Lévy frères (p. 187-203).


XVII

LA TOILETTE DES GRÂCES.


Mademoiselle Mimi, qui avait coutume de dormir la grasse matinée, se réveilla un matin sur le coup de dix heures, et parut très-étonnée de ne point voir Rodolphe auprès d’elle ni même dans la chambre. La veille au soir, avant de s’endormir, elle l’avait pourtant vu à son bureau, se disposant à passer la nuit sur un travail extra-littéraire qui venait de lui être commandé, et à l’achèvement duquel la jeune Mimi était particulièrement intéressée. En effet, sur le produit de son labeur, le poëte avait fait espérer à son amie qu’il lui achèterait une certaine robe printanière dont elle avait un jour aperçu le coupon aux Deux Magots, un magasin de nouveautés fameux, à l’étalage duquel la coquetterie de Mimi allait faire de fréquentes dévotions. Aussi, depuis que le travail en question était commencé, Mimi se préoccupait-elle avec une grande inquiétude de ses progrès. Souvent elle s’approchait de Rodolphe, pendant qu’il écrivait, et, penchant la tête par-dessus son épaule, elle lui disait gravement :

— Eh bien, ma robe avance-t-elle ?

— Il y a déjà une manche, sois calme, répondait Rodolphe.

Une nuit, ayant entendu Rodolphe qui faisait claquer ses doigts, ce qui indiquait ordinairement qu’il était content de son labeur, Mimi se dressa brusquement sur son lit, et cria en passant sa tête brune à travers les rideaux :

— Est-ce que ma robe est finie ?

— Tiens, répondit Rodolphe en allant lui montrer quatre grandes pages couvertes de lignes serrées, je viens d’achever le corsage.

— Quel bonheur ! fit Mimi, il ne reste plus que la jupe. Combien faut-il de pages comme ça pour faire une jupe.

— C’est selon ; mais comme tu n’es pas grande, avec une dizaine de pages de cinquante lignes de trente-trois lettres nous pourrions avoir une jupe convenable.

— Je ne suis pas grande, c’est vrai, dit Mimi sérieusement ; mais il ne faudrait cependant pas avoir l’air de pleurer après l’étoffe : on porte les robes très-amples, et je voudrais de beaux plis pour que ça fasse frou-frou.

— C’est bien, répondit gravement Rodolphe, je mettrai dix lettres de plus à la ligne, et nous obtiendrons le frou-frou.

Et Mimi se rendormait heureuse.

Comme elle avait commis l’imprudence de parler à ses amies, mesdemoiselles Musette et Phémie, de la belle robe que Rodolphe était en train de lui faire, les deux jeunes personnes n’avaient pas manqué d’entretenir messieurs Marcel et Schaunard de la générosité de leur ami envers sa maîtresse ; et ces confidences avaient été suivies de provocations non équivoques à imiter l’exemple donné par le poëte.

— C’est-à-dire, ajoutait mademoiselle Musette en tirant Marcel par les moustaches, c’est-à-dire que si cela continue encore huit jours comme ça, je serai forcée de t’emprunter un pantalon pour sortir.

— Il m’est dû onze francs dans une bonne maison, répondit Marcel ; si je récupère cette valeur, je la consacrerai à t’acheter une feuille de vigne à la mode.

— Et moi ? demandait Phémie à Schaunard. Mon peigne noir, elle ne pouvait pas dire peignoir, tombe en ruine.

Schaunard tirait alors trois sous de sa poche, et les donnait à sa maîtresse en lui disant :

— Voici de quoi acheter une aiguille et du fil. Raccommode ton peignoir bleu, cela t’instruira en t’amusant, utile dulci.

Néanmoins, dans un conciliabule tenu très-secret, Marcel et Schaunard convinrent avec Rodolphe que chacun de son côté s’efforcerait de satisfaire la juste coquetterie de leurs maîtresses.

— Ces pauvres filles, avait dit Rodolphe, un rien les pare, mais encore faut-il qu’elles aient ce rien. Depuis quelque temps les beaux-arts et la littérature vont très-bien, nous gagnons presque autant que des commissionnaires.

— Il est vrai que je ne puis pas me plaindre, interrompit Marcel : les beaux-arts se portent comme un charme, on se croirait sous le règne de Léon X.

— Au fait, fit Rodolphe, Musette m’a dit que tu partais le matin et que tu ne rentrais que le soir depuis huit jours. Est-ce que tu as vraiment de la besogne ?

