Scènes de la vie de bohème/XVI
XVI
LE PASSAGE DE LA MER ROUGE.
Depuis cinq ou six ans, Marcel travaillait à ce fameux tableau qu’il affirmait devoir représenter le Passage de la mer Rouge et, depuis cinq ou six ans, ce chef-d’œuvre de couleur était refusé avec obstination par le jury. Aussi, à force d’aller et de revenir de l’atelier de l’artiste au Musée, et du Musée à l’atelier, le tableau connaissait si bien le chemin, que, si on l’eût placé sur des roulettes, il eût été en état de se rendre tout seul au Louvre. Marcel, qui avait refait dix fois, et du haut en bas remanié cette toile, attribuait à une hostilité personnelle des membres du jury l’ostracisme qui le repoussait annuellement du salon carré ; et, dans ses moments perdus, il avait composé en l’honneur des cerbères de l’Institut un petit dictionnaire d’injures, avec des illustrations d’une férocité aiguë. Ce recueil, devenu célèbre, avait obtenu dans les ateliers et à l’école des Beaux-Arts le succès populaire qui s’est attaché à l’immortelle complainte de Jean Bélin, peintre ordinaire du grand sultan des Turcs ; tous les rapins de Paris en avaient un exemplaire dans leur mémoire.
Pendant longtemps, Marcel ne s’était pas découragé des refus acharnés qui l’accueillaient à chaque exposition. Il s’était confortablement assis dans cette opinion que son tableau était, dans des proportions moindres, le pendant attendu par les Noces de Cana, ce gigantesque chef-d’œuvre dont la poussière de trois siècles n’a pu ternir l’éclatante splendeur. Aussi, chaque année, à l’époque du Salon, Marcel envoyait son tableau à l’examen du jury. Seulement, pour dérouter les examinateurs et tâcher de les faire faillir dans le parti pris d’exclusion qu’ils paraissaient avoir envers le Passage de la mer Rouge, Marcel, sans rien déranger à la composition générale, modifiait quelque détail et changeait le titre de son tableau.
Ainsi, une fois il arriva devant le jury sous le nom de Passage du Rubicon ; mais Pharaon, mal déguisé sous le manteau de César, fut reconnu et repoussé avec tous les honneurs qui lui étaient dus.
L’année suivante, Marcel jeta sur un des plans de sa toile une couche de blanc simulant la neige, planta un sapin dans un coin, et, habillant un Égyptien en grenadier de la garde impériale, baptisa son tableau : Passage de la Bérésina.
Le jury, qui avait ce jour-là récuré ses lunettes sur le parement de son habit à palmes vertes, ne fut point dupe de cette nouvelle ruse. Il reconnut parfaitement la toile obstinée, surtout à un grand diable de cheval multicolore qui se cabrait au bout d’une vague de la mer Rouge. La robe de ce cheval servait à Marcel pour toutes ses expériences de coloris, et dans son langage familier, il l’appelait tableau synoptique des tons fins, parce qu’il reproduisait, avec leurs jeux d’ombre et de lumière, toutes les combinaisons les plus variées de la couleur. Mais une fois encore, insensible à ce détail, le jury n’eut pas assez de boules noires pour refuser le Passage de la Bérésina.
— Très-bien, dit Marcel, je m’y attendais. L’année prochaine je le renverrai sous le titre de : Passage des Panoramas.
— Ils seront bien attrapés… trapés… attrape… trape… chantonna le musicien Schaunard sur un air nouveau de sa composition, un air terrible, bruyant comme une gamme de coups de tonnerre, et dont l’accompagnement était redouté de tous les pianos circonvoisins.
— Comment peuvent-ils refuser cela sans que tout le vermillon de ma mer Rouge leur monte au visage et les couvre de honte ? murmurait Marcel en contemplant son tableau… Quand on pense qu’il y a là-dedans pour cent écus de couleur et pour un million de génie, sans compter ma belle jeunesse, devenu chauve comme mon feutre. Une œuvre sérieuse qui ouvre de nouveaux horizons à la science des glacis. Mais ils n’auront pas le dernier ; jusqu’à mon dernier soupir, je leur enverrai mon tableau. Je veux qu’il se grave dans leur mémoire.
— C’est la plus sûre manière de le faire jamais graver, dit Gustave Colline d’une voix plaintive ; et en lui-même il ajouta : Il est très-joli, celui-là, très-joli… je le répéterai dans les sociétés.
