Scènes de la vie du clergé/Tribulations du révérend A. Barton/1

CHAPITRE PREMIER

L’église de Shepperton offrait, il y a environ vingt ans, un aspect bien différent de celui qu’elle présente aujourd’hui. À la vérité, sa tour massive vous surveille encore ; le cadran de l’horloge conserve l’expression amicale des anciens jours ; mais, pour tout le reste, que de changements ! Un ample toit d’ardoise couronne le vieux clocher ; les fenêtres sont hautes et symétriques ; les portes extérieures sont en beau chêne poli, et celles de l’intérieur sont capitonnées d’une serge rouge pour amortir le bruit ; jamais aucun lichen ne reviendra se fixer sur les murs ; ils sont aussi lisses et aussi stériles que le sommet de la tête du Rév. Amos Barton après dix ans de calvitie.

Entrez et vous verrez une nef remplie de bancs commodes ouverts à tous et, dans quelques points bien choisis, placés immédiatement sous le regard du prédicateur, vous remarquerez certains bancs fermés, destinés à la haute société de Shepperton. Sur une des vastes galeries que supportent des piliers de fer, se trouve le joyau de l’église de Shepperton : un orgue qui n’est point en mauvais état, et sur lequel un petit rentier, changé en organiste par la force des circonstances, accompagnera votre départ d’un menuet sacré ou d’un facile Gloria après la bénédiction.

Grande amélioration ! dira l’esprit bien réglé, admirateur de toutes les preuves du progrès, cet esprit de réforme constamment en activité, ne permettant point à l’imagination de faire un peu de torysme et de regretter que cette respectable, cette ancienne et pittoresque dégradation, cette sombre couleur, cèdent partout la place à des constructions fraîchement peintes et vernies, qui offrent à l’œil des plans, des élévations et des coupes nombreuses et variées, mais, hélas, rien de romantique. Je crains bien que mon esprit ne soit point un de ces esprits bien ordonnés ; il a des accès de tendresse pour ces vieux abus ; il se complaît dans le souvenir des chantres à voix nasillarde et des pasteurs à bottes à revers ; il a son soupir de regret pour les anciennes et vulgaires erreurs. Aussi n’est-il pas surprenant que je conserve un doux souvenir de l’église de Shepperton, telle qu’elle était naguère, avec sa couche de stuc grossier, son toit de tuiles rouges, ses fenêtres irrégulières parsemées de fragments de verres de couleur ; avec son petit escalier à barrière de bois, montant le long du mur extérieur et conduisant à la galerie réservée aux enfants de l’école.

Puis, à l’intérieur, que de chers et vieux ornements, que je regardais déjà avec délices alors que j’étais un membre si novice de la congrégation, que ma bonne, pour soutenir ma dévote patience, trouvait nécessaire d’introduire de contrebande des beurrées dans le saint édifice !

C’était d’abord le sanctuaire gardé par deux petits chérubins, qui paraissaient peu à l’aise, pressés comme ils l’étaient entre l’arcade et le mur, pour soutenir les écussons de la famille Oldinport — des mains rouges de sang, des têtes de mort, des os croisés, des pattes de léopard et des croix de Malte — qui m’offraient un thème inépuisable d’interprétations variées.

Puis, sur les murs de la galerie des chanteurs, se lisaient des inscriptions commémoratives des libéralités faites aux pauvres de Shepperton, inscriptions ornées de lettres capitales et de parafes que mon érudition alphabétique déchiffrait avec un plaisir toujours nouveau. Il n’y avait point de bancs à cette époque, mais de vastes prie-Dieu, autour desquels les fidèles assis pendant les « instructions » laissaient leurs regards errer de côté et d’autre. On ne voyait point, comme aujourd’hui, de ces séparations, si peu élevées qu’elles vous permettent de tout voir, mais de sombres et hauts dossiers, dans l’ombre desquels je me plongeais avec un sentiment de solitude, qui me faisait jouir plus vivement de la vue des assistants lorsque, pendant le chant des psaumes, on me faisait tenir debout sur la chaise.

