Scènes de la vie du clergé/Le Roman de M. Gilfil/1

Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
Librairie Hachette et Cie (Scènes de la vie du clergép. 113-133).


LE ROMAN
DE
MONSIEUR GILFIL


CHAPITRE PREMIER

Lorsque le vieux monsieur Gilfil mourut, il y a trente ans, ce fut une affliction générale à Shepperton ; et, si son neveu et principal légataire n’eût pas donné l’ordre de placer des tentures noires autour de la chaire et du pupitre du lecteur, ses paroissiens auraient certainement souscrit dans ce but de leurs propres deniers la somme nécessaire, plutôt que de ne pas lui rendre ce tribut de respect. Toutes les femmes de fermiers portèrent leurs toilettes de bombasin noir ; et Mme Jennings, du Wharf, s’étant présentée au temple, le premier dimanche après la mort de M. Gilfil, avec une robe verte et des rubans couleur saumon, suscita les remarques les plus sévères. Certainement on ne pouvait attendre de Mme Jennings, qui était une nouvelle venue, élevée à la ville, qu’elle eût des idées nettes sur ce qui était convenable ; mais, comme le fit observer à voix basse Mme Higgins à Mme Parrot, en sortant de l’église, son mari, qui était né dans la paroisse, aurait dû la mieux renseigner. Négliger de porter du noir dans toutes les occasions qui le demandaient, ou le quitter trop vite, indiquait, selon l’opinion de Mme Higgins, une grande légèreté de caractère et une blâmable indifférence pour les convenances sociales. « Il y a des gens qui ne peuvent se résoudre à quitter les couleurs, ajouta-t-elle ; mais cela n’a jamais été la manière d’agir de « ma » famille. En vérité, madame Parrot, depuis que j’ai épousé M. Higgins jusqu’à sa mort, il y aura neuf ans vienne la Chandeleur, je n’ai jamais été deux ans de suite hors du noir.

— Ah ! dit Mme Parrot, qui reconnaissait son infériorité à cet égard, il y a bien peu de familles dans lesquelles il y ait eu autant de morts que dans la vôtre, madame Higgins. »

Mme Higgins, veuve assez âgée et jouissant de son douaire, répondit complaisamment que l’observation de Mme Parrot n’avait rien que de juste, et que Mme Jennings appartenait probablement à une famille où il n’y avait point de funérailles dont on pût parler.

Oui, tout le monde voulut porter le deuil. La malpropre dame Fripp elle-même, qui assistait très rarement au service religieux, vint prier Mme Hackit de lui donner un morceau de vieux crêpe, et on la vit avec ce symbole de tristesse attaché à son chapeau, en forme de panier à charbon, respectueusement inclinée en face de la chaire. De la part de dame Fripp, cette manifestation de respect pour la mémoire de M. Gilfil n’avait pas la moindre signification théologique. Elle avait pour cause un événement arrivé quelques années auparavant et qui, je suis fâché de le dire, avait laissé cette vieille femme malpropre plus indifférente que jamais aux moyens d’obtenir la grâce. De son état, dame Fripp posait des sangsues et avait la réputation d’avoir une si remarquable influence sur ces capricieuses bêtes pour les amener à mordre, malgré les circonstances les plus défavorables, que, quoiqu’on refusât généralement ses sangsues à elle, on l’appelait constamment pour poser les individus plus vivaces fournis par la pharmacie de M. Pilgrim, lorsqu’un des patients solvables de cet habile homme était attaqué d’une inflammation. Aussi dame Fripp, en dehors d’une « propriété » qu’on supposait devoir lui rapporter au moins une demi-couronne par semaine, exerçait encore une profession dont le produit était vaguement estimé par ses voisins devoir s’élever à des « livres et des livres ». En outre, elle s’adonnait à un petit commerce de sucre d’orge pour les gamins épicuriens, auxquels on faisait payer cette douceur le double de son prix réel. Toutefois, malgré toutes ces sources notoires de revenu, cette vieille femme criait constamment misère et demandait les restes chez Mme Hackit, qui, tout en disant que cette Fripp en valait deux pour la fausseté et n’était rien de mieux qu’une avare et une païenne, avait un certain faible pour elle, à titre d’ancienne voisine. « Voici cette vieille endurcie qui vient encore demander les feuilles de thé, aurait dit Mme Hackit, et je suis assez sotte pour les lui donner, quoique Sally en ait besoin pour balayer le tapis. »

Telle était cette dame Fripp que M. Gilfil, revenant lentement à cheval par un chaud dimanche d’été de son service à Knebley, trouva assise dans un fossé desséché près de sa chaumière, ayant à côté d’elle un gros porc, qui, avec la confiance résultant d’une amitié parfaite, était couché, la tête sur les genoux de sa maîtresse, ne faisant d’autre effort pour se rendre agréable qu’un grognement de temps à autre.

