Scènes de la vie italienne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 255-288).
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LE BONACCHINO


SOUVENIRS DE LA VIE SICILIENNE.

I.

Quand on voyage dans les pays méridionaux ; il faut être bon compagnon, prendre sans colère les petites contrariétés, se résigner à faire souvent mauvaise chère, rire des fourberies, se consoler d’être volé à chaque pas en observant des traits de caractère, et se débattre comme on peut contre les inconvéniens d’un climat qui offre tant d’avantages. Pendant l’hiver que j’ai passé à Naples, j’avais résolu de ne m’irriter de rien. Ma constance ne fut ébranlée ni par la négligence des domestiques, ni par les tours pendables des aubergistes, ni par la malpropreté de la ville entière, ni par la cuisine nauséabonde, ni par le vin âcre corrigé avec de l’eau trouble, et, lorsqu’en rentrant le soir je ne trouvais dans mes bas que quinze ou vingt puces, je me félicitais de mon bonheur.

Une seule chose a failli plusieurs fois triompher de ma patience : c’est l’obstination de quelques habitans du pays à nier, par un amour-propre mal placé, l’existence même des fléaux dont j’avais la magnanimité de ne pas me plaindre. Vit-on jamais un Parisien nier le froid, la neige, la boue de Paris ? Quand on gémit, chez nous, de l’obscurité ou de l’inconstance du ciel, nous vit-on jamais prendre fait et cause pour le brouillard et les giboulées ? A Naples, ce n’est point assez que l’étranger accepte avec résignation toute sorte de calamités : il lui faudrait, pour ne mécontenter personne, admirer une carafe où nagent des têtards, ne parler qu’avec respect d’une punaise ou d’un scorpion, et ne pas sourciller quand même il trouverait une tarentule dans la salade.

Je ne saurais dire quels étranges ragoûts me furent servis dans ce pays où Lucullus eut jadis une si bonne table, combien de fois on m’offrit à déjeuner des oeufs qui sentaient le ver à soie et du café au lait de chèvre, combien de fois, étant assis depuis un quart d’heure à l’orchestre de San-Carlo et pensant me régaler de musique, je fus troublé dans ma quiétude par des démangeaisons aux jambes et obligé de courir chez moi changer de linge et d’habits. Si les jardins d’Armide eussent été peuplés comme les théâtres, les hôtels et les endroits publics de Naples, Renaud n’aurait pas attendu l’arrivée d’Ubalde pour briser ses chaînes de rose et s’enfuir au galop bien loin de son enchanteresse.

Un matin, je sommeillais à demi, le nez dans la ruelle, quand un mille-pieds gigantesque, passant sur le mur à deux pouces de mon visage, me fit sauter hors du lit. En cherchant mes pantoufles, j’aperçus au milieu de la chambre une espèce de petit lézard à courte queue d’une forme hideuse. Je tombais de Carybde en Scylla. Ce monstre, que je ne connaissais point encore, ouvrit la gueule d’un air menaçant ; nous nous regardâmes tous deux avec des yeux ronds, et cette vilaine bête exécuta sa retraite en se glissant sous la porte sans précipitation et sans frayeur, selon l’habitude des animaux venimeux. Je me dépêchai d’ouvrir mes rideaux et mes volets. Cette opération porta le trouble dans un conciliabule de coléoptères semblables à de gros hannetons noirs qui s’éparpillèrent en courant avec une vivacité fantastique. Lorsque je parlai à mon hôtesse de ces rencontres désagréables, elle me répondit de l’air le plus gracieux : — Segno di primavera e di belle giornata ; c’est le signe du printemps et d’un beau jour.

En France, nous nous contentons des violettes ; mais comme à Naples cette gentille fleur s’était prodiguée pendant tout l’hiver, il était juste que le printemps se manifestât par d’autres signes. L’idée de partager ma chambre avec tout ce monde nocturne me souriait médiocrement. J’envoyai chercher mon passeport à la police, et je m’embarquai à cinq heures du soir dans le bateau à vapeur de Messine, un peu agité d’une résolution si brusque et rêvant aux bons amis que je laissais dans cette ville séduisante, où un long séjour pendant mes quartiers d’hiver m’avait créé de douces habitudes. Heureusement il y a dans tout départ un attrait de l’inconnu, un charme aventureux, un sentiment d’indépendance qui triomphent des regrets, et au bout d’une heure vous vous demandez ce qui pouvait vous retenir. — Salut à la Sicile ! Tes insectes, ô Taormine, ne le cèdent en rien à ceux de Naples !

Après avoir employé un mois, à parcourir, non sans fatigue, le penchant de l’Etna et le littoral de Messine à Syracuse, je m’étais installé pour quelque temps à Palerme, où je me reposais, comme Annibal à Capoue, dans de véritables délices. Pour un demi- ducat, on me servait à l’hôtel de l’Europe des festins de Sardanapale et des vins exquis. Un jour, mon voisin de table, le seigneur Vincenzo, qui était Napolitain, ne faisait que murmurer entre ses dents contre le prix exorbitant du dîner, contre les mets, contre la qualité du vin, et il n’eut point de cesse qu’on ne lui eût donné la potion noire comme de l’encre à laquelle son palais était accoutumé. Il me proposa de me conduire dans une piccola locanda où l’on mangeait beaucoup mieux, disait-il, et pour moins d’argent ; mais je connaissais son faible pour les tavernes, et je refusai.

Le soir du même jour, je me promenais dans les rues de Palerme avec un Français, M. A. R., grand voyageur et fort épris de la Sicile. C’était en mai 1843. Il y avait dans l’air je ne sais quoi d’enivrant. La brise de mer chuchotait dans le feuillage des chênes verts et des tulipiers de la promenade publique. La lune se levait derrière le cap Zaferano, qui ressemblait à un grand sphinx baignant ses pieds dans la Méditerranée. La cloche de la cathédrale appelait les fidèles au Salut avec des sons doux et veloutés. Nous ne disions mot, mon compagnon et moi ; nous humions le zéphyr en soupirant, comme si tant de bien-être eût été un excès pour nos constitutions de Parisiens. Devant la magnifique fontaine de Garoffello, notre voisin le Napolitain vint nous rejoindre. Par un travers d’esprit assez commun en Italie, cet original crut voir dans notre enthousiasme pour les délices de Palerme un affront à sa ville natale, et il se mit à tourner sa malice contre tout ce que nous admirions avec un parti-pris de taquinerie et de dénigrement qui m’échauffa les oreilles. Je trempai le bout de ma canne dans le bassin de la fontaine, et je lui dis : — Seigneur Vincenzo, laissons à chaque pays ses beautés et privilèges. Sans chercher bien loin, voici un agrément dont la privation se fait sentir à Naples. Des gerbes d’eau comme celles-ci ne seraient pas de trop sur votre place du Castello.

— Qu’importe une fontaine ! dit le seigneur Vincenzo d’un air dédaigneux. L’eau de nos citernes est la meilleure du monde.

— Elle est si précieuse, répondis-je, qu’il faut la ménager, sous peine de boire bientôt de l’excellente vase. Il est vrai qu’on se lave peu à Naples, qu’on n’y prend pas de bains, et qu’on n’arrose jamais les rues ; mais je préfère la prodigalité des fontaines de Palerme à une si sage économie.

— Je proteste contre cette critique téméraire, s’écria don Vincenzo piqué au vif. Vous oubliez l’eau de Carmignano, qui est apportée dans un quartier de Naples par l’aqueduc de Caserte. Cela touche à l’histoire du pays, qu’apparemment vous ne connaissez pas. Apprenez qu’après la mort de Masaniello, l’armée de don Juan d’Autriche s’empara de la ville par cet aqueduc, et c’est ainsi que Naples est retombé sous la domination de l’Espagne.

— Doucement, répondis-je ; ne vous emportez pas. Le vieux quartier qui reçoit l’eau de Carmignano est fort éloigné de la ville neuve, et ne contient pas plus de fontaines que les autres. Il n’y a pas un seul ruisseau d’eau vive sur vos dalles brûlantes, où l’on voit remuer la vermine. Quant au fait historique que vous citez, il ne faut pas l’embellir. Lorsque vous dites que l’armée espagnole s’empara de la ville, on pourrait croire que ce fut à la suite d’un combat. Or, la vérité est que les lazzaroni eux-mêmes introduisirent les troupes de don Juan dans la place, non-seulement par le conduit dont vous parlez, mais encore par la porte d’Albe, qu’ils étaient chargés de défendre. Voilà, seigneur Vincenzo, comment votre indépendance vous fut ravie.

Un Sicilien d’une figure énergique et belle écoutait notre conversation, nonchalamment appuyé sur la margelle de la fontaine. Cet homme avait un dos et des jambes à soutenir le monde, comme Atlas. Il était en manches de chemise et portait sa veste de velours vert pliée sur l’épaule gauche, comme un mantelet espagnol, avec la grace d’un grand seigneur. Il m’encourageait par des regards à la dérobée, et semblait craindre de voir l’avantage rester à mon contradicteur. L’allusion au fait d’armes peu glorieux des lazzaroni lui fit un sensible plaisir.

— C’est toi, Domenico ! lui dit le Napolitain ; viens-tu ici pour me narguer ? Va-t’en au Borgo avec tes pareils.

Le Sicilien, comme s’il n’eût pas entendu, tira paisiblement de sa poche une pipe en jonc qu’il bourra de tabac.

— Manant ! grossier personnage ! reprit don Vincenzo, je te défends de fumer sur cette place.

— Et où diable voulez-vous qu’il fume, dis-je, si ce n’est sur une place publique ? Laissez ce garçon tranquille, et ne soyez pas si dur au pauvre monde. Donne-moi du feu, Domenico ; je te tiendrai compagnie en fumant une cigarette.

Pour la servir, et de tout mon cœur ! répondit le Sicilien en battant son briquet.

— Éloigne-toi, brigand ! reprit don Vincenzo, ou je te casse ma canne sur la tête.

Le Sicilien ne daigna pas même lever les yeux.

— Modérez-vous, repris-je ; et toi, Domenico, tu ferais sagement de t’en aller. Le seigneur Vincenzo paraît fort en colère contre toi.

— Il ne me frappera point, excellence, dit Domenico. Un coup de canne sur la tête et tout ce qui s’ensuit, c’est un événement grave. Je me suis fait tirer les cartes hier, et cela n’était pas marqué dans ma bonne aventure.

— Voilà une raison sans réplique. Je vois que la cartomancie est à la mode ici comme à Naples.

— Faites donc le philosophe ! me dit le seigneur Vincenzo ; comme si vous n’aviez pas Mlle Lenormand !

— Eh bien ! répondis-je, que prétendez-vous prouver ? Qu’il y a de la superstition en France ? J’en conviens avec vous. Je suis superstitieux moi-même en voyage, et je me ferais tirer mon horoscope à Palerme, si je ne craignais de trouver dans les combinaisons des quarante cartes…

— Vous ne connaissez pas seulement les cartes napolitaines, interrompit don Vincenzo ; elles ne sont point au nombre de quarante[1].

Le Sicilien tira de sa poche un vieux jeu de cartes qu’il me présenta. Je le passai à don Vincenzo, en lui disant de le vérifier ; mais il en savait bien le compte, et comme il se vit pris en flagrant délit de mauvaise foi, il jeta le jeu à terre dans un transport de colère, dont je ne pus m’empêcher de rire. J’offris à Dominique trois tari pour acheter d’autres cartes, en le priant de boire le reste à ma santé.

— Comme votre excellence le commande, répondit le Sicilien en me pressant la main.

— C’est cela, murmura don Vincenzo, donnez de l’argent à ce bonacchino ; mais ne le rencontrez pas dans une rue déserte : il pourrait vous en coûter plus de trois tari[2].

Cette odieuse insinuation ne parut produire aucun effet sur l’impassible Dominique. — D’où vient, demandai-je à M. A. R., quand don Vincenzo se fut éloigné, que les Napolitains, si bienveillans chez eux, deviennent hargneux en Sicile ?