Ce chant n’était point une affaire de routine officielle : il avait son côté dramatique lorsque approchait le moment de psalmodier et que, par un procédé aussi mystérieux pour moi que l’éclosion des fleurs ou l’apparition des étoiles, on voyait paraître en face de la galerie une ardoise indiquant en gros caractères le psaume que l’on allait chanter, dans la crainte que l’annonce faite par la voix sonore du clerc n’eût pas été entendue de tous. Puis le chantre se transportait à la galerie, où, en compagnie d’un basson, de deux cors à clefs, d’un charpentier doué de la rare faculté de chanter la « haute-contre » et de deux moindres étoiles, il complétait un chœur considéré à Shepperton comme suffisant pour attirer parfois des auditeurs de la paroisse voisine. On n’avait point encore songé à introduire des livres d’hymnes ; même la Nouvelle Version était acceptée avec une espèce de tolérance mélancolique, comme faisant partie de la dégénérescence universelle, dans un temps où les prix de toute chose avaient considérablement baissé, et où une robe de cotonnade n’était plus assez forte pour durer toute la vie ; car le goût musical des principaux personnages de Shepperton s’était formé d’après Sternhold et Hopkins. Mais le plus grand triomphe du chœur de Shepperton avait lieu les dimanches où l’ardoise annonçait une antienne, dont paroles et musique dépassaient de beaucoup la portée des amateurs les plus distingués de la congrégation — une antienne dans laquelle les cors à clefs s’enfuyaient toujours à grande vitesse, tandis que le basson leur lançait de temps en temps une note foudroyante.

Quant au ministre, M. Gilfil, vieux monsieur qui fumait de très longues pipes et prêchait des sermons très courts, je n’en parlerai pas ; sinon je serais tenté de vous raconter l’histoire de sa vie, qui avait eu son petit roman, comme toutes les vies, entre l’âge de la dentition et celui du tabac.

Pour le moment je m’occupe d’un ministre d’une espèce toute différente : le Rév. Amos Barton, qui vint à Shepperton longtemps après que M. Gilfil eut quitté cette vie, après un intervalle pendant lequel l’évangélisation et la question catholique avaient commencé à agiter les esprits ruraux. Un maréchal papiste avait suscité une forte réaction protestante, en déclarant qu’aussitôt que le bill d’émancipation aurait passé, il ferait un fameux gain, par la vente de grils ; et le peu d’inclination de la majorité des paroissiens de Shepperton à partager la gloire de saint Laurent fit de la question d’Église et de constitution une affaire qui les touchait de près. Un zélé prédicateur évangéliste avait fait vibrer les vieilles parois du temple sous une parole absolument différente de celle de M. Gilfil ; le livre d’hymnes l’avait presque emporté sur la Vieille et sur la Nouvelle Version, et les grands prie-Dieu carrés étaient entourés d’une foule de nouveaux visages venus des points reculés de la paroisse, peut-être de chapelles dissidentes.

Ne supposez point qu’Amos Barton fût le bénéficiaire en titre de Shepperton. C’était le temps où un homme pouvait être titulaire de trois cures à la fois, payer très peu un suffragant pour chacune de celles qu’il n’occupait pas lui-même, et vivre sur la troisième. Il en était ainsi du vicaire titulaire de Shepperton, ministre qui, ayant la manie des briques et du mortier, s’endettait dans la cure qu’il occupait dans un comté au nord, et qui remplissait ses fonctions pastorales à l’égard de Shepperton en gardant annuellement pour lui la somme de trente-cinq livres et demie[1] qui lui restait du produit de cette cure, après en avoir donné quatre-vingts à son ministre suffragant.

Et maintenant pouvez-vous me résoudre le problème suivant ? Étant donné un homme avec une femme et six enfants, obligez-le à ne se montrer hors de chez lui que vêtu d’un costume de drap noir, sur lequel n’apparaisse aucune trace luisante d’usure pouvant nuire au respect dû à l’Église établie ; portant une cravate d’un blanc de neige, ce qui entraîne un travail constant de couture et de repassage, et un chapeau ne trahissant aucun de ces changements de forme qu’exigent les circonstances. Donnez-lui en outre une paroisse assez étendue pour lui créer la nécessité de prendre une nourriture fortifiante, et d’user une quantité considérable de souliers ; paroisse assez pauvre aussi pour l’obliger à offrir souvent les consolations pastorales sous la forme de shillings et demi-shillings ; et enfin, qu’il soit forcé, par sa propre fierté et par celle des autres, à vêtir convenablement sa femme et ses enfants, depuis les rubans de chapeau jusqu’aux cordons de soulier. Par quel procédé la somme de quatre-vingts livres par année pourra-t-elle former un total capable de couvrir les dépenses de cet homme ? Tel était le problème posé, il y a un peu plus de vingt ans, par la position du Rév. Amos Barton comme pasteur suffragant de Shepperton.