« Vraiment, madame Fripp, dit le Révérend, je ne savais pas que vous eussiez un si beau porc. Vous aurez de fameuses tranches de lard à Noël.

— Dieu m’en préserve ! Mon fils me l’a donné il y a deux ans, et depuis il m’a toujours tenu compagnie. Je n’aurais jamais le cœur de m’en séparer, dussé-je ne plus connaître le goût du lard.

— Mais comment pouvez-vous continuer à nourrir un cochon pour n’en rien retirer ?

— Oh ! il trouve toujours à fouiller parmi les racines, et je ne crains pas de me priver pour lui. Nous mangeons et buvons ensemble ; il me suit et grogne quand je lui parle, tout comme s’il était une personne. »

M. Gilfil rit, et je suis obligé de reconnaître qu’il dit adieu à dame Fripp, sans lui demander pourquoi elle n’avait pas été à l’église, ni sans faire le moindre effort pour son édification spirituelle. Mais le jour suivant il lui envoya son domestique, David, avec un gros morceau de porc et l’ordre de lui dire que le pasteur voulait être sûr qu’elle connaîtrait encore le goût du lard. Aussi, lorsque M. Gilfil mourut, dame Fripp montra sa reconnaissance ainsi que je viens de le dire.

Vous avez pu conclure de cela que ce vicaire ne brillait pas dans les fonctions spirituelles de sa place, et à la vérité, ce que je puis dire de mieux sur son compte, c’est qu’il s’appliquait à remplir ces fonctions avec célérité et laconisme. Il avait une grosse pile de sermons très courts, assez jaunis et usés sur les bords ; il en tirait deux, chaque dimanche, avec la plus parfaite impartialité de choix, les prenant tels qu’ils venaient, sans égard pour les sujets traités. Après avoir prêché un de ses sermons à Shepperton le matin, il montait à cheval et se rendait en hâte, avec l’autre dans sa poche, à Knebley, où il faisait le service dans une curieuse petite église, dont le pavé en damier avait une fois résonné sous les chaussures de fer de moines guerriers, où l’on voyait des trophées d’armes suspendus à la voûte et des guerriers de marbre avec leurs épouses sans nez, occupant une grande partie de la nef, ainsi que les douze apôtres peints à fresque sur les murailles, la tête penchée de côté, et tenant des rubans didactiques. Là, par une distraction à laquelle il était sujet, M. Gilfil oubliait quelquefois d’ôter ses éperons avant de mettre son surplis, et ne s’apercevait de cet oubli qu’en sentant quelque chose qui s’accrochait mystérieusement à la batiste, tandis qu’il montait les degrés de la chaire. Mais les fermiers auraient pensé à critiquer la lune avant de blâmer leur pasteur. Il entrait, pour eux, dans la catégorie des choses naturelles, tout comme les marchés, les orties et les billets de banque sales ; et ses droits à leur respect comme vicaire n’avaient jamais été amoindris par des appels forcés à leurs bourses. Quelques-uns d’entre eux, qui ne se donnaient pas le luxe d’un char couvert, avaient dîné une heure plus tôt qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire à midi, afin d’avoir le temps d’accomplir leur longue marche à travers les sentiers boueux et de se trouver ponctuellement à leurs places à deux heures, alors que M. Oldinport et lady Felicia, pour qui l’église de Knebley était une sorte de chapelle de famille, recevaient les saluts et révérences de leurs tenanciers, en se rendant à leur banc sculpté et surmonté d’un dais, et répandaient autour d’eux un parfum de roses, peu apprécié par les nerfs olfactifs de la congrégation.

