé en amour aussi bien qu’en éloquence, il prit ce feu de paille pour une véritable passion et cette emphase pour le langage d’un cœur profondément touché. Finalement, les deux amis convinrent de laisser à la jeune fille et à ses parens le soin de choisir entre eux. Le père de Lucia, homme opiniâtre et borné, ne sut reconnaître d’autre différence entre les prétendans que celle des titres de noblesse. L’envie d’avoir pour gendre un marquis l’emporta dans son esprit sur toute autre considération. Ni les garanties morales, ni les qualités du cœur, ne furent portées en ligne de compte : le choix tomba sur le Milanais. La jeune fille, qui préférait Giacomo, pleura d’abord ; mais elle n’avait pas assez de courage pour résister à son père. Le mariage du marquis avec la belle Lucia fut célébré pompeusement à l’église de Sainte-Marie-Formose, et le chevalier au désespoir partit pour faire son tour d’Europe, en donnant sa malédiction à cette Venise qu’il avait tant aimée et qui lui coûtait si cher.

Deux ans plus tard, de grands changemens étaient survenus dans les situations respectives des personnages. La marquise était mère ; le marquis avait repris ses habitudes de libertin et vivait à Milan avec des filles de théâtre, laissant à Venise sa femme et son enfant. Depuis plus de six mois, il n’avait point passé le seuil de la maison conjugale, et il ne parlait pas d’y revenir. Giacomo apprit ces événemens au fond de l’Allemagne. Épouvanté de ce scandale, il abrégea son voyage, prit la route de Milan, et tomba un matin chez son ami, qui ne l’attendait guère. Après avoir constaté par un interrogatoire sévère que le marquis ne pouvait articuler aucun grief contre Lucia, le chevalier rappela au coupable les circonstances de son mariage et l’engagement qu’il avait pris de rendre heureuse cette femme dont il n’avait obtenu la main qu’en exigeant de son meilleur ami le sacrifice le plus douloureux.

— Cher Giacomo, répondit le marquis, ma femme est un ange de douceur. Est-ce ma faute si je ne puis vivre qu’au milieu des démons ? Tu m’as cédé, il est vrai, la main de Lucia ; que ne me l’as-tu disputée avec acharnement ! Vous étiez nés l’un pour l’autre, et tu m’as laissé me jeter à l’aveugle entre vous deux. Ta générosité mal entendue a fait le malheur de deux personnes, non le mien, car j’accepte mon sort, et je le prends gaiement. Retourne donc près de la marquise et dis-lui que j’apprécie toutes ses qualités, que je ne méritais pas l’honneur d’être son époux, et qu’ayant besoin de ma liberté, je lui rends la sienne sans condition.

Tant d’égoïsme et d’endurcissement fit perdre patience au bon Giacomo. Son indignation éclata en reproches terribles, et il sortit de cette conférence fort irrité contre son ami, mais convaincu de l’inutilité de ses efforts. Il s’était armé de tout le courage nécessaire contre son propre malheur ; celui d’une personne aimée lui parut une chose intolérable. Il ne résista pas au désir de porter des consolations à Lucia, et dans ce dessein il partit pour Venise. Avec son humeur douce, sa disposition à la tendresse, la nature semblait l’avoir créé exprès pour ce rôle délicat de consolateur. Il y déploya une intelligence qui approchait du génie, une application de tous les instans, les soins d’une garde-malade, et il réussit d’autant mieux que les blessures de Lucia n’étaient pas fort profondes à l’endroit du cœur. Si les absens ont tort, même lorsqu’on les aime, que dire de ceux dont on a sujet de se plaindre ? La marquise avait l’esprit bien fait ; elle se considéra comme veuve et rendit toute son affection à l’honnête homme qui s’était sacrifié pour elle. Bientôt les dissipations du marquis amenèrent quelques dérangemens dans sa fortune. Il fallut mettre en sûreté le douaire de sa femme et la dot à venir de sa fille. Le chevalier intervint à propos pour empêcher un procès. Il remit ordre aux affaires, à la satisfaction des deux parties, et resta chargé de veiller aux intérêts de la mère avec la tutelle officieuse de l’enfant. La marquise, incapable de gouverner ses biens, pria Giacomo de lui en épargner la peine ; il vint demeurer chez elle, et la force de l’habitude lui a donné dans la maison l’autorité d’un maître. On lui obéit ; il dispose de tout, et si ce n’était la différence des noms, il serait en réalité le chef de la famille.

— Depuis quinze ans que cela dure, ajouta l’abbé en terminant son récit, le chevalier Forcellini a conquis l’indulgence et le respect du monde. Lorsque le marquis vient à Venise, c’est pour vingt-quatre heures : il descend à l’hôtel Danieli ; on lui amène sa fille, il l’embrasse, lui fait quelque présent, et s’en retourne à Milan. Jamais il ne parle de son ancien ami sans se dire hautement son obligé. La société de Venise, informée de tout, avait suivi pas à pas les détails de ce roman. Aujourd’hui elle ne veut plus en parler, et son silence est une manière de témoigner son estime pour un homme que le tribunal de l’opinion a jugé et définitivement acquitté.

— Mais, dis-je au sacristain, qu’arrivera-t-il le jour où le marquis, fatigué de plaisirs qui ne sont déjà plus de son âge, viendra redemander sa place au foyer domestique ?

— Alors, reprit l’abbé, toutes les têtes auront blanchi, et le vieil ami de la maison conservera aussi sa place au foyer. Est-ce que par hasard dans votre société du nord on aurait la barbarie de l’expulser ?

— Non, répondis-je, il s’en irait de lui-même.

L’abbé eut quelque peine à comprendre comment, dans l’hypothèse que je venais de poser, l’amour-propre et la dignité pourraient exiger du chevalier Forcellini le sacrifice de sa famille d’adoption. Nous discutâmes ensuite sur cette question : lequel vaut le mieux, de la mansuétude italienne ou de la rigueur des lois du nord. L’abbé plaida pour les mœurs de son pays, et moi pour les usages du mien. Nous tombâmes enfin d’accord sur ce point, qu’il y a d’un côté plus de franchise et de l’autre plus de bienséance.

Le carillon de minuit, qui sonna comme un glas funèbre au campanile de Saint-Marc, interrompit notre conversation. L’abbé rentra chez lui, et je pris à travers un dédale de rues tortueuses le chemin du palais Badoer, où je demeurais. En passant près de San-Fantino, je m’arrêtai sur un petit pont, d’où l’on voyait la façade et la porte d’eau de l’habitation de la marquise. À l’une des fenêtres se dessinait sur un fond lumineux la silhouette gracieuse d’une jeune fille. Au-dessous du balcon, j’aperçus dans le miroir du canal une longue tache noire ; c’était une gondole immobile au pied du mûri J’entendis des gazouillemens amoureux dans le dialecte enfantin de Venise, et puis la fenêtre se referma sans bruit, et la gondole glissa doucement dans l’ombre. Au tournant du canal, un rayon de la lune éclaira tout à coup le gondolier, débouta l’arrière ; il portait habit noir, gilet blanc et chapeau de soie, costume bien différent de celui des barcarols. — Voilà, dis-je en poursuivant mon chemin, un petit incident qui ne sera point rapporté aux rédacteurs de la chronique scandaleuse.


