Lévy frères (p. 154-170).


XIV

MADEMOISELLE MIMI


Ô mon ami Rodolphe, qu’est-il donc advenu pour que vous soyez changé ainsi ? Dois-je croire les bruits que l’on rapporte, et ce malheur a-t-il pu abattre à ce point votre robuste philosophie ? Comment pourrai-je, moi, l’historien ordinaire de votre épopée bohème, si pleine d’éclats de rire, comment pourrai-je raconter sur un ton assez mélancolique la pénible aventure qui met un crêpe à votre constante gaieté, et arrête ainsi tout à coup la sonnerie de vos paradoxes ?

Ô Rodolphe, mon ami ! je veux bien que le mal soit grand, mais là, en vérité, ce n’est point de quoi s’aller jeter à l’eau. Donc je vous convie au plus vite à faire une croix sur le passé. Fuyez surtout la solitude peuplée de fantômes qui éterniseraient vos regrets. Fuyez le silence, où les échos des souvenirs seraient encore pleins de vos joies et de vos douleurs passées. Jetez courageusement à tous les vents de l’oubli le nom que vous avez tant aimé, et jetez avec lui tout ce qui vous reste encore de celle-là qui le portait. Boucles de cheveux mordues par les lèvres folles du désir ; flacon de Venise, où dort encore un reste de parfum, qui, en ce moment, serait plus dangereux à respirer pour vous que tous les poisons du monde ; au feu les fleurs, les fleurs de gaze, de soie et de velours ; les jasmins blancs ; les anémones empourprées par le sang d’Adonis, les myosotis bleus, et tous ces charmants bouquets qu’elle composait aux jours lointains de votre court bonheur. Alors, je l’aimais aussi, moi, votre Mimi, et je ne voyais pas de danger à ce que vous l’aimassiez. Mais suivez mon conseil : au feu les rubans, les jolis rubans roses, bleus et jaunes dont elle se faisait des colliers pour agacer le regard ; au feu les dentelles et les bonnets, et les voiles et tous ces chiffons coquets dont elle se parait pour aller faire de l’amour mathématique avec M. César, M. Jérôme, M. Charles, ou tel autre galant du calendrier, alors que vous l’attendiez à votre fenêtre, frissonnant sous les bises et les givres de l’hiver ; au feu, Rodolphe, et sans pitié, tout ce qui lui a appartenu et pourrait encore vous parler d’elle ; au feu les lettres d’amour. Tenez, en voici précisément une, et vous avez pleuré dessus comme une fontaine, ô mon ami infortuné !

« Comme tu ne rentres pas, je sors pour aller chez ma tante ; j’emporte l’argent qu’il y a ici, pour prendre une voiture.— Lucile. » Et ce soir-là, ô Rodolphe, vous n’avez pas dîné, vous en souvenez-vous ? et vous êtes venu chez moi me tirer un feu d’artifice de plaisanteries qui attestaient de la tranquillité de votre esprit. Car vous croyiez Mimi chez sa tante, et si je vous avais dit qu’elle était chez M. César, ou avec un comédien du Montparnasse, vous auriez certainement voulu me couper la gorge. Au feu encore cet autre billet qui a toute la tendresse laconique du premier :

« Je vais me commander des bottines, il faut absolument que tu trouves de l’argent pour que je les aille chercher après-demain. » Ah ! mon ami, ces bottines-là ont dansé bien des contre-danses où vous ne faisiez pas vis-à-vis. À la flamme tous ces souvenirs, et au vent leurs cendres.

Mais d’abord, ô Rodolphe, par amour pour l’humanité et pour la gloire de l’Écharpe d’Iris et du Castor, reprenez les rênes du bon goût que vous aviez abandonnées durant votre souffrance égoïste, sans quoi il peut arriver des choses horribles et dont vous seriez responsable. Nous en reviendrions aux manches à gigot, aux pantalons à petit pont, et on verrait un jour venir à la mode des chapeaux qui fâcheraient l’univers et appelleraient la colère du ciel.