Les femmes et les enfants des fermiers prenaient place sur les sombres bancs de chêne ; mais les maris choisissaient ordinairement une position plus digne, en occupant une stalle sous l’un des douze apôtres, où, lorsque les prières et les réponses alternatives avaient fait place à la monotonie du sermon, on pouvait voir et entendre les « paterfamilias » céder à une douce somnolence, dont ils se réveillaient régulièrement au moment de l’exhortation finale. Puis ils reprenaient leur route à travers les sentiers boueux, peut-être aussi bien disposés par ce tribut hebdomadaire d’adoration à ce qu’ils connaissaient sur le bon et le juste, que beaucoup de congrégations plus attentives et plus avancées de notre époque.

M. Gilfil avait aussi, pendant les dernières années de sa vie, pris l’habitude de revenir chez lui aussitôt après le service, car il avait renoncé à dîner à Knebley Abbey le dimanche, ayant eu, je suis fâché de le dire, une querelle très vive avec M. Oldinport, le cousin et prédécesseur de M. Oldinport qui florissait au temps du Rév. Amos Barton. Cette querelle était fâcheuse, car tous les deux avaient passé ensemble de bonnes journées de chasse, lorsque, plus jeunes, ils étaient liés d’amitié ; plusieurs des membres de la chasse enviaient alors à M. Oldinport les excellents rapports qui existaient entre lui et son vicaire ; car, ainsi que le remarquait sir Jasper Sitwell, « après votre femme, personne ne peut être un pire fléau pour vous qu’un pasteur demeurant toujours sous votre nez dans votre propre domaine ».

Je crois que le petit différend qui amena la rupture était d’une nature très légère ; mais M. Gilfil avait l’esprit satirique et l’exerçait avec une saveur originale qui manquait complètement à ses sermons ; et, comme l’apparence de vertu consciencieuse dans laquelle s’enveloppait M. Oldinport présentait des lacunes considérables et visibles, les répliques acérées du vicaire lui firent probablement quelques incisions difficiles à cicatriser ; c’est ainsi, du moins, que la chose était racontée par M. Hackit, qui en savait à ce sujet autant qu’un tiers en pouvait savoir. La semaine qui suivit la querelle, M. Hackit, présidant le dîner annuel de l’Association pour la poursuite des voleurs tenue aux armes d’Oldinport, réjouit les convives en leur racontant que « le pasteur avait léché le chevalier avec le côté raboteux de sa langue ». La découverte de celui ou de ceux qui avaient volé la génisse de Mme Parrot n’aurait pu être une nouvelle plus agréable pour les tenanciers de Shepperton, par lesquels M. Oldinport était assez mal vu comme propriétaire ; car il avait maintenu le taux élevé de ses fermages malgré la baisse des prix et l’exemple que citaient les gazettes de province, en racontant que l’honorable Augustus Purwell ainsi que le vicomte Blethers avaient fait une réduction de 10 p. 100 le jour du payement de leurs fermiers. Le fait est que M. Oldinport n’avait pas la moindre intention de se présenter pour le Parlement, tandis qu’il avait le plus ferme désir d’augmenter la valeur de sa propriété libre d’hypothèque. En conséquence, les fermiers trouvaient d’aussi bon goût que le citron dans leur grog les sarcasmes que le vicaire avait lancés contre le chevalier, dont les charités ne valaient guère mieux que celles de l’homme qui, ayant volé une oie, en donnait les abatis en aumônes. Car Shepperton, comparé à Knebley, possédait, vous le voyez, une certaine dose de sel attique ; on y trouvait des routes à barrières et une opinion publique, tandis que dans le béotien Knebley les esprits et les chars se traînaient également dans les ornières les plus profondes, et le propriétaire n’y était envisagé que comme un mal nécessaire et inévitable, semblable au mauvais temps, aux charançons et à la coulée du turnep.