— Mon cher, une affaire superbe, que m’a procurée Médicis. Je fais des portraits à la caserne de l’Ave Maria, dix-huit grenadiers qui m’ont demandé leur image à six francs l’une dans l’autre, la ressemblance garantie un an, comme les montres. J’espère avoir le régiment tout entier. C’était bien aussi mon idée de requinquer Musette quand Médicis m’aura payé, car c’est avec lui que j’ai traité et pas avec mes modèles.

— Quant à moi, fit Schaunard négligemment, sans qu’il y paraisse, j’ai deux cents francs qui dorment.

— Sacrebleu ! réveillons-les, dit Rodolphe.

— Dans deux ou trois jours je compte émarger, reprit Schaunard. En sortant de la caisse, je ne vous cacherai pas que je me propose de donner un libre cours à quelques-unes de mes passions. Il y a surtout, chez le fripier d’à côté, un habit de nankin et un cor de chasse qui m’agacent l’œil depuis longtemps ; je m’en ferai certainement hommage.

— Mais, demandèrent à la fois Rodolphe et Marcel, d’où espères-tu tirer ce nombreux capital ?

— Écoutez, Messieurs, dit Schaunard en prenant un air grave et en s’asseyant entre ses deux amis, il ne faut pas nous dissimuler aux uns et aux autres qu’avant d’être membres de l’Institut et contribuables, nous avons encore pas mal de pain de seigle à manger, et la miche quotidienne est dure à pétrir. D’un autre côté, nous ne sommes pas seuls ; comme le ciel nous a créés sensibles, chacun de nous s’est choisi une chacune, à qui il a offert de partager son sort.

— Précédé d’un hareng, interrompit Marcel.

— Or, continua Schaunard, tout en vivant avec la plus stricte économie, quand on ne possède rien, il est difficile de mettre de côté, surtout si l’on a toujours un appétit plus grand que son assiette.

— Où veux-tu en venir ?… demanda Rodolphe.

— À ceci, reprit Schaunard, que, dans la situation actuelle, nous aurions tort les uns et les autres de faire les dédaigneux, lorsqu’il se présente, même en dehors de notre art, une occasion de mettre un chiffre devant le zéro qui constitue notre apport social !

— Eh bien ! dit Marcel, auquel de nous peux-tu reprocher de faire le dédaigneux ? Tout grand peintre que je serai un jour, n’ai-je pas consenti à consacrer mes pinceaux à la reproduction picturale de guerriers français qui me payent avec leur sou de poche ? Il me semble que je ne crains pas de descendre de l’échelle de ma grandeur future.

— Et moi, reprit Rodolphe, ne sais-tu pas que depuis quinze jours je compose un poëme didactique médico-chirurgical-osanore pour un dentiste célèbre qui subventionne mon inspiration à raison de quinze sous la douzaine d’alexandrins, un peu plus cher que les huîtres ?… Cependant, je n’en rougis pas ; plutôt que de voir ma Muse rester les bras croisés, je lui ferais volontiers mettre le Conducteur parisien en romances. Quand on a une lyre… que diable ! C’est pour s’en servir… Et puis Mimi est altérée de bottines.

— Alors, reprit Schaunard, vous ne m’en voudrez pas quand vous saurez de quelle source est sorti le pactole dont j’attends le débordement.

Voici quelle était l’histoire des deux cents francs de Schaunard.

Il y avait environ une quinzaine de jours, il était entré chez un éditeur de musique qui lui avait promis de lui trouver, parmi ses clients, soit des leçons de piano, soit des accords.

— Parbleu ! dit l’éditeur en le voyant entrer, vous arrivez à propos, on est venu justement aujourd’hui me demander un pianiste. C’est un Anglais ; je crois qu’on vous payera bien… Êtes-vous réellement fort ?

Schaunard pensa qu’une contenance modeste pourrait lui nuire dans l’esprit de son éditeur. Un musicien, et surtout un pianiste, modeste, c’est en effet chose rare. Aussi Schaunard répondit-il avec beaucoup d’aplomb :

— Je suis de première force ; si j’avais seulement un poumon attaqué, de grands cheveux et un habit noir, je serais actuellement célèbre comme le soleil, et, au lieu de me demander huit cents francs pour faire graver ma partition de la Mort de la jeune fille, vous viendriez m’en offrir trois mille, à genoux, et dans un plat d’argent.

— Il est de fait, poursuivit l’artiste, que mes dix doigts ayant dix ans de travaux forcés sur les cinq octaves, je manipule assez agréablement l’ivoire et les dièses.

