Scènes de la vie des courtisanes/La Nuit

Traduction par Pierre Louÿs.
Petite collection à la Sphinx (p. 103-111).

xi

La Nuit

tryphaina, courtisane.
charmidès, un amant.


tryphaina

Prendre une courtisane, la payer cinq drachmes, coucher avec elle et lui tourner le dos pour pleurer et gémir ! Quelle idée ! Et tu n’avais pas de plaisir à boire, et en mangeant tu étais le seul qui ne voulait rien ; tu as pleuré pendant tout le dîner, je t’ai bien vu. Et maintenant tu ne cesses pas de sangloter comme un enfant. Pourquoi tout cela, ô Charmidès ? Ne me cache rien, pour qu’il me reste cela au moins de cette nuit que j’aurai passée près de toi sans dormir.

charmidès

Erôs me tue, ô Tryphaina ; je ne lui résiste plus, il est terrible.

tryphaina

Mais ce n’est pas moi que tu aimes c’est clair, car tu ne me veux pas, tu ne t’occupes pas de moi, tu me repousses quand je veux te prendre dans mes bras, et tu mets tes habits comme un rempart entre nous de peur que je ne veuille te toucher. Dis-moi pourtant qui est celle-là ; peut-être pourrai-je être utile à ton amour, je sais rendre ces services-là.

charmidès

Tu la connais, et elle te connaît certes bien ; ce n’est pas une courtisane obscure.

tryphaina

Dis le nom, ô Charmidès.

charmidès

Philémation, ô Tryphaina.

tryphaina

Laquelle ? car elles sont deux, est-ce celle du Peiraïeus qui vient d’être dépucelée et qui est la maîtresse de Damyllos le fils du stratège ? ou l’autre, celle qu’on appelle le Filet ?

charmidès

C’est celle-là. Elle est le mauvais génie qui m’a saisi, et j’ai été pris par elle.

tryphaina

Alors c’est celle-là que tu pleures ?

charmidès

Et beaucoup.

tryphaina

Y a-t-il longtemps que tu l’aimes, ou est-ce un amour tout neuf ?

charmidès

Non, c’est il y a sept mois, aux Dionysies, que je l’ai vue pour la première fois.

tryphaina

Mais l’as-tu vue tout entière, ou seulement le visage et ce que montre de son corps une femme qui a quarante-cinq ans ?

charmidès

Elle jure qu’elle en aura vingt-deux en élaphébotion prochain.

tryphaina

Mais en quoi as-tu confiance ? en ses serments ou en tes yeux ? examine-la donc, regarde-lui les tempes, le seul endroit où elle ait encore des cheveux ; les autres sont une perruque épaisse ; et autour des tempes, quand son fard sera effacé, tu verras que tout est blanc en dessous. Mais tout cela n’est rien. Force-la de se montrer nue.

charmidès

Elle ne m’a jamais accordé cela encore.

tryphaina

Naturellement. Elle devine que tu te dégoûterais à voir ses taches blanches. Depuis la nuque jusqu’aux jarrets elle est comme une peau de panthère. Et tu pleures de ne pouvoir coucher avec une femme pareille ? Peut-être même t’a-t-elle peiné et dédaigné.

charmidès

Oui, ô Tryphaina, et pourtant elle a tant reçu de moi. Hier, elle m’a demandé mille drachmes ; je n’ai pas pu les lui donner facilement, mon père est avare ! Alors elle a reçu Moschion et m’a fermé sa porte. Moi aussi j’ai voulu la blesser et je t’ai fait prendre.

tryphaina

Par l’Aphrodite je ne serais pas venue si l’on m’avait dit que tu me prenais pour faire de la peine à une autre, et surtout à ce cercueil de Philémation. Mais je m’en vais ; déjà trois fois le coq a chanté.

charmidès

Pas si vite, Tryphaina. Si c’est vrai, ce que tu dis de Philémation, la perruque et la teinture et les taches, je ne pourrai plus la regarder.

tryphaina

Demande à ta mère, si elle s’est jamais baignée avec elle. Quant à son âge, ton grand-père te l’apprendra, s’il est encore en vie.

charmidès

Puisqu’elle est ainsi, enlevons tout de suite ce rempart, enlaçons-nous et baisons-nous et unissons-nous tout à fait. Je salue bien Philémation.