Marcel continuait ses imprécations, que Schaunard continuait à mettre en musique.
— Ah ! Ils ne veulent pas me recevoir, disait Marcel. Ah ! le gouvernement les paye, les loge et leur donne la croix, uniquement dans le seul but de me refuser une fois par an, le premier mars, une toile de cent sur châssis à clef… Je vois distinctement leur idée, je la vois très-distinctement ; ils veulent me faire briser mes pinceaux. Ils espèrent peut-être, en me refusant ma mer Rouge, que je vais me jeter dedans par la fenêtre du désespoir. Mais, ils connaissent bien mal mon cœur humain, s’ils comptent me prendre à cette ruse grossière. Je n’attendrai même plus l’époque du salon. À compter d’aujourd’hui, mon œuvre devient le tableau de Damoclès éternellement suspendu sur leur existence. Maintenant, je vais une fois par semaine l’envoyer chez chacun d’eux, à domicile, au sein de leur famille, au plein cœur de leur vie privée. Il troublera leurs joies domestiques, il leur fera trouver le vin sûr, le rôti brûlé, et leurs épouses amères. Ils deviendront fous très-rapidement, et on leur mettra la camisole de force pour aller à l’institut les jours de séance. Cette idée me sourit.
Quelques jours après, et comme Marcel avait déjà oublié ses terribles plans de vengeance contre ses persécuteurs, il reçut la visite du père Médicis. On appelait ainsi dans le cénacle un juif nommé Salomon et qui, à cette époque, était très-connu de toute la bohème artistique et littéraire, avec qui il était en perpétuels rapports. Le père Médicis négociait dans tous les genres de bric-à-brac. Il vendait des mobiliers complets depuis douze francs jusqu’à mille écus. Il achetait tout et savait le revendre avec bénéfice. La banque d’échange de M. Proudhon est bien peu de chose comparée au système appliqué par Médicis, qui possédait le génie du trafic à un degré auquel les plus habiles de sa religion n’étaient point arrivés jusque-là. Sa boutique, située place du Carrousel, était un lieu féerique où l’on trouvait toute chose à souhait. Tous les produits de la nature, toutes les créations de l’art, tout ce qui sort des entrailles de la terre et du génie humain, Médicis en faisait un objet de négoce. Son commerce touchait à tout, absolument à tout ce qui existe, il travaillait même dans l’idéal. Médicis achetait des idées pour les exploiter lui-même ou les revendre. Connu de tous les littérateurs et de tous les artistes, intime de la palette et familier de l’écritoire, c’était l’Asmodée des arts. Il vous vendait des cigares contre un plan de feuilleton, des pantoufles contre un sonnet, de la marée fraîche contre des paradoxes ; il causait à l’heure avec les écrivains chargés de raconter dans les gazettes les cancans du monde ; il vous procurait des places dans les tribunes des parlements, et des invitations pour les soirées particulières ; il logeait à la nuit, à la semaine ou au mois les rapins errants, qui le payaient en copies faites au Louvre d’après les maîtres. Les coulisses n’avaient point de mystères pour lui. Il vous faisait recevoir des pièces dans les théâtres ; il vous obtenait des tours de faveur. Il avait dans la tête un exemplaire de l’Almanach des vingt-cinq mille adresses, et connaissait la demeure, les noms et les secrets de toutes les célébrités, même obscures.
Quelques pages copiées dans le brouillard de sa tenue de livres pourront, mieux que toutes les explications les plus détaillées, donner une idée de l’universalité de son commerce.
— Vendu à M. L…, antiquaire, le compas dont Archimède s’est servi pendant le siége de Syracuse, 75 fr.
— Acheté à M. V…, journaliste, les œuvres complètes, non coupées, de M.*** membre de l’académie, 10 fr.
— Vendu au même un article de critique sur les œuvres complètes de M.***, membre de l’Académie, 30 fr.
— Vendu à M.***, membre de l’Académie, un feuilleton de douze colonnes sur ses œuvres complètes, 250 fr.
— Acheté à M. R…, homme de lettres, une appréciation critique sur les œuvres complètes de M.***, de l’Académie Française, 10 fr ; plus 50 livres de charbon de terre et 2 kilog. de café.
— Vendu à M.*** un vase en porcelaine ayant appartenu à madame du Barry, 18 fr.
— Acheté à la petite D… ses cheveux, 15 fr.