II

Le lendemain, à deux heures, par un soleil resplendissant, la société fashionable de Venise arrivait sur la place Saint-Marc en toilette de printemps. La fleuriste, enceinte, — c’était son état normal, — et coiffée de son large chapeau de paille à la mode de Florence, distribuait des bouquets de violette qu’on ne lui payait point. Les dames, animées par la fraîcheur de la brise de mer, se promenaient entourées de leurs adorateurs, sans donner le bras à personne, car les Vénitiennes craignent plus le moindre attouchement que tous les discours du monde. La marquise, faisant exception à la règle, s’appuyait nonchalamment sur le bras de son cavalier servant. Derrière elle marchait sa fille Erminia, attentive aux paroles d’un beau garçon de vingt ans, aux moustaches naissantes, à la taille svelte comme le jeune faune du Vatican. Ce groupe de quatre personnes attira les regards d’un étranger assis à deux pas de moi, devant le café Florian. Depuis un mois que cet homme habitait Venise, j’avais cru reconnaître en lui un de ces aventuriers sans patrie qui courent les bains en été et les pays chauds en hiver, Anglais en France, Russes en Allemagne, Français en Italie, titrés partout, jetant de la poudre aux yeux, d’un bonheur insolent à tous les jeux, et suppléant aux lettres de recommandation qui leur manquent par beaucoup d’entregent. Celui-ci paraissait âgé de trente-six ans. Il se faisait appeler le baron de Saint-Clément, et comme il occupait un appartement de luxe à l’albergo reale, il n’eût tenu qu’à lui de passer pour un duc.

À la même table que le baron était assis un Anglais, véritable gentleman, aimé de tout le monde à Venise, grand collectionneur d’objets d’art et grand amateur de vin de Chypre. Malgré son antipathie instinctive pour l’aventurier, sir Oliver s’était laissé apprivoiser par l’entremise de sa boisson favorite : Saint-Clément lui faisant raison mieux que personne, il l’acceptait pour compagnon de table.

— Dans tout ce monde, disait le baron en versant une rasade à son partner, je ne vois qu’une seule maîtresse de maison dont j’aurais quelque envie de faire la connaissance.

— De qui parlez-vous ? demanda sir Oliver.

— De la marquise Lucia. N’allez-vous pas chez elle ?

— Très souvent.

— Elle est fort riche, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien.

— Un de ces jours je vous prierai de me présenter.

— Je ne présente jamais personne.

Saint-Clément se mordit les lèvres et vida son verre. En levant la tête, il aperçut le seigneur Giacomo portant sur son bras un mantelet de femme et donnant des ordres à un garçon de café. — Voici, dit le baron, le cavalier servant chargé de son bagage féminin. Faites-lui donc signe de venir.

— Je ne fais jamais de signe, répondit l’Anglais, il viendra s’il veut.

Une rougeur imperceptible passa sur les joues de l’aventurier.

— On dit, reprit-il, que ce Forcellini gouverne la fortune de la marquise. Ce doit être un furieux gaspillage.

— Dans toute l’Europe, répondit sir Oliver en appuyant sur chaque mot, je ne connais pas de plus galant homme que le chevalier.

— C’est votre opinion ? dit le baron.

— Quand je dis quelque chose, c’est toujours mon opinion.

L’Anglais se leva en prétextant que le vin de Chypre lui portait à la tête, et descendit à la rive de la Piazzetta, où l’attendaient ses gondoliers. J’en avais entendu assez pour deviner les projets du baron. Rebuté par la réserve britannique, il s’adressa aux naturels du pays et trouva enfin ce qu’il cherchait. Un négociant de Trieste lui prit le bras et le conduisit à la marquise. Je vis de loin tout le manège d’une présentation. Cette cérémonie achevée, Saint-Clément, le corps incliné en avant, la bouche en cœur et les yeux en coulisse, demeura près de la dame tant que dura la promenade. Le soir, au théâtre, je le revis encore installé dans la loge de la marquise, et la conversation parut fort animée. Après le spectacle, je me rendis au cercle des commérages. Le notaire G… y arriva bientôt, avec un air narquois où l’on reconnaissait qu’il apportait du butin. À l’instant, les curieux, affamés de nouvelles, vinrent se grouper autour de lui.

— Messieurs, leur dit-il, vous savez que je possède à Sainte-Marthe une serre tempérée qui contient d’assez belles fleurs. Ce matin, j’avais fait deux bouquets de camélias, d’héliotropes et de lilas blanc, et je les avais envoyés à la marquise B… et à sa fille. Dans chacun de ces bouquets était une seule mazia[2]. Tout à l’heure, à la sortie du théâtre, je rencontre ces dames sous le vestibule. Je jette un regard sur leurs bouquets, et je n’y vois pas de tache jaune. Les deux mazie avaient disparu. Or ce sont des fleurs rares en cette saison, et dont la fleuriste des Procuratie ne pourrait donner les pareilles à aucun prix. Devinez maintenant où je les ai retrouvées.

— Celle de la jeune fille à la boutonnière de Remigio, dit le docteur F… sans hésiter.

— Bravo ! reprit le notaire. Depuis trois mois que Remigio fait de la musique avec Erminia, croyez-vous que s’il appuie avec tendresse sur les mio bene et sur les idol mio, le chevalier Forcellini ne l’a point remarqué ? Non, vous ne le croyez pas. Donc le chevalier approuve les sentimens de ces aimables enfans, et c’est un mariage que je vous annonce.

— Un mariage ! dit le doyen des joueurs d’échecs. Halte-là ! seigneur notaire. Remigio porte un nom du livre d’or. Son ancêtre le marchand de la Merceria est entré au grand conseil pour avoir prêté cent mille ducats à la république lors de la guerre contre les Génois ; mais il y a beau temps que les ducats sont fondus, et Remigio n’a pas le sou.

— Qu’importe s’il a pour lui le cœur de la jeune fille et l’approbation des parens ?

— Quels parens ? reprit le vieux joueur d’échecs. Le marquis se moque des idol mio ! Il sait trop le prix de l’argent pour donner sa fille à un garçon ruiné. Tout cela n’est bon qu’à engendrer des soupirs et des larmes.

— Le marquis ! s’écria le notaire, il n’a dans sa famille que le pouvoir d’un doge. Ce n’est pas lui qui gouverne. Mais devinez, à présent, à quelle boutonnière brille la seconde mazia.

Les collaborateurs de la chronique nommèrent dix personnages différens sans réussir à deviner l’énigme proposée. À la fin, le notaire, se penchant à l’oreille de son voisin, prononça tout bas un mot qui fit rapidement le tour de l’assemblée. Un éclat de rire général succéda aux chuchoteries, et les parties d’échecs demeurèrent suspendues.

— Mais, dit le docteur F…, il faudrait avertir le chevalier.

— Bah ! s’écria le doyen de la bande, croyez-vous bonnement qu’il se laissera supplanter ? Cet étranger n’a-t-il qu’à se montrer pour vaincre ? Non, messieurs, tout cela n’est pas sérieux.

— Patience ! répondit le notaire ; le temps est galant homme, et qui vivra verra.

Sans attendre de plus amples informations, l’artiste ouvrit son album, demanda l’écritoire et composa un beau dessin à la plume où l’on voyait le chevalier Forcellini réchauffant dans son sein un serpent à tête humaine, dont la queue enveloppait de ses replis la taille et les bras de la marquise, comme ceux de Laocoon dans le groupe antique. Le monstre, souriant d’un air doucereux, n’était autre que le baron de Saint-Clément.

Tandis qu’on s’amusait de ces caricatures au club des commérages, le bon chevalier avait remarqué la petite fleur jaune à la boutonnière de Remigio. En sortant du théâtre, il avait mis les deux dames en gondole, et, frappant sur l’épaule du jeune homme, il lui avait dit d’une voix caverneuse et mélodramatique : — Suis-moi, j’ai à te parler.