Le personnage auquel on adressait Schaunard était un Anglais nommé M. Birn’n. Le musicien fut d’abord reçu par un laquais bleu, qui le présenta à un laquais vert, qui le repassa à un laquais noir, lequel l’avait introduit dans un salon où il s’était trouvé en face d’un insulaire accroupi dans une attitude spleenatique qui le faisait ressembler à Hamlet, méditant sur le peu que nous sommes. Schaunard se disposait à expliquer le motif de sa présence, lorsque des cris perçants se firent entendre et lui coupèrent la parole. Ce bruit affreux qui déchiraient les oreilles était poussé par un perroquet exposé sur un perchoir au balcon de l’étage inférieur.

— Ô le bête, le bête ! le bête ! murmura l’Anglais en faisant un bond dans son fauteuil, il fera mourir moi.

Et au même instant le volatile se mit à débiter son répertoire, beaucoup plus étendu que celui des jacquots ordinaires ; et Schaunard resta confondu lorsqu’il entendit l’animal, excité par une voix féminine, commencer à déclamer les premiers vers du récit de Théramène avec les intonations du Conservatoire.

Ce perroquet était le favori d’une actrice en vogue dans son boudoir. C’était une de ces femmes qui, on ne sait ni pourquoi ni comment, sont cotées des prix fous sur le turf de la galanterie, et dont le nom est inscrit sur les menus des soupers de gentilshommes, où elles servent de dessert vivant. De nos jours, cela pose un chrétien d’être vu avec une de ces païennes, qui souvent n’ont d’antique que leur acte de naissance. Quand elles sont jolies, le mal n’est pas grand, après tout : le plus qu’on risque, c’est d’être mis sur la paille pour les avoir mises dans le palissandre. Mais quand leur beauté s’achète à l’once chez les parfumeurs et ne résiste pas à trois gouttes d’eau versées sur un chiffon, quand leur esprit tient dans un couplet de vaudeville, et leur talent dans le creux de la main d’un claqueur, on a peine à s’expliquer comment des gens distingués, ayant quelquefois un nom, de la raison et un habit à la mode, se laissent emporter, par amour du lieu commun, à élever jusqu’au terre-à-terre du caprice le plus banal, des créatures dont leur Frontin ne voudrait pas faire sa Lisette.

L’actrice en question était du nombre de ces beautés du jour. Elle s’appelait Dolorès et se disait Espagnole, bien qu’elle fut née dans cette Andalousie parisienne qui s’appelle la rue Coquenard. Quoiqu’il n’y ait pas dix minutes de la rue Coquenard à la rue de Provence, elle avait mis sept ou huit ans pour faire le chemin. Sa prospérité avait commencé au fur et à mesure de sa décadence personnelle. Ainsi, le jour où elle fit poser sa première fausse dent, elle eut un cheval, et deux chevaux le jour où elle fit poser la seconde. Actuellement elle menait grand train, logeait dans un Louvre, tenait le milieu de la chaussée les jours de Longchamp, et donnait des bals où tout Paris assistait. Le tout Paris de ces dames ? c’est-à-dire cette collection d’oisifs courtisans de tous les ridicules et de tous les scandales ; le tout Paris joueur de lansquenet et de paradoxes, les fainéants de la tête et du bras, tueurs de leur temps et de celui des autres ; les écrivains qui se font hommes de lettres pour utiliser les plumes que la nature leur a mises sur le dos ; les bravi de la débauche, les gentilshommes biseautés, les chevaliers d’ordre mystérieux, toute la bohème hantée, venue on ne sait d’où et y retournant ; toutes les créatures notées et annotées ; toutes les filles d’Ève qui vendaient jadis le fruit maternel sur un éventaire, et qui le débitent maintenant dans des boudoirs ; toute la race corrompue, du lange au linceul, qu’on retrouve aux premières représentations avec Golconde sur le front et le Tibet sur les épaules, et pour qui cependant fleurissent les premières violettes du printemps et les premières amours des adolescents. Tout ce monde-là, que les chroniques appellent tout Paris, était reçu chez mademoiselle Dolorès, la maîtresse du perroquet en question.

Cet oiseau, que ses talents oratoires avaient rendu célèbre dans tout le quartier, était devenu peu à peu la terreur des plus proches voisins. Exposé sur le balcon, il faisait de son perchoir une tribune où il tenait, du matin jusqu’au soir, des discours interminables. Quelques journalistes liés avec sa maîtresse lui ayant appris certaines spécialités parlementaires, le volatile était devenu d’une force surprenante sur la question des sucres. Il savait par cœur le répertoire de l’actrice et le déclamait de façon à pouvoir la doubler elle-même en cas d’indisposition. En outre, comme celle-ci était polyglotte dans ses sentiments et recevait des visites de tous les coins du monde, le perroquet parlait toutes les langues et se livrait quelquefois dans chaque idiome à des blasphèmes qui eussent fait rougir les mariniers à qui Vert-Vert dut son éducation avancée. La société de cet oiseau, qui pouvait être instructive et agréable pendant dix minutes, devenait un supplice véritable quand elle se prolongeait. Les voisins s’étaient plaints plusieurs fois ; mais l’actrice les avait insolemment renvoyés des fins de leur plainte. Deux ou trois locataires, honnêtes pères de famille, indignés des mœurs relâchées auxquelles les indiscrétions du perroquet les initiaient, avaient même donné congé au propriétaire, que l’actrice avait su prendre par son faible.