— Comment voulez-vous, répondit M. A. R., qu’on soit gracieux avec des gens qui ne vous aiment pas, et qui vous le font sentir à tous momens sans vous le dire jamais en face ? Une longue suite de malentendus a brouillé ensemble les deux Siciles, et la rancune va toujours grossissant. Le vrai Sicilien, c’est-à-dire l’homme du peuple, est fier, jaloux et passionné, profondément dissimulé, lorsqu’il juge nécessaire de cacher sa pensée, bien plus habile diplomate que le Napolitain, dont les prétentions à la ruse ne sont point fondées, et qui n’est, à vrai dire, qu’un Sicilien cousu de fil blanc. On rit ici de la loquacité, de la verve communicative des gens de Naples. Tout change de nom par l’effet de l’antipathie. La facilité de commerce, la gaieté, s’appellent fort injustement du sans-gêne et de l’insolence. Aussitôt qu’un Napolitain s’approche d’un groupe de Siciliens, on s’entend pour le tromper et le railler. Cette hostilité perpétuelle finit par le faire sortir de son caractère, naturellement bon. Il devient susceptible et méchant malgré lui, comme notre ami Vincenzo. Pour peu qu’un sujet particulier de haine ou de jalousie, une rivalité d’amour, par exemple, vienne se joindre à ces préventions générales, deux hommes qui se connaissent à. peine se trouvent ennemis acharnés, et se jouent les plus mauvais tours possibles. Voilà où en sont don Vincenzo et Dominique.

— La jalousie, dis-je, est un sentiment sauvage qui m’intéresse peu ; sans cela, je vous prierais de me raconter l’histoire de cette rivalité d’amour.

— Je puis vous la présenter d’un point de vue sympathique, en vous racontant l’histoire de la beauté par qui la guerre fut allumée.

— A la bonne heure ! Je ne vous quitte plus que vous ne m’ayez fait ce récit.

La musique du régiment se rendait à la promenade, où l’attendait un essaim de jolies femmes. Nous nous assîmes près de la Flora, dont les plantes exotiques parfumaient l’air, et, tout en écoutant le concert d’un peu loin, M. A. R. me raconta en ces termes l’histoire du bonacchino Dominique et de la belle Pepina.


II

Quiconque observe ce qui se passe autour de lui sait, après quelques heures de séjour à Palerme, qu’on n’y songe guère à autre chose qu’à l’amour. Le climat le veut ainsi. Nous sommes à vingt lieues de l’Afrique, sous le même degré que l’Andalousie, sur la terre la plus généreuse du monde, dans une espèce de paradis, où l’homme n’a qu’à se laisser vivre pour être heureux. Ce n’est pas en vain que le proverbe dit : Palermo felice. Sauf deux ou trois jours par mois où le souffle énervant du sirocco vient changer le bien-être en abattement, il n’y a point de pays où l’on se sente plus constamment dispos de corps et d’esprit.

On distingue aisément parmi les habitans deux races diverses : l’antique sang de la Sicile et le sang espagnol ou mauresque. L’élément normand est plus rare ; mais on le reconnaît encore dans certaines parties de l’île. À Palerme, ces nuances n’existent guère que dans le sexe masculin. Les femmes sont restées Siciliennes, et leur race se perpétue avec une pureté que je ne saurais expliquer. La plupart sont grandes, sveltes, nobles dans leurs attitudes. Elles ont les traits réguliers, des profils de médaille, des mains et des cheveux admirables, et des yeux dont on n’essuie pas le feu impunément. Leur physionomie offre un mélange bizarre d’intelligence et de naïveté, de passion et de coquetterie, d’orgueil et de douceur ; mais la sensualité domine par-dessus tout le reste. Elles ont bonne envie d’être fidèles, et le plus grand obstacle que rencontre l’amour qui les recherche, c’est un autre amour ; mais, si la tentation et l’herbe tendre s’en mêlent, un faux pas est bientôt fait, et conduit à un autre. On ne voudrait pas être ingrate pour un ancien ami, ni injuste pour un nouveau. On se résigne donc à diviser son cœur en deux ou plusieurs parts. La vie se complique bientôt à en perdre la tête. Avec cela, les hommes sont extrêmes en toutes choses : les uns, avides de plaisir, égoïstes et sans scrupules ; les autres, d’une jalousie intraitable, soupçonneux et féroces. Ce que nous appelons en France querelle ou dépit amoureux devient ici une scène de tragédie qui peut finir mal.

Il y a pourtant des Palermitaines qui gouvernent leurs amours avec art et méthode, et qui apprivoisent les jaloux comme le célèbre Martin ses tigres et ses lions. C’est de Palerme que partit jadis l’immortelle Thaïs, qui s’en alla faire la conquête d’Alexandre-le-Grand, et voulut avoir le spectacle de l’incendie de Persépolis : celle-là était une maîtresse femme. Vous savez avec quelle vivacité on se divertit à Naples les jours de fêtes populaires. On y met plus de passion encore à Palerme. La fête de sainte Rosalie, patronne de la ville, dure trois jours, et les cérémonies, les processions, les danses, les plaisirs de toutes sortes excitent dans la population un véritable délire. On vient de fort loin pour voir ce spectacle curieux. Tous les villages des environs ont aussi leurs fêtes patronales, et les habitans de la ville ne manquent pas de s’y rendre. Dans l’automne, il n’y a presque pas de jour sans quelque réjouissance publique, et ce sont autant d’occasions où les jeunes gens ne perdent pas leur temps. Quand on y va seul, on en revient deux, et si quelqu’un reproche à une jeune fille un gros péché, les bonnes gens disent pour l’excuser : « Que voulez-vous ? C’était à la fête de tel village, après une douzaine de tarentelles ; la pauvrette avait la tête à l’envers. » A quoi répond quelque philosophe indulgent « C’est juste. Une fille n’est pas de bronze. »

Parmi les belles personnes qu’on rencontre à chaque pas dans les rues de Palerme, il y en avait une, l’an passé, d’une beauté incomparable, un véritable modèle d’Hébé. Depuis lors, elle est devenue une Vénus. Quand je l’ai connue, son esprit et son cœur sommeillaient encore dans la simplicité de l’enfance. Jamais je ne vis rien de si intéressant que cette fleur précoce. Elle était fille d’un bonnetier de la rue Macqueda, qu’on appelait don Giuseppe, et qui possédait une maisonnette avec jardin près de la porte Carini. C’était là que demeurait Pepina. Elle venait rarement à la boutique de son père. On la voyait l’après-dîner à la promenade, et le dimanche à la messe, le plus souvent accompagnée d’une jeune fille approchant du même âge qu’elle, et suivie du père, escortant une grosse voisine retirée du commerce et qui avait vendu des poissons secs. Don Giuseppe, veuf depuis longtemps, rendait à dame Rosalie, sa voisine, les soins empressés d’un cavalier servant. La fille de la marchande de poissons, sans être aussi belle que Pepina, ne manquait pas de ce qui plaît aux hommes. Ses yeux étaient pleins de phosphore, et sa grande bouche, ornée de dents magnifiques, souriait à tous venins. Une envie de plaire, qu’elle ne pouvait dissimuler, perçait dans ses airs de tête, sa démarche, ses gestes et son parler caressant ; aussi disait-on qu’elle chasserait de race, sa mère avant été galante. Pepina, qui était pourtant la plus jeune, donnait à sa compagne Faustina l’exemple d’une tenue modeste, et la rappelait souvent à l’ordre par des signes ou des mots à voix basse.

Faustina ne tirait pas grand fruit de l’exemple et des avis de ce Mentor de quinze ans. La nature, plus forte qu’elle, la menait comme un cheval emporté. Les deux jeunes filles, coiffées seulement de leurs beaux cheveux, relevaient sur leur tête leur châle de mousseline de laine, quand elles passaient au soleil, et le rabaissaient sur leurs épaules en rentrant à l’ombre, selon l’usage du pays. Dans cet exercice fréquent et familier aux femmes de Palerme, Faustina mettait une mobilité où se trahissait l’envie d’attirer les regards. Tantôt elle s’encapuchonnait jusqu’aux yeux en riant, tantôt elle ne voilait qu’un côté du visage, en lançant des œillades, ou bien elle faisait une visière de son éventail, en se cachant aux uns pour être mieux vue des autres ; mais si quelque jeune, cavalier s’approchait, la vigilante Pepina repoussait l’ennemi par un regard sévère. Ces escarmouches se passaient à, l’avant-garde, sans que don Giuseppe et dame Rosalie en eussent connaissance, tant ils avaient de bagatelles à se dire.

Pendant ces promenades au bord de la mer, dans un site enchanteur, au milieu de la belle compagnie, des équipages, des fleurs et des concerts en plein air, Pepina étudiait avec curiosité les petits manèges des femmes et des jeunes gens ; elle n’avait pas grand’peine à deviner les secrets de la comédie dans ce monde bienveillant où l’on se cache peu et où la chronique fait plus de bruit d’une liaison rompue que d’une intrigue nouvelle. Le spectacle de cette ivresse générale produisait sur les deux jeunes filles des effets diamétralement opposés. Faustina ne demandait qu’à suivre le torrent, et Pepina, voulant se garder de la contagion, conçut le projet de se singulariser par sa sagesse. L’occasion ne tarda pas à se présenter de faire connaître la fierté de ses sentimens. Les quatre ou cinq jeunes gens dont se composait la cour des deux amies comprirent, après un certain nombre de rebuffades, que les lieux-communs de galanterie ne les mèneraient à rien, et que le cœur de cette fille était une citadelle déterminée à ne se rendre qu’une fois et pour la vie à la fin d’un siège en règle. Tout le monde n’étant pas d’humeur à s’embarquer dans une si longue entreprise, on cherchait fortune chez la voisine, où l’on trouvait un meilleur accueil. Pepina ne s’en fâchait point ; elle attendait paisiblement son vainqueur avec sa capitulation préparée d’avance, et dont le dernier article était un bon mariage.

Sur ces entrefaites, il y eut des réjouissances à Monreale, à propos de la restauration des mosaïques de la cathédrale. Le marchand bonnetier ne manqua pas de louer une calèche de place pour y mener son monde. On partit à huit heures du matin. Les chevaux étaient ornés de grelots et de panaches pour la circonstance. Au pied de la montagne de Monreale, on s’arrêta pour visiter des maisons de plaisance, dont les jardins et même les appartemens étaient ouverts aux promeneurs, avec cette hospitalité qui distingue les gens riches de ce pays-ci. À la porte d’une villa où la calèche débarqua ses voyageurs, l’œil exercé de Faustina reconnut de loin une troupe de jeunes gens venus pour elle et pour sa compagne. Après les salutations et les complimens, don Giuseppe, toujours occupé de la signera Rosalie, offrit son bras à la dame de ses pensées, et laissa les jeunes filles au milieu de leur groupe d’adorateurs. D’autres jeunes gens, qu’on rencontra dans le jardin, connaissant plusieurs personnes de la bande, vinrent grossir le cortége, si bien qu’en arrivant à la ville, l’escorte de ces demoiselles se montait à une douzaine de cavaliers. Parmi ces galans était un beau garçon, de manières distinguées, d’une mise élégante, et dont le ton réservé faisait un contraste avec la gaieté bruyante de ses voisins. Lorsqu’un bavard laissait échapper quelques mauvaise plaisanterie, l’inconnu regardait les deux jeunes filles comme pour juger de leur esprit par l’effet que produirait sur elles une sottise, et il paraissait satisfait du sérieux que gardait Pepina, tandis que sa compagne riait à gorge déployée. Lorsqu’il fut question de danser, le jeune homme aux bonnes façons sollicita l’honneur de commencer la tarentelle avec Pepina ; mais, une fois qu’il la tint, il ne céda la place à personne, malgré les réclamations des autres cavaliers. Il dansa pendant une heure, sans respirer, et ne s’arrêta qu’au moment où sa danseuse hors d’haleine demanda grace ; les curieux qui formaient le cercle applaudirent comme au spectacle, et s’écrièrent unanimement :

— Ils sont aussi beaux l’un que l’autre. Voilà certainement le couple le plus mignon, le plus aimable qui soit dans toute la fête, et peut-être dans le monde entier.