Tous deux avaient pris en silence le chemin de la place Saint-Marc. Arrivé sous les murs du palais ducal, devant les canons autrichiens, le chevalier s’arrêta en tournant le dos à la lune pour mieux voir le visage de son interlocuteur : — Tu baisses les yeux, dit-il enfin. De quelle mauvaise action ta conscience est-elle chargée pour que tu n’oses soutenir mon regard ?

— Qu’avez-vous, mon ami, mon bon chevalier ? balbutia Remigio, tremblant des pieds à la tête.

— Je ne suis pas ton ami, je ne suis pas bon, reprit le chevalier.

Depuis trois mois que tu manges notre pain, si je t’ai laissé la liberté de parler musique avec une fille innocente, c’est que je t’ai cru honnête homme. Quel usage as-tu fait de cette liberté ?

— Sur mon honneur, je vous le jure ! s’écria Remigio les yeux levés vers le ciel en se frappant la poitrine d’un vigoureux coup de poing, sur mon honneur, l’amour s’est emparé de tout mon être avant que j’eusse la conscience de mon état. Oui, j’aime passionnément la divine Erminia

— C’était à moi ou à sa mère qu’il fallait le dire, et non pas à elle, interrompit le chevalier. Tu as manqué à tes devoirs, à l’amitié, à l’hospitalité. Voyons quel est l’on dessein : tu ne possèdes qu’une jolie voix de ténor, et tu n’ignores pas que le cœur de la jeune fille est accompagné, pour qui saura s’en rendre maître, d’une dot de cinquante mille florins.

— Chevalier, reprit le jeune homme, ôtez-moi l’espérance et la vie, mais ne me calomniez pas. Cette fortune que vous regardez comme l’objet de ma convoitise, j’ai souhaité cent fois qu’elle fût dissipée par le marquis, comme le disaient les bruits publics.

— Parce que tu sais bien que les bruits publics sont des sottises et que ton beau désintéressement ne risque rien.

— Je ne réponds pas à de pareilles accusations, dit Remigio avec fierté. Adieu, chevalier, vous me rendrez justice un jour. Demain je quitterai Venise.

— Votre seigneurie daignera-t-elle m’apprendre en quel pays elle a le dessein de porter ses pas ?

— En Allemagne, en Russie, au bout du monde.

— Voilà bien les musiciens ! reprit le chevalier. On leur refuse une belle fille dont ils ont capté le cœur, et vite, ils décampent, tout prêts à roucouler pour une princesse russe, ou à recevoir une décoration de quelque grand-duc.

— Homme cruel ! s’écria Remigio en pleurant, vous avez fait de moi l’être le plus malheureux de la terre, et vous vous raillez de ma douleur, vous que je croyais si bon et si généreux ! Ah ! pourquoi m’avez-vous ouvert cette maison où habite un ange de douceur ? Pourquoi vous ai-je connu vous-même ? Pourquoi suis-je né dans cette pauvre Italie ?

— Parbleu ! pour ton bonheur, dit le chevalier ; essuie tes larmes et embrassons-nous.

Remigio sauta au cou du seigneur Giacomo et y demeura suspendu longtemps, suffoqué par ses sanglots.

— Crois-tu par hasard, reprit le chevalier, que j’ignorais tes amours ? Je les ai devinées dès le premier jour, et si elles m’eussent déplu, je t’aurais mis à la porte ; mais j’ai vu ta bonne foi, ta passion sincère. L’épreuve à laquelle je viens de te soumettre a tourné comme je l’espérais. Tu es amoureux ; Erminia t’aime, je veux qu’on te la donne. Marie-toi, mon garçon, il n’y a de sûr et de bon que les droits d’un époux. À présent, lâche-moi, car tu as des bras d’Hercule, et tu me serres à m’étouffer.

Il fut convenu que le chevalier écrirait au père d’Erminia pour lui demander son consentement au mariage, et qu’il choisirait le moment favorable pour parler de cette affaire à la marquise. Toujours plus occupé des intérêts d’autrui que des siens, le bon seigneur guettait en effet l’occasion d’aborder cette importante question, lorsqu’il s’aperçut qu’un fâcheux, jouant le rôle de sigisbée, se trouvait toujours entre la marquise et lui. Le baron de Saint-Clément ne bougeait plus de la maison ; il avait son couvert à table, sa place dans la loge au théâtre, dans la gondole pendant les promenades, et sa chaise à côté de celle de la dame sur la place Saint-Marc. Il débitait à la jeune fille et à la mère des complimens que la première écoutait avec indifférence, et que la seconde prenait pour de fines fleurs de courtoisie. Quant au pauvre chevalier, il ne pouvait plus ouvrir la bouche sans recevoir du baron quelque rebuffade, et s’il venait à émettre une opinion sur quoi que ce fût, une discussion animée s’engageait aussitôt, dans laquelle son contradicteur sortait parfois des bornes de la politesse. Au bout de huit jours, cette humeur quinteuse du baron avait pris un caractère singulier d’aigreur et d’hostilité.

Les rédacteurs de la chronique observaient ces nuances avec attention. Ils remarquèrent aussi des changemens dans les habitudes de la marquise. Comme si sa coquetterie se fût réveillée, la dame semblait avoir un retour de jeunesse et donnait plus de soins à sa parure. Elle voulait rouvrir son salon et prendre un cuisinier français. Pour réformer le mauvais état de sa maison, elle avait recours aux lumières du baron, et le cavalier servant voyait ses attributions passer une à une dans les mains du sigisbée.

Cependant une lettre de Milan apporta le consentement du père au mariage de sa fille avec Remigio. Le chevalier, renonçant aux précautions oratoires, remit cette lettre à la marquise en lui demandant ce qu’elle en pensait. Sans s’émouvoir, la mère jeta le papier au feu, et répondit qu’elle avait d’autres projets pour l’établissement de sa fille : — Puisque vous êtes le confident de Remigio, ajouta-t-elle, chargez-vous de lui apprendre que désormais ma porte lui sera fermée, et ôtez-lui de la tête cette fantaisie d’être mon gendre.

— Mais, dit le chevalier, cette fantaisie-là, c’est de l’amour, et du meilleur. Depuis trois mois, ces enfans se voient matin et soir ; vous les laissez ensemble au piano, à la promenade, au théâtre, et vous ne voulez pas qu’ils s’aiment !

— Eh bien ! je les sépare aujourd’hui, afin qu’ils ne s’aiment plus.

— Prenez garde, marquise, nous ne sommes pas à Paris, où il suffit de mener une jeune fille au bal pour changer le cours de ses idées. C’est du sang italien qui coule dans les veines d’Erminia. Si vous mettez cette belle plante au régime des climats froids, vous la perdrez.

— En sorte, répondit la marquise, qu’on a eu raison d’abuser de ma confiance, parce que n’ai pas de goût pour le métier de cerbère ; mais je vous prouverai que je ne renonce point à l’exercice de mon autorité.

En parlant ainsi, la marquise tira violemment le cordon de la sonnette. La camériste reçut l’ordre d’aller chercher mademoiselle. Erminia, qui s’attendait à un interrogatoire, avait préparé ses moyens de défense.

— Approchez, lui dit sa mère. Le chevalier assure que, vous avez pris des engagemens avec Remigio.

— Il vous a dit la vérité, madame, répondit Erminia.