Ce que pensaient de ce problème et de l’homme qui devait le résoudre quelques-uns des habitants aisés de Shepperton, deux ans ou plus après l’arrivée de M. Barton parmi eux, c’est ce que vous apprendrez, si vous voulez bien m’accompagner à la ferme de la Croix, près du foyer de Mme Patten, vieille femme sans enfants, devenue riche à force de ne faire aucune dépense ; l’accumulation de fortune de Mme Patten, en dépit des « mauvais temps » sur la ferme dont elle était restée seule tenancière depuis la mort de son mari, était attribuée, par l’esprit caustique de sa voisine Mme Hackit, à la supposition que les « six pence poussaient dans les champs de la ferme de la Croix » ; M. Hackit exprimait son opinion d’une manière plus exacte, en rappelant à sa femme que « l’argent produit l’argent ».

M. et Mme Hackit, de la ferme voisine, sont ce soir les hôtes de Mme Patten, ainsi que M. Pilgrim, le médecin de la petite ville la plus rapprochée, qui, bien qu’il affecte parfois des airs aristocratiques en donnant des dîners à heure tardive, avec des entremets énigmatiques et du porte frelaté, n’est jamais plus à l’aise que lorsqu’il repose ses jambes doctorales dans une de ces excellentes habitations de ferme où les souris sont grasses et la maîtresse maladive. Il est pour le moment comme le poisson dans l’eau, car le brillant scintillement du feu de Mme Patten est reflété par la théière de cuivre poli ; les galettes de ménage sont appétissantes, et la nièce de Mme Patten, demoiselle de cinquante ans qui a refusé les demandes les plus inacceptables par dévouement pour sa vieille tante, verse avec une libéralité discrète la crème épaisse dans le thé parfumé.

Lecteur ! avez-vous jamais goûté une tasse de thé semblable à celle que miss Gibbs présente en ce moment à M. Pilgrim ? Connaissez-vous l’agréable force, la douceur excitante d’un thé suffisamment mélangé de véritable crème de ferme ? très probablement vous êtes un de ces lecteurs tristement élevés à la ville, qui ne connaissez la crème que comme un liquide clair et blanchâtre, vendu par petites portions de la valeur d’un penny ; ou bien, peut-être dans la crainte des falsifications, préférez-vous irriter votre gosier avec du thé noir sans crème. Vous vous figurez probablement qu’une vache laitière est semblable à l’animal de plâtre blanc décorant la fenêtre d’un marchand de beurre, et vous ne savez rien de l’histoire d’une crème véritable telle que celle offerte par miss Gibbs ; dans ce cas vous ignorez ce que c’est qu’un thé excellent, et M. Pilgrim le sait beaucoup mieux que vous.

Mme Hackit refuse la crème ; elle s’en est si longtemps privée en vue du produit hebdomadaire du beurre, qu’elle a fini par la prendre en aversion. Mme Hackit est une femme maigre, atteinte d’une maladie de foie chronique, qui lui aurait valu les égards et les mots affectueux de M. Pilgrim, même s’il n’avait pas redouté la langue de la chère dame aussi tranchante qu’une lancette. Elle a apporté son ouvrage, non point un de ces inutiles ouvrages dits de fantaisie frivole, mais un solide bas de laine ; le cliquetis de ses aiguilles à tricoter sert d’accompagnement continuel à sa conversation, et, même au milieu du plaisir qu’elle éprouve à rabattre l’amour-propre d’un ami, on ne l’a jamais vue lâcher une maille.

Mme Patten admire peu cette incessante activité. Le repos dans un fauteuil commode, en méditant sur l’accumulation d’intérêts composés s’augmentant perpétuellement, lui a longtemps paru un travail suffisant ; elle exerce maintenant sa malveillance avec délicatesse. C’est une jolie petite vieille de quatre-vingts ans, avec un bonnet serré et des boucles blanches autour du visage ; le tout d’une netteté, d’une propreté tellement immaculée qu’elle semble sortir de dessous un globe de cristal. Naguère femme de chambre, elle fut épousée pour sa beauté. Elle avait adoré son mari, et maintenant elle adorait son argent, et nourrissait en silence contre sa nièce une véritable haine de parenté. Sachant que Janet Gibbs s’attendait à un beau legs, elle était bien décidée à tromper cette espérance. Son argent devait aller tout entier a un parent éloigné de son mari, et elle épargnerait à Janet la peine de simuler des regrets, en ne lui laissant presque rien.