Et maintenant, voici le moment venu de raconter les amours de notre ami Rodolphe avec mademoiselle Lucile, surnommée mademoiselle Mimi. Ce fut au détour de sa vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l’époque où il rencontra Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C’était certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohème. Et lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu’un empereur sous la robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l’amour comme une chose de luxe, un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en relation avec une giletière qu’il rendit contrefaite de corps et d’esprit à force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages philosophiques, prétendait que l’amour était une espèce de purgation, bonne à prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque révérence de l’amour ; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d’être aimé, l’azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d’étoiles, etc., etc. Cette manie l’avait fait surnommer l’harmonica, par Schaunard. Marcel avait aussi fait à ce propos un mot très-joli, où, faisant allusion aux tirades sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu’à sa calvitie précoce, il l’appelait : myosotis chauve. La vérité vraie était ceci : Rodolphe croyait alors sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d’amour ; il chantait insolemment le De Profundis sur son cœur qu’il croyait mort, alors qu’il n’était qu’immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu’il n’espérait plus et qui le désespéraient aujourd’hui. Vous l’avez voulu, ô Rodolphe ! et nous ne vous plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu’on envie le plus, surtout si l’on sait qu’on en est à jamais guéri.

Rodolphe rencontra donc la jeune Mimi qu’il avait jadis connue, alors qu’elle était la maîtresse d’un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d’abord un grand haro parmi les amis de Rodolphe lorsqu’ils apprirent son mariage ; mais comme mademoiselle Mimi était fort avenante, point du tout bégueule, et supportait sans maux de tête la fumée de la pipe et les conversations littéraires, on s’accoutuma à elle et on la traita comme une camarade. Mimi était une charmante femme et d’une nature qui convenait particulièrement aux sympathies plastiques et poétiques de Rodolphe. Elle avait vingt-deux ans ; elle était petite, délicate, mièvre. Son visage semblait l’ébauche d’une figure aristocratique ; mais ses traits, d’une certaine finesse et comme doucement éclairés par les lueurs de ses yeux bleus et limpides, prenaient en de certains moments d’ennui ou d’humeur un caractère de brutalité presque fauve, où un physiologiste aurait peut-être reconnu l’indice d’un profond égoïsme ou d’une grande insensibilité. Mais c’était le plus souvent une charmante tête au sourire jeune et frais, aux regards tendres ou pleins d’impérieuse coquetterie. Le sang de la jeunesse courait chaud et rapide dans ses veines, et colorait de teintes rosées sa peau transparente aux blancheurs de camélia. Cette beauté maladive séduisait Rodolphe, et il passait souvent, la nuit, bien des heures à couronner de baisers le front pâle de sa maîtresse endormie, dont les yeux humides et lassés brillaient à demi clos sous le rideau de ses magnifiques cheveux bruns. Mais ce qui contribua surtout à rendre Rodolphe amoureux fou de mademoiselle Mimi, ce furent ses mains que, malgré les soins du ménage, elle savait conserver plus blanches que les mains de la déesse de l’Oisiveté. Cependant, ces mains si frêles, si mignonnes, si douces aux caresses de la lèvre, ces mains d’enfant entre lesquelles Rodolphe avait déposé son cœur de nouveau en floraison, ces mains blanches de mademoiselle Mimi devaient bientôt mutiler le cœur du poëte avec leurs ongles roses.

Au bout d’un mois, Rodolphe commença à s’apercevoir qu’il avait épousé une tempête, et que sa maîtresse avait un grand défaut. Elle voisinait, comme on dit, et passait une grande partie de son temps chez des femmes entretenues du quartier, dont elle avait fait la connaissance. Il en résulta bientôt ce que Rodolphe avait craint lorsqu’il s’était aperçu des relations contractées par sa maîtresse. L’opulence variable de quelques-unes de ses amies nouvelles avait fait naître une forêt d’ambition dans l’esprit de mademoiselle Mimi, qui jusque-là n’avait eu que des goûts modestes et se contentait du nécessaire, que Rodolphe lui procurait de son mieux. Mimi commença à rêver la soie, le velours et la dentelle. Et malgré les défenses de Rodolphe, elle continua à fréquenter les femmes, qui toutes étaient d’accord pour lui persuader de rompre avec le bohémien qui ne pouvait pas seulement lui donner cent cinquante francs pour s’acheter une robe de drap.

— Jolie comme vous êtes, lui disaient ses conseillères, vous trouverez facilement une position meilleure. Il ne faut que chercher.