De sorte qu’à Shepperton cette rupture avec M. Oldinport ne fit qu’augmenter la bonne entente qui avait toujours existé entre le vicaire et ses paroissiens, depuis la génération dont il avait baptisé les enfants un quart de siècle auparavant, jusqu’à cette génération, pleine de promesses, représentée par le petit Tommy Bond, qui avait récemment quitté les sarraux et les caleçons pour la sévère simplicité d’un justaucorps en futaine, relevé par de nombreux boutons de cuivre. Tommy était un impudent petit garçon, rebelle à tout principe de respect, et très adonné aux toupies et aux gobilles, ressources récréatives dont il remplissait immodérément les poches de ses pantalons. Un jour qu’il jouait avec sa toupie dans une allée du jardin, il vit le vicaire s’avancer directement vers lui, au moment intéressant où elle commençait à ronfler d’une manière sonore ; il cria de toute la force de ses poumons : « Arrêtez ! ne renversez pas ma toupie ! » Depuis ce jour, le petit garçon devint le favori de M. Gilfil, qui s’amusait à provoquer son étonnement par des questions qui donnaient à Tommy l’opinion la plus médiocre de l’intelligence du Révérend.

« Eh bien, petit Pantalon, est-ce qu’on a trait les oies aujourd’hui ?

— Trait les oies ? mais on ne trait pas les oies : quelle bêtise !

— Vraiment ! comment vivent les oisons alors ? »

La nourriture des oisons dépassant les connaissances de Tommy en histoire naturelle, il feignit de prendre cette question comme une exclamation et non comme une interrogation, et s’absorba dans l’enroulement de sa toupie.

« Je vois que vous ne savez pas comment vivent les oisons ! Mais avez-vous remarqué qu’il pleuvait des dragées hier ? (Ici Tommy devint attentif.) Eh bien, il en est tombé dans ma poche pendant ma promenade à cheval. Regardez dans ma poche s’il y en a encore. »

Tommy, sans chercher à comprendre cette sorte de grêle, ne perdit point de temps pour s’assurer de la présence des grêlons, car il avait une foi bien arrêtée sur les avantages qu’il y avait à plonger la main dans la poche du pasteur. M. Gilfil l’appelait sa poche miraculeuse et prenait grand plaisir à dire aux « petites barbes » et aux « petites paires de souliers » — c’est ainsi qu’il appelait tous les petits garçons et les petites filles — que, toutes les fois qu’il y mettait des sous, ils se changeaient en dragées, en pains d’épice ou en d’autres jolies choses. Aussi la petite Bessie Parrot, « une petite paire de souliers » aux cheveux de lin et au cou gras et blanc, ne manquait jamais de le saluer avec la question : « Qué qui a dans vote posse ? »

Vous pouvez supposer que la présence du pasteur ne diminuait en rien la gaieté des dîners de baptême. Les fermiers aimaient tout particulièrement sa société, car non seulement il pouvait fumer sa pipe et assaisonner les détails des affaires paroissiales de force plaisanteries, mais, comme M. Bond le disait souvent, personne n’en savait plus que lui quant à l’élève des vaches et des chevaux. Il possédait à environ cinq milles de distance des pâturages, qu’un intendant, ostensiblement son fermier, administrait sous sa direction. Aller à cheval jusque-là et surveiller la vente et l’achat du bétail était la principale distraction du vieux monsieur, maintenant que les jours de chasse étaient passés pour lui. À l’entendre discuter les mérites respectifs de la race du Devonshire et des cornes courtes, ou la dernière décision des magistrats au sujet d’un pauvre, un observateur superficiel aurait vu peu de différence, abstraction faite de sa finesse, entre le vicaire et ses paroissiens : car il avait l’habitude de rapprocher son accent et sa manière de parler des leurs, sans doute parce qu’il pensait que ce serait manquer le but du langage que de dire shear-hogs et ewes à des hommes qui disaient habituellement sharrags et yowes.

Malgré cela, les fermiers eux-mêmes étaient parfaitement convaincus de la différence qui existait entre eux et leur pasteur, et n’avaient pas moins foi en lui comme gentleman et ministre, malgré sa parole aisée et ses manières familières. Mme Parrot arrangeait son tablier et redressait son bonnet avec le plus grand soin, quand elle voyait venir le vicaire ; elle lui faisait sa plus profonde révérence, et à chaque Noël elle avait un beau dindon à lui envoyer avec ses « devoirs ». Dans leurs conversations les plus banales avec M. Gilfil, vous auriez remarqué que les hommes, tout comme les femmes, prenaient garde à ce qu’ils disaient et n’étaient jamais indifférents à son approbation.