Mme Patten avait plus de considération pour M. Hackit que pour la plupart des autres personnes. M. Hackit était un homme de poids et de jugement, dont les conseils au sujet des denrées méritaient toujours d’être suivis, et qui se trouvait dans une trop bonne position pour avoir besoin d’emprunter.

Maintenant que nous sommes chaudement à l’aise avec cette petite société, tandis que le gel mordant de février sévit au dehors, nous allons écouter sa conversation.

« Ainsi, dit M. Pilgrim la bouche à moitié pleine de galette, vous avez eu de l’agitation à l’église de Shepperton dimanche dernier ? Je suis allé ce matin faire visite à la femme de Jem Hood, l’homme au basson, et il jure qu’il se vengera du pasteur, un mauvais méthodiste, dit-il, un tatillon, qui veut mettre le doigt dans chaque plat. Que s’est-il donc passé ?

— Oh ! des absurdités », dit M. Hackit en enfonçant un de ses pouces entre les boutons de son vaste gilet, et en gardant une prise de tabac entre le pouce et l’index de l’autre main, car il ne s’adonnait que modérément aux boissons qui égayent sans enivrer, et avait déjà fini son thé. « Ils commençaient à chanter le psaume du mariage pour un nouveau couple, un des plus jolis psaumes du livre de prières. On l’a chanté depuis que j’étais petit garçon. Et que peut-il y avoir de mieux ? » Ici M. Hackit étendit son bras gauche, renversa la tête en arrière et entonna :

Ô quelle chose belle
Et joyeuse à voir
Que des frères qui demeurent
Unis par l’amitié.

Mais M. Barton est toujours pour les hymnes et pour une espèce de musique à laquelle je ne puis rien comprendre.

— Et ainsi, dit M. Pilgrim en ramenant M. Hackit de ses souvenirs lyriques à son récit, il a crié silence ! en entrant en chaire ; est-ce vrai ? Puis il a indiqué un hymne sur un air de quelque maison de réunion dissidente ?

— Oui, dit M. Hackit en se baissant vers la lumière pour ramasser un fil, et il est devenu rouge comme un coq d’Inde. Je dis souvent que, lorsqu’il prêche sur la douceur, il se donne un soufflet à lui-même. Il est comme moi, il a un caractère à lui.

— C’est, je crois, un individu d’assez basse extraction que ce Barton », dit M. Pilgrim qui haïssait le Rév. Amos pour deux raisons : d’abord, parce que le pasteur avait consulté un nouveau médecin récemment établi à Shepperton ; puis, parce que, se connaissant lui-même en remèdes, on lui attribuait la guérison d’un malade de M. Pilgrim. « On dit que son père était un cordonnier dissident, et qu’il est dissident lui-même. Mais n’improvise-t-il pas aussi dans cette chaumière là-haut, le dimanche soir ?

— Tchaw ! » ceci était l’interjection favorite de M. Hackit, « cette prédication sans cahier n’est pas bonne, à moins que l’homme n’ait un don, et qu’il sache la Bible sur le bout du doigt. C’était très bien pour Parry, il avait un don ; étant jeune, j’ai entendu, dans le Yorkshire, des prédicateurs en plein air parler une heure ou deux de suite, sans jamais s’arrêter. Je me rappelle qu’un malin disait à ce sujet : « vous êtes comme le pigeon des bois qui dit toute la journée : Faites, faites[2], et qui lui-même ne se met jamais à faire quelque chose. » Cela s’appelle rendre aux gens la monnaie de leur pièce. Mais notre pasteur n’a aucun don ; il peut aussi bien qu’un autre faire un sermon quand il l’écrit, mais, quand il essaye de prêcher sans cahier, il s’égare, ne s’en tient pas au texte, et de temps en temps se débat comme une brebis qui est sur le dos et ne peut se relever. Madame Patten, vous n’aimeriez pas cela, si vous alliez à l’église à présent ?