Ces témoignages d’admiration à bout portant inspirèrent à la jeune fille une confusion mêlée de plaisir. Tandis que, par modestie, elle baissait ses longs cils noirs en jouant de l’éventail, son danseur lui dit tout bas : — Qu’en pensez-vous, belle Pepina ? Est-il vrai que nous sommes faits l’un pour l’autre, comme l’assurent ces bonnes gens ?

— Oui, répondit la jeune fille, pour la tarentelle.

Le cavalier poussa un gémissement sourd, comme s’il eût reçu un grand coup d’épée dans le milieu du cœur.

— Cruelle ! s’écria-t-il d’un ton langoureux, vous me raillez pour me condamner au silence. Ah ! que j’ai eu tort de danser avec vous et de venir à Monreale !

— Voilà bien du chagrin pour un mot, reprit Pepina. De quoi vous plaignez-vous ? Je réponds au badinage par la plaisanterie, et c’est une faveur que je n’accorde pas à tout le monde. Prétendez-vous parler sérieusement ? Alors écoutez-moi : s’il ne dépendait pas d’une honnête fille de mériter le respect des hommes, je prendrais leur compagnie en dégoût, tant je vois autour de moi de choses qui me choquent et me révoltent. Je suis fière, mais mon cœur n’est point au prix d’un royaume ; je le donnerai au premier galant homme qui emploiera pour me plaire les moyens les plus simples et prendra le droit chemin. Celui-là aura toute ma tendresse, les autres rien. Je vous devais cet avertissement pour vous empêcher de perdre avec moi le temps consacré à vos plaisirs.

— Le droit chemin ! dit le cavalier, je n’en connais point d’autre avec une personne de votre mérite ; mais au moins dites-moi si vous seriez bien aise de me le voir prendre ; qu’un regard de vos yeux m’encourage, et vous n’aurez pas besoin de me l’indiquer, ce droit chemin où je brûle de m’élancer.

Pepina s’imaginait que cet amoureux de passage allait battre en retraite comme les autres. La réponse du cavalier, qui annonçait des intentions pures et sérieuses, bouleversa toutes ses idées. Ce jeune homme lui parut tout à coup le meilleur, le plus aimable, le plus digne de son estime, le mieux fait et le plus beau qu’elle eût jamais rencontré. Une émotion qu’elle n’avait point encore éprouvée lui ôta la voix : ses lèvres tremblèrent, sa poitrine se gonfla, et ses yeux s’humectèrent ; mais ce trouble nouveau lui sembla délicieux et ne lui enleva point le courage et la volonté, car elle tourna la tête vers son cavalier, en le regardant d’un air où l’on voyait la tendresse et la reconnaissance déborder à la fois de ce cœur novice. Le jeune homme répondit par un regard plein de passion, et il se leva pour aller faire sa cour sans délai au père de sa maîtresse et à dame Rosalie.

Deux personnes observaient avec une attention extrême ce dialogue muet : c’étaient notre ami le seigneur Vincenzo et le pauvre Dominique. Le premier souriait avec malice, et, quand il rencontra le regard de Pepina, il fit avec sa bouche un signe tout méridional qui consiste à imiter la grimace d’un homme qui mord dans un fruit, ce qui passe dans une partie de l’Italie pour une proposition amoureuse du genre le plus brutal. Le visage de Dominique, au contraire, exprimait l’admiration, le respect et l’envie de rendre quelque service à une si belle signorina. Sans comprendre le geste du Napolitain, Pepina sentit que ce devait être une insolence. Quant à Dominique, elle ne prit pas garde à lui et le laissa dans sa contemplation. Les tarentelles s’étaient bien animées pendant ce temps-là. Six couples de danseurs se démenaient comme des possédés. Les castagnettes ronflaient, et les violons précipitaient la mesure. Faustina sautait comme une nymphe, en arrondissant ses beaux bras, la tête penchée en arrière et le visage épanoui. Don Vincenzo voulut danser aussi ; mais on l’avait reconnu à son accent pour un Napolitain, et, quand il s’avançait dans le cercle, les jeunes filles se dérobaient malignement pour se tourner vers quelque autre danseur. Dominique lui-même fut choisi de préférence et répondit à tant d’honneur en bondissant à quatre pieds du sol. La tarentelle finie, toute la bande essoufflée se mit à table pêle-mêle sous une tonnelle. Pour réparer les petits affronts que don Vincenzo avait supportés de bonne grace, on lui donna une place ; tout en se moquant de lui, les jeunes filles l’agacèrent et les hommes s’amusèrent de ses familiarités, si bien qu’il se glissa dans la compagnie pour le reste de la soirée. Dominique se tenait debout et guettait l’occasion d’offrir une assiette à Pepina. On le fit asseoir à table et on lui servit une copieuse portion de macaroni, dont il eut bientôt vu la fin. On but au dessert du calabrese et de la moscatelle que don Giuseppe voulut payer, et le bonnetier, frappant sur son gros ventre, répéta plusieurs fois : — Par Bacchus voilà une belle soirée, une brillante tablée ; il n’y manque rien : des fleurs, des fraises, du bon vin, de jolis visages, de la musique et de l’esprit.

— Et des cavaliers accomplis, dit la dame Rosalie.

— Des seigneurs généreux et pas fiers, ajouta Dominique.

— C’est vrai, mon garçon, reprit don Giuseppe ; mais si tu es honoré de notre compagnie, tu as fait honneur au festin en mangeant bien. Sous la bonacca, on trouve un robuste estomac.

La bonacca est une veste ronde en velours vert que portent les gens du peuple et les pêcheurs de thons, gens énergiques et turbulens qui habitent un faubourg de Palerme appelé le Borgo. C’est du nom de leur habit qu’on a formé leur sobriquet de bonacchini. Après le dîner, don Giuseppe dit à sa fille en lui montrant le cavalier aux façons distinguées : — Ce gentil seigneur est le fils d’un marchand de vins de Marsalla qui possède une belle fortune. Il m’a fait mille amitiés durant le repas, et assurément, jeune, bien élevé, riche comme il l’est, il ne s’ennuierait pas à causer avec un père, si ce n’était pour avoir accès auprès de la fille. C’est à toi de lui rendre ses politesses. Je te prie donc de ne point prendre avec lui tes airs farouches et de l’écouter plus patiemment que les autres. Il faut du savoir-vivre ; je n’entends pas que le seigneur Gaëtano en soit pour ses frais de conversation avec un homme de mon âge.

Afin de montrer tout de suite sa docilité, Pepina courut au seigneur Gaëtano et lui dit avec effusion : — Ah ! qu’il est bien à vous de chercher à plaire à mes parens en même temps qu’à moi ! Continuez ainsi, et l’on connaîtra bientôt que mon cœur n’a jamais été ni farouche ni insensible. Mais j’apprends que votre famille est riche, et cela me fait peur.

— Vous avez mis le doigt sur la difficulté, dit Gaëtano. Mon père est un despote qu’il faut ménager ; il importe que nous en causions ensemble seul à seule, et qu’après m’avoir écouté, vous m’aidiez de vos lumières et des inspirations de votre cœur. Avec du secret et de l’adresse, nous réussirons, si vous m’aimez comme je vous aime.

— Oh ! que vous parlez bien ! s’écria Pepina. C’est convenu. Faisons une conspiration à nous deux sans consulter personne. J’ai beaucoup d’idées qui tournent dans ma tête pour en sortir. Il y en aura de bonnes dans le nombre. Venez demain à la porte Carini à l’heure du repos. Tandis que toute la maison dormira, je vous ferai entrer dans le jardin par la petite porte. Nous causerons à notre aise, et quand nous aurons imaginé notre plan, mon père et dame Rosalie seront bien attrapés en apprenant que tous les obstacles sont déjà levés sans qu’ils s’en soient mêlés.

— Allons, jeunes gens, cria don Giuseppe. Il n’y a si bonne société que la nuit ne finisse par séparer. Allons, petites filles, mettez vos châles sur vos têtes, car la rosée tombe. Les carrosses sont prêts. Il est temps de partir ; mais on pourra se retrouver demain à la promenade et reprendre les propos interrompus.

Quand on eut donné la main aux dames, les jeunes gens grimpèrent sur la calèche comme à l’assaut. Faustina, qui voulait avoir près d’elle tous ses adorateurs pour coqueter le long du chemin, ne laissa point de place au seigneur Gaëtano ; mais Pepina fit, en partant, un signe de tendresse et de connivence à son amoureux, qui se logea dans une autre voiture. Don Vincenzo se mit sur le siège du cocher, le convoi partit au galop, et Dominique, resté seul, n’entendant plus au loin le son des grelots, jeta son chapeau à terre en s’écriant : — Triple fou que je suis ! elle ne pense pas à moi.

Et avec ses jarrets de fer il eut bientôt mesuré la distance de Monreale à Palerme.


III

Les Siciliens sont grands observateurs du repos. De midi à quatre heures, pendant la belle saison, tout le monde va dormir. On ferme les boutiques, et le soleil darde à loisir ses rayons dans les rues désertes. Si vous entrez chez un marchand au coup de midi, fût-ce pour demander un objet de six francs qui se trouve à portée du bras, on vous le refuse et on vous renvoie à un autre moment, au risque de manquer une si grosse affaire. La maison de don Giuseppe et celle de dame Rosalie se touchaient, et les deux jardins n’étaient séparés que par un mur. Pepina, en faisant le guet à travers sa jalousie, avait remarqué souvent certaines promenades en tête-à-tête dans le jardin de la voisine tandis que les grands parens dormaient ; l’exemple de Faustina lui avait enseigné l’heure et le lieu propices aux rendez-vous. Connaissant les intentions honnêtes de son amoureux, elle n’avait point hésité à employer la même méthode. Le lendemain de la fête, quand la chaleur et le sommeil eurent engourdi les sens du bonhomme Giuseppe et qu’on n’entendit plus d’autre bruit que le bourdonnement des mouches et le murmure du petit jet d’eau, Pepina descendit tout doucement, traversa le jardin et ouvrit la porte de derrière qui donnait sur une ruelle. À vingt pas, elle aperçut le seigneur Gaëtano qui se glissait le long du mur ; elle lui fit signe de venir bien vite, le prit par la main et le conduisit au pied d’un palmier, sur un banc de gazon, où ils s’assirent tous deux tremblans de crainte.

Ce fut Pepina qui retrouva la première l’usage de la parole. Elle en profita amplement pour faire le récit de tout ce qu’elle avait rêvé, pensé, senti, souffert et espéré depuis la veille. Son cœur, si vide jusqu’alors, était déjà encombré d’émotions au milieu desquelles l’amour avait poussé en une nuit, comme la fleur du cactus. Elle n’oublia rien, malgré la confusion de ses idées, et il fallut que Gaëtano fit à son tour un exposé sincère et non abrégé de ses sentimens. Ils parlèrent beaucoup du bonheur de s’aimer et d’être ensemble, mais point de leurs affaires, en sorte que les quatre heures du repos s’écoulèrent sans qu’ils ’eussent arrêté aucun plan. Les fenêtres s’ouvrirent, et, à travers le feuillage d’un néflier, les deux amans virent la grosse figure de maître Giuseppe, qui se frottait les joues avec une serviette. Gaëtano n’eut que le temps d’échanger deux ou trois baisers avec son amie, de prendre rendez-vous pour le lendemain et de s’esquiver.

