Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/2

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 134-154).

CHAPITRE II

C’est le soir du 21 juin 1788. La chaleur a été étouffante, le soleil éclatant, et il sera plus d’une heure encore au-dessus de l’horizon ; mais ses rayons, brisés par le feuillage des ormes qui bordent le parc, n’empêchent pas deux dames de sortir avec leurs paniers à ouvrage et de s’asseoir sur la pelouse devant le manoir de Cheverel. L’épais gazon cède, même sous les pas légers de la plus jeune, petite et gracieuse, dont le pied, le plus mignon qu’on puisse imaginer, se laisse apercevoir. Elle court devant la seconde dame pour placer les coussins à l’endroit favori, sur une pente, près d’un massif de lauriers, d’où elles peuvent voir scintiller les rayons du soleil au milieu des nénufars, tandis qu’elles-mêmes sont en vue des fenêtres de la salle à manger. Maintenant elle se retourne, et vous pouvez voir son visage, tandis qu’elle reste debout à attendre l’autre dame, qui s’avance plus lentement. Vous êtes tout de suite frappé de ses grands yeux noirs, qui ressemblent à ceux d’un faon ; et ce n’est que plus tard que vous remarquez la couleur dorée de son visage et de son cou, où un fichu de dentelle noire sert de transition entre ce teint jaune et la blancheur de sa robe de mousseline. Ses grands yeux paraissent d’autant plus remarquables, que ses cheveux noirs sont rejetés en arrière et réunis sous un petit bonnet retenu sur sa tête par un nœud de ruban cerise.

La dame, plus âgée, offre un type bien différent. Elle est grande et le paraît encore davantage, à cause de sa haute coiffure poudrée et mêlée de dentelles et de rubans. Elle approche de la cinquantaine ; mais son teint est encore d’une admirable fraîcheur. De très beaux cheveux blonds, une lèvre fière et épaisse, et la tête un peu rejetée en arrière lorsqu’elle marche, lui donnent une expression de hauteur que ne contredisent point ses yeux gris et froids. Le fichu ajusté sur le corsage de sa robe bleue accuse l’ampleur majestueuse de son buste, et, à la voir fouler le gazon de ce pas royal, on s’imaginerait quelqu’une des imposantes dames peintes par Reynolds soudainement sortie de son cadre pour jouir de la fraîcheur du soir.

« Mettez les coussins plus bas, Caterina, que nous ayons moins de soleil », cria-t-elle d’un ton d’autorité. La jeune fille obéit ; les deux dames s’assirent, et leur toilette blanche et bleue, s’enlevant sur le fond vert des lauriers, formait une gaie harmonie, bien que le cœur de l’une d’elles fût indifférent, et celui de l’autre un peu triste.

Le manoir de Cheverel aurait fait un charmant tableau ce soir-là, si quelque Watteau anglais s’était trouvé là pour le peindre. Cette maison seigneuriale, en pierre grise, recevant les capricieux rayons du soleil qui met des touches de lumière dorée aux vitraux des ogives et au grand hêtre qui s’incline devant une des tours uniformes de la façade ; le large promenoir gravelé allant à droite, le long d’une allée de grands pins en suivant la pièce d’eau et se divisant sur la gauche entre des monticules surmontés de groupes d’arbres, où le tronc rouge du pin d’Écosse brille sous les rayons obliques du soleil ; la grande pièce d’eau où des cygnes nagent paresseusement, une patte cachée sous l’aile, autour des nénufars épanouis ; la pelouse vert émeraude se confondant plus bas avec les herbes plus foncées du parc, dont elle est invisiblement séparée par un petit ruisseau sortant de l’étang, serpentant et disparaissant sous un pont de bois ; enfin, sur cette pelouse, nos deux dames : tout cet ensemble aurait offert au peintre un ravissant coup d’œil.