— Eh ! vraiment, dit Mme Patten en se renversant dans son fauteuil et en élevant ses petites mains maigres, que dirait M. Gilfil s’il pouvait connaître les changements survenus dans l’église pendant ces dix dernières années ? Pour moi, je ne comprends rien à cette nouvelle espèce de doctrine. Quand M. Barton vient me voir, il ne me parle que de mes péchés et du besoin que j’ai de pardon. Pourtant, Monsieur Hackit, je n’ai jamais commis de péchés. Dès le commencement, quand j’étais en service, j’ai toujours rempli mon devoir envers mes maîtres. J’ai été une femme aussi bonne qu’aucune autre du comté ; je n’ai jamais contredit mon mari. Le marchand auquel je vendais mes fromages disait que l’on pouvait toujours se fier à ceux que je faisais. J’ai connu des femmes dont les fromages gonflaient d’une manière honteuse, et pourtant leurs maris comptaient sur le produit de cette vente pour payer leur ferme, et, malgré cela, ces mêmes femmes s’achetaient trois robes pour une que je m’accordais. Si moi je ne dois pas être sauvée, j’en connais beaucoup alors qui sont dans une mauvaise route. Il est heureux pour moi que je ne puisse aller à l’église, car, si les vieux chanteurs sont mis de côté, il ne nous restera plus rien de ce que nous avions du temps de M. Patten, et, pour achever, j’apprends qu’on veut démolir l’église pour en bâtir une nouvelle ? »

Le fait est que le Rév. Amos Barton, dans sa dernière visite à Mme Patten, l’avait pressée d’augmenter la souscription de vingt-cinq livres qu’elle avait promises, en lui représentant qu’elle n’était que l’intendante de ses richesses, et qu’elle ne pouvait mieux les employer à la gloire de Dieu qu’en souscrivant largement pour la reconstruction du temple de Shepperton : conseil qui n’était pas fait pour engager Mme Patten à adopter les dogmes de M. Barton. M. Hackit, qui avait plus d’instruction dogmatique, avait été un peu choqué du paganisme qui perçait dans le discours de Mme Patten ; mais il fut satisfait du nouveau tour donné à la conversation par cette question, qui lui était adressée comme à un administrateur des fonds de l’église dont le jugement faisait autorité dans les affaires de la paroisse.

« Ah ! répondit-il, le pasteur en est venu à ses fins ; au printemps nous commencerons la démolition. Mais nous n’avons pas encore assez d’argent ; mon avis était qu’on attendît d’avoir la somme, car je crois que la congrégation a diminué dernièrement, quoique M. Barton dise qu’il n’y a pas assez de place quand tout le monde vient. La congrégation, voyez-vous, s’était tellement accrue du temps de Parry, que les gens se tenaient debout dans les nefs ; mais aujourd’hui les fidèles sont rares.

— Moi », dit Mme Hackit, dont la nature commençait à se montrer sous son véritable jour, maintenant qu’elle pouvait contrarier, « j’aime M. Barton. Je crois que c’est un bon et honnête homme, quoique l’étage supérieur de son individu ne soit pas très bien meublé ; quant à sa femme, elle est comme il faut, telle qu’on n’en saurait rencontrer de plus gentille. Comme ses enfants sont proprement tenus ! et avec si peu d’argent ; une femme délicate, avec six enfants et bientôt un septième ! Je ne sais comment ils peuvent réussir à nouer les deux bouts, à présent que la tante de Mme Barton les a quittés. Mais je leur ai envoyé un fromage et un sac de pommes de terre la semaine dernière ; c’est toujours quelque chose pour nourrir ces petites bouches.

— Oui, dit M. Hackit, et ma femme prépare à M. Barton un bon verre d’eau et de rhum quand il vient souper après sa prédication à la chaumière. Le pasteur aime cette boisson qui lui donne des couleurs et embellit un peu son visage. »

L’allusion à l’eau et au rhum suggéra à miss Gibbs l’idée d’apporter des flacons de liqueur après avoir desservi le thé, car, dans la société villageoise d’il y a vingt-cinq ans, le sexe masculin passait pour être perpétuellement altéré, et la moindre boisson était aussi nécessaire au développement de la pensée que le temps et l’espace.