L’Anglais chez lequel nous avons vu entrer Schaunard avait pris patience pendant trois mois.

Un jour, il déguisa sa fureur qui venait d’éclater sous un grand costume d’apparat ; et tel qu’il se fût présenté chez la reine Victoria un jour de baisemain, à Windsor, il se fit annoncer chez mademoiselle Dolorès.

En le voyant entrer, celle-ci pensa d’abord que c’était Hoffmann dans son costume de lord Spleen ; et, voulant faire bon accueil à un camarade, elle lui offrit à déjeuner. L’anglais lui répondit gravement dans un français en vingt-cinq leçons que lui avait appris un réfugié espagnol.

— Je acceptai votre invitation, à la condition que nous mangerons cet oiseau… désagréable, et il désignait la cage du perroquet, qui, ayant déjà flairé un insulaire, l’avait salué en fredonnant le God save the king.

Dolorès pensa que l’Anglais, son voisin, était venu pour se moquer d’elle, et se disposait à se fâcher, quand celui-ci ajouta :

— Comme je étais fort riche, je mettrais le prix à le bête.

Dolorès répondit qu’elle tenait à son oiseau, et qu’elle ne voulait pas le voir passer entre les mains d’un autre.

— Oh ! Ce n’était pas dans mes mains que je voulais le mettre, répondit l’Anglais ; c’est dessous mes pieds, et il montrait le talon de ses bottes.

Dolorès frémit d’indignation, et allait s’emporter peut-être, lorsqu’elle aperçut, au doigt de l’Anglais, une bague dont le diamant représentait peut-être 2,500 francs de rentes. Cette découverte fut comme une douche tombée sur sa colère. Elle réfléchit qu’il était peut-être imprudent de se fâcher avec un homme qui avait cinquante mille francs à son petit doigt.

— Eh bien, Monsieur, lui dit-elle, puisque ce pauvre Coco vous ennuie, je le mettrai sur le derrière ; de cette façon, vous ne pourrez plus l’entendre.

L’anglais se borna à faire un geste de satisfaction.

— Cependant, ajouta-t-il en montrant ses bottes, je aurais beaucoup préféré…

— Soyez sans crainte, fit Dolorès ; à l’endroit où je le mettrai, il lui sera impossible de troubler milord.

— Oh ! Je étais pas milord… je étais seulement esquire.

Mais au moment même où M. Birn’n se disposait à se retirer après l’avoir saluée avec une inclinaison très-modeste, Dolorès, qui ne négligeait en aucune occasion ses intérêts, prit un petit paquet déposé sur un guéridon, et dit à l’Anglais :

— Monsieur, on donne ce soir, au théâtre de… une représentation à mon bénéfice, et je dois jouer dans trois pièces. Voudriez-vous me permettre de vous offrir quelques coupons de loges ? le prix des places n’a été que peu augmenté.

Et elle mit une dizaine de loges entre les mains de l’insulaire.

— Après m’être montrée aussi prompte à lui être agréable, pensait-elle intérieurement, s’il est un homme bien élevé, il est impossible qu’il me refuse ; et, s’il me voit jouer, avec mon costume rose, qui sait ? entre voisins ! le diamant qu’il porte au doigt est l’avant-garde d’un million. Ma foi, il est bien laid, il est bien triste, mais ça me fournira une occasion d’aller à Londres sans avoir le mal de mer.

L’Anglais, après avoir pris les billets, se fit expliquer une seconde fois l’usage auquel ils étaient destinés, puis il demanda le prix…

— Les loges sont à soixante francs, et il y en a dix… Mais cela n’est pas pressé, ajouta Dolorès en voyant l’Anglais qui se disposait à prendre son portefeuille ; j’espère qu’en qualité de voisin vous voudrez bien de temps en temps me faire l’honneur d’une petite visite.

M. Birn’n répondit :

— Je n’aimai point à faire les affaires à terme ; et, ayant tiré un billet de mille francs, il le mit sur la table, et glissa les coupons de loges dans sa poche.

— Je vais vous rendre, fit Dolorès en ouvrant un petit meuble où elle serrait son argent.