Ces dames, vues depuis les grandes fenêtres gothiques de la salle à manger, se dessinaient admirablement, étaient visibles pour les trois messieurs qui dégustaient leur bordeaux et offraient à chacun un intérêt personnel. Ces messieurs eux-mêmes formaient un groupe digne d’attention ; mais qui que ce fût, en entrant pour la première fois dans cette salle, aurait été plus fortement frappé par la salle elle-même, si complètement privée de meubles, et sa beauté architecturale l’aurait impressionné comme celle d’une cathédrale. Une natte qui s’étendait d’une porte à l’autre, un tapis usé sous la table et un dressoir dans un enfoncement, n’attiraient point les regards, qui se portaient vers le plafond à caissons, orné de pendentifs richement sculptés, le tout d’un blanc pur, relevé çà et là par des touches dorées. D’un côté, ce plafond élevé était supporté par des piliers et des arceaux, au delà desquels un autre du même style couvrait la partie saillante de la salle, dont cette portion avancée avec ses trois grandes fenêtres en ogive formait le centre de la façade. La salle paraissait être moins un endroit destiné aux repas, qu’un espace créé en vue de beautés architecturales, et la petite table qu’entourait cette société paraissait un objet absolument sans importance.

Mais ces trois hommes, examinés de près, étaient loin d’être insignifiants ; le plus âgé, qui lisait dans une gazette les dernières nouvelles de la Convention française, en faisant de temps en temps un commentaire aux deux autres, était le plus beau type de vieux gentilhomme anglais qu’on pût trouver dans ces temps vénérables, où l’on portait le chapeau relevé et les cheveux noués en queue. Ses yeux noirs brillaient sous un beau front, rendu plus proéminent encore par des sourcils épais ; mais l’impression de sévérité qui aurait pu résulter de ces yeux pénétrants et du nez aquilin était contre-balancée par les lignes bienveillantes d’une bouche qui, malgré soixante hivers, conservait toutes ses dents et sa fermeté d’expression. Le front surplombait légèrement les sourcils, et la forme en était accusée par l’arrangement des cheveux abondamment poudrés, brossés en arrière et attachés en queue. Ce personnage était assis sur une chaise étroite et dure, qui, en lui interdisant absolument la plus légère tendance au sommeil, faisait valoir ses épaules droites et la largeur de sa poitrine. Dans le fait, sir Christopher Cheverel était d’une superbe stature, comme peut le voir toute personne entrant dans le salon du manoir de Cheverel, où son portrait en pied, peint lorsqu’il avait cinquante ans, se trouve à côté de celui de sa femme, la dame imposante assise sur le gazon.

En regardant sir Christopher, vous auriez sans doute pensé qu’il pouvait avoir pour héritier un fils déjà parvenu à l’âge d’homme ; mais peut-être n’auriez-vous pas désiré que ce fils fût le jeune homme assis à sa droite, qui offrait pourtant dans le contour du nez et du front une certaine ressemblance avec le baronnet. Si ce jeune homme avait été moins élégant de tournure, on aurait admiré l’élégance de son costume. Mais telle était la perfection de sa taille élancée, que personne autre qu’un tailleur n’aurait remarqué la coupe parfaite de son habit de velours ; quant à ses mains blanches aux veines bleuâtres, elles éclipsaient complètement ses manchettes de dentelle. Le visage cependant — il est difficile de dire pourquoi — n’était pas attrayant. Rien de plus joli que son teint de blond, dont les cheveux poudrés faisaient ressortir la fraîcheur ; que les épaisses paupières qui donnaient une expression d’indolence à ses yeux brun clair ; rien de plus élégamment découpé que ses narines et sa courte lèvre supérieure. Peut-être le menton et la mâchoire inférieure étaient-ils trop petits pour que le profil fût irréprochable ; mais ce défaut était à l’avantage de la délicatesse et de la « finesse » qui formaient le caractère distinctif de toute sa personne. Impossible de dire que cette délicatesse ne fût pas extrêmement belle ; toutefois, pour le plus grand nombre des gens, elle manquait de charme. Les femmes n’aimaient pas ces yeux qui semblaient accepter complaisamment l’admiration, au lieu de la ressentir pour les autres ; et les hommes, surtout s’ils étaient d’un physique un peu lourd, trouvaient cet Antinoüs à catogan un « insupportable freluquet ». Je crois que le Rév. Maynard Gilfil, assis au côté opposé de la table, lui appliquait volontiers à part lui cette dénomination, et pourtant l’extérieur de M. Gilfil ne devait pas le rendre insensible aux avantages personnels ; en effet, son visage ouvert annonçait la santé, et ses membres robustes étaient d’un type excellent pour l’usage de tous les jours, et dans l’opinion de M. Bates, le jardinier venant du Nord, ils auraient fait un bien meilleur effet sous l’uniforme militaire, que la figure efféminée et la taille mince du capitaine Wybrow ; et pourtant celui-ci, comme neveu et héritier de sir Christopher, avait des droits bien plus acquis au respect du jardinier. M. Gilfil n’était point sensible à l’opinion de M. Bates, tandis qu’il attachait une grande importance au jugement d’une autre personne dont le nom n’aurait pas été difficile à deviner pour un observateur, d’après certaine impatience dans les regards de M. Gilfil, dirigés sur la petite figure qui glissait le long de la pelouse, portant les coussins. Le capitaine Wybrow regardait aussi dans la même direction ; mais son beau visage restait beau, et rien de plus.