Le même respect l’accompagnait dans ses fonctions ecclésiastiques. On supposait les avantages du baptême liés en quelque sorte à la personnalité de M. Gilfil ; car une distinction métaphysique entre un homme et ses fonctions était tout à fait étrangère à l’esprit d’un bon habitué d’église à Shepperton, distinction qui, seulement supposée, aurait senti la dissidence. Miss Selina Parrot renvoya son mariage d’un mois entier, lorsque M. Gilfil eut une attaque de rhumatisme, plutôt que d’être mariée d’une manière différente par le pasteur de Milby.

« Nous avons entendu un très bon discours ce matin » ; voici la remarque qu’on exprimait fréquemment après avoir assisté à l’un des vieux sermons pris dans le tas, écouté d’autant plus religieusement qu’on l’entendait pour la vingtième fois ; car, sur des esprits du niveau de ceux de Shepperton, c’est la répétition et non la nouveauté qui produit le plus d’effet ; et les paroles, tout comme les avis, prennent du temps pour se mettre à l’aise dans le cerveau.

Les sermons de M. Gilfil, comme vous pouvez vous l’imaginer, n’étaient point d’un genre très dogmatique et moins encore polémique. Ils ne remuaient peut-être pas très profondément les consciences : car vous vous rappelez que Mme Patten, qui les avait entendus pendant trente ans, trouva que M. Barton, en la traitant de pécheresse, commettait une hérésie très incivile. D’un autre côté, ces sermons n’exigeaient rien de trop excentrique des intelligences de Shepperton, se bornant en général à l’exposé de la thèse très simple que ceux qui se conduisent mal s’en trouveront mal, tandis que ceux qui se conduisent bien s’en trouveront bien ; la nature de la mauvaise conduite étant déterminée par des sermons spéciaux contre le mensonge, la médisance, la colère, l’égoïsme, etc. ; et la bienfaisance étant représentée par l’honnêteté, la véracité, la charité, le travail et d’autres vertus qui se trouvent seulement à la surface de la vie et n’exigent pas de profonds enseignements spirituels. Mme Patten comprenait que, si elle ne retournait pas convenablement ses fromages, elle devait s’attendre à une juste réprobation ; mais, je le crains, elle ne s’appliquait aucunement la partie du sermon traitant de la médisance. Mme Hackit se disait très édifiée par le sermon sur l’honnêteté, l’allusion aux faux poids et aux balances trompeuses lui donnant raison à l’égard d’une dispute récente qu’elle avait eue avec son épicier ; mais en revanche il n’en était malheureusement pas de même lorsque l’orateur parlait sur la colère.

Quant à soupçonner que M. Gilfil ne prêchât pas le pur Évangile, ou quant à quelque observation sur son enseignement, de telles pensées ne vinrent jamais à l’esprit des habitants de Shepperton, ces mêmes paroissiens qui, dix ou quinze ans plus tard, critiquaient si vivement les discours et la conduite de M. Barton ; mais, dans cet intervalle, ils avaient goûté le fruit dangereux de l’arbre de la science, qui ouvre souvent les yeux d’une manière regrettable. Au temps de M. Gilfil, critiquer le sermon était considéré comme critiquer la religion elle-même. Un dimanche, le neveu de M. Hackit, maître Tom Stokes, jeune étourdi de la ville, scandalisa fortement sa famille en déclarant qu’il pourrait écrire un sermon aussi bien que M. Gilfil ; sur quoi M. Hackit, pour confondre cette présomption, lui promit un souverain s’il pouvait justifier sa vanterie. Le sermon fut écrit, et, quoiqu’on n’admît point qu’il pût égaler ceux du pasteur, il ressemblait si étonnamment à un vrai sermon, ayant un texte, trois divisions et une péroraison commençant par ces mots : « Et maintenant, mes frères », que le souverain, refusé d’abord pour la forme, fut accordé ensuite et le sermon déclaré, lorsque maître Stokes eut tourné le dos, « une chose extraordinairement habile ».

Le Rév. M. Pickard, de la Chapelle indépendante, avait bien prêché contre le manque de foi de M. Gilfil et de ses paroissiens ; mais aucun de ceux qui fréquentaient l’Église établie ne s’approchait à portée de la voix de M. Pickard.