— Oh ! non, dit l’Anglais, ce était pour boire ; et il sortit en laissant Dolorès foudroyée par ce mot.

— Pour boire ! s’écria-t-elle en se trouvant seule. Quel butor ! Je vais lui renvoyer son argent.

Mais cette grossièreté de son voisin avait seulement irrité l’épiderme de son amour-propre ; la réflexion le calma ; elle pensa que vingt louis de boni faisaient après tout un joli banco, et qu’elle avait jadis supporté des impertinences à meilleur marché.

— Ah bah ! Se dit-elle, faut pas être si fière. Personne ne m’a vue, et c’est aujourd’hui le mois de ma blanchisseuse. Après ça, cet anglais manie si mal la langue, qu’il a cru peut-être me faire un compliment.

Et Dolorès empocha gaiement ses vingt louis.

Mais le soir, après le spectacle, elle rentra chez elle furieuse. M. Birn’n n’avait point fait usage des billets, et les dix loges étaient restées vides.

Aussi, en entrant en scène à minuit et demi, l’infortunée bénéficiaire lisait-elle, sur le visage de ses amies de coulisses la joie que celles-ci éprouvaient en voyant la salle si pauvrement garnie.

Elle entendit même une actrice de ses amies dire à une autre, en montrant les belles loges du théâtre inoccupées :

— Cette pauvre Dolorès n’a fait qu’une avant-scène.

— Les loges sont à peine garnies.

— L’orchestre est vide.

— Parbleu ! quand on voit son nom sur l’affiche, cela produit, dans la salle, l’effet d’une machine pneumatique.

— Aussi, quelle idée d’augmenter le prix des places !

— Un beau bénéfice. Je parierais que la recette tient dans une tirelire ou dans le fond d’un bas.

— Ah ! voilà son fameux costume à coques de velours rouge…

— Elle a l’air d’un buisson d’écrevisses.

— Combien as-tu fait à ton dernier bénéfice ? demanda l’une des actrices à sa compagne.

— Comble, ma chère, et c’était jour de première ; les tabourets valaient un louis. Mais je n’ai touché que six francs : ma marchande de modes a pris le reste. Si je n’avais pas si peur des engelures, j’irais à Saint-Pétersbourg.

— Comment ! tu n’as pas encore trente ans, et tu songes déjà à faire ta Russie ?

— Que veux-tu ! fit l’autre ; et elle ajouta : Et toi, est-ce bientôt ton bénéf ?

— Dans quinze jours. J’ai déjà mille écus de coupons de pris, sans compter mes saint-cyriens.

— Tiens ! tout l’orchestre s’en va.

— C’est Dolorès qui chante.

En effet, Dolorès, pourprée comme son costume, cadençait son couplet au verjus. Comme elle l’achevait à grand’peine, deux bouquets tombaient à ses pieds, lancés par la main des deux actrices ses bonnes amies, qui s’avancèrent sur le bord de leur baignoire, en criant :

— Bravo, Dolorès !

On s’imagina facilement la fureur de celle-ci. Aussi, en rentrant chez elle, bien qu’on fût au milieu de la nuit, elle ouvrit la fenêtre et réveilla Coco, qui réveilla l’honnête M. Birn’n, endormi sous la foi de la parole donnée.

— À compter de ce jour, la guerre avait été déclarée entre l’actrice et l’Anglais : guerre à outrance, sans repos ni trêve, dans laquelle les adversaires engagés ne reculeraient devant aucuns frais. Le perroquet, éduqué en conséquence, avait approfondi l’étude de la langue d’Albion, et proférait toute la journée des injures contre son voisin, dans son fausset le plus aigu. C’était, en vérité, quelque chose d’intolérable. Dolorès en souffrait elle-même, mais elle espérait que, d’un jour à l’autre, M. Birn’n donnerait congé : c’était là où elle plaçait son amour-propre. L’insulaire, de son côté, avait inventé toutes sortes de magies pour se venger. Il avait d’abord fondé une école de tambours dans son salon ; mais le commissaire de police était intervenu. M. Birn’n, de plus en plus ingénieux, avait alors établi un tir au pistolet ; ses domestiques criblaient cinquante cartons par jour. Le commissaire intervint encore, et lui fit exhiber un article du code municipal qui interdit l’usage des armes à feu dans les maisons. M. Birn’n cessa le feu. Mais huit jours après, mademoiselle Dolorès s’aperçut qu’il pleuvait dans ses appartements. Le propriétaire vint rendre visite à M. Birn’n, qu’il trouva en train de prendre les bains de mer dans son salon. En effet, cette pièce, fort grande, avait été revêtue sur tous les murs de feuilles de métal ; toutes les portes avaient été condamnées ; et, dans ce bassin improvisé, on avait mêlé dans une centaine de voies d’eau une cinquantaine de quintaux de sel. C’était une véritable réduction de l’Océan. Rien n’y manquait, pas même les poissons. On y descendait par une ouverture pratiquée dans le panneau supérieur de la porte du milieu, et M. Birn’n s’y baignait quotidiennement. Au bout de quelque temps, on sentait la marée dans le quartier, et mademoiselle Dolorès avait un demi-pouce d’eau dans sa chambre à coucher.