On devine aisément à quel but ce jeu périlleux devait conduire une fille sans expérience dans un climat où la nature violente se rit des bons desseins, des sages résolutions, et même de la défiance. À la seconde entrevue, Gaëtano se plaignit de l’importunité du soleil, et les amans allèrent chercher un abri sous le vestibule, dans une petite grotte en rocaille garnie de mousse où coulait la fontaine ; c’est là que les habitans de chaque maison se réfugient, lorsque l’Afrique souffle sur la Sicile son haleine embrasée. Le couple amoureux y trouva l’ombre et la fraîcheur. À la troisième conférence, Gaëtano sollicita timidement la faveur de pénétrer dans la chambrette de son amie.

— Un moment, cher seigneur ! répondit la jeune fille ; ne vous imaginez point, parce que je vous aime, que ma prudence soit endormie. Commencez par jurer de m’obéir, sans murmure et résistance aucune, et nous verrons après, selon le serment que vous allez prononcer, si je puis vous accorder ce que vous souhaitez.

— Que je sois excommunié, s’écria Gaëtano, si je ne t’obéis comme le chien au berger, comme le mouton au chien ! Je jure, ô ma Pepina, par le mont Pellegrino et la caverne de Sainte-Rosalie, par le dôme, par le couvent des Stimmate, par le quartier de cavalerie et la Porte-Neuve…

— Assez ! interrompit Pepina ; la caverne de Sainte-Rosalie suffisait. Dans le reste, il y a des monumens sarrasins qui pourraient diminuer la valeur de votre serment ; mais votre bonne foi n’en est que plus évidente. Otez vos souliers et suivez-moi sans faire de bruit.

La chambre de Pepina étant peu distante de celle du bonhomme Giuseppe, il fallut parler bien bas. La jeune fille mettait son doigt sur sa bouche pour commander le silence. Gaëtano examina tous les meubles et les ornemens avec la curiosité d’un amoureux, et puis, comme la conversation était impossible, les deux amans s’embrassèrent pour s’occuper, tant et si bien qu’après le départ du jeune homme Pepina reconnut avec effroi que sa prudence avait profité du riposo pour dormir d’un sommeil de plomb.

— Bonté divine ! dit-elle en soupirant, je ne suis pas aussi sage que je le croyais. Maudite faiblesse ! maudit amour ! J’ai manqué à mes résolutions, c’est-à-dire à une seule de mes résolutions, la première, la plus importante ; mais je n’en serai que plus inébranlable dans les autres. Mon Gaëtano est un galant homme ; il m’épousera. Je suis une ingrate de maudire ma faiblesse et son amour. Je n’aimerai jamais que lui ; je mourrai s’il m’abandonne, et je resterai encore bien au-dessus des autres femmes qui se consolent en changeant d’amant avec tant de facilité.

Au rendez-vous suivant, Gaëtano dissipa les craintes de sa maîtresse au sujet de sa fidélité par des sermens dans lesquels il ne fut question d’aucun monument profane ou sarrasin. La pauvre fille avait employé une nuit d’insomnie à préparer quelques petits reproches ; elle oublia tout cela en revoyant son ami, et s’étonna d’avoir pu douter d’un cœur si tendre. Quinze jours s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels ce fameux projet qu’on devait concerter ensemble pour surprendre pères et mères n’était pas même ébauché. Au bout de ce temps, Pepina crut remarquer un soir à la promenade des signes d’intelligence entre Gaëtano et Faustina. En rentrant dans la ville, on avait accoutumé de se réunir deux à deux, et les cavaliers offraient leur bras aux dames à la porte Felice. Ce jour-là, Gaëtano se laissa devancer par un autre jeune homme et demeura en arrière avec la fille de dame Rosalie. Pepina en fut alarmée d’abord ; mais elle songea qu’une conférence avec sa compagne pouvait être nécessaire touchant le projet de mariage trop négligé. Le lendemain, à l’heure du repos, lorsqu’elle ouvrit la petite porte du jardin, elle se trouva en face du jeune homme qui lui avait donné le bras à la promenade.

— Vous ici, Giulio ! lui dit-elle. Que venez-vous m’annoncer ? Gaëtano est-il malade ?

— Des affaires imprévues, répondit Giulio en balbutiant, des lettres de sa famille l’ont obligé de partir pour Marsala. — Comment savez-vous que je l’attendais ?

— Ne vous effrayez pas, belle Pepina. C’est par hasard que j’ai surpris le secret de vos amours. J’avais une affaire du même genre dans le voisinage, et j’ai rencontré Gaëtano à cette place, attendant l’heure comme moi. Il ne lui aurait servi à rien de dissimuler, mais je mourrais plutôt que de commettre une indiscrétion.

Pepina saisit impétueusement le jeune homme par le bras et le mena dans un coin du jardin.

— Giulio, lui dit-elle, vous êtes embarrassé, vous me cachez quelque chose : il faut parler sans ménagement. Si je suis trahie, abandonnée lâchement par cet homme, après lui avoir donné mon ame et mon honneur, parlez sans crainte, enfoncez le poignard.

— Eh bien ! reprit Giulio, que les autres vous trompent s’ils veulent, je n’en ai pas le courage. J’étais venu pour adoucir votre chagrin et vous préparer à connaître la vérité par des mensonges ; mais la voici dans toute son horreur : Gaëtano n’est point parti ; aucune lettre ne l’appelle à Marsala ; Faustina vous a volé son cœur ; en ce moment il est chez elle.

— Le malheureux ! s’écria Pepina en cachant son visage dans ses mains.

— C’est insensé, stupide, qu’il faut dire, reprit Giulio. Par vanité, par goût du changement, il sacrifie la plus aimable fille du monde à une coquette ; il quitte un ange pour un démon. Le pauvre fou ! il est ailleurs quand il pourrait être ici, à vos genoux. Ah ! je ne puis croire qu’un homme soit à ce point ennemi de lui-même. Je le chercherai, je lui ferai des remontrances. Il comprendra sa faute, et je vous le rendrai.

— Et qui me rendez-vous ? dit Pepina en retroussant ses lèvres avec dédain : un misérable que je méprise, qui s’est joué de ma tendresse et de ma confiance ! Je n’en veux point. Qu’il ne vienne pas se mettre à mes pieds, je lui marcherais sur la tête. Le traître ! l’ingrat ! Je l’oublierai aussitôt que j’aurai soulagé mon cœur en lui disant ce que je pense de sa perfidie, car il faut que je goûte au moins cette faible vengeance.

— Ne donnez pas une telle satisfaction à sa vanité, reprit le jeune homme. Les reproches, la vengeance sont encore des preuves d’amour. Faites comme moi, Pepina. Je suis trompé odieusement, je pourrais me venger plus sûrement que vous, et cependant je m’éloigne, au désespoir, mais sans colère.

— Vous êtes trompé ! dit Pepina. Par qui donc ?

— Par Faustina. Je l’aimais, et je perds à la fois mon ami et ma maîtresse. Ils se sont entendus pour faire deux malheureux.

— Et vous ne m’en disiez rien, mon pauvre Giulio ! Vous ne pensiez qu’à mon chagrin quand vous étiez aussi blessé que moi ! Cela est noble et sublime. Combien je m’estime heureuse de trouver dans mon abandon un ami si généreux et si compatissant ! Laissez-moi le soin de gronder cette fille coquette qui nous a joués tous deux. Je lui parlerai de la bonne façon. En attendant, je vous dois des consolations. Contez-moi vos peines, mon amitié les adoucira.

Giulio fit le récit de ses amours avec la rusée Faustina. Le souvenir d’un bonheur évanoui depuis si peu de temps amena des larmes dans ses yeux ; mais il insista fort sur le prix qu’il attachait à l’amitié d’une personne en même situation que lui, et dès le premier mot de consolation que Pepina lui voulut dire, il se montra si touché, si joyeux, qu’on ne l’aurait point soupçonné d’avoir le cœur déchiré. Giulio était joli garçon, et il portait ce jour-là une casquette d’étudiant de Catane ornée d’une petite chaîne qui lui allait à ravir. Dans le dessein louable de s’entr’aider à supporter leurs maux, les deux affligés se prirent les mains réciproquement et se regardèrent avec un air de pitié, d’intérêt, et puis de douceur et de tendresse ; ils s’embrassèrent ensuite pour sceller une affection nouvelle qui leur était si secourable, et finalement, sans savoir comment, ils s’aperçurent que leurs blessures se trouvaient guéries ; le couple d’amis s’était subitement transformé en un couple d’amans. Pepina, lorsqu’elle fut seule dans le jardin, se dit à elle-même, un peu étourdie de l’aventure : — Me voilà encore une fois bien loin de mes résolutions ! Au lieu de mourir de douleur, comme j’en avais le projet, je me suis consolée en passant dans les bras d’un autre, selon l’habitude des femmes ordinaires ; mais quand je parlais de mourir, pouvais-je deviner que je rencontrerais un ami si parfait, si aimble, un cœur d’or, le plus joli visage du monde ? car maintenant le traître Gaëtano me paraît affreux lorsque j’y songe. Oh ! non, je ne pouvais pas deviner cela. Que Faustina garde son monstre d’amant, je ne lui dirai rien. Cette étrange rencontre est un véritable coup du sort, un bonheur incroyable. Jamais pareille chose n’est arrivée à personne sur la terre. Mon Giulio ne trahira pas sa Pepina. J’ai commis une étrange erreur en ne reconnaissant pas tout son mérite dès le jour où je l’ai vu. Je lui serai fidèle jusqu’à mon dernier soupir, et c’est par la constance, par la durée de ma tendresse pour lui, que je vais différer des autres femmes, à ce point qu’il n’y aura rien absolument de commun entre elles et moi.

Un à-compte de quatre jours s’était écoulé sur l’éternité de cette liaison nouvelle, lorsqu’en ouvrant la petite porte du jardin, Pepina vit, de l’autre côté de la ruelle, Dominique debout contre le mur, immobile et les bras croisés comme une caryatide. Le bonacchino lui fit signe qu’il avait à lui parler.

— Signorina, dit-il en ôtant son bonnet, n’ayez pas peur d’un homme qui se ferait rompre les deux bras à votre service. Je ne suis qu’un pêcheur de thons, et l’on n’apprend pas les belles manières dans la vie des madragues ; mais je sais ce qu’on doit aux femmes beaucoup mieux que certains seigneurs qui racontent leurs amours dans les cafés.

— Que parles-tu d’amour et de cafés ? demanda Pepina. Pourquoi cet air mystérieux ?

— Puisque j’ai commencé, je vous dirai tout. Je suis affligé de voir une personne devant laquelle je voudrais me prosterner servir de passe-temps à des fats. Hier, à la tombée de la nuit, deux jeunes seigneurs, assis dans un café de la rue Cassaro, causaient ensemble sans remarquer un homme qui prenait une limonade à trois pas d’eux et qui pouvait les entendre. Ils se racontaient comment ils avaient troqué leurs maîtresses : c’étaient sans doute deux jeunes filles dont les maisons et les jardins se touchaient, car ces beaux seigneurs disaient en riant qu’ils s’étaient trompés de porte, et que leur stratagème avait réussi.

— Est-ce que l’un de ces jeunes gens s’appellerait Giulio ? demanda Pepina en pâlissant.

— Oui, signorina, répondit Dominique ; l’autre se nomme Gaëtano, et celui qui les écoutait porte le même nom que votre serviteur.

— Il ne suffit point, reprit Pepina, de dénoncer les gens ; il faut témoigner en face du coupable et le confondre en présence du juge.

— Je suis prêt à soutenir la vérité non-seulement devant le tribunal libre des bonacchini, mais encore devant les gendarmes et les robes noires, quoiqu’ils viennent de la terre ferme.

— Tu vas témoigner tout à l’heure dans ce jardin, où le tribunal va siéger. L’accusé y sera dans un moment. Le juge, c’est moi. Cache-toi derrière cette haie de figuiers d’Inde jusqu’à ce que je t’appelle.

Le gentil Giulio, paré d’un gilet neuf et d’une cravate rose, ne s’attendait guère à trouver un grand justicier dans sa maîtresse. À l’agitation et aux regards terribles de Pepina, il comprit qu’un orage allait éclater.