« Ah ! dit sir Christopher en levant les yeux de son journal, voilà milady. Sonnez pour le café, Anthony, nous les rejoindrons, et le petit singe Tina nous chantera quelque chose. »

Le café fut bientôt apporté, non, comme à l’ordinaire, par le laquais en costume écru et écarlate, mais par le vieux sommelier en habit noir usé, mais soigneusement brossé. Il dit en posant le plateau sur la table :

« S’il vous plaît, sir Christopher, il y a dans le vestibule la veuve Hartopp qui pleure et demande à voir Votre Honneur.

— J’ai donné à Markham des ordres explicites au sujet de la veuve Hartopp, dit sir Christopher d’un ton tranchant et décidé. Je n’ai rien à lui dire.

— Votre Honneur, intercéda le sommelier en se frottant les mains et prenant l’air encore plus humble, la pauvre femme est terriblement abattue ; elle dit qu’elle ne pourra pas fermer l’œil cette nuit si elle ne voit pas Votre Honneur, et elle vous prie d’excuser la grande liberté qu’elle a prise de venir en ce moment. Elle a des accès de pleurs à vous briser le cœur.

— Hé, hé ! les larmes ne payent point de taxes. Allons, faites-la entrer dans la bibliothèque. »

Le café pris, les jeunes gens sortirent par la porte-fenêtre et rejoignirent les dames, tandis que sir Christopher se rendait à la bibliothèque, suivi par Rupert, son limier favori, qui se tenait habituellement à sa droite, se conduisait avec beaucoup de politesse pendant le dîner, mais disparaissait invariablement sous la table lorsqu’on enlevait la nappe, regardant apparemment les flacons de bordeaux comme une faiblesse humaine qu’il tolérait, sans l’approuver.

La bibliothèque n’était qu’à trois pas de la salle à manger, de l’autre côté d’un corridor voûté et recouvert d’une natte. La fenêtre en ogive recevait l’ombre du grand hêtre, ce qui, joint au plafond sculpté et à la teinte foncée des vieux livres qui tapissaient les murailles, faisait paraître la chambre très sombre, surtout en sortant de la salle à manger aux courbes aériennes et au bosselage blanc et or. Comme sir Christopher ouvrait la porte, un jet de lumière plus vive tomba sur une femme en robe de veuve, qui, debout au milieu de la chambre, fit une profonde révérence lorsqu’il entra. C’était une femme mince, d’environ quarante ans, les yeux rougis par les pleurs dont était imbibé le mouchoir qu’elle tenait serré dans sa main droite.

« Eh bien, madame Hartopp, dit sir Christopher en prenant sa tabatière d’or et frappant sur le couvercle, qu’avez-vous à me dire ? Markham vous a signifié l’ordre de quitter la ferme, je suppose ?

— Oui, Votre Honneur, et c’est pour cela que je suis venue. J’espère que Votre Honneur y pensera davantage et ne me renverra pas, moi et mes pauvres enfants, hors de la ferme, dont mon mari a toujours payé la rente aussi régulièrement qu’un jour suit un autre.

— Sottises ! Je voudrais savoir quel avantage il y aurait pour vous et vos enfants à rester sur cette ferme et à perdre jusqu’au dernier sou de ce que votre mari vous a laissé, plutôt qu’à vendre votre train et vos récoltes et aller vivre dans quelque petit endroit où vous pourriez conserver votre argent. Tous mes tenanciers savent très bien que je n’autorise jamais les veuves à garder les fermes qu’occupaient leurs maris.