Ce n’était point aux seuls fermiers de Shepperton que la société de M. Gilfil était agréable ; il était l’hôte bienvenu des meilleures maisons de ce côté du pays. Le vieux sir Jasper Sitwell aurait été charmé de le voir chaque matin. Si vous l’aviez vu conduire lady Sitwell à la salle à manger, ou que vous l’eussiez entendu lui parler avec sa galanterie fine et gracieuse, vous en auriez conclu que la première partie de sa vie s’était écoulée dans une société plus élégante que celle de Shepperton, et que sa conversation facile et l’aisance de ses manières étaient pour lui ce que sont les traces du temps sur un beau bloc d’ancien marbre, qui vous permettent de voir encore, ici ou là, la finesse du grain et la délicatesse de la teinte primitive. Dans les dernières années, ces visites devinrent trop fatigantes pour le Révérend, et on le trouvait rarement le soir en dehors des limites de sa paroisse, mais le plus fréquemment, à la vérité, près du feu de son propre salon, fumant sa pipe et neutralisant de temps en temps la sécheresse de la fumée par une gorgée d’eau mélangée de gin.

Ici je comprends que j’ai couru le risque de déplaire à mes élégantes lectrices et de détruire la curiosité qu’elles pourraient avoir de connaître en détail le roman de M. Gilfil. Du gin et de l’eau ! fi ! vous pourriez aussi bien nous demander de nous intéresser aux amours d’un fabricant de chandelles, qui mêle l’image de sa bien-aimée avec des mèches plongées dans le suif.

Mais, en premier lieu, chères dames, permettez-moi de vous dire que le gin et l’eau, de même que l’obésité, la calvitie ou la goutte, n’excluent point la possibilité d’un roman antérieur, pas plus que les faux cheveux habilement exécutés que vous porterez un jour n’excluront la réalité de vos belles tresses actuelles. Hélas ! hélas ! nous autres mortels, nous ne sommes souvent plus que des cendres qui ne laissent apercevoir aucune trace de la sève, des fraîches feuilles et des fleurs que l’on admirait autrefois ; nous savons seulement que naguère tout cela existait. Pour moi, du moins, je ne vois presque jamais un vieillard courbé ou une vieille femme chancelante, que je ne reconnaisse avec les yeux de l’esprit ce passé dont ils sont les restes mutilés ; et le roman à peine ébauché de la jeunesse me paraît peu intéressant, comparé à ce drame d’espoir et d’amour qui, depuis longtemps déjà, a trouvé sa catastrophe et laissé la pauvre âme semblable à une scène obscure, dont toutes les brillantes décorations sont maintenant éclipsées.

En second lieu, je puis vous assurer que les libations de gin et d’eau de M. Gilfil étaient des plus modérées. Son nez n’était point rubicond ; au contraire, ses cheveux blancs encadraient un visage pâle et vénérable. Il prenait de préférence cette boisson parce qu’elle coûtait peu. Ici je me trouve amené à vous parler d’une autre faiblesse du vicaire, faiblesse que j’aurais pu supprimer, si je tenais à peindre un portrait flatté, plutôt que fidèle. C’est un fait certain que M. Gilfil, à mesure que les années avançaient, comme l’observait M. Hackit, avait de plus en plus « la main serrée », quoique ce penchant croissant se montrât plus dans la parcimonie de ses besoins que dans ses refus de secours aux indigents. Il économisait pour un neveu, fils unique d’une sœur qui avait été, ainsi qu’une autre personne, l’objet le plus cher de son existence. « Le garçon, pensait-il, aura une jolie petite fortune pour commencer la vie et amènera quelque jour sa jolie jeune femme pour voir la place où reposera son vieil oncle. Il n’en sera peut-être que plus avantageux pour son foyer que le mien soit resté solitaire. »