— Viens ici, lui dit la jeune fille en le traînant par la main jusqu’à la haie de cactus. Répète en ma présence tout ce que tu as dit hier dans un café de la rue Cassaro à ton ami Gaëtano.

— Eh ! que lui aurais-je dit, répondit Giulio, sinon que vous êtes la plus belle et la plus aimable des femmes ?

— La plus folle, reprit Pepina, la plus indignement bafouée, mais à présent la plus désabusée des femmes. Ah ! vous vous êtes trompés de porte volontairement et d’un commun accord !… Vous avez troqué vos maîtresses comme on échangerait des chevaux ou des chiens !…

— Qui ose avancer cela ? dit Giulio avec assurance.

— Un témoin qui a tout entendu et qui va faire sa déposition. Ce témoin s’appelle Dominique.

Entre deux grosses raquettes de cactus sortit la tête du bonacchino. — Me voici, dit-il ; ce que j’ose avancer est la vérité pure.

Giulio, confondu, regarda le témoin d’un air effaré.

— Misérable ! s’écria Pepina, tu gardes le silence à présent que tu ne peux plus nier. Si j’avais un stylet, je le plongerais dans ton lâche cœur.

Dominique tira de sa poche un couteau fort affilé qu’il présenta du bout des doigts, les pieds en dehors et le haut du corps incliné en avant : — Signorina, dit-il, acceptez ce couteau. Je tiendrai le patient tandis que vous le poignarderez.

— Est-ce bien vous, ô ma Pepina, dit Giulio d’un ton piteux, est-ce bien vous qui voulez m’assassiner pour un mot imprudent, vous qui juriez hier encore de m’aimer jusque dans la tombe ?

La jeune fille laissa choir le couteau ; le feu de la colère s’éteignit dans ses yeux, et sa voix s’altéra.

— Giulio ; dit-elle, qu’avez-vous fait ? Vous avez tué cet amour qui devait être éternel. Je vous ai trop aimé pour vouloir votre mort. Adieu ! Tout est fini entre nous.

— Tu me pardonneras ! dit Giulio en se jetant à genoux.

— Jamais ! répondit Pepina. Je ne veux plus aimer personne. Éloignez-vous ; je sens que je vais pleurer. Laissez-moi seule.

— Il faut vous retirer, dit Dominique, la signorina désire être seule.

— Non, s’écria le jeune homme d’un ton pathétique. Je ne puis partir sans avoir obtenu ma grace.

— Laissez-moi ! interrompit Pepina en frappant du pied.

Le bonacchino saisit Giulio à bras le corps, le chargea sur ses épaules et l’emporta sans plus d’efforts et de façons qu’une nourrice corrigeant son enfant mutin.


IV

On approchait alors de la fin de mai, et toute la ville se préparait à la pêche des thons, qui est un moment de fortune et de réjouissances pour les habitans de Palerme. Une activité extraordinaire régnait dans la population du Borgo. Depuis plusieurs jours, une muraille de filets barrait le passage à l’armée des thons qui, tous les ans à la même époque, vient donner dans le même piège et se faire massacrer au même endroit. Dame Rosalie eut la fantaisie d’assister à ce spectacle tragique, et Pepina, qui n’était pas sortie de sa chambre depuis sa rupture avec Giulio, consentit à être de la partie. Don Giuseppe s’arrangea comme pour la fête de Monreale, en faisant un marché avec un cocher de place. Un soir, les sentinelles qui veillaient à la côte dressèrent les signaux qui annonçaient l’arrivée des thons. Les curieux et les femmes des pêcheurs partirent à minuit pour les madragues. Le cortége était éclairé par des torches. Avant le lever du soleil, on atteignit la pointe du cap. Les carrosses garnis de monde se rangèrent au bord de la mer. Dans leurs barques étaient les pêcheurs et les bonacchini, nus bras et armés de harpons et de tridens. Tout à coup on vit l’eau s’agiter en bouillonnant. La bande éperdue des thons parut à la surface ; un cri formidable donna le signal de la bataille. On entendit le bruit des harpons qui perçaient les écailles des poissons. Le sang jaillissait au visage des bourreaux hurlant comme des sauvages ; des lambeaux de chair, des entrailles palpitantes souillèrent ta robe d’azur, ô Méditerranée ! Plusieurs barques chavirèrent culbutées par les thons les plus gros, et deux ou trois hommes faillirent se noyer, sans qu’on y prît garde, au milieu du carnage, ce qui fit dire aux connaisseurs que cette pêche était une des plus belles qu’on eût vues depuis long-temps.

Parmi les massacreurs de poissons, les assistans remarquèrent un jeune gaillard d’une force et d’une adresse admirables, monté sur le bateau le plus proche des filets et le plus exposé aux accidens. A. chaque coup de harpon, ce drôle tirait de l’eau une pièce énorme qu’il jetait par-dessus le bord avec dextérité. Cependant il s’empara d’un thon si gros, que pour l’enlever, il lui fallut des efforts prodigieux. Le poisson agonisant se débattait et donnait, dans les jambes de son meurtrier, des coups de queue à lui faire perdre l’équilibre. À la fin, le pêcheur réussit à poser un pied vainqueur sur le dos du monstre marin, et, lui arrachant du corps son harpon ensanglanté, il battit un entrechat sur l’avant de sa barque aux applaudissemens de la foule.

Malgré son génie destructeur, l’homme ne fait pas tout le mal qu’il voudrait aux pauvres créatures de Dieu : il se donne bien de la peine pour égorger, au péril de sa vie, quelques centaines de poissons ; le reste lui échappe par milliers. L’armée des thons, un moment en déroute, se rassemble à peu de distance et reprend paisiblement le chemin que ses instincts et l’ordre mystérieux de la nature lui ont marqué dans le sein des mers. Tandis que l’émigration se remettait de l’alarme causée par les madragues de Sicile, les pêcheurs chargeaient sur des charrettes les victimes de leur guet-apens. On organisa une marche triomphale pour le retour à la ville. Les voitures, ornées de branches d’arbre, se rangèrent symétriquement ; la pièce la plus forte fut placée en évidence dans le char d’honneur, et le vaillant garçon qui en avait fait la conquête eut le privilège de se tenir debout à côté de sa proie, le trident à la main et la couronne de feuillage sur la tête. Ce mortel fortuné était le bonacchino Dominique. L’ardeur du combat ne l’avait point empêché d’observer les spectateurs, ni de distinguer la calèche qui portait ses amis de Monreale. Dans le moment de son brillant exploit, il avait aperçu de loin le mouchoir de la belle Pepina qui s’agitait en signe de félicitation. Pendant les préparatifs de son triomphe, Dominique s’approcha de la compagnie en ôtant son bonnet de laine. Dame Rosalie, dans un transport d’enthousiasme, se mit à battre des mains, et les deux jeunes filles suivirent son exemple. Un éclair de bonheur illumina le visage énergique du bonacchino : — C’est pour vos seigneuries, dit-il en regardant Pepina, que j’ai pêché le roi des thons. Si le seigneur Giuseppe veut bien me le permettre, je lui offrirai un morceau de ce poisson en reconnaissance de l’honneur qu’il m’a fait de m’inviter au dîner de Monreale.

— Nous acceptons, mon ami, répondit don Giuseppe, à la condition de te rembourser la valeur du morceau, car il faut que tu reçoives le prix de ta pêche.

— Les prix et remboursemens sont l’affaire de nos patrons, dit Dominique. Vous m’avez traité en égal et en ami, ne m’enlevez pas le plaisir de m’acquitter envers vous. C’est aux dames de la compagnie que j’offre ma part du roi des thons.

— Eh bien ! moi, répondit le bonhomme Giuseppe, je t’invite comme un égal et un ami à venir souper avec nous ce soir à l’angelus.

— Ce sera le plus beau jour de ma vie, dit Dominique en s’inclinant.

Les fanfares appelaient le triomphateur. La charrette d’honneur était prête. Tous les carrosses partirent en avant, et se groupèrent à l’entrée de la ville pour v attendre le convoi. Quand Dominique passa devant la calèche où étaient ses amis et qu’il vit encore les petites mains de Pepina qui applaudissaient le vainqueur, il sentit plus d’orgueil et de satisfaction dans son ame que s’il eût été Trajan lui-même et qu’il eût soumis les Daces au joug de l’empire romain. En arrivant au marché aux poissons, il descendit de sa charrette, et se déroba aux curieux pour se glisser dans la foule comme un simple particulier. Le cocher de don Giuseppe menait ses chevaux au pas, de peur d’écraser les passans. Pepina, qui tenait sa main posée sur le bord de la calèche, eut un sursaut en sentant quelqu’un lui presser doucement le bout d’un doigt. Elle pencha la tête hors de la voiture, et reconnut Dominique suivant à pas de loup par derrière. Le bonacchino la regarda en joignant les mains d’un air timide et suppliant. C’était la première fois que Pepina assistait à la pêche des thons, et ce spectacle terrible l’avait remuée profondément. Il lui sembla qu’elle sortait d’un tournoi où le chevalier le plus vaillant avait combattu pour elle et demandait à porter ses couleurs. Dans l’ivresse du plaisir, elle oublia la distance qui la séparait du pauvre pêcheur, et, sans savoir ce qu’elle faisait, elle jeta son mouchoir à maître Dominique, qui le saisit au vol et le couvrit de baisers.

Le vainqueur des thons brossa religieusement sa bonacca pour se rendre à l’invitation du marchand bonnetier. Portant un gros morceau de poisson cru sur une planche ornée de feuilles de laurier, il exécuta son entrée sans gaucherie et sans prétention, avec cette liberté par laquelle un bon Sicilien sait répondre à une hospitalité cordiale. Don Giuseppe le complimenta de son adresse à piquer les thons, dame Rosalie de la vigueur de son bras, et Faustina fit autant de frais pour lui que s’il eût été inspecteur-général des madragues.Pepina lui parut un peu sérieuse, et il devina qu’elle rêvait à l’affaire du mouchoir. Au rebours des lazzaroni de Naples, qui en pareille rencontre auraient prêté à rire par leur gourmandise et leurs lazzis, Dominique sut garder sa petite dignité. On lui servit de bonnes portions, et les jeunes filles lui versèrent à boire. Après le souper, on prit le café dans le jardin ; tandis que don Giuseppe cherchait le châle de dame Rosalie pour la préserver du serein, et que Faustina rangeait les tasses, Pepina s’enfonça dans une allée tournante en faisant signe à Dominique de la suivre.

— Et mon mouchoir ? lui dit-elle tout bas.

— Je l’ai là, sur mon cœur.

— C’est précisément ce que je craignais. Il faut me le rendre.

— Vos ordres sont sacrés pour moi. Le voici. Reprenez-le, répondit Dominique en rendant le mouchoir. À présent, que pouvez-vous craindre d’un homme qui risquerait la chaîne et l’habit jaune sur un signe de votre main ? Ce matin, j’ai cru que la madone me protégeait. Un riche armateur a mis une barque à ma disposition pour la pêche du corail. Dans trois jours, je ferai voile pour les côtes d’Afrique. Ce mouchoir m’aurait porté bonheur ; celui qui a tiré de l’eau le roi des thons pouvait découvrir une forêt de corail et rapporter dans sa barque une fortune qu’il vous aurait offerte. C’était un songe. N’ayant plus ni son talisman ni votre bénédiction, le pêcheur tombera dans les mains des Arabes, qui le vendront comme une bête de somme.

— Que de courage ! que de patience ! que de dévouement ! murmura la jeune fille avec une émotion profonde. Non, je ne puis te refuser ma bénédiction et le talisman d’où dépend ta fortune. Reprends ce gage de mon estime, car tu caches le cœur d’un paladin sous ta veste de pêcheur. Va, tu découvriras la forêt de corail, si le ciel écoute mes prières.