— Oh ! sir Christopher, si vous « vouliez » considérer la chose : quand j’aurai vendu le foin, le blé et le bétail, quand j’aurai payé les dettes et placé l’argent à intérêt, il y aura à peine de quoi nous empêcher de mourir de faim. Et comment pourrai-je élever mes enfants et les mettre en apprentissage ? Il faudra en faire des laboureurs à la journée, quand leur père était dans une aussi bonne position que tout autre sur les terres de Votre Honneur ; un homme qui ne battait jamais son froment avant qu’il eût été mis en meule et ne vendait jamais la paille, ni rien de ce qui était bon pour la ferme. Demandez à tous les fermiers d’alentour si l’on pouvait trouver au marché de Ripstone un homme plus rangé, plus solide que mon mari. Et il m’a dit — ce furent ses derniers mots : « Vous vous arrangerez pour garder la « ferme », si sir Christopher vous le permet ».

— Bah ! dit sir Christopher, les sanglots de Mme Hartopp ayant interrompu son plaidoyer ; écoutez-moi et tâchez d’avoir un peu de bon sens. Vous êtes à peu près aussi capable de conduire la ferme que le serait une de vos vaches à lait. Vous serez obligée d’avoir un homme pour la diriger : il vous trompera, vous volera, ou bien il vous amènera à l’épouser.

— Oh ! Votre Honneur, je ne suis pas une femme de cette espèce ; personne ne peut dire cela de moi.

— Très probablement parce que vous n’avez jamais été veuve auparavant. Une femme est toujours assez folle ; mais elle ne l’est jamais autant que lorsqu’elle a mis son bonnet de veuve. Maintenant, quel bénéfice y aura-t-il pour vous, lorsque, après être restée quatre ans sur votre ferme, vous aurez dépensé votre argent, laissé ruiner les terres et que vous serez en arrière de la moitié de vos fermages ; ou que vous aurez pour mari quelque grand rustre qui vous injuriera et battra vos enfants ?

— Je vous assure, sir Christopher, que je connais très bien l’agriculture et que j’y ai été élevée à fond, comme vous pourriez le dire. Il y avait une grand’tante de mon mari qui a dirigé une ferme pendant vingt ans et qui a laissé des legs à tous ses neveux et à toutes ses nièces, et même à mon mari, qui était encore un enfant à naître.

— Bah ! quelque femme de six pieds, qui louchait et avait les épaules pointues, je suppose, un homme en jupon et non une veuve aux joues roses comme vous, madame Hartopp.

— En vérité, Votre Honneur, je n’ai jamais entendu dire qu’elle louchât ; on disait qu’elle aurait pu se remarier à des gens qui n’en voulaient nullement à son argent.

— Bon, bon ; c’est ce que vous pensez toutes : tout homme qui vous regarde a envie de vous épouser et vous aimera d’autant plus que vous avez plus d’enfants et moins de fortune. J’ai de bonnes raisons pour prendre mes décisions et je ne les change jamais. Ce que vous devez faire, c’est de tirer le meilleur parti possible de vos récoltes et de votre train d’agriculture et de chercher quelque petit endroit où vous puissiez vivre, quand vous quitterez les Grands-Fonds. Maintenant, retournez à la chambre de Mme Bellamy, et priez-la de vous donner du thé. »

Mme Hartopp, comprenant au ton de sir Christopher qu’il ne pouvait être ébranlé, le salua profondément et quitta la bibliothèque, tandis que le baronnet, s’asseyant à son pupitre, écrivait la lettre suivante :

« Monsieur Markham,

« Ne faites aucune démarche pour louer le cottage de Crowsfoot ; j’ai l’intention d’y placer la veuve Hartopp quand elle quittera sa ferme ; si vous pouvez vous trouver ici samedi matin à onze heures, je ferai une promenade à cheval avec vous et nous aviserons aux moyens d’y faire quelques réparations et d’ajouter un peu de terrain à la maison, afin qu’elle puisse nourrir une vache et quelques porcs.

« Je suis, etc.