M. Gilfil était donc célibataire ?

Telle serait peut-être la conclusion à laquelle vous seriez arrivé si vous étiez entré dans son salon, où les tables nues, les vieilles chaises de crin et le tapis usé et continuellement saupoudré de tabac semblaient raconter l’histoire d’une existence solitaire ; histoire que ne démentaient aucun portrait, aucun ouvrage de broderie, aucune de ces jolies bagatelles qui rappellent les doigts effilés et les petites préoccupations féminines. C’est là que M. Gilfil passait ses soirées, rarement avec d’autre société que celle de Ponto, son vieux chien d’arrêt brun, qui, étendu tout de son long sur le tapis, le museau entre les pattes, fronçait le front et soulevait de temps en temps les paupières, pour échanger avec son maître un regard d’intelligence. Mais à la cure de Shepperton il y avait une chambre qui racontait une histoire bien différente ; une chambre où n’entrait jamais personne, excepté M. Gilfil et la vieille Martha, la femme de charge, qui avec son mari, à la fois groom et jardinier, composaient toute la maison du vicaire. Les stores de cette chambre étaient toujours baissés, excepté une fois tous les trois mois, lorsque Martha y entrait pour l’aérer et la nettoyer. Elle demandait à M. Gilfil la clef, qu’il tenait renfermée dans son bureau, et elle la lui rendait dès qu’elle avait fini sa tâche.

Lorsque Martha ouvrait les volets et les rideaux, dans l’encadrement gothique de la fenêtre cintrée, la lumière du jour éclairait un agréable tableau. Sur la table de toilette était un élégant miroir dont le cadre sculpté et doré supportait de chaque côté des appliques dans lesquelles se trouvaient encore des bougies, et sur une des branches pendait un petit fichu de dentelle noire. Une pelote de satin fané avec des épingles rouillées, un flacon de senteur et un grand éventail restaient sur la table, et à côté du miroir, sur un nécessaire de toilette, était un panier à ouvrage où reposait, jauni par le temps, un petit bonnet commencé. Deux robes d’une coupe ancienne étaient suspendues à un portemanteau, et une paire de petites pantoufles rouges avec une broderie d’argent terni gisaient au pied du lit. Deux ou trois dessins à l’aquarelle, représentant des vues de Naples, ornaient les murs et la cheminée. Au-dessus de quelques objets rares en porcelaine on voyait deux miniatures dans des cadres ovales. L’une représentait un jeune homme de vingt-sept ans, le teint coloré, les lèvres épaisses, les yeux gris, clairs et candides ; l’autre, une jeune fille de dix-huit ans, maigre, avec des traits mignons, de grands yeux noirs et le teint pâle. Le monsieur était poudré ; la dame avait des cheveux noirs et peignés en arrière, et un petit bonnet avec un nœud cerise au sommet de la tête — une coiffure coquette ; et cependant les yeux annonçaient plus de tristesse que de coquetterie.

Telle était la chambre que Martha aérait et brossait quatre fois par an, depuis le temps où elle-même était une fraîche jeune fille ; et, maintenant que M. Gilfil était au déclin de la vie, elle-même avait dépassé la cinquantaine. Telle était la chambre fermée à clef dans la maison de M. Gilfil : symbole visible de la retraite secrète de son cœur, où il avait depuis longtemps renfermé ses premières espérances et ses premières tristesses, la chambre qui comprenait toute la passion et la poésie de sa vie.

Peu de gens dans la paroisse, excepté Martha, avaient un souvenir net de la femme de M. Gilfil, ou même savaient d’elle quelque chose de plus que le fait qu’il existait une plaque de marbre, avec une inscription latine dédiée à sa mémoire, placée au-dessus du prie-Dieu de la cure. Les paroissiens assez vieux pour se rappeler son arrivée n’étaient pas, en général, doués du talent descriptif, et tout ce que vous pouviez apprendre d’eux était que Mme Gilfil avait l’air d’une « étrangère, avec des yeux tels que vous ne pouvez vous les imaginer, et une voix qui vous remuait le cœur lorsqu’elle chantait à l’église ». Mme Patten faisait exception, grâce à son excellente mémoire et au plaisir qu’elle trouvait à raconter ; ses récits sur l’ancien temps étaient très goûtés à Shepperton. M. Hackit, qui n’était venu dans la paroisse que dix ans après la mort de Mme Gilfil, posait souvent à Mme Patten les mêmes questions, et ses réponses lui plaisaient en quelque sorte comme les passages d’un livre favori, où les scènes d’un drame peuvent plaire à des personnes lettrées.

« Vous vous rappelez bien le dimanche où Mme Gilfil vint pour la première fois à l’église, n’est-ce pas, madame Patten ?