Le propriétaire devint furieux, et menaça M. Birn’n de lui faire un procès en dédommagement des dégâts causés dans son immeuble.

— Est-ce que je avais pas le droit, demanda l’Anglais, de me baigner chez moi ?

— Non, Monsieur.

— Si je avais pas le droit, c’est bien, dit l’Anglais plein de respect pour la loi du pays où il vivait. C’est dommage, je amusais beaucoup moa.

Et le soir même il donna des ordres pour qu’on fît écouler son Océan. Il n’était que temps : il y avait déjà un banc d’huîtres sur le parquet.

Cependant M. Birn’n n’avait pas renoncé à la lutte, et cherchait un moyen légal de continuer cette guerre singulière, qui faisait les délices de tout Paris oisif ; car l’aventure avait été répandue dans les foyers de théâtre et autres lieux de publicité. Aussi Dolorès tenait-elle à honneur de sortir triomphante de cette lutte, à propos de laquelle des paris étaient engagés.

Ce fut alors que M. Birn’n avait imaginé le piano. Et ce n’était point si mal imaginé : le plus désagréable des instruments était de force à lutter contre le plus désagréable des volatiles. Aussi, dès que cette bonne idée lui était venue, s’était-il dépêché de la mettre à exécution. Il avait loué un piano, et il avait demandé un pianiste. Le pianiste, on se le rappelle, était notre ami Schaunard. L’Anglais lui raconta familièrement ses doléances à cause du perroquet de la voisine, et tout ce qu’il avait fait déjà pour tâcher d’amener l’actrice à composition.

— Mais, milord, dit Schaunard, il y a un moyen de vous débarrasser de cette bête : c’est le persil. Tous les chimistes n’ont qu’un cri pour déclarer que cette plante potagère est l’acide prussique de ces animaux ; faites hacher du persil sur vos tapis, et faites-les secouer par la fenêtre sur la cage de Coco : il expirera absolument comme s’il avait été invité à dîner par le pape Alexandre VI.

— J’y ai pensé, mais le bête est gardée, répondit l’Anglais ; le piano est plus sûr.

Schaunard regarda l’Anglais, et ne comprit pas tout d’abord.

— Voici ce que je avais combiné, reprit l’Anglais. La comédienne et son bête dormaient jusqu’à midi. Suivez bien mon raisonnement…

— Allez, fit Schaunard, je lui marche sur les talons.

— Je avais entrepris de lui troubler le sommeil. La loi de ce pays me autorise à faire de la musique depuis le matin jusqu’au soir. Comprenez-vous ce que je attends de vous ?…

— Mais, dit Schaunard, ce ne serait pas déjà si désagréable pour la comédienne, si elle m’entend jouer du piano toute la journée, et gratis encore. Je suis de première force, et, si j’avais seulement un poumon attaqué…

— Oh ! oh ! reprit l’Anglais. Aussi je ne dirai pas à vous de faire de l’excellente musique. Il faudrait seulement taper là-dessus votre instrument. Comme ça, ajouta l’Anglais en essayant une gamme ; et toujours, toujours le même chose, sans pitié, monsieur le musicien, toujours la gamme. Je savais un peu le médecine, cela rend fou. Ils deviendront fou là-dessous, c’est là-dessus que je compte. Allons, Monsieur, mettez-vous tout de suite ; je payerai bien vous.

— Et voilà, dit Schaunard qui avait raconté tous les détails que l’on vient de lire, voilà le métier que je fais depuis quinze jours. Une gamme, rien que la même, depuis sept heures du matin jusqu’au soir. Ce n’est point là précisément de l’art sérieux ; mais que voulez-vous, mes enfants, l’Anglais me paye mon tintamarre deux cents francs par mois ; faudrait être le bourreau de son corps pour refuser une pareille aubaine. J’ai accepté, et dans deux ou trois jours je passe à la caisse pour toucher mon premier mois.