« Christopher Cheverel. »

Après avoir sonné et donné l’ordre d’expédier cette lettre, sir Christopher sortit pour rejoindre la société. Trouvant les coussins abandonnés, il se dirigea vers la façade du bâtiment, où, à côté de la principale entrée, était la vaste fenêtre cintrée du salon ; cette fenêtre ouvrait sur la terrasse, regardant une longue étendue de prairie ondulée, bordée par de beaux arbres et par une avenue se terminant au loin à l’arcade d’un pont gothique. La fenêtre était ouverte, et sir Christopher, en entrant, trouva le groupe qu’il cherchait, occupé à examiner les progrès du plafond non terminé. Il était du même style gothique élancé et fleuri que la salle à manger, mais d’un travail plus ouvragé, qui ressemblait à une dentelle de pierre rehaussée de couleurs délicates. Il restait encore un quart du plafond à peindre, et sous cette portion se trouvaient les échafaudages, les échelles et les outils ; le reste de ce spacieux salon était privé de meubles et avait l’air d’un vaste dais gothique protégeant les personnes qui se trouvaient au milieu.

« Francesco a un peu plus avancé depuis un ou deux jours, dit sir Christopher ; c’est un drôle de paresseux ; je crois qu’il a le don de dormir debout, son pinceau à la main. Mais je l’éperonnerai ; sans cela, les échafaudages ne seraient pas enlevés lorsque la fiancée arrivera, surtout si vous mettez dans votre attaque quelque habileté stratégique, Anthony ! et si vous enlevez promptement votre Magdebourg.

— Ah ! monsieur, un siège est l’opération la plus ennuyeuse de la guerre, dit le capitaine Wybrow en souriant.

— Non pas, si l’on a des intelligences dans la place. Et cela sera, si Béatrice a le cœur tendre de sa mère, comme elle en a la beauté.

— Que penseriez-vous, sir Christopher, dit lady Cheverel, qui parut froncer le sourcil aux souvenirs évoqués par son mari, que penseriez-vous de la Sibylle du Guercin au-dessus de cette porte, quand nous placerons les tableaux ? Elle est presque perdue dans mon salon.

— Très bien, chère amie, répondit sir Christopher d’un ton affectueux, si vous voulez priver votre chambre de cet ornement ; cette peinture fera ici un effet admirable. Nos portraits par sir Joshua se placeront en face de la fenêtre, et la Transfiguration à cette extrémité. Vous voyez, Anthony, que je ne laisse point de bonnes places pour vous et votre femme. Nous vous tournerons le visage au mur, dans la galerie ; vous pourrez prendre votre revanche contre nous par la suite. »

Pendant cette conversation, M. Gilfil se tourna vers Caterina et dit :

« Je préfère à tout la vue qu’on a de cette fenêtre. »

Elle ne répondit pas, et, voyant que ses yeux se remplissaient de larmes, il ajouta : « Si nous nous promenions un peu ? Sir Christopher et milady semblent occupés. »

Caterina y consentit et ils prirent une allée qui conduisait, après plusieurs détours sous de grands arbres, vers un parterre fleuri. Leur promenade fut parfaitement silencieuse ; Maynard Gilfil savait qu’il n’était point l’objet des pensées de Caterina, et depuis longtemps il était habitué à porter le poids de cette disposition d’esprit qu’elle cachait soigneusement aux autres.

Ils atteignirent le parterre, passèrent la porte pratiquée dans la haie épaisse, et se trouvèrent subitement entourés d’une végétation brillante, qui, après les ombrages touffus dont ils sortaient, éblouissait les regards. L’effet était augmenté par une ondulation du terrain, qui descendait depuis la porte d’entrée, puis remontait vers le côté opposé, terminé par une orangerie. Les fleurs brillaient des splendeurs du soir ; les verveines et les héliotropes répandaient leurs plus doux parfums. C’était un air de fête ; tout semblait bonheur et lumière ; on eût dit que la tristesse ne pouvait y subsister. Ainsi pensait Caterina. Comme elle passait entre les plates-bandes, dont les fleurs semblaient la regarder avec des yeux étonnés, semblables à ceux de sylphes joyeux, le sentiment de son isolement dans sa misère se fit sentir plus vivement, et les larmes, qui d’abord tombaient une à une sur ses joues pâles, coulèrent rapidement, accompagnées de sanglots. Et pourtant il y avait tout près d’elle un être aimant, dont le cœur, souffrant à l’unisson du sien, était impuissant à la consoler. Mais elle était trop irritée de la pensée que ses désirs à lui différaient de ceux qu’elle formait ; puis elle était persuadée qu’il condamnait la folie des espérances qu’elle nourrissait, et cette idée l’empêchait de trouver du soulagement dans sa sympathie. Caterina s’éloignait d’une bienveillance qu’elle supposait mélangée de critique, comme l’enfant s’éloigne des friandises qu’il suppose cacher quelque médecine.