— Certainement que je me le rappelle. Il faisait aussi beau temps que possible, juste au commencement des fenaisons. M. Tarbett prêcha ce jour-là, et M. Gilfil prit place au prie-Dieu avec sa femme. Je crois encore le voir conduisant le long de la nef cette jeune dame qui ne lui venait guère qu’à l’épaule ; elle était pâle et avait de grands yeux aussi noirs que des souliers ; son regard était tout à fait fixe.

— Je gage qu’elle portait sa toilette de noces ? dit M. Hackit.

— Oui, mais elle n’avait rien de particulièrement élégant ; seulement une robe blanche de mousseline des Indes et un petit chapeau blanc attaché sous le menton. Mais vous ne pouvez vous imaginer ce qu’était M. Gilfil dans ce temps. Il était déjà bien changé quand vous êtes venu habiter la paroisse. Il avait alors de belles couleurs sur les joues, et ses regards faisaient du bien au cœur. Il avait l’air parfaitement heureux ce dimanche-là ; mais j’eus comme un pressentiment que cela ne durerait pas. Je n’ai pas bonne opinion des étrangères, monsieur Hackit ; car j’ai voyagé dans leur pays avec ma maîtresse, dans mon temps, et j’en ai assez vu de leur nourriture et de leurs singulières manières.

Mme Gilfil venait d’Italie, n’est-ce pas ?

— Je le suppose, mais je n’ai jamais pu le savoir au juste. On n’a jamais osé en parler à M. Gilfil, et personne ici n’en a jamais rien su. Il fallait qu’elle en fût venue très jeune, car elle parlait l’anglais aussi bien que vous et moi. Ce sont les Italiens qui ont de si belles voix, et Mme Gilfil chantait si bien que vous n’avez jamais rien entendu de pareil. Il l’amena un jour ici pour prendre le thé un après-midi et me dit de son ton jovial : « Madame Patten, je désire que « Mme Gilfil voie la plus jolie maison et boive le meilleur thé qu’il y ait dans tout Shepperton ; il faut que vous lui montriez votre laiterie et votre chambre à fromage ; puis elle vous chantera un air. » Et elle le fit ; sa voix semblait quelquefois remplir la chambre ; ensuite elle devenait faible et douce, comme si l’on murmurait quelque chose à votre cœur.

— Vous ne l’avez pas entendue chanter dans l’église, je suppose ?

— Non ; elle était déjà souffrante alors, et, quelques mois après, elle mourut. Elle ne fut guère plus d’une demi-année dans la paroisse. Elle n’avait pas l’air gai ce jour-là, et je vis bien qu’elle ne tenait pas beaucoup à la laiterie et aux fromages ; seulement elle eut l’air d’admirer, pour faire plaisir à son mari. Quant à lui, je n’ai jamais vu un homme aussi ravi d’une femme. Il la regardait avec adoration ; on eût dit qu’il aurait voulu l’enlever de terre pour lui épargner la peine de marcher. Pauvre homme, pauvre homme ! il semblait que sa mort aurait dû le tuer ; pourtant il ne s’abandonna jamais et continua à monter à cheval et à prêcher. Mais il ressemblait à une ombre, et ses yeux avaient l’air mort, vous ne les auriez pas reconnus.

— Elle ne lui avait pas apporté de fortune ?

— Non ; toute la fortune de M. Gilfil lui venait de sa mère. Il avait de ce côté de la race et de l’argent. C’est mille fois dommage qu’il ait fait un tel mariage, un bel homme comme lui, qui aurait pu choisir ce qu’il y avait de mieux dans le comté, et qui aurait maintenant de petits enfants pour l’entourer. Et lui qui aime tant les enfants. »

C’est ainsi que Mme Patten développait ses souvenirs de la femme du vicaire. Il était clair que cette vieille dame si communicative ne savait rien de l’histoire de Mme Gilfil avant son arrivée à Shepperton et qu’elle ignorait les amours de M. Gilfil.

Mais moi, cher lecteur, je suis tout aussi communicatif que Mme Patten et beaucoup mieux informé ; en sorte que, si vous tenez à en savoir davantage, vous n’avez qu’à reporter votre imagination à la fin du siècle passé et votre attention sur le chapitre suivant.