Et Mademoiselle Mimi se mit à chercher. Témoin de ses fréquentes sorties, maladroitement motivées, Rodolphe entra dans la voie douloureuse des soupçons. Mais dès qu’il se sentait sur la trace de quelque preuve d’infidélité, il s’enfonçait avec acharnement un bandeau sur les yeux, afin de ne rien voir. Cependant, quoi qu’il en fût, il adorait Mimi. Il avait pour elle cet amour jaloux, fantasque, querelleur et bizarre que la jeune femme ne comprenait pas, parce qu’elle n’éprouvait alors pour Rodolphe que cet attachement tiède qui résulte de l’habitude. Et d’ailleurs, la moitié de son cœur avait déjà été dépensée au temps de son premier amour, et l’autre moitié était encore pleine des souvenirs de son premier amant.

Huit mois se passèrent ainsi, alternés de jours bons et mauvais. Pendant ce temps, Rodolphe fut vingt fois sur le point de se séparer de mademoiselle Mimi, qui avait pour lui toutes les cruautés maladroites de la femme qui n’aime pas. À proprement parler, cette existence était devenue pour tous deux un enfer. Mais Rodolphe s’était habitué à ces luttes quotidiennes, et ne craignait rien tant que de voir cesser cet état de choses, parce qu’il sentait qu’avec lui cesseraient à jamais et ces fièvres de jeunesse et ces agitations qu’il n’avait point ressenties depuis si longtemps. Et puis, s’il faut tout dire aussi, il y avait des heures où mademoiselle Mimi savait faire oublier à Rodolphe tous les soupçons auxquels il se déchirait le cœur. Il y avait des moments où elle courbait à ses genoux comme un enfant, sous le charme de son regard bleu, ce poëte à qui elle avait fait retrouver la poésie perdue, ce jeune à qui elle avait rendu la jeunesse, et qui, grâce à elle, était rentré sous l’équateur de l’amour. Deux ou trois fois par mois, au milieu de leurs orageuses querelles, Rodolphe et Mimi s’arrêtaient d’un commun accord dans l’oasis fraîche d’une nuit d’amour et de douces causeries. Alors, Rodolphe prenait entre ses bras la tête souriante et animée de son amie, et pendant des heures entières il se laissait aller à lui parler cet admirable et absurde langage que la passion improvise à ses heures de délire. Mimi écoutait calme d’abord, plutôt étonnée qu’émue mais à la fin, l’éloquence enthousiaste de Rodolphe, tour à tour tendre, gai, mélancolique, la gagnait peu à peu. Elle sentait fondre, au contact de cet amour, les glaces d’indifférence qui engourdissaient son cœur, des fièvres contagieuses commençaient à l’agiter, elle se jetait au cou de Rodolphe et lui disait en baisers tout ce qu’elle n’aurait pu lui dire en paroles. Et l’aube les surprenait ainsi, enlacés l’un à l’autre, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, tandis que leurs bouches humides et brûlantes murmuraient encore le mot immortel :

« Qui, depuis cinq mille ans,
Se suspend chaque nuit aux lèvres des amants. »

Mais le lendemain, le plus futile prétexte amenait une querelle, et l’amour épouvanté s’enfuyait encore pour longtemps.

À la fin, cependant, Rodolphe s’aperçut que, s’il n’y prenait garde, les mains blanches de mademoiselle Mimi l’achemineraient à un abîme où il laisserait son avenir et sa jeunesse. Un instant la raison austère parla en lui plus fort que l’amour, et il se convainquit par de beaux raisonnements appuyés de preuves que sa maîtresse ne l’aimait pas. Il alla jusqu’à se dire que les heures de tendresse qu’elle lui accordait n’étaient qu’un caprice de sens pareil à ceux que les femmes mariées éprouvent pour leurs maris lorsqu’elles ont la fièvre d’un cachemire, d’une robe nouvelle, ou que leur amant se trouve éloigné d’elles, ce qui fait pendant au proverbe : « Quand on n’a point de pain blanc on se contente de pain bis. » Bref, Rodolphe pouvait tout pardonner à sa maîtresse, excepté de n’être point aimé. Il prit donc un parti suprême et annonça à mademoiselle Mimi qu’elle eût à chercher un autre amant. Mimi se mit à rire et fit des bravades. À la fin, voyant que Rodolphe tenait bon dans sa résolution, et l’accueillait avec beaucoup de tranquillité lorsqu’elle rentrait à la maison après une nuit et un jour passés au dehors, elle commença à s’inquiéter un peu devant cette fermeté à laquelle elle n’était point habituée. Elle fut alors charmante pendant deux ou trois jours. Mais son amant ne revenait point sur ce qu’il avait dit, et se contentait de lui demander si elle avait trouvé quelqu’un.