En tout autre pays que la Sicile, la restitution du mouchoir eût été une cérémonie réglée comme dans les romans de chevalerie ; mais à Palerme la passion et l’impétuosité du sang viennent troubler les plus belles lois de l’étiquette. Au lieu de recevoir ce gage d’amour le genou en terre, dans une posture théâtrale, Dominique se jeta inconsidérément sur la main qui lui présentait le mouchoir et la tira fortement à lui. De son côté, la jeune fille, au lieu de modérer l’ardeur de l’heureux paladin par une contenance grave, perdit la tête, eut un voile sur les yeux, et ne résista pas à cette robuste main qui l’attirait, en sorte que le chevalier et la princesse tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Ai-je commis une erreur ? se demanda Pepina quand elle fut retirée dans sa chambre. J’avais juré de ne plus aimer personne ; mais est-on maître de son cœur ? Qui aurait jamais soupçonné tant de belles qualités, tant de vertus chez un simple pêcheur ? Mon Dominique est aussi brave, aussi loyal que les deux autres étaient perfides et vaniteux, et je refuserais ma tendresse au seul homme qui la mérite ! Oh ! ce serait absurde et barbare. Une femme ordinaire le mépriserait à cause de son humble condition ; moi, au contraire, je réparerai l’injustice de la fortune, et je m’élèverai par ma générosité à cent piques au-dessus de toutes les filles de la Sicile, et par conséquent du monde entier.

Dominique, avant de partir pour les côtes d’Afrique, où l’attendait sa forêt de corail, eut ses entrées dans le jardin pendant trois jours, et le quatrième, Pepina vint sur le môle pour assister à son embarquement. Il partit, son talisman sur la poitrine, rêvant la fortune et le bonheur, emportant des promesses et des sermens qui lui auraient inspiré la confiance d’Ulysse en la vertu de Pénélope, si le ciel n’eût pas mis dans son cœur le poison de la jalousie. Au retour du môle, don Giuseppe et sa compagnie rencontrèrent leur nouvel ami le Napolitain. Le seigneur Vincenzo avait une place dans les bureaux de l’intendance, avec des appointemens de 300 ducats, c’est-à-dire plus de 1,200 francs, ce qui en faisait un personnage considérable sous le double rapport de l’aisance et de l’autorité. Il était arrivé à Palerme depuis peu et ne connaissait pas encore tous les monumens et objets d’art dont cette ville est richement dotée. Pour lui être agréable, le bonnetier lui proposa de visiter l’intérieur de quelques églises. Don Vincenzo ne parut point émerveillé des peintures qu’on lui montra. Le maître-autel de l’oratoire du Rosaire, peint par Van-Dyck, n’eut pas l’honneur de lui plaire. Il trouva que cela manquait de lumière. Les bénitiers et les chaires de Gaggini, sculpteur éminemment sicilien et plein d’imagination, n’obtinrent de ce grand connaisseur que des grimaces dédaigneuses. La Descente de Croix de Jules Romain, de l’église de Santa-Zita, fut moins sévèrement critiquée à cause du nom de l’auteur ; mais don Vincenzo ne s’y arrêta qu’un moment. En revanche, il découvrit dans une chapelle une petite madone faussement attribuée à Solimène, et dont les tons crus révélaient à l’œil le moins exercé une copie sans valeur, et il demeura en extase devant ce tableau, en répétant : — Quel beau bleu i quel rouge éclatant ! quelle variété de couleurs ! — La véritable raison de cet enthousiasme, c’est que Solimène était de Naples ; mais don Giuseppe, dame Rosalie et les deux jeunes filles, qui n’en savaient rien, conçurent une haute idée de la science et du goût d’un homme si difficile, et qui avait su trouver sans hésiter la seule toile devant laquelle on pût s’extasier de la varietà dei colori.

Chemin faisant, don Vincenzo adressait des complimens aux trois dames, et particulièrement à Pepina. Malgré son savoir en matière de beaux-arts, il eut peu de succès, à cause de son accent et de son tour d’esprit napolitains. Les deux amies riaient sous cape des frais inutiles de leur adorateur. Cependant on rencontra plusieurs jours de suite don Vincenzo à la promenade, et comme il prenait gaiement, par galanterie, des sarcasmes qu’il n’eût point endurés de personnes indifférentes, cette petite guerre engendra l’intimité. Les jeunes filles de tous les pays sont volontiers moqueuses. Pepina, qui avait le cœur bon, se repentait souvent d’avoir été trop loin, et don Vincenzo tirait avantage de la cruauté des attaques pour solliciter des réparations. . Par sa patience, il donna une heureuse opinion de son caractère, et quand les conversations furent sérieuses, il déploya des ressources d’esprit et de mémoire que ses rivaux ne possédaient point, car don Vincenzo avait voyagé à quinze lieues autour de Naples, dans plusieurs directions. Il avait vu Minturne, Gaëte, voire deux ou trois villes de la Calabre, et il pouvait parler très long-temps et très vite, avec une égale facilité, du Vésuve, de la Solfatara, des antiquités d’Herculanum ou de Pompeïa, et des grenouilles du lac d’Agnano. Lorsqu’il avait captivé l’attention de son auditoire sous les arbres de la promenade, don Vincenzo s’emparait du bras de Pepina pour rentrer à la ville, et il réservait pour ce moment la fine fleur de son érudition : c’est pourquoi il avançait tous les jours d’un pas dans cette imagination impressionnable et naïve.

Un soir, parmi ses divers récits, le Napolitain vint à causer de la pêche du corail, qu’il connaissait par ouï-dire. Il apprit à Pepina, qui ne le savait point encore, que tout le bénéfice de cette pêche appartenait aux patrons de barque et aux négocians. L’équipage recevait une solde peu considérable, et on donnait aux plus habiles un petit intérêt sur le résultat de l’expédition ; mais le grand maximum que pût espérer un homme très heureux était une somme de vingt à trente piastres. Pepina comprit ainsi que les projets de Dominique étaient autant de chimères, et que l’idée d’épouser ce bonacchino à son retour d’Afrique n’avait pas le sens commun. Comme s’il eût pu deviner ce qu’elle pensait, don Vincenzo, aussitôt après ces révélations sur la pêche du corail, donna un tour plus confidentiel à la conversation, et se mit à faire une peinture éloquente de son martyre et de son amour. Il offrit à brûle-pourpoint son cœur, sa main et sa fortune, c’est-à-dire ses 1,200 livres d’appointemens, en ajoutant que, si Pepina l’avait pour agréable, il irait immédiatement, en pleine rue, la demander à son père. La jeune fille, surprise et ravie par tant de zèle et de vivacité, donna son consentement, et le seigneur Vincenzo courut incontinent présenter sa requête à don Giuseppe. Dès les premiers mots qu’il prononça, dame Rosalie pinça le bras du bonhomme, et lui dit à l’oreille : — Un mari ! cela est sérieux. On a des amans tant qu’on en veut ; mais un mari !… Acceptez tout de suite. — Et de peur que don Giuseppe ne fit traîner les choses en longueur, dame Rosalie se chargea de la réponse : — Seigneur Vincenzo, dit-elle, je considère Pepina comme ma fille. Votre proposition n’est pas de celles qu’on refuse. Allez, faites votre cour. Vous êtes agréé ; je vous en donne ma parole. Il ne faut plus vous en dédire.

À partir de ce moment, don Vincenzo eut la permission de venir chuchoter dans la grotte de rocaille avec sa fiancée. Il en profita, et, au bout de trois ou quatre conférences, ce fut Pepina et non le Napolitain qui eut à redouter un dédit. Dans ces organisations volcaniques de la Sicile, les sensations ont tant de force et les rouages de la vie marchent avec tant d’activité, que le moment présent domine tout. Cependant Pepina crut se rappeler vaguement qu’elle avait engagé son cœur et sa main à un nommé Dominique. — J’aurais mieux fait, se dit-elle, de ne point me lier à ce pêcheur de thons ; mais, puisque l’idée de l’épouser ne valait rien, il faudra bien que Dominique entende raison comme moi. Je lui dirai que les madragues ne sont point un endroit à y aller chercher un mari, et qu’il se doit ôter cette fantaisie de la tête. J’aurais peut-être mieux fait aussi de tenir rigueur à mon fiancé pendant quelques jours encore ; mais mon Vincenzo est le meilleur, le plus loyal des hommes. Il ne verra dans ma faiblesse qu’une preuve certaine de l’amour extrême et de la confiance sans bornes qu’il mérite si bien. Une fois que je serai mariée, jamais il n’y aura de fidélité comparable à la mienne ; mes scrupules et ma rigueur seront poussés jusqu’à la manie, jusqu’au ridicule. Je me ferais hacher en cent mille morceaux plutôt que de souffrir l’apparence d’une atteinte aux privilèges de mon époux, et si quelque imprudent s’avise de me toucher le bout du doigt seulement, je lui arracherai les deux yeux avec mes ongles pour en dégoûter les autres.


V

La demande en mariage de don Vincenzo ne fut pas long-temps un secret ; les jeunes gens de la ville en parlèrent entre eux. Lorsque Gaëtano apprit cette nouvelle, le remords de sa mauvaise conduite le prit à la gorge subitement, et sa jalousie s’éveilla. Le Sicilien n’aime pas qu’un étranger vienne s’établir en son pays et lui enlever ses femmes ; il en épouserait volontiers quatre, s’il était possible, afin de n’en point laisser aux autres. Gaëtano écrivît à l’instant même à don Giuseppe pour lui rappeler certaines ouvertures qu’il lui avait faites le jour de l’excursion à Monreale, avec l’intention de solliciter l’honneur d’entrer dans sa famille. L’étudiant Giulio, informé de cette démarche, se sentit tout à coup inconsolable de sa disgrace et désespéré des reproches de Pepina. Il se piqua d’émulation, et manda en ambassade au marchand bonnetier une personne chargée d’ajouter un nouveau nom à la liste des prétendans.

Don Giuseppe tomba dans un grand embarras en voyant cette grêle d’épouseurs. Dame Rosalie, qui était femme de bon sens, voulait qu’on s’en tînt au seigneur Vincenzo, de peur de tout perdre par indécision. Pepina aurait partagé cette opinion, si un petit incident ne l’eût jetée dans la perplexité où était son père. Le marchand bonnetier mena un soir sa famille au théâtre de Pasquino, le Garrick de la Sicile. Ce Pasquino, confiné dans un coin où l’on parle un dialecte peu connu, n’en est pas moins un charmant comédien. Une méchante pièce devient un chef-d’œuvre quand il y joue son rôle. Improvisateur par excellence, Pasquino ne se borne pas aux grosses farces, comme les Polichinelles et les Pancraces de Naples ; il est profond et philosophe dans ses plaisanteries, et l’on sent à travers sa malice une certaine bonté de cœur qui fait qu’on l’aime. C’est un homme de génie dans un genre secondaire, et, depuis cinquante ans qu’il dépense son esprit en Sicile, sa réputation n’est parvenue qu’à grand’peine jusqu’à Naples, ce dont il ne s’embarrasse guère[3].

Le jour où Pepina vint à son théâtre, Pasquino jouait une pièce à tiroirs. Parmi ses divers rôles, il y avait un Napolitain qui se donnait des airs de prepotenza, parlait de ses voyages et déclarait qu’il ne trouvait à Palerme rien de beau. Il se plaignait beaucoup du bruit que faisaient les fontaines sur les places, à chaque coin de rue, dans les vestibules des maisons, et il regrettait ses chères citernes de Naples avec leur eau dormante. Ce personnage excita une gaieté fort bruyante dans l’assemblée. Faustina, poussant le coude de sa compagne, lui dit tout bas : — Jésus ! comme il ressemble à ton amoureux don Vincenzo !