« Chère Caterina, je crois entendre des voix, dit M. Gilfil ; il se peut qu’on vienne de ce côté. »

Elle comprit, et, en personne habituée à cacher ses émotions, elle essuya ses larmes et courut à l’autre bout du jardin, où elle parut occupée à choisir une rose. Bientôt lady Cheverel entra, appuyée sur le bras du capitaine Wybrow et suivie par sir Christopher. Ils s’arrêtèrent pour examiner des touffes de géraniums près de la porte ; pendant ce temps, Caterina se rapprocha, un bouton de rose moussue à la main.

« Voici, dit-elle à sir Christopher, une jolie rose pour mettre à votre boutonnière.

— Ah ! petit singe aux yeux noirs, dit-il en lui caressant la joue, c’est ainsi que vous vous êtes sauvée avec Maynard, pour le tourmenter ou pour le captiver davantage. Voyons, voyons ; il faut que vous nous chantiez Ho perduto, avant que nous commencions notre piquet. Anthony nous quitte demain, vous savez ; il faut l’amener par votre chant à l’état d’amoureux sentimental, pour qu’il puisse bien s’acquitter de cette tâche à Bath. » Il prit le bras de Caterina sous le sien, disant à lady Cheverel : « Venez, Henriette », et s’achemina vers la maison.

La société entra dans un salon qui, avec sa fenêtre en ogive, faisait le pendant de la bibliothèque ; il y avait aussi un plafond chargé de sculptures et blasonné. La fenêtre ne recevant pas d’ombre, et, les murs étant couverts de portraits en pied de chevaliers et de dames vêtues de satin et de brocart, ce salon n’avait pas le sombre effet de la bibliothèque. On y voyait le portrait de sir Anthony Cheverel, qui, sous le règne de Charles II, restaura la splendeur de la famille un peu déchue. C’était un personnage très imposant que ce sir Anthony, debout, un bras sur la hanche et avançant son pied et sa belle jambe, dans le but évident d’être agréable à ses contemporains et à la postérité. On aurait pu enlever sa splendide perruque et son manteau écarlate, qui était rejeté en arrière de ses épaules, sans détruire la dignité de son aspect. Il avait bien su choisir sa « dame » ; celle-ci, placée en face de lui, les cheveux brun doré, repoussés en arrière et encadrant son visage doux et grave de grosses boucles tombant sur son cou d’albâtre, représentait bien la noble mère d’héritiers du domaine.

Dans cette pièce on servait le thé, et chaque soir, régulièrement, dès que l’horloge de la cour sonnait neuf heures, sir Christopher et lady Cheverel se mettaient à leur piquet jusqu’à dix heures et demie, heure à laquelle M. Gilfil lisait les prières à toute la maison dans la chapelle.

Il était près de neuf heures et Caterina dut s’asseoir au clavecin et chanter les airs favoris de sir Christopher, tirés de l’Orphée de Gluck, opéra qui se donnait alors sur la scène de Londres, pour le bonheur de cette génération. Il se trouva ce soir-là que le sentiment exprimé dans deux vers :

Che farò senza Eurydice ?

et

Ho perduto il bel sembiante,

par lesquels Orphée témoigne ses regrets pour l’objet

de son amour, était identique avec ce qu’éprouvait Caterina. Son émotion, au lieu de nuire à sa voix, en augmentait la puissance. Son talent musical était son plus grand avantage ; il lui donnait une grande supériorité sur la dame de haute naissance à laquelle Anthony devait adresser ses hommages ; aussi son amour, sa jalousie, son orgueil, sa révolte contre le sort, se réunirent-ils en un élan passionné qui s’éleva en accents profondément expressifs. Elle avait un contralto remarquable, que lady Cheverel, dont le goût en musique était distingué, l’avait soigneusement

empêchée de forcer.

« Parfait, Caterina, dit lady Cheverel pendant une pause ; je ne vous ai jamais entendue chanter aussi bien. Répétez encore une fois ! »

La jeune fille recommença ; mais lorsqu’elle eut fini, sir Christopher « bissa » encore, malgré l’horloge qui annonçait neuf heures. Lorsque s’éteignit la dernière note, il dit : « Voilà un habile petit singe aux yeux noirs. À présent, donnez-nous la table pour le piquet. »

Caterina ouvrit la table et plaça les cartes ; puis avec sa rapidité de mouvements, qui rappelait ceux d’une fée, elle se jeta aux genoux de sir Christopher, qui se pencha sur elle et lui caressa la joue en souriant.