Ce fut à la suite de ces mutuelles confidences que les trois amis convinrent entre eux de profiter de la commune rentrée de fonds, pour donner à leurs maîtresses l’équipement printanier que la coquetterie de chacune convoitait depuis si longtemps. On était convenu, en outre, que celui qui toucherait son argent le premier attendrait les autres, afin que les acquisitions se fissent en même temps, et que mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie pussent jouir ensemble du plaisir de faire peau neuve, comme disait Schaunard.

Or, deux ou trois jours après ce conciliabule, Rodolphe tenait la corde, son poëme osanore avait été payé, il pesait quatre-vingts francs. Le surlendemain, Marcel avait émargé chez Médicis le prix de dix-huit portraits de caporaux, à six francs.

Marcel et Rodolphe avaient toutes les peines du monde à dissimuler leur fortune.

— Il me semble que je sue de l’or, disait le poëte.

— C’est comme moi, fit Marcel. Si Schaunard tarde longtemps, il me sera impossible de continuer mon rôle de Crésus anonyme.

Mais le lendemain même les bohèmes virent arriver Schaunard, splendidement vêtu d’une jaquette en nankin jaune d’or.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Phémie, éblouie en voyant son amant si élégamment relié, où as-tu trouvé cet habit-là ?

— Je l’ai trouvé dans mes papiers, répondit le musicien en faisant un signe à ses deux amis pour qu’ils eussent à le suivre. J’ai touché leur dit-il, quand ils furent seuls. Voici les piles, et il étala une poignée d’or.

— Eh bien, s’écria Marcel, en route ! allons mettre les magasins au pillage ! Comme Musette va être heureuse !

— Comme Mimi sera contente ! ajouta Rodolphe. Allons, viens-tu, Schaunard ?

— Permettez-moi de réfléchir, répondit le musicien. En couvrant ces dames des mille caprices de la mode, nous allons peut-être faire une folie. Songez-y. Quand elles ressembleront aux gravures de l’Écharpe d’Iris, ne craignez-vous pas que ces splendeurs n’exercent une déplorable influence sur leur caractère ? et convient-il à des jeunes hommes comme nous d’agir avec les femmes comme si nous étions des Mondors caducs et ridés ? Ce n’est pas que j’hésite à sacrifier quatorze ou dix-huit francs pour habiller Phémie ; mais je tremble ; quand elle aura un chapeau neuf elle ne voudra plus me saluer peut-être ! Une fleur dans ses cheveux, elle est si bien ! Qu’en penses-tu, philosophe ? interrompit Schaunard en s’adressant à Colline qui était entré depuis quelques instants.

— L’ingratitude est fille du bienfait, dit le philosophe.

— D’un autre côté, continua Schaunard, quand vos maîtresses seront bien mises, quelle figure ferez-vous à leur bras dans vos costumes délabrés ? Vous aurez l’air de leurs femmes de chambre. Ce n’est pas pour moi que je dis cela, interrompit Schaunard en se carrant dans son habit de nankin ; car, Dieu merci, je puis me présenter partout maintenant.

Cependant, malgré l’esprit d’opposition de Schaunard, il fut convenu de nouveau que l’on dépouillerait le lendemain tous les bazars du voisinage au bénéfice de ces dames.

Et le lendemain matin, en effet, à l’heure même où nous avons vu, au commencement de ce chapitre, mademoiselle Mimi se réveiller très-étonnée de l’absence de Rodolphe, le poëte et ses deux amis montaient les escaliers de l’hôtel, accompagnés par un garçon des Deux Magots et par une modiste, qui portaient des échantillons. Schaunard, qui avait acheté la fameuse trompe, marchait devant en jouant l’ouverture de la Caravane.

Musette et Phémie, appelées par Mimi qui habitait l’entresol, sur la nouvelle qu’on leur apportait des chapeaux et des robes, descendirent les escaliers avec la rapidité d’une avalanche. En voyant toutes ces pauvres richesses étalées devant elles, les trois femmes faillirent devenir folles de joie. Mimi était prise d’une quinte d’hilarité et sautait comme une chèvre, en faisant voltiger une petite écharpe de barége. Musette s’était jetée au cou de Marcel, ayant dans chaque main une petite bottine verte, qu’elle frappait l’une contre l’autre comme des cymbales. Phémie regardait Schaunard en sanglotant, elle ne savait que dire :

— Ah ! mon Alexandre, mon Alexandre !

— Il n’y a point de danger qu’elle refuse les présents d’Artaxercès, murmurait le philosophe Colline.

Après le premier élan de joie passé, quand les choix furent faits et les factures acquittées, Rodolphe annonça aux trois femmes qu’elles eussent à s’arranger pour essayer leur toilette nouvelle le lendemain matin.

— On ira à la campagne, dit-il.