— Et moi je vous déclare que je trouve cet amour ridicule et les » prétentions de Remigio impertinentes. Mettez-vous cela dans l’esprit, et qu’il n’en soit plus question. Je vous défends de penser, à ce jeune homme.

— Il m’est impossible de vous obéir, dit la jeune fille résolument ; je penserai à Remigio parce que je l’aime, et je l’aimerai parce que je ne pourrai m’en défendre.

— C’est ce que nous verrons, reprit la mère, je lui donnerai son congé à ce petit monsieur, que vous ne pouvez vous défendre d’aimer.

À ces mots, deux grosses larmes jaillirent des yeux d’Erminia. Sa poitrine se gonfla, et ses lèvres tremblèrent convulsivement ; mais c’est dans nos régions boréales que l’émotion et les pleurs ont le pouvoir d’éteindre la voix et d’arrêter la marche du discours : en Italie au contraire, ils deviennent les plus précieux auxiliaires de l’éloquence, en lui prêtant l’accent sublime et le feu sacré de la passion.

— Ah ! madame, s’écria Erminia, ne chassez pas Remigio de cette maison, je vous en supplie ! Ne savez-vous pas que je ne puis l’épouser malgré vous ? Souffrez au moins que je le voie. Je ne vivrai pas séparée d’une personne que j’aime. Oh ! non, madame ; -il ne faut pas y compter, car déjà je ne suis plus maîtresse de moi, et je sens ma tête qui s’égare.

Par un mouvement plein de grâce et d’ingénuité, la jeune fille entoura de son bras arrondi le cou du bon seigneur Giacomo. — Mon ami, lui dit-elle, m’abandonnerez-vous dans la peine ? Qui donc vous apportera le café dans votre chambre ? qui vous chantera vos airs favoris en sortant de table, quand je serai morte de douleur ? Si l’on vous commandait de haïr qui vous aimez, le pourriez-vous ? Pourquoi donc m’ordonner des choses impossibles ? Ah ! sainte Vierge ! quel plaisir peut-on trouver à me rendre folle et misérable ?

Une fois montée jusqu’au ton pathétique, cette aimable fille aurait poursuivi longtemps ainsi, et peut-être obtenu gain de cause, si la mère ne lui eût ordonné de sortir, avec des éclats de voix et des gestes impératifs auxquels il fallut céder. Erminia, toujours parlant, pleurant et gémissant, retourna dans sa chambre, et la marquise mit la clé dans sa poche après avoir fermé la porte à double tour. Le baron, qui arriva sur ces entrefaites, ne manqua pas de donner raison à la mère et de trouver la conduite du chevalier d’une audace inconcevable. La galanterie et l’amitié lui faisaient un devoir d’offrir ses services à madame la marquise. Pour se voir débarrassée d’un tyran insupportable, elle n’avait qu’un mot à dire. Sans que la marquise eût prononcé ce mot, Saint-Clément se considéra comme tacitement engagé à prendre la défense d’une personne opprimée.

Hormis avec les gens qu’ils ont intérêt à ménager, les aventuriers sont d’ordinaire querelleurs et susceptibles. C’est un des signes auxquels on les reconnaît. Toujours inquiets de leur réputation, ils s’efforcent d’en réparer le mauvais état par l’intimidation et la menace. En moins d’un mois, Saint-Clément avait eu déjà trois ou quatre querelles à Venise. Des explications loyales avaient démontré surabondamment qu’il s’était mépris sur les intentions de ses adversaires, et comme il avait été forcé d’en convenir, on se demandait tout bas si ce point d’honneur chatouilleux, qui prenait feu pour un mot innocent, ne trahissait pas une conscience troublée. La question fut posée au club des commérages et résolue affirmativement, à la grande majorité des voix.

Tandis que la belle Erminia gardait les arrêts dans sa chambre, quelques habitués de la maison, parmi lesquels se trouvait sir Oliver, étaient réunis dans le salon de la marquise. Le baron, jugeant le moment favorable à l’expédition qu’il méditait, commença l’attaque par des plaisanteries sur les coutumes italiennes, après quoi il tomba sur les quartiers des cavaliers servans, qu’il appela insolemment la livrée de l’amour. Leur servitude volontaire était, disait-il, incompréhensible pour un homme, qui se respecte. On pouvait se faire l’esclave de sa maîtresse dans le particulier ; mais mettre le public dans la confidence de ses privilèges, c’était sacrifier à la fois la délicatesse de la femme et sa propre dignité.

Sir Oliver, prenant cette brutale sortie pour une maladresse, faisait des signes au baron ; les autres personnes regardaient le chevalier pour l’engager à répondre. Sans rien perdre de sa sérénité habituelle, le bon seigneur Giacomo prit en effet la parole : — Jeune homme, dit-il, ces couples de vieux amis qui vous donnent la comédie ont tous leur roman connu, leurs circonstances atténuantes, leurs droits à l’indulgence des bonnes gens. On ne se borne pas à leur pardonner, on les aime et on les respecte. Il faut venir de loin et ne pas les connaître pour leur refuser l’estime et les égards qu’on leur accorde en leur pays.

— Vous l’avez dit, reprit Saint-Clément : je ne suis point de la paroisse ; voilà pourquoi je refuse mon estime aux cavaliers servans.

— Et moi, répliqua Giacomo perdant patience, je réserve mon mépris à une autre espèce de gens.

— Lesquels ? demanda le baron.

— Ceux qui se glissent dans une famille pour y faire des dupes sous le masque de la galanterie.

— Je sais comment on les nomme, dit l’Anglais : ce sont des chevaliers d’industrie.

Saint-Clément ne cherchait qu’un prétexte pour se dire offensé ; mais une querelle avec sir Oliver n’était pas ce qu’il voulait. Sans relever le gant de ce nouvel adversaire, il se tourna vers la marquise. — Madame, lui dit-il, j’ai besoin d’un petit éclaircissement : sommes-nous ici chez vous ou chez le chevalier Forcellini ?

— Vous êtes chez moi, répondit la dame.

— Chevalier, poursuivit Saint-Clément, vous l’entendez : cette maison n’étant pas la vô re, l’habitude que vous avez prise d’y parler en maître n’est qu’un mauvais pli et une usurpation. Je ne pense pas que l’usage à Venise soit de traiter une affaire d’honneur dans le salon d’une dame, et comme j’ai des explications à vous demander, nous allons, s’il vous plaît, sortir ensemble.

— Sortez si vous voulez, répondit Giacomo ; moi, je reste.

— Très bien, dit sir Oliver ; ne bougez pas.

— Alors, reprit le baron, le moment est venu de faire entendre ici la vérité. Chevalier, cette longue habitude, cette ancienne amitié dont vous vous croyez si fort, tout cela n’est plus aujourd’hui qu’un joug insupportable, une tyrannie à laquelle on ne sait comment se soustraire, et je n’aurais point agi comme je l’ai fait si je n’étais sûr d’avoir pris en main l’affranchissement d’une personne qui n’ose vous dire ce que je viens de vous apprendre. À présent restez dans cette maison si vous en avez le courage. Tout à l’heure je vous y enverrai mes témoins.

Saint-Clément salua la marquise, toisa son rival des pieds à la tête et sortit en ricanant. Les assistans baissaient les yeux et paraissaient au supplice. Le chevalier rompit enfin ce silence pénible : — Madame, dit-il d’une voix altérée, ce que j’ai entendu ne peut être qu’un impudent mensonge. Si ma vieille amitié vous était à charge, vous n’auriez pas choisi cet inconnu pour lui faire de telles confidences.