— Acheté à M. B… un lot d’articles de mœurs et les trois dernières fautes d’orthographe faites par M. le préfet de la Seine, 6 fr. ; plus une paire de souliers napolitains.
— Vendu à mademoiselle O… une chevelure blonde, 120 fr.
— Acheté à M. M…, peintre d’histoire, une série de dessins gais, 25 fr.
— Indiqué à M. Ferdinand l’heure à laquelle madame la baronne R… de P… va à la messe. — Au même, loué pour une journée le petit entresol du faubourg Montmartre, le tout 30 fr.
— Vendu à M. Isidore son portrait en Apollon, 30 fr.
— Vendu à mademoiselle R… une paire de homards et six paires de gants, 36 fr. (Reçu 2 fr. 75 c).
— À la même, procuré un crédit de six mois chez madame***, modiste. (Prix à débattre.)
— Procuré à madame***, modiste, la clientèle de mademoiselle R… (Reçu pour ce, trois mètres de velours et six aunes de dentelle.)
— Acheté à M. R…, homme de lettres, une créance de 120 fr. sur le journal***, actuellement en liquidation, 5 fr. ; plus deux livres de tabac de Moravie.
— Vendu à M. Ferdinand deux lettres d’amour, 12 fr.
— Acheté à M. J…, peintre, le portrait de M. Isidore en Apollon, 6 fr.
— Acheté à M.*** 75 kilog. de son ouvrage, intitulé : des Révolutions sous-marines, 15 fr.
— Loué à madame la comtesse de G… un service de Saxe, 20. fr.
— Acheté à M.***, journaliste, 52 lignes dans son Courrier de Paris, 100 fr ; plus une garniture de cheminée.
— Vendu à MM. O… et Cie 52 lignes dans le Courrier de Paris de M.***, 300 fr. ; plus de garnitures de cheminée.
— À mademoiselle S… G…, loué un lit et un coupé pour un jour (néant). (Voir le compte de mademoiselle S… G…, grand-livre, folios 26 et 27.)
— Acheté à M. Gustave C… un mémoire sur l’industrie linière, 50 fr. ; plus une édition rare des œuvres de Flavius Josèphe.
— À mademoiselle S… G… vendu un mobilier moderne 5,000 fr.
— Pour la même, payé une note chez le pharmacien, 75 fr.
— Id. Payé une note chez la crémière, 3 fr. 85.
Etc, etc, etc.
On voit, par ces citations, sur quelle immense échelle s’étendaient les opérations du juif Médicis, qui, malgré les notes un peu illicites de son commerce infiniment éclectique, n’avait jamais été inquiété par personne.
En entrant chez les bohèmes avec cet air intelligent qui le distinguait, le juif avait deviné qu’il arrivait à un moment propice. En effet, les quatre amis se trouvaient en ce moment réunis en conseil, et, sous la présidence d’un appétit féroce, dissertaient la grave question du pain et de la viande. C’était un dimanche ! de la fin du mois. Jour fatal et quantième sinistre.
L’entrée de Médicis fut donc acclamée par un joyeux chorus ; car on savait que le juif était trop avare de son temps pour le dépenser en visites de politesse ; aussi sa présence annonçait-elle toujours une affaire à traiter.
— Bonsoir, Messieurs, dit le juif, comment vous va ?
— Colline, dit Rodolphe couché sur son lit et engourdi dans les douceurs de la ligne horizontale, exerce les devoirs de l’hospitalité, offre une chaise à notre hôte : un hôte est sacré. Je vous salue en Abraham, ajouta le poëte.
Colline alla prendre un fauteuil qui avait l’élasticité du bronze, et l’avança près du juif en lui disant avec une voix hospitalière :
— Supposez un instant que vous êtes Cinna, et prenez ce siége.
Médicis se laissa tomber dans le fauteuil, et allait se plaindre de sa dureté, lorsqu’il se ressouvint que lui-même l’avait jadis changé avec Colline contre une profession de foi vendue à un député qui n’avait pas la corde de l’improvisation. En s’asseyant, les poches du juif résonnèrent d’un bruit argentin, et cette mélodieuse symphonie jeta les quatre bohèmes dans une rêverie pleine de douceurs.
— Voyons la chanson maintenant, dit Rodolphe tout bas à Marcel, l’accompagnement paraît joli.