— La belle affaire ! s’écria Musette, ce n’est point la première fois que j’aurais acheté, taillé, cousu et porté une robe le même jour. Et d’ailleurs nous avons la nuit. Nous serons prêtes, n’est-ce pas, Mesdames ?

— Nous serons prêtes ! s’écrièrent à la fois Mimi et Phémie.

Sur-le-champ elles se mirent à l’œuvre, et pendant seize heures, elles ne quittèrent ni les ciseaux ni l’aiguille.

Le lendemain matin était le premier jour du mois de mai. Les cloches de Pâques avaient sonné depuis quelques jours la résurrection du printemps, et de tous les côtés il arrivait empressé et joyeux ; il arrivait, comme dit la ballade allemande, léger ainsi que le jeune fiancé qui va planter le mai sous la fenêtre de sa bien-aimée. Il peignait le ciel en bleu, les arbres en vert, et toutes choses en belles couleurs. Il réveillait le soleil engourdi qui dormait couché dans son lit de brouillards, la tête appuyée sur les nuages gros de neige qui lui servaient d’oreiller et il lui criait : Ha ! hé ! l’ami ! c’est l’heure, et me voici ! vite à la besogne ! mettez sans plus de retard votre bel habit fait de beaux rayons neufs, et montrez-vous tout de suite à votre balcon pour annoncer mon arrivée.

Sur quoi, le soleil s’était en effet mis en campagne, et se promenait fier et superbe comme un seigneur de la cour. Les hirondelles, revenues de leur pèlerinage d’Orient, emplissaient l’air de leur vol ; l’aubépine blanchissait les buissons ; la violette embaumait l’herbe des bois, où l’on voyait déjà tous les oiseaux sortir de leurs nids avec un cahier de romances sous leurs ailes. C’était le printemps en effet, le vrai printemps des poëtes et des amoureux, et non pas le printemps de Matthieu Laensberg, un vilain printemps qui a le nez rouge, l’onglée aux doigts, et qui fait encore frissonner le pauvre au coin de son âtre, où les dernières cendres de sa dernière bûche sont depuis longtemps éteintes. Les brises attiédies couraient dans l’air transparent, et semaient dans la ville les premières odeurs des campagnes environnantes. Les rayons du soleil, clairs et chaleureux, allaient frapper aux vitres des fenêtres. Au malade ils disaient : Ouvrez, nous sommes la santé ! et dans la mansarde de la fillette penchée à son miroir, cet innocent et premier amour des plus innocentes, ils disaient : Ouvre, la belle, que nous éclairions ta beauté ! nous sommes les messagers du beau temps ; tu peux maintenant mettre ta robe de toile, ton chapeau de paille et chausser ton brodequin coquet : voici que les bosquets où l’on danse sont panachés de belles fleurs nouvelles, et les violons vont se réveiller pour le bal du dimanche. Bonjour, la belle !

Comme l’angelus sonnait à l’église prochaine, les trois coquettes laborieuses, qui avaient eu à peine le temps de dormir quelques heures, étaient déjà devant leur miroir, donnant leur dernier coup d’œil à leur toilette nouvelle.

Elles étaient charmantes toutes trois, pareillement vêtues, et ayant sur le visage le même reflet de satisfaction que donne la réalisation d’un désir longtemps caressé.

Musette était surtout resplendissante de beauté.

— Je n’ai jamais été si contente, disait-elle à Marcel ; il me semble que le bon Dieu a mis dans cette heure-ci tout le bonheur de ma vie, et j’ai peur qu’il ne m’en reste plus ! Ah ! bah ! quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. Nous avons la recette pour en faire, ajouta-t-elle gaiement en embrassant Marcel.

Quant à Phémie, une chose la chagrinait.

— J’aime bien la verdure et les petits oiseaux, disait-elle, mais à la campagne on ne rencontre personne, et on ne pourra pas voir mon joli chapeau et ma belle robe. Si nous allions à la campagne sur le boulevard ?

— À huit heures du matin, toute la rue était mise en émoi par les fanfares de la trompe de Schaunard qui donnait le signal du départ. Tous les voisins se mirent aux fenêtres pour regarder passer les bohèmes. Colline, qui était de la fête, fermait la marche, portant les ombrelles des dames. Une heure après, toute la bande joyeuse était dispersée dans les champs de Fontenay-aux-Roses.

Lorsqu’ils rentrèrent à la maison le soir, bien tard, Colline, qui, pendant la journée, avait rempli les fonctions de trésorier, déclara qu’on avait oublié de dépenser six francs, et déposa le reliquat sur une table.

— Qu’est-ce que nous allons en faire ? demanda Marcel.

— Si nous achetions de la rente ? dit Schaunard.