— Pensez-en ce qu’il vous plaira, répondit la marquise en se levant. Je ne suis pas en disposition de me laisser quereller ; je vous cède la place.

À ce nouveau coup, le pauvre chevalier chancela comme s’il eût reçu au cœur une arquebusade.

— Dieu bon ! s’écria-t-il en joignant les mains, mon amitié pour elle une tyrannie, un joug insupportable !… Mais alors qu’ai-je à faire ici ? Comment ai-je pu y demeurer si longtemps ? Excusez-moi, mes amis : on ne voit pas de sang-froid le rêve de toute sa vie s’évanouir en un moment. J’ai négligé famille et fortune pour m’attacher à cette maison comme un lierre, et je me trouve tout à coup seul au monde, abandonné, chassé, — car cela s’appelle ainsi. — Quinze ans de dévouement ne m’ont pas épargné ce mot cruel. Il faut partir maintenant, aller je ne sais où…

— Pas du tout, dit sir Oliver ; il faut attendre. Moi, je vous délivrerai de cet homme détestable.

— Ah ! ce n’est pas de lui que je me plains, reprit le chevalier. Que me font les injures d’un fat quand je suis au désespoir ? Qu’on m’insulte encore, et qu’on me laisse à tout ce que j’aime. Ce cœur ingrat qui m’abandonne, hélas ! vous ne pouvez pas me le rendre.

— Peut-être, répondit sir Oliver.

— Non, non, poursuivit le chevalier ; je n’essaierai point de m’accrocher aux branches. Lorsqu’une femme veut rompre ses liens, il n’y a plus qu’à s’éloigner. Celle-ci du moins n’aura pas sujet de me maudire ; je ne lui laisse pas au pied le boulet de la loi et de la religion. Un mot a suffi pour nous rendre libres tous deux. Allons, Giacomo, ta place n’est plus ici. Tu vas errer sur la terre comme un chien sans maître. Dis adieu pour toujours à ces murs, à ces vieux meubles…

En promenant ses regards autour de lui sur l’antique mobilier du salon, le malheureux Giacomo sentit son cœur se briser. Une teinte livide se répandit sur son visage ; il ferma les yeux et tomba évanoui dans les bras de sir Oliver. Pendant ce temps-là, le baron courait toute la ville à la recherche de deux témoins sans les pouvoir trouver. La plupart des jeunes gens auxquels il s’adressa étaient des amis du chevalier. Les étrangers ne voulaient point s’exposer à des démêlés avec la police, et quant aux officiers autrichiens, deux d’entre eux ayant eu récemment des querelles accompagnées de circonstances scandaleuses, un ordre du jour les obligeait à la plus grande circonspection. Au bout de quarante-huit heures, Saint-Clément cherchait encore. De guerre lasse, il songeait à se faire assister, moyennant salaire, par deux contrebandiers croates, lorsqu’il apprit que son adversaire avait quitté la ville. Le chevalier, tout à son chagrin, s’était embarqué pour Milan, oubliant injures et menaces.

Un matin, vers dix heures, le marquis Saverio, assis devant un des cafés de la place du Dôme, lorgnait paisiblement les grisettes pour tuer le temps. Tout à coup il fronça les sourcils, et, faisant de sa main droite une visière, il se mit à regarder attentivement un homme qui passait devant l’église, suivi de plusieurs portefaix chargés de bagages.

— Par Bacchus ! s’écria le marquis, je ne me trompe pas. Forcellini à Milan ! Forcellini à soixante lieues de ma femme ! Que signifie cela ?

Saverio courut à son ancien ami, et lui touchant l’épaule avec sa canne : — Holà ! chevalier, dit-il, quel cataclysme a pu te jeter sur la terre ferme, toi qui n’es point sorti des lagunes depuis quinze ans ? Venise a-t-elle péri dans un tremblement de terre ? Serait-il arrivé malheur à quelqu’un de la famille ?

— Non, marquis, répondit Giacomo ; de toute la maison, je suis le plus malade.

— Dieu soit loué ! Je tremblais déjà pour ma fille. Je devine à présent : tu viens ici pour acheter son trousseau de noces. Est-elle contente de son père ? Me fera-t-elle des yeux tendres sous son voile d’épousée ?… Mais qu’as-tu donc ? Pourquoi cette mine de catafalque ? Est-ce la fatigue ou la souffrance qui te courbe le dos ?

— L’une et l’autre, cher Saverio ; mon corps souffre, et mon âme est fatiguée de vivre. Je n’ai plus de famille, plus d’asile, plus d’amis. Je mourrai à l’auberge. Quant au projet de mariage de ta fille, il est rompu.

— Quelle diable d’énigme est cela ? Finiras-tu avec tes sentences ?

— Un mot te dira tout : marquis, je suis chassé !

— Brouillé avec ma femme ! Allons donc ! tu badines.

— Je suis chassé, te dis-je, et c’est par l’entremise d’un tiers que la marquise m’a signifié ses volontés.

— Corps du Christ ! il y a du désordre à la maison. Et qui est l’Usurpateur ?

— Un étranger, que sir Oliver regarde comme un intrigant.

— Ouais ! je n’entends pas cela.

— Ne t’en mêle point, mon ami, reprit le chevalier ; quand la tête d’une femme s’emporte, l’homme prudent se met à l’écart et ferme les yeux.

— Par tous les diables ! on ne me fera pas jouer le personnage du mari berné contre lequel tout le monde conspire. Je ne suis ni aveugle ni indifférent ; je veux tout savoir. Parle, et ne me déguise rien.- Que s’est-il passé ?

Le chevalier raconta naïvement les circonstances de sa disgrâce, depuis la présentation de Saint-Clément à la marquise jusqu’à la scène de provocation qui avait dissipé tous ses doutes. — Tu le vois, mon ami, dit-il en terminant son récit, les masques sont levés ; il n’y a plus d’illusion possible, et mon désastre est irréparable.

— Bien au contraire, répondit le marquis. J’apprendrai à mes contemporains que je n’ai pas abdiqué comme feu Charles-Quint. Chevalier, relève la tête ; ne t’exile pas encore. J’écraserai l’hydre révolutionnaire. Ce soir nous partirons ensemble pour Venise ; demain la voix du maître retentira dans ma maison, et l’ordre y régnera comme précédemment.


III

La joyeuse compagnie du café Florian ne prenait pas aussi gaiement les aventures du cavalier servant que celles des chèvres noires et blanches. On aimait trop le bon seigneur Forcellini pour rire de son chagrin, et la pitié qu’il inspirait, jointe au dépit que ressentaient les Vénitiens du succès de l’étranger, répandait une couleur sombre sur les travaux nocturnes de la chronique. L’inspiration manquait au peintre, et la verve aux rédacteurs. On parlait bas comme dans les temps de calamité publique, et l’on souhaitait ardemment qu’un caprice de la fortune vînt déverser le ridicule sur l’insolent triomphateur.

Comme dans la plupart des grandes maisons italiennes, il y avait chez la marquise un personnel considérable d’anciens serviteurs, bouches inutiles que le baron se proposait de congédier sous prétexte d’économie et de bonne administration. Une adhésion collective au nouveau gouvernement fut apportée par le vieil intendant Pippo, qui avait préparé un discours en manière d’adresse. Le baron interrompit la harangue au plus bel endroit. — Bonhomme, dit-il, garde-moi ces phrases pour le jour de ma fête. Je ne suis rien ici qu’un ami de la maison, et tu ne me dois que de la politesse, comme à tout le monde. La marquise seule commande chez elle. Je l’assisterai peut-être de mes conseils, j’examinerai tes comptes, parce qu’elle m’a prié de le faire ; mais si je découvre que tu es un voleur, c’est elle qui te mettra à la porte, et non pas moi.