« Quant à cette prédication à la chaumière, dit M. Pilgrim en se préparant un grand verre de liqueur, j’en parlais l’autre jour avec notre pasteur Ely, qui ne l’approuve nullement. Il dit qu’en donnant à l’enseignement religieux un air trop familier, on fait autant de mal que de bien. Ce sont ses propres paroles. »

M. Pilgrim parlait généralement avec une espèce de tic intermittent. « Il est bien dommage, disait un de ses malades, qu’un homme aussi habile ait un empêchement dans son langage. » Mais, quand il en venait à ce qu’il considérait comme le fort de son argumentation ou comme la pointe de sa plaisanterie, il mâchait ses paroles lentement et avec emphase : de même qu’une poule annonçant qu’elle a pondu passe à intervalles irréguliers des simples notes pianissimo aux doubles croches fortissimo. Il trouvait cette sentence de M. Ely remarquablement profonde et d’autant plus décisive dans cette question que c’était une généralité ne présentant rien de particulier à son esprit.

« Mais je ne suis pas sûre de cela, dit Mme Hackit qui avait toujours le courage de son opinion, et je sais que plusieurs de nos laboureurs et de nos ouvriers qui n’allaient jamais à l’église, vont au cottage, et cela vaut mieux pour eux que de ne jamais rien entendre de bon d’un bout à l’autre de la semaine. Puis il y a cette société pour la lecture de traités religieux que M. Barton a créée. J’ai vu plus de pauvres gens se rendre là pour lire que je n’en ai vu à l’église de tout le temps que j’ai vécu dans la paroisse. Il était bien nécessaire de faire quelque chose pour eux, car dans les clubs de perfectionnement on boit honteusement. On a peine à trouver un homme ou une femme sobre en dehors des dissidents. »

Pendant ce discours de Mme Hackit, M. Pilgrim avait émis une succession de petits « hems » assez semblables aux faibles grognements d’un cochon d’Inde, ce qui était toujours chez lui le signe d’une désapprobation contenue. Mais il ne contredisait jamais Mme Hackit, femme chez laquelle on pouvait toujours venir dîner à la fortune du pot, et qui, en outre, avait une confiance illimitée dans la saignée, les vésicatoires et les potions.

Mme Patten n’avait pas les mêmes raisons de cacher ce qu’elle pensait. « Bien, fit-elle, je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût rien à gagner à se mêler des affaires des autres, pauvres ou riches. Je ne puis souffrir de voir des femmes se traîner de maison en maison par tous les temps, secs ou humides, et y entrer avec leurs jupons et leurs souliers pleins de boue ou de poussière. Janet voulait se mêler de ce colportage religieux ; mais je lui ai dit que je ne le permettrais à personne de ma maison ; quand je ne serai plus là, elle pourra faire ce qu’elle voudra. Je n’ai de ma vie crotté mes jupons et je n’ai point bonne opinion de ces nouvelles pratiques en religion.

— Non, dit M. Hackit qui aimait à adoucir les formes acerbes de l’esprit féminin par quelque plaisanterie flatteuse, vous teniez vos cotillons assez haut pour qu’on vît vos jolies chevilles ! Tout le monde ne tient pas à laisser voir les siennes. »

Cette plaisanterie fut généralement acceptée, même par la réprimandée Janet, dont les chevilles étaient des plus saillantes. Mais Janet s’identifiait toujours avec la personnalité de sa tante, se considérant généralement comme en dehors de la question.

À la faveur du rire général, les hommes remplirent leurs verres, M. Pilgrim essayant de donner au sien le caractère du coup de l’étrier, en disant qu’il était obligé de partir. — Pendant qu’ils s’occupaient ainsi, miss Gibbs dit à Mme Hackit qu’elle soupçonnait Betty, la fille de la laiterie, de faire frire le meilleur lard pour le berger, quand il restait avec elle pour l’aider à battre le beurre ; sur quoi Mme Hackit répondit qu’elle avait toujours vu Betty dissimulée, et Mme Patten ajouta que, tant qu’elle avait pu tenir elle-même le ménage, on ne volait point de lard. M. Hackit, qui disait souvent « ne rien comprendre aux rapports des femmes avec leurs servantes » et n’avoir pour son compte jamais « d’ennuis avec ses employés », évita d’écouter cette discussion, en soulevant avec M. Pilgrim la question des fèves. Le cours de la conversation se trouva ainsi divisé ; on ne dit rien de plus au sujet du Rév. Amos Barton, qui est l’objet capital de notre récit. Nous pouvons donc quitter la ferme de la Croix sans attendre que Mme Hackit chausse résolument ses socques et s’enveloppe de son châle, forçant ainsi M. Pilgrim à mettre aussi à exécution les fréquentes menaces de départ.


  1. La livre sterling vaut vingt-cinq francs.
  2. En anglais do, do.