« Caterina, c’est ridicule, dit lady Cheverel. J’aimerais à vous voir cesser ces manières théâtrales. »

Elle se releva d’un bond, mit en ordre les cahiers de musique ; puis, voyant le baronnet et sa femme occupés à leur piquet, elle sortit sans bruit.

Le capitaine Wybrow s’était tenu penché vers le clavecin pendant le chant, et le chapelain s’était jeté sur un sofa au bout de la chambre. Chacun d’eux prit un livre. M. Gilfil prit le dernier numéro du Gentleman’s Magazine ; le capitaine, étendu sur un divan près de la porte, ouvrit Faublas ; il se fit un complet silence dans ce salon qui, dix minutes auparavant, vibrait des notes passionnées de Caterina.

Elle s’était dirigée le long des corridors voûtés, éclairés de place en place par une petite lampe à huile, vers le grand escalier qui conduisait à une galerie s’étendant sur toute la face est de l’édifice ; c’est là qu’elle avait l’habitude de se promener quand elle voulait être seule. Les rayons de la lune perçant à travers les fenêtres jetaient d’étranges clartés et de fantastiques ombres sur les objets d’art rangés le long de la muraille. Des statues grecques et des bustes d’empereurs romains ; des bahuts remplis de curiosités naturelles ou d’antiquités, des oiseaux des tropiques et de grandes cornes de cerfs et d’aurochs ; des idoles hindoues et de curieux coquillages, des glaives et des poignards, des cottes de mailles, des lampes romaines et des modèles en miniature de temples grecs ; et, au-dessus de tout cela, des portraits de petits garçons et de petites filles, naguère l’espoir des Cheverel, avec des têtes à cheveux ras, le cou emprisonné dans des fraises empesées ; on y voyait aussi des dames blondes avec des joues roses, des traits microscopiques et des coiffures élevées, de valeureux gentilshommes, avec de larges épaules et des barbes rouges en pointe. C’est là que, les jours de pluie, sir Christopher et sa femme faisaient leur promenade et que l’on jouait au billard ; mais le soir cette galerie était abandonnée de tous, excepté de Caterina, et quelquefois d’une autre personne.

Elle s’avança lentement : au clair de lune, son pâle visage et sa robe blanche la faisaient ressembler à l’esprit de quelque ancienne lady Cheverel revenant visiter la solitaire galerie.

Ensuite elle s’arrêta devant la fenêtre au-dessus du portique et regarda la vaste étendue de prairies et d’arbres que la lune faisait paraître froids et tristes.

Tout d’un coup un souffle tiède et un parfum de rose sembla flotter autour d’elle ; un bras enveloppa sa taille, tandis qu’une main douce s’emparait de la sienne. Elle ressentit un choc électrique et fut immobile un instant ; puis elle repoussa le bras et la main, et, se retournant, elle leva vers le visage penché sur elle des yeux pleins à la fois de reproche et de tendresse. Dans ce regard se peignait tout le fond de la nature de la pauvre petite Caterina, un amour profond et une jalousie sauvage.

« Pourquoi me repoussez-vous, Tina ? dit à demi-voix le capitaine Wybrow ; êtes-vous fâchée contre moi de l’obligation que m’impose un cruel destin ? Voudriez-vous que je contrariasse mon oncle dans son plus cher désir, lui qui a tant fait pour nous deux ? Vous savez que j’ai des devoirs, que nous avons tous deux des devoirs, devant lesquels le sentiment doit être sacrifié.

— Oui, oui, dit Caterina, frappant du pied et détournant la tête ; ne me dites pas ce que je sais déjà. »

Il y avait dans l’esprit de la jeune fille une pensée à laquelle elle n’avait jamais donné l’essor, une voix lui disant continuellement : « Pourquoi s’est-il fait aimer de toi, pourquoi a-t-il dit qu’il t’aimait, s’il ne pensait pas pouvoir tout braver pour toi ? » Puis l’amour répondait : « Il a été entraîné par le sentiment du moment comme vous l’avez été vous-même, Caterina ; et maintenant vous devriez l’aider à faire ce qui est bien. » Puis la voix reprenait : « C’était de peu d’importance pour lui. Cela ne lui fait pas grand’chose de t’abandonner. Il aimera bientôt cette belle personne et oubliera une pauvre petite créature pâle comme toi. »

C’est ainsi que l’amour, la colère et la jalousie luttaient dans cette jeune âme.