L’intelligent Pippo reconnut parfaitement la main de fer du despote sous ces mitaines transparentes, et il courut répandre l’alarme dans le nombreux domestique du palais. En tout autre pays que Venise, on n’aurait peut-être jamais pénétré les secrets desseins du baron ; mais dans cette ville qu’un rien émeut et divertit, la curiosité publique était surexcitée à un si haut degré, l’espionnage si bien organisé, les indices les plus fugitifs rapportés si fidèlement au salon des scacchi et commentés avec tant de soin, que la vérité se faisait jour instantanément. Un soir, le conseil des chroniqueurs, après une délibération où il déploya beaucoup de sagacité, établit sur des preuves certaines les propositions suivantes : « C’était avec préméditation que Saint-Clément refusait le titre de cavalier servant. Il pensait que l’engoûment d’une femme est chose fragile et la position de favori précaire, tandis qu’un mariage est chose stable et sans remède. On remarquait dans ses hommages à la marquise un respect exagéré dont il ne s’écartait que pour se rapprocher de la tendresse filiale. La séquestration de la jeune fille et l’expulsion de Remigio étaient des mesures conseillées par lui-même. Donc il aspirait, sans l’avouer encore, à la main d’Erminia, et il ne lui manquait que d’être honnête homme pour se pouvoir dire, comme il le faisait hautement, l’admirateur de la marquise en tout bien tout honneur. »

Il n’y a point de Vénitienne si bien gardée, qu’elle ne trouve quelque moyen de correspondre avec son amant. Tous les soirs, une gondole de louage glissait le long des murs dans le rio Saint-Moïse, tournait vers San-Fantino, et s’arrêtait sous la fenêtre d’Ermmia. Heureusement cette fenêtre était trop élevée pour que la prisonnière pût prendre le même chemin que la célèbre fille du sénateur Capello. Dans une de ces conférences en plein air, Remigio, en faisant à sa maîtresse une peinture éloquente de ses souffrances et de son désespoir, parlait d’exil, de voyages en lointains pays, de mort et d’adieux éternels.

— A quoi bon tout cela ? lui dit Erminia. Est-ce le moyen de m’épouser que de me dire un éternel adieu ? Que craignez-vous, et comment les autres m’empêcheraient-ils de vous aimer, puisque moi-même je ne pourrais m’en empêcher ?

— Hélas ! répondit l’amoureux, on vous mettra au couvent ; on vous y laissera si longtemps que l’ennui vous prendra, et quand on viendra vous chercher, ce sera pour vous présenter quelque jeune homme plus riche que moi. Vous le refuserez d’abord, et puis, un beau jour, vous serez toute surprise en vous sentant guérie de votre amour, et vous épouserez mon rival.

— Vous pensez donc, reprit la jeune fille, que je pourrais finir par vous oublier ? Pareille chose s’est donc déjà vue ?

— Le temps en a fait oublier bien d’autres que moi.

— Oh ! alors le temps est notre ennemi le plus dangereux. N’attendons pas qu’il me guérisse de mon amour. Je ne le veux pas, cher Remigio. Cherchez vite un expédient au lieu de parler de mort et d’exil, homme faible et indécis que vous êtes !

— Je vous proposerais bien un parti violent et extrême, dit Remigio, mais c’est vous qui n’oserez pas l’adopter.

— Lequel ? Parlez toujours. Je suis plus brave que vous ne l’imaginez.

— Sachez donc que mon vieux père possède à quatre lieues d’ici, sur la route de Trévise, une jolie maisonnette avec jardin. Fuyons ensemble à la campagne, et, quand nous aurons dormi sous le même toit, il faudra bien qu’on nous unisse.

— Voilà un projet raisonnable l dit la jeune fille en battant des mains ; je l’adopte avec joie. Le jardin surtout me plaît infiniment. Mais pourquoi dites-vous qu’il faudra bien qu’on nous marie quand j’aurai demeuré chez votre père ?

— Parce que c’est l’usage de marier une fille enlevée avec son ravisseur.

— Que ne m’avez-vous appris cela plus tôt ! Demain, vers cinq heures, soyez à Sainte-Marie-Zobenigo avec une gondole. Lorsque Pippo, les mains embarrassées, m’apportera mon dîner sur un plateau, je lui passerai sous le bras, et j’irai vous rejoindre. À présent retirez-vous, de peur qu’on ne vous surprenne. Achetez des giroflées au marché de l’herberie ; nous les planterons dans le jardin de votre père. Et surtout pensez à moi. Je vous aime. Adieu, adieu !

La belle Erminia ferma la fenêtre, et se recueillit pour tâcher de mettre un peu d’ordre dans sa tête, où l’ignorance et l’amour, l’innocence et la précocité se livraient bataille ; puis elle s’agenouilla devant une madone en plâtre colorié pour lui demander une protection toute particulière, dont elle sentait le besoin dans ce moment critique. Le lendemain, à l’heure que la jeune fille avait choisie pour sa tentative d’évasion, le marquis Saverio et le chevalier Forcellini traversaient les lagunes, à grande vitesse, sur le magnifique viaduc aux trois cents arches de granit. Le réseau des chemins de fer lombards n’était pas encore achevé à cette époque ; mais les tronçons de Milan à Treviglio et de Vicence à Venise abrégeaient la durée du voyage. Afin de masquer ses manœuvres, Saverio voulut se présenter seul chez sa femme et feindre d’ignorer les événemens des jours précédens. Giacomo devait attendre une demi-heure avant de se montrer. Ce plan, concerté pendant le trajet, fut exécuté ponctuellement, et le hasard fit que les deux amis se séparèrent précisément sur la place de Sainte-Marie-Zobenigo. Le chevalier s’arrêta devant la petite église, et le marquis se rendit seul au palais B… Dans le même temps, sir Oliver, sortant du palais Grimani, où est l’office de la poste, serrait précieusement dans sa poche une lettre timbrée de Vienne, et se dirigeait vers le même point que le marquis par un autre chemin.

Il y eut un mouvement d’effroi parmi les habitués de la maison, lorsqu’on vit entrer dans le salon de la marquise ce mari démissionnaire auquel personne ne songeait plus depuis quinze ans. Le cercle fut rompu. Saint-Clément se mit à l’écart. La marquise, surmontant son émotion, prit son ouvrage de tapisserie pour se donner une contenance, et on attendit avec anxiété une explication entre les deux époux.

— Asseyez-vous, messieurs, dit Saverio. Provisoirement je désire que tous les amis de ma femme se considèrent comme les miens.

Le marquis fit le tour du salon, échangea quelques mots avec les personnes de sa connaissance, salua les autres d’un air ouvert, et tendit cordialement la main à sir Oliver.

— On est fort bien ici, dit-il ensuite en se jetant dans un fauteuil.

— Peut-on savoir, monsieur, ce qui vous y amène ? demanda la marquise.

— Assurément, chère Lucia : je viens avec l’intention bien ferme de me mêler de tout. Mais où donc est notre ami le chevalier Forcellini ?

La marquise baissa la tête sans oser répondre.