— Monsieur Marcel, fit Médicis, je viens simplement faire votre fortune. C’est-à-dire que je viens vous offrir une occasion superbe d’entrer dans le monde artistique. L’art, voyez-vous bien, monsieur Marcel, est un chemin aride dont la gloire est l’oasis.
— Père Médicis, dit Marcel sur les charbons de l’impatience, au nom de 50 pour cent, votre patron vénéré, soyez bref.
— Oui, dit Colline, bref ainsi que le roi Pépin, qui était un sire concis comme vous : car vous devez l’être, circoncis, fils de Jacob !
— Ouh ! ouh ! ouh ! firent les bohèmes en regardant si le plancher ne s’entr’ouvrait pas pour engloutir le philosophe.
Mais Colline ne fut pas encore englouti cette fois.
— Voici l’affaire, reprit Médicis. Un riche amateur qui monte une galerie destinée à faire le tour de l’Europe m’a chargé de lui procurer une série d’œuvres remarquables. Je viens vous offrir vos entrées dans ce musée. En un mot, je viens pour vous acheter votre Passage de la mer Rouge.
— Comptant ? fit Marcel.
— Comptant, répondit le juif en faisant jouer l’orchestre de ses goussets.
— L’es-tu content ? dit Colline.
— Décidément, fit Rodolphe furieux, il faudra se procurer une poire d’angoisse pour fermer le soupirail à sottises de ce gueux-là. Brigand, ne vois-tu pas qu’il cause d’écus ? Il n’y a donc rien de sacré pour toi, athée ?
Colline monta sur un meuble, et prit la pose d’Harpocrate, dieu du silence.
— Continuez, Médicis, dit Marcel en montrant son tableau. Je veux vous laisser l’honneur de fixer vous-même le prix de cette œuvre qui n’en a pas.
Le juif posa sur la table 50 écus en bel argent neuf.
— Après ? dit Marcel, c’est l’avant-garde.
— Monsieur Marcel, dit Médicis, vous savez bien que mon premier mot est toujours mon dernier. Je n’ajouterai rien ; réfléchissez : 50 écus, cela fait 150 francs. C’est une somme, ça !
— Une faible somme, reprit l’artiste ; rien que dans la robe de mon Pharaon, il y a pour 50 écus de cobalt. Payez-moi au moins la façon, égalisez les piles, arrondissez le chiffre, et je vous appellerai Léon X, Léon X bis.
— Voici mon dernier mot, reprit Médicis : je n’ajoute pas un sou de plus ; mais j’offre à dîner à tout le monde, vins variés à discrétion, et au dessert je paye en or.
— Personne ne dit mot ? hurla Colline en frappant trois coups de poing sur la table. Adjugé.
— Allons, dit Marcel, convenu.
— Je ferai prendre le tableau demain, fit le juif. Partons, Messieurs, le couvert est mis.
Les quatre amis descendirent l’escalier en chantant le chœur des Huguenots : À table, à table !
Médicis traita les bohèmes d’une façon tout à fait magnifique. Il leur offrit une foule de choses qui jusque-là étaient restées pour eux complétement inédites. Ce fut à compter de ce dîner que le homard cessa d’être un mythe pour Schaunard, et il contracta dès lors pour cet amphibie une passion qui devait aller jusqu’au délire.
Les quatre amis sortirent de ce splendide festin ivres comme un jour de vendange. Cette ivresse faillit même avoir des suites déplorables pour Marcel qui, en passant devant la boutique de son tailleur, à deux heures du matin, voulait absolument éveiller son créancier pour lui donner en à-compte les 150 francs qu’il venait de recevoir. Une lueur de raison qui veillait encore dans l’esprit de Colline retint l’artiste au bord de ce précipice.
Huit jours après ce festival, Marcel apprit dans quelle galerie son tableau avait pris place. En passant dans le faubourg Saint-Honoré, il s’arrêta au milieu d’un groupe qui paraissait regarder curieusement la pose d’une enseigne au-dessus d’une boutique. Cette enseigne n’était autre chose que le tableau de Marcel, vendu par Médicis à un marchand de comestibles. Seulement, le Passage de la mer Rouge avait encore subi une modification et portait un nouveau titre. On y avait ajouté un bateau à vapeur, et il s’appelait : Au port de Marseille. Une ovation flatteuse s’était élevée parmi les curieux quand on avait découvert le tableau. Aussi Marcel se retourna-t-il ravi de ce triomphe, et murmura : La voix du peuple, c’est la voix de Dieu.