Pepina, frappée de la ressemblance, ne pouvait s’empêcher de rire. Le décor représentait le petit carrefour des quatre Cantoni, point central de Palerme, et qui est un des endroits les plus agréables du monde. Pasquino, après en avoir critiqué les sculptures et les ornemens, y rencontrait un Sicilien, qu’il croyait reconnaître ; il lui sautait au cou et, sans autre préambule, il lui appliquait sur la bouche un baiser retentissant. Le Sicilien s’essuyait avec son mouchoir et demandait au public comment il se pouvait que ce seigneur caressant l’eût pris pour une femme. Sur le carrefour, on voyait arriver de loin une jolie fille endimanchée ; Pasquino la lorgnait, et lui faisait avec la mâchoire le signe grossier qui se traduit dans toute l’Italie méridionale par une provocation amoureuse. La jeune fille effrayée se cachait au pied de la statue de Charles-Quint, en criant que cet homme était enragé et qu’il la voulait mordre ; mais Pasquino, prenant le ton comique et patelin de son pays, rassurait la jeune fille, l’amusait par ses plaisanteries, obtenait d’elle des œillades et des sourires, et, après avoir rétracté ses critiques, finissait par convenir qu’il y avait de fort belles choses à Palerme et que les deux Siciles étaient deux sœurs jumelles aussi aimables l’une que l’autre. Malgré ce dénoûment en faveur du bon Napolitain, Pepina rougit de honte, en se rappelant que don Vincenzo s’était permis de lui adresser, sans la connaître, la proposition dont Pasquino venait de lui faire comprendre le sens impertinent et cynique. Les Siciliennes ont cela de remarquable, que leur dignité résiste à la passion et aux égaremens ; elles pèchent par fragilité, par entraînement, par surprise, et la soudaineté même de leurs fautes ne laisse point à la pudeur le temps d’ouvrir ses ailes et de s’envoler pour toujours. On n’aurait pas fait avouer aisément à Pepina qu’elle n’avait plus sujet d’être fière et d’exiger du respect ; c’est pourquoi l’impression fâcheuse qu’elle emporta du spectacle de Pasquino déflora dans son esprit l’image de son fiancé.

Pendant ce temps-là, don Giuseppe ne savait quel parti prendre entre toutes ces demandes en mariage. Pour sortir d’embarras, il imagina d’envoyer quérir les trois jeunes gens et de les réunir chez lui en séance solennelle. — Mes amis, dit-il, vous me convenez également tous trois ; je ne pourrais me fixer sur l’un de vous sans manquer aux deux autres. Arrangez-vous à l’amiable, et je souscris d’avance à votre accommodement.

— Les choses étant ainsi, dit la vieille Rosalie, laissez Pepina choisir elle-même : une fille en sait plus long que son père sur ces matières-là.

Chacun des trois rivaux promit de se soumettre à l’arrêt, quel qu’il fût ; mais aussi chacun voulut plaider sa cause. Au milieu de ces préliminaires, Pepina, en regardant par la fenêtre, aperçut Dominique qui revenait de son voyage en mer. Le visage du pauvre bonacchino ne produisit point sur elle l’effet de la tête de Méduse, car au contraire, de tendres souvenirs se réveillant tout à coup dans son ame, Pepina courut chercher le vainqueur des thons et le fit entrer dans la maison : — As-tu pêché la forêt de corail ? lui dit-elle à voix basse dans l’escalier.

— Hélas ! non, répondit le bonacchino. Je n’ai gagné que dix piastres de solde et une gratification de six ducats.

— Il faut que tu aies bien du malheur. Suis-moi pourtant, et ne t’étonne point de tout ce que tu vas voir ou entendre : on ne sait pas ce qui peut arriver. Sois discret et garde le silence.

Pepina introduisit Dominique devant le conseil, en disant qu’elle aurait peut-être besoin de lui comme témoin. Gaëtano prit alors la parole. Il commença par rappeler les circonstances de sa rencontre avec toute la famille à Monreale, comment il avait fait des ouvertures au respectable père dès ce jour mémorable, et il termina par une apostrophe sentimentale dans laquelle il réclama l’honneur d’avoir, le premier avant ses rivaux, touché le cœur, jusqu’alors insensible et muet, de la belle Pepina. Giulio s’empressa d’ajouter que ledit Gaëtano ne pouvait tirer avantage de sa priorité, puisqu’il avait manqué de fidélité à sa maîtresse ; que lui, Giulio, avait trouvé Pepina tout éplorée de cet abandon, et qu’en réussissant à la consoler, il avait hérité des droits du premier amant. Don Vincenzo soutint que ces titres divers n’avaient rien de sérieux, que lui seul avait marché au but honorablement, adressé une demande formelle, et que par conséquent les autres n’étaient que des imitateurs.

— Que d’amourettes ! murmura le père. Il paraît que ma fille a aimé tous ces jeunes gens. Cela augmente les difficultés et l’embarras du choix.

— Bah ! lui répondit dame Rosalie, on préfère toujours quelqu’un.

L’arbitre souverain était cependant fort indécis. Tandis que chacun parlait à son tour, Pepina donnait in petto raison à l’orateur ; mais la réflexion venait ensuite changer ses sentimens. — Ah ! seigneur Gaëtano, dit-elle en soupirant, vous que j’ai aimé le premier, pourquoi faut-il que, par votre inconstance et vos méchans procédés, vous ayez changé mon amour en mépris ? Vous n’auriez eu ni successeur ni rival. Et vous, gentil Giulio, que je croyais si loyal, pourquoi ai-je découvert que vos consolations étaient une comédie et un piège ? Quant à vous, seigneur Vincenzo, votre qualité d’étranger et de Napolitain ne devrait être qu’une objection légère. Par malheur, Pasquino vous a porté un coup dans mon pauvre esprit avec ses plaisanteries et ses satires, et puis vous avez débuté à Monreale par une faire une grossière insulte, dont je frémis encore d’indignation lorsque j’y songe. Le seul homme ici présent qui ne m’ait donné aucun sujet de plainte, c’est Dominique.

— Au diable ! s’écria le père. Dominique est un honnête garçon, un brave piqueur de thons, mais je n’en veux point pour mon gendre.

— Rassurez-vous, reprit Pepina ; il n’a point réussi à faire fortune à la pêche du corail, et je sens bien que, malgré tout son mérite, il ne serait pas agréé de ma famille ; mais si Dominique n’est point assez riche, les autres sont encore moins dignes que lui, et je ne choisirai personne jusqu’à nouvel ordre.

— Un moment ! dit Gaëtano. Permets, ô ma Pepina, que je tente un dernier appel à tes souvenirs. Il y a autre chose entre nous que des paroles en l’air. As-tu donc oublié nos rendez-vous dans le jardin, nos longs entretiens à l’ombre du palmier, sous la grotte de rocaille et même dans ta chambre, tandis que la ville entière sommeillait ? J’eus de grands torts, il est vrai ; mais je les réparerai en te menant à l’église, car je suis ton époux, et mes droits sont sacrés.

— Les miens aussi, dit Giulio.

— Et les miens de même, dit le Napolitain.

— Ouais ! qu’est cela ? s’écria le père ; j’en apprends de belles. Des rendez-vous ! des entretiens à l’heure du sommeil ! des droits sacrés à trois personnes différentes ! Sang du Christ ! je ne sais à quoi tient que je n’assomme ma fille à grands coups de bâton.

— Voyez un peu cette hypocrite ! murmura Faustina ; tandis qu’elle me faisait des sermons, elle avait trois amans, sur lesquels deux étaient à moi.

— Taisez-vous ! dit la vieille dame Rosalie ; personne ici n’a un grain de raison dans la tête. Que Pepina ait eu des amans ou des amoureux, qu’importe ? En est-elle plus laide, plus sotte ou plus pauvre ? En a-t-elle perdu un cheveu de sa tête, une dent de sa bouche, un sou de sa dot, un agrément de son caractère ? Pas le moins du monde. Eh bien donc ! vous êtes un fou de la vouloir battre, seigneur Giuseppe. Toi, Pepina, tu es bien plus folle encore de balancer si long-temps. Prends le premier venu et marie-toi. Et vous, ma fille, quelle rage vous pousse à dire vos affaires lorsqu’on ne vous interroge point ? Jetons un voile sur les peccadilles passées, et revenons au fait, qui est le choix d’un mari.

Pour la première fois, Pepina commençait enfin à comprendre ses fautes et les sophismes dont la passion l’avait bercée. En écoutant les étranges argumens par lesquels dame Rosalie essayait de la justifier, elle se sentit peu flattée de l’éloquence du plaidoyer. Cependant don Giuseppe, étonné de la force de ces argumens et dominé par l’ascendant que dame Rosalie exerçait sur ses volontés, se calma tout à coup. — Jetons un voile, puisque vous le voulez, dit-il, et qu’un bon mariage nous fasse oublier tant d’erreurs. Allons, petite malheureuse, dépêche-toi de choisir, afin que je te pardonne.

— Je ne choisirai point, répondit Pepina d’un ton ferme. Entre trois hommes sans délicatesse, qui se vantent publiquement de leurs avantages et qui pensent me forcer la main par leur lâche indiscrétion, je n’ai point de préférence. Je les méprise également tous trois. Ah ! combien tu es supérieur à eux, pauvre Dominique ! Toi seul, tu te conduis en galant homme, et pourtant je t’avais manqué de foi. Oui, je veux qu’on le sache : Dominique avait su me plaire et conquérir les mêmes droits que les trois autres.

— Lui aussi ! s’écria le père en s’armant d’une canne. C’est à présent que rien ne pourrait, m’empêcher d’assommer la coupable.

Don Giuseppe marcha vers sa fille en levant le bâton. Les yeux de Pepina cherchèrent quelque moyen désespéré d’éviter ce dernier affront, et Dominique s’élança au-devant du père pour l’arrêter ; mais il n’était plus temps : le bras courroucé retomba lourdement, et la jeune fille reçut un coup terrible sur les épaules. L’orgueil meurtri, bien plutôt que la souffrance physique, lui arracha une sorte de rugissement. Elle courut en trois bonds jusqu’à sa chambre et ferma la serrure au double tour. Du fond de cette retraite, elle entendit un mélange confus de voix qui criaient toutes la fois. Celle de dame Rosalie finit par prendre le dessus ; les autres s’éteignirent, et un bruit de pas dans l’escalier annonça que la séance était levée. Nous ne connaissons point en France cette douleur sèche, ce ressentiment concentré, cette sombre rancune qui dévorent une Sicilienne sans que sa bouche laisse échapper une plainte, ni ses yeux une larme. Pepina, le regard fixe, les dents serrées, immobile et comme frappée de catalepsie, comptait les morsures du serpent roulé dans son cœur. On frappa doucement à la porte, et elle entendit la voix de Faustina qui lui disait d’ouvrir et lui demandait pardon de l’avoir offensée ; mais elle ne répondit point et ne changea pas de posture. Bientôt après arriva dame Rosalie. – Ouvre-moi, ma fille, dit la bonne femme ; nous irons ensemble trouver don Giuseppe. Je le ferai rougir de t’avoir battue ; il t’embrassera, et tout sera oublié. Il n’y a rien de plus sot que ces querelles pour de petits péchés, comme si ce n’était pas l’affaire des confesseurs ! Va, ma fille, il ne faut pas garder rancune à un père. Tu sais que le tien n’est point méchant et que je le mène par le bout du nez ; ainsi ne sois pas trop sauvage, de peur de mettre les torts de ton côté.