— Qu’est-ce donc ? reprit Saverio ; Aurait-il abandonné sa patrie, comme Pierre Strozzi, qui se trouvait trop honnête citoyen pour demeurer dans la ville des Médicis ? Si mon vieil ami ne pouvait pas habiter sous mon toit quand j’y suis, je ne l’y aurais pas souffert davantage pendant mon absence. Quiconque s’aviserait d’en hocher la tête seulement aurait affaire à moi… Mais patience ! je trouverai l’occasion d’imposer silence aux mauvaises langues qui se donnent carrière depuis quinze ans. Commençons par édifier Venise par mon retour au bercail. Oui, messieurs, je rentre dans Ithaque après quinze ans de voyages et d’aventures. — Vous pouvez laisser votre tapisserie, marquise ; Pénélope interrompit son ouvrage le jour où Ulysse fut enfin rendu à sa tendresse. — Et voyez comme il est heureux que nous n’ayons jamais donné au monde le triste spectacle de querelles et de mauvais procédés entre époux ! Point de procès, point de requêtes, de mémoires injurieux, de discours d’avocats ; point d’arrêt de tribunal ! Une simple séparation à l’amiable, sans bruit, sans fâcherie, comme il sied à des gens de qualité, si bien que, le jour où cette séparation me donne le plus léger regret, ennuyé de mon odyssée, je retourne près de ma femme et de ma fille sans que rien s’y oppose, et me voilà en possession de mes droits de mari et de père, tandis que si nous avions plaidé, je ne serais peut-être plus le maître chez moi.

— Où voulez-vous en venir, monsieur ? interrompit la marquise.

— Chère Lucia, auriez-vous oublié certaine cérémonie dans l’église de Sainte-Marie-Formose, où nous étions côte à côte il y a dix-sept ans ?

— Non, monsieur, je n’ai oublié ni votre indigne conduite, ni les chagrins dont vous avez abreuvé ma jeunesse.

— Mes torts sont énormes, et je les confesse humblement ; mais ne souhaitez-vous pas que notre fille soit mieux mariée que sa mère ? Il lui faut un époux de bonnes mœurs, sincèrement amoureux d’elle, et j’approuve le choix que son cœur a fait.

— Et moi je le blâme, dit la marquise.

— Oui-dà ! Le pauvre Remigio aurait-il à se reprocher quelque fredaine, des dettes ou des maîtresses, comme le père de sa belle ?

— Je n’en sais rien ; mais ce parti ne me convient pas.

— Et s’il me convient à moi ? Tenez, marquise, n’essayez pas de me résister. Je ne suis qu’un mauvais sujet, mais lorsqu’il s’agit de notre enfant, je sens remuer dans mes entrailles je, ne sais quoi qui ressemble à de la vertu. Pour le bonheur et le repos de notre Erminia, je serais capable de me ranger, de me convertir. S’il n’y a pas d’autre moyen de lui rendre la vie douce et facile, je vous infligerai un époux sage, assidu, fidèle. Prenez-y garde, je vous jouerai ce tour-là, si vous me poussez à bout.

— Vous vous moquez, répondit la marquise.

— Je ne me moque point, madame. Mais où donc est-elle, cette chère fille ?

— Dans sa chambre, par mon ordre.

— Eh bien ! mon premier acte d’autorité sera de lever ses arrêts.

Saverio avait déjà saisi le cordon de la sonnette, lorsqu’on vit accourir le vieil intendant, les bras en l’air, la mine effarée, poussant tous les hélas ! les accidente ! les managgio ! et autres exclamations par lesquelles on a soin en Italie de préparer les gens à recevoir la nouvelle d’un malheur. Plus inquiet pour lui-même que pour sa jeune maîtresse, Pippo fit un récit de l’évasion d’Erminia aussi pompeux que celui de Théramène, en y jetant incidemment des protestations de zèle et des offres de service au seigneur marquis, son cher maître, dont le retour imprévu le comblait de joie. À l’en croire, la signorina n’aurait réussi à s’échapper qu’après une lutte terrible et corps à corps où il aurait craint de la blesser en usant de toutes ses forces. Il s’était prosterné devant elle, les yeux pleins de larmes ; mais elle avait pris la fuite, courant comme une biche à travers la rue des Fabri, et s’était dérobée aux poursuites de son vieux serviteur en tournant par un sous-portique.

— Ma fille en fuite ! s’écria le père. Il faut donc qu’on l’ait réduite au désespoir. Quel bouleversement, quel désordre dans ma famille !

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Giacomo entra suivi de Remigio et d’Erminia. — Rassure-toi, mon ami, dit-il ; voici les fugitifs ; je les ai arrêtés au passage, et ils se sont rendus à moi sans résistance.

— Comment ! s’écria le marquis, c’était un enlèvement ! M’expliquerez-vous votre conduite, mademoiselle ?

— Oui, cher père, répondit Erminia. Je me suis fait enlever par Remigio. Nous avons imaginé ensemble ce moyen de nous épouser. Comme l’usage est de marier une fille enlevée avec son ravisseur, vous ne pourrez plus nous refuser votre consentement.

— Votre innocence prouve que ce mariage-là n’est point nécessaire, reprit le marquis. Les lois punissent le rapt. Vous irez au couvent, et votre amoureux en prison.

— Oh ! que non ; vous ne me faites pas peur.

— Vous l’aimez donc bien, ce petit traître ?

— A en perdre la raison, à en mourir, si vous me contrariez.

— Eh bien ! mariez-vous, puisque vous le voulez absolument. Et vous, monsieur le voleur de filles, si je vous donne le trésor que vous m’avez ravi, c’est à la condition de le garder avec vigilance et de ne jamais vous le laisser prendre.

— On oublie une petite formalité, dit la marquise : le consentement de la mère.

— J’y ai pensé, reprit Saverio ; nous l’aurons dans un moment. À présent, chevalier, à nous deux : qu’ai-je entendu dire ? quel vent aigre a soufflé sur cette maison ? qui donc est venu se mêler de nos affaires ? Tu es mon hôte et mon ami, et je ferai connaître que j’ai pour devise celle d’Angleterre : Honni soit qui mal y pense ! Si quelqu’un y pense mal, je lui donnerai une leçon dont il se souviendra longtemps. Quant à l’élément étranger qui semble s’opposer à notre bon accord, je vais l’écarter, à l’instant. Monsieur le baron, je ne sais si votre seigneurie a écouté notre conversation.

— Vous allez voir, monsieur, répondit Saint-Clément, que je n’en ai pas perdu une syllabe. Ce n’est pas ma faute si vous avez oublié pendant quinze ans de rentrer chez vous, et si l’on m’a présenté en votre absence à Mme la marquise. Je ne suis point d’humeur à me laisser renvoyer d’une maison où je n’ai manqué d’égards pour personne, et s’il prenait fantaisie au maître du logis lui-même de me fermer sa porte parce que je donne ombrage à un de ses amis, il m’en rendrait raison, je vous en avertis.

— Bien, jeune homme, très bien ! reprit Saverio ; j’aime cette fierté. Je reconnais à ce noble langage le descendant de ces fameux barons de Saint-Clément dont nous autres ignorans nous n’avons jamais entendu parler. Vous sortirez de chez moi, mais ce sera par la porte d’honneur. Nous partirons ensemble pour Chiasso, et sur la terre libre de l’Helvétie je rendrai hommage à vos qualités chevaleresques, en vous prouvant que je suis l’homme le plus habile à l’escrime de toute la Lombardie, car, en véritable fainéant, j’ai passé ma vie dans les salles d’armes.

— Ne croyez pas m’intimider, répondit Saint-Clément. Je suis à vos ordres, monsieur.

— Ce duel est impossible, dit sir Oliver. Moi, je vous empêcherai de vous battre.