« De plus, Tina, continua le capitaine Wybrow d’un ton encore plus doux, je ne réussirai pas. Miss Assher a très probablement une préférence pour quelque autre que moi, et vous savez que j’ai le plus vif désir de ne pas réussir. Je reviendrai en infortuné célibataire, peut-être pour vous trouver déjà mariée au beau chapelain qui vous a voué son amour. Sir Christopher a mis dans sa tête que vous épouseriez Gilfil.

— Pourquoi parlez-vous ainsi ? C’est votre indifférence qui vous fait dire cela. Laissez-moi.

— Ne nous séparons pas fâchés, Tina. Tout ceci peut changer. Il est probable que je ne me marierai pas du tout. Ces palpitations qui m’oppressent peuvent m’emporter, et vous pouvez avoir la satisfaction de penser que je ne serai jamais le fiancé de personne. Qui sait ce qui peut arriver ? Je puis devenir mon propre maître avant d’être lié par le mariage et me trouver libre d’épouser mon petit oiseau chanteur. Pourquoi nous désespérer d’avance ?

— Il vous est facile de parler ainsi, vous qui ne sentez rien, dit Caterina, fondant en larmes. Il est cruel de souffrir maintenant, mais vous ne vous inquiétez pas de ma peine.

— Comment cela, Tina ? » dit Anthony de sa voix la plus tendre, l’enlaçant de nouveau de son bras et l’attirant près de lui. La pauvre Tina était l’esclave de cette voix et de cette pression.

Le chagrin, le ressentiment, le retour sur le passé, les craintes de l’avenir s’évanouirent ; toute sa vie présente et future se concentra dans le bonheur de cet instant, pendant lequel Anthony pressa ses lèvres sur les siennes.

Le capitaine Wybrow, lui, se disait : « Pauvre petite Tina ! cela la rendrait bien heureuse de m’épouser. C’est une folle petite créature ! »

En cet instant, la voix sonore d’une cloche tira Caterina de son extase. C’était l’appel à la prière dans la chapelle : elle s’y rendit en hâte, tandis que le capitaine Wybrow la suivait lentement.

C’était un joli coup d’œil que cette famille assemblée pour le culte dans la petite chapelle, où quelques cierges jetaient une douce lumière sur les figures agenouillées. M. Gilfil était dans la chaire ; ses traits étaient plus graves qu’à l’ordinaire. À sa droite, à genoux sur leurs coussins de velours rouge, étaient le maître et la maîtresse de la maison, dans la beauté respectable de leur âge. À sa gauche, la gracieuse jeunesse d’Anthony et de Caterina, que distinguait le contraste de leur teint : lui, avec sa fraîcheur exquise et arrondie, semblable à un dieu de l’Olympe ; elle, brune et frêle, comme une enfant de la Bohême. Les domestiques étaient agenouillés sur des tabourets recouverts de drap rouge, les servantes ayant à leur tête Mme Bellamy, la vieille femme de charge, propre, soignée, en bonnet et tablier blancs comme la neige, et Mme Sharp, la femme de chambre de milady, l’air assez peu aimable, le costume éclatant ; le sommelier et M. Warren, le vénérable valet de chambre de sir Christopher, étaient à la suite de M. Bellamy.

M. Gilfil lisait ordinairement quelques courtes prières, qu’il terminait par cette simple demande : « Mon Dieu, éclaire notre entendement. »

Après cela, tous se levaient, les domestiques saluant respectueusement à mesure qu’ils sortaient. La famille retourna au salon, en se souhaitant le bonsoir ; puis on se sépara, et chacun regagna sa chambre, Caterina pleura et ne s’endormit qu’après minuit, M. Gilfil resta éveillé plus longtemps encore, en pensant que fort probablement Caterina versait des larmes.

Le capitaine Wybrow, ayant renvoyé son valet de chambre à onze heures, fut bientôt livré à un doux repos ; sa tête avait l’air d’un beau camée en relief posé sur l’oreiller légèrement froissé.