Pepina ne donna pas signe de vie, et la grosse dame s’en retourna comme elle était venue, en grondant contre la brutalité des hommes qui se, fâchent à tous propos et ne savent rien prendre avec patience. Au milieu de la nuit, on entendit enfin la jeune fille marcher dans sa chambre et fouiller dans ses tiroirs. Le silence se rétablit ensuite, et l’on pensa qu’elle était au lit ; mais, le matin, la servante trouva la porte de la chambre ouverte et les hardes éparses sur le plancher. Pepina s’était envolée de la maison paternelle un petit paquet sous le bras. Vers midi, on apporta une lettre à dame Rosalie, contenant ce qui suit : « Très chère dame, vous de qui je n’ai reçu ni chagrin ni outrage, chargez-vous d’apprendre aux autres que je leur pardonne à la condition de ne plus les voir et que j’ai cherché un asile contre les perfidies, les injures et les coups parmi les sœurs de Sainte-Claire. Après six mois de noviciat, si je ne sens point de vocation, je demanderai au monde s’il veut bien me reprendre ; mais je souhaite ardemment de m’accoutumer à la vie religieuse. Agréez, très chère dame, l’assurance de ma tendresse toute filiale. . Don Giuseppe courut au couvent, le visage bouleversé, roulant des larmes dans ses gros yeux. Il fut admis au parloir, où la supérieure lui vint dire très froidement qu’il ne dépendait point d’elle de lui rendre sa fille, que Pepina était libre de sortir ou de rester, et qu’on ne chercherait à l’influencer en aucune façon. Il fallut bien se résigner à attendre l’expiration des six mois d’épreuve. Pendant ce long délai, la maison du pauvre marchand bonnetier fut triste comme un tombeau. On ne vit plus la famille passer le soir sous la porte Felice, et dame Rosalie ne cessa de répéter vingt fois par jour ce refrain cruel : — Voilà, seigneur Giuseppe, ce que c’est que de battre les filles. On a bientôt levé la main ; on s’en repent tout le reste de sa vie.


V

Après la fatale scène du coup de bâton, la discorde souffla son venin dans les cœurs de tous les amans désappointés. Gaëtano et Giulio, qui s’étaient si bien entendus pour faire le mal, devinrent ennemis mortels pour mieux prouver la sincérité de leurs regrets. Don Vincenzo, peu satisfait d’avoir découvert tant de rivaux aussi favorisés que lui, se serait refroidi pour le mariage, si la retraite de Pepina n’eût fortement ranimé ses désirs, car l’esprit humain est mal fait et s’acharne de préférence à la poursuite des biens qui semblent le fuir. Dominique, plus calme en apparence, mais plus jaloux cent fois que les autres, aurait volontiers poignardé toute la compagnie afin d’écarter la concurrence, et il accorda une double part de sa haine à don Vincenzo, qui joignait à sa qualité de rival celle de Napolitain. Au lieu de dissimuler sa rancune, le vainqueur des thons conçut la fatale pensée d’intimider l’ennemi. Lorsqu’il le rencontrait dans la rue, il lui lançait des regards de bête fauve, et il réussit à lui inspirer une peur de tous les diables, mais dont l’effet tourna autrement qu’il ne l’avait imaginé. Don Vincenzo n’eut qu’un mot à dire pour éveiller la sollicitude de la police. On alla aux informations, et l’on sut que Dominique avait exprimé devant témoins le plaisir qu’il éprouverait à planter un harpon dans le corps de son rival. Ce renseignement parut suffisant pour motiver un emprisonnement par mesure de prudence. Dominique, arrêté par quatre gendarmes, fut conduit à la Prison Vieille et jeté dans un cachot.

Par un préjugé populaire qui date du temps de la domination espagnole, les bonacchini, persuadés qu’ils n’ont point de justice à espérer des magistrats de Palerme, ont institué parmi eux une espèce de tribunal arbitral qui juge leurs différends. On plaide sa cause soi-même, et, n’ayant point d’avocats pour embrouiller les affaires, ni de frais à payer, les parties trouvent du moins, à défaut du code et de la science, l’économie de temps et d’argent. Quant aux arrêts, ils sont dictés par ce bon sens naïf dont l’illustre Sancho Pança donna des preuves si remarquables dans son gouvernement de Barataria. Il n’y eut jamais de justice si expéditive et si peu coûteuse, et comme les plaideurs ont toute confiance dans l’impartialité des juges, il est, rare qu’on appelle de ces arbitrages aux tribunaux réguliers. Si les bonacchini se bornaient à juger leurs différends en matière civile ou leurs querelles d’honneur, on ne verrait pas grand mal à cela. On ne peut empêcher les gens de s’accommoder comme ils l’entendent, et les arrêts deviennent, par le consentement mutuel, des arrangemens à l’amiable ; mais il paraît que, dans certains cas, ces magistrats amateurs s’arrogent le droit de traiter des matières criminelles, de juger des absens qui ne reconnaissent point leur pouvoir, de les condamner à des peines de leur invention, et même d’exécuter la sentence, qui devient alors un délit ou un crime au point de vue des lois véritables. Dans ces cas, heureusement fort rares, le corps des bonacchini brave la justice du pays pour exercer la sienne, et s’érige en une sorte de tribunal de francs-juges qui distribue des taillades et des coups de couteau.

Selon toute probabilité, le respectable tribunal des pêcheurs de thons, assemblé dans quelque cabaret du Borgo, reçut avis, par la bouche de son procureur-général, de la persécution qu’un étranger venait d’exercer envers un des membres les plus honorables de la compagnie des madragues. L’injure faite à un homme de la confrérie rejaillissait sur tout ce qui portait la bonacca, et cette injure demandait une punition exemplaire. Le réquisitoire, qui sans doute ne fut pas long, eut bien vite établi ce fait notoire, que don Vincenzo, abusant de sa position de fonctionnaire et de la protection d’autres Carthaginois comme lui, avait introduit la police dans une affaire d’amour et attenté à la liberté de Dominique pour se défaire d’un rival. Dans sa sagesse, le tribunal jugea que l’auteur de cette noirceur méritait une coltellata. On alla aux voix pour déterminer de combien de pouces la lame devait pénétrer entre les côtes du coupable, et le nombre fut fixé à un pouce, à la majorité des voix, ce qui prouve la grande modération de la cour. Afin que la sentence produisît l’effet qu’on en devait attendre, on décida qu’elle serait exécutée en plein jour.

Un matin, le personnage désigné pour servir d’instrument à la justice particulière des vestes rondes s’arma d’un petit couteau dont la lame, soigneusement enveloppée d’un triple rang de ficelle, ne montrait que la pointe. Cet homme sortit du Borgo, et chercha dans la campagne un figuier sur lequel il choisit une feuille à la mesure de son visage, et dont il se fit une espèce de masque, en tenant la queue entre ses dents, de manière à voir clair par les découpures naturelles que présente la feuille du figuier. L’opération achevée, il mit cette feuille dans sa poche et entra dans la ville. Pendant une demi-heure, il se tint au coin de la place du Sénat, qui est un des endroits les plus fréquentés de Palermel. Il était couché, les deux coudes à terre, les mains sur son visage, et regardait les passans en écartant ses doigts. Tout à coup il se leva, sa feuille de figuier à la bouche, et partit en courant. Une vieille femme, qui connaissait les mœurs des bonacchini, se mit à crier que cet homme allait faire un malheur ; mais le coureur avait tourné dans la rue de Tolède, et on le perdit de vue. Don Vincenzo, qui se rendait au palais royal, se sentit heurté fortement dans le côté droit par un homme du peuple qui passa devant lui. Il crut avoir reçu un coup de coude, et au bout de quelques secondes seulement, il s’aperçut qu’il était blessé. Il poussa des cris aigus en cherchant à désigner l’assassin ; mais le bonacchino était déjà bien loin : on le vit tourner à droite et s’enfoncer dans un labyrinthe de petites rues où il devenait inutile de le poursuivre.

Le pauvre don Vincenzo se crut mort jusqu’au moment où le médecin lui jura par tous les saints, après avoir sondé la blessure, qu’il n’était point dangereusement atteint. On lui mit le premier appareil, et on le conduisit en fiacre à la police. Lorsque le commissaire lui demanda s’il avait des indices à donner sur l’assassin, don Vincenzo assura que c’était Dominique, et qu’il l’avait parfaitement reconnu à sa taille, à ses larges épaules et à ses jambes d’Hercule. On eut beau lui représenter que, Dominique étant sous les verrous depuis un mois, il fallait que ce fût un autre : don Vincenzo persista dans sa première déclaration avec tant d’opiniâtreté, qu’au lieu de guider la justice, il la dérouta complètement. On chercha parmi les pêcheurs de thons ceux qui offraient quelque ressemblance avec Dominique, mais on trouva une foule de gaillards à larges épaules, à jambes d’Hercule et vêtus de la bonacca. La moitié de la population mâle du Borgo répondait au signalement. Les magistrats, ennuyés de ne rien découvrir, jetèrent bientôt cette affaire dans le sac aux oublis, et don Vincenzo en fut pour ses hauts cris et sa blessure.


— Vous comprenez, à présent, poursuivit M. A. R., pourquoi Dominique, qu’on relâcha de guerre lasse après deux mois de prison, ne peut plus approcher de notre ami le Napolitain sans lui donner des crispations. Tout homme qui porte la bonacca est devenu pour don Vincenzo un brigand et un coupe-jarrets. De là vient l’accueil peu gracieux qu’il a fait tout à l’heure devant la fontaine de Garoffello à celui qu’il considère comme son meurtrier.

La belle Pepina demeura ferme dans ses résolutions jusqu’à l’Assomption de l’année dernière. Le lendemain de cette grande fête, selon l’usage de ce pays, les novices de son couvent descendirent au parloir pour vendre des confitures faites par les nonnes. Il se trouva parmi les chalands un cavalier d’une belle figure qui la remarqua et lui plut. C’était un propriétaire de Trapani assez riche, mais veuf, d’un caractère violent, et qui passait pour avoir tué vertement sa première femme par jalousie. Lorsque ce prétendant vint demander au marchand bonnetier la main de sa fille, don Giuseppe prit des informations, et s’empressa d’avertir Pepina des bruits qui couraient sur cet homme : — Pensez-vous donc, répondit la jeune fille avec majesté, que je veuille prendre un mari avec le dessein de le tromper ? Si cet honorable seigneur a tué sa femme, c’est qu’elle avait mérité la mort. Quand on est sûre, comme moi, de ses bonnes intentions, de sa vertu et de sa fidélité, on n’a pas à redouter un pareil accident. Voilà l’époux qu’il faut à une fille de mon caractère, et, puisque je le trouve enfin, je l’accepte sans crainte.

En effet, le mariage fut célébré au bout de trois semaines, et Pepipa, pleine d’assurance et de fierté, partit gaiement avec son mari pour la province de Trapani. Elle habite aujourd’hui la campagne et ne voit personne, en sorte que, si elle ne rencontre dans son village ni un paysan bien bâti, ni un joli gardeur de moutons, ni un domestique frais de visage, qui lui fournisse l’occasion de se récrier sur l’étrangeté d’un si grand coup du sort et d’une aventure incroyable faite exprès pour elle, on doit espérer qu’elle échappera au danger de sa situation et restera sage.

Une fois la belle Pepina retirée dans ses terres, tous les amoureux se rejetèrent sur sa compagne. Gaëtano témoigna quelque envie de la prendre pour femme, et au premier mot qu’il en toucha, dame Rosalie, ne voulant pas le laisser languir, s’empressa de combler ses voeux. Faustina partit à son tour pour Marsala, où demeure la famille de son mari, et, sans être sorcier, on peut affirmer qu’à cette heure elle y doit mener de front trois ou quatre amourettes plus ou moins sérieuses. Giulio alla prendre ses derniers grades à l’université de Catane, et don Giuseppe, toujours galant, continue à rendre ses devoirs à la grosse dame de ses pensées et à vendre des bonnets dans son magasin de la rue Macqueda.


PAUL DE MUSSET.

  1. Depuis peu de temps, on a ajouté aux cartes napolitaines les huit, les neuf et les dix, qui manquaient autrefois, ce qui en a reporté le nombre à cinquante-deux, comme dans le jeu français. Les gens du peuple, fidèles à leurs traditions, suppriment ces trois cartes, pour jouer à la scopa et à la bazzica, qui sont leurs jeux favoris.
  2. Le carlin de Naples, qui vaut dix sous, s’appelle tari à Palerme.
  3. Pasquino, âge aujourd’hui de plus de soixante-dix ans, est toujours plein de verve.