L’Anglais poussa Saint-Clément par le coude jusque dans l’embrasure d’une fenêtre ; on le vit tirer de sa poche une lettre dont il fit la lecture à voix basse ; on vit le baron pâlir, s’essuyer le front avec son mouchoir, adresser à sir Oliver des regards supplians, comme un coupable en présence de son juge. Au bout d’un moment, la mine sévère du gentleman parut s’adoucir ; le baron, la main droite sur sa poitrine, prononçait quelque serment solennel et souscrivait à quelque dure condition. Tous deux se rapprochèrent enfin des assistans, et sir Oliver prit la parole. — Messieurs, dit-il, le baron de Saint-Clément est homme de courage, c’est moi qui le certifie ; mais il retire sa provocation, et ne se battra pas avec le marquis, parce que je l’ai prié de s’en abstenir et qu’il n’a rien à me refuser. Demain je l’emmène dans le Tyrol italien, où je veux faire un petit voyage. Sa compagnie m’amuse. Recevez nos adieux. Venez, baron.

Saint-Clément, l’oreille basse et les traits bouleversés, prit son chapeau et sortit avec sir Oliver. En un moment, la nouvelle de sa déconfiture se répandit d’un bout de Venise à l’autre par des voies mystérieuses aussi rapides que l’électricité. On la savait à six heures au café Florian, je l’appris chez le restaurateur Gallo, où mes voisins de table s’embrassèrent dans l’effusion de la joie, en se racontant les détails qu’on vient de lire ; mais ce fut le soir, au théâtre de la Fenice, qu’une scène étrange me donna la juste mesure de l’intérêt que le public prenait à cette affaire. Le premier acte de l’Ernani allait commencer, et le chef d’orchestre frappait le pupitre avec son archet, lorsque le marquis Saverio parut dans la loge de sa femme ; une explosion de bravos et d’applaudissemens salua son entrée. Après le premier acte, on aperçut Saint-Clément dans une loge ; tous les visages se tournèrent de ce côté, une sourde rumeur s’éleva du sein de la foule, et bientôt des huées, des rires et des sifflets partirent à la fois de tous les bas-fonds de la salle. Le baron, pâle de colère, eut l’imprudence de montrer son poing fermé aux rieurs ; un rugissement terrible répondit à ce geste menaçant. Une voix de stentor, dominant toutes les autres, émit la proposition d’assommer le cane forestiere. Deux cents personnes contre un seul homme se pouvaient croire à peu près sûres de la victoire ; mais sir Oliver avait pris les devans : il entraîna le baron dans sa loge et l’y retint caché jusqu’à la fin de l’entr’acte. La musique apaisa la rage du parterre, et Saint-Clément rentra chez lui, toujours accompagné par le gentleman en attitude de boxeur. Le lendemain, ils partaient ensemble pour le Tyrol par la malle-poste de Trente.

Pendant le temps que le marquis Saverio passa dans sa famille, il reçut plus de visites, de complimens et d’ovations que s’il eût sauvé la patrie. Sir Oliver, qui revint seul à Venise, eut aussi son jour de triomphe. On se cotisa pour envoyer les gondoliers chantans exécuter leurs meilleurs morceaux sous ses fenêtres. Le mariage prochain de Remigio avec la belle Erminia était annoncé ; toute la ville y voulut assister, et la petite église de San-Fantino ne put contenir la foule immense qui s’y porta le jour de la cérémonie. Il y eut bal et gala au palais B…, on récita beaucoup de sonnets à la louange des jeunes époux, et le souper se termina par un brindisi général en l’honneur du marquis. Touché de ces marques d’estime, Saverio porta un toast d’adieux et de remercîmens à ses joyeux amis de Venise, puis il ajouta : — Vous m’avez contemplé dans ma puissance de chef de famille. Maintenant que le calme est rentré dans nos esprits, je redeviens ce que j’étais, Saverio le bon vivant, le pécheur, l’ennemi de l’hypocrisie, qui, ne pouvant souffrir aucune contrainte, ne veut non plus gêner personne. Je dépose mes pouvoirs, et je me retire avec les honneurs de la guerre, heureux de laisser derrière moi la paix et la concorde.

Et le lendemain il partit en effet pour Milan. La loge de la marquise offrit alors aux spectateurs le paisible tableau qu’on avait observé durant quinze ans. Chacun avait repris sa place accoutumée ; au fond de la loge, le bon seigneur Forcellini, portant l’éventail et la lorgnette, remplissait les devoirs de sa charge comme autrefois.

Cette histoire, commencée au café Florian, devait avoir au même endroit son petit épilogue. Le cercle des commérages n’était pas complètement satisfait. Une lacune désolante existait encore dans les travaux de la chronique. Comment la contre-révolution s’était-elle opérée dans les sentimens de la marquise ? d’où venait cet ascendant que l’Anglais avait exercé sur l’esprit de Saint-Clément ? Il fallait trouver la solution de ces deux problèmes. Le docteur F… eut bientôt résolu le premier. Un jour de migraine, la marquise lui raconta, sous le sceau du secret, que depuis le départ de Saint-Clément des renseignemens déplorables étaient venus de Vienne, de Florence et de Naples, où le baron avait demeuré longtemps ; partout il avait usurpé des titres, changé de nom, triché au jeu et laissé de vifs regrets à ses fournisseurs. Avec une simplicité tout à fait méridionale, la marquise avoua au docteur qu’elle s’était engouée follement d’un chevalier d’industrie.

Cet éclaircissement de la première question jetait une lumière précieuse sur la seconde. Selon toute apparence, la lettre exhibée par sir Oliver, et sur laquelle on avait vu le timbre de Vienne, contenait quelque révélation accablante. De là l’angoisse et le trouble du baron pendant son entretien avec l’Anglais dans l’embrasure d’une fenêtre. Pour des gens moins curieux que les Vénitiens, ces conjectures auraient suffi ; mais les chroniqueurs du café Florian ne se contentaient pas à si peu de frais. La lettre de Vienne leur semblait une pièce indispensable à mettre dans leurs archives. On n’ignorait point que le vin de Chypre déliait parfois la langue à sir Oliver. Le plus solide buveur de la troupe fut chargé d’offrir autant de bouteilles qu’il serait nécessaire pour obtenir la communication du document. Muni de pleins pouvoirs et de bonnes instructions, le négociateur tenta l’aventure. Après la première bouteille, l’Anglais gardait encore son sang-froid, tandis que le diplomate perdait déjà le fil de ses idées. La demande indiscrète fut trop tôt formulée. Un bon gentleman n’admet pas qu’il ait pu prendre pour compagnon de table et de voyage un homme indigne de son honorable société. Sir Oliver fixa ses yeux bleus sur ceux de l’Italien, et lui répondit comme Wellington à ce prince indien qui lui voulait acheter son plan de campagne : — Vous seriez donc capable de garder un secret ?

Et quand l’Italien eut prononcé une kyrielle de sermens, le gentleman ajouta : — Eh bien ! moi aussi, j’en suis capable.


PAUL DE MUSSET.

  1. De ces trois types italiens, le cavalier serrant, le sigisbée et le patito, le premier seul a des privilèges sérieux. Le second, courtisan de la beauté, n’a pour lui que les apparences. On donne aussi, par extension, le nom de sigisbée à toute espèce de dandy et de petit-maître. Quant au mot patito (souffre-douleurs), il se comprend sans commentaire.
  2. Petite fleur jaune d’un parfum très agréable et que je n’ai vue qu’à Venise. Son nom est gracieux, prononcé à l’italienne, en appuyant sur l’i.