— Je n’ai seulement pas cherché, répondait-elle.

Cependant elle avait cherché, et même avant que Rodolphe lui en eût donné le conseil. En quinze jours elle avait fait deux tentatives. Une de ses amies l’avait aidée et lui avait d’abord ménagé la connaissance d’un jeune jouvenceau qui avait fait briller aux yeux de Mimi un horizon de cachemires de l’Inde et de mobiliers en palissandre. Mais, de l’avis de Mimi elle-même, ce jeune lycéen, qui pouvait être très-fort en algèbre, n’était pas un très-grand clerc en amour ; et comme Mimi n’aimait point à faire les éducations, elle planta là son amoureux novice avec ses cachemires, qui broutaient encore les prairies du Tibet, et ses mobiliers de palissandre, encore en feuilles dans les forêts du Nouveau-Monde.

Le lycéen ne tarda pas à être remplacé par un gentilhomme breton, dont Mimi s’était rapidement affolée, et elle n’eut point besoin de prier longtemps pour devenir comtesse.

Malgré les protestations de sa maîtresse, Rodolphe eut vent de quelque intrigue ; il voulut savoir au juste où il en était, et un matin, après une nuit où mademoiselle Mimi n’était point rentrée, il courut à l’endroit où il la soupçonnait être, et là il put à loisir s’enfoncer en plein cœur une de ces preuves auxquelles il faut croire quand même. Les yeux bordés d’une auréole de volupté, il vit mademoiselle Mimi sortir du manoir où elle s’était fait anoblir, pendue au bras de son nouveau maître et seigneur, lequel, il faut le dire, paraissait beaucoup moins fier de sa nouvelle conquête que ne le fut Pâris, le beau berger grec, après l’enlèvement de la belle Hélène.

En voyant arriver son amant, mademoiselle Mimi parut un peu surprise. Elle s’approcha de lui, et pendant cinq minutes ils s’entretinrent fort tranquillement. Ils se séparèrent ensuite pour aller chacun de son côté. Leur rupture était résolue.

Rodolphe rentra chez lui et passa la journée à disposer en paquets tous les objets qui appartenaient à sa maîtresse.

Durant la journée qui suivit le divorce avec sa maîtresse, Rodolphe reçut la visite de plusieurs de ses amis, et leur annonça tout ce qui s’était passé. Tout le monde le complimenta de cet événement comme d’un grand bonheur.

— Nous vous aiderons, ô mon poëte, lui disait un de ceux-là qui avaient été le plus souvent témoins des misères que mademoiselle Mimi faisait endurer à Rodolphe, nous vous aiderons à retirer votre cœur des mains d’une méchante créature. Et avant peu, vous serez guéri et tout prêt à courir avec une autre Mimi les verts chemins d’Aulnay et de Fontenay-Aux-Roses.

Rodolphe jura que c’en était à jamais fini avec les regrets et le désespoir. Il se laissa même entraîner au bal Mabille, où sa tenue délabrée représentait fort mal l’Écharpe d’Iris qui lui procurait ses entrées dans ce beau jardin de l’élégance et du plaisir. Là, Rodolphe rencontra de nouveaux amis avec qui il se mit à boire. Il leur raconta son malheur avec un luxe inouï de style bizarre, et, pendant une heure, il fut étourdissant de verve et d’entrain.

— Hélas ! hélas ! disait le peintre Marcel en écoutant la pluie d’ironie qui tombait des lèvres de son ami, Rodolphe est trop gai, beaucoup trop !

— Il est charmant ! répondit une jeune femme à qui Rodolphe venait d’offrir un bouquet ; et, quoiqu’il soit bien mal mis, je me compromettrais volontiers à danser avec lui s’il voulait m’inviter.

Deux secondes après, Rodolphe, qui avait entendu, était à ses pieds, enveloppant son invitation dans un discours aromatisé de tout le musc et de tout le benjoin d’une galanterie à 80 degrés Richelieu. La dame demeura confondue devant ce langage pailleté d’adjectifs éblouissants et de phrases contournées et régence au point de faire rougir le talon des souliers de Rodolphe, qui n’avait jamais été si gentilhomme vieux-Sèvres. L’invitation fut acceptée.

Rodolphe ignorait les premiers éléments de la danse à l’égal de la règle de trois. Mais il était mû par une audace extraordinaire, il n’hésita point à partir, et improvisa une danse inconnue à toutes les chorégraphies passées. C’était un pas qu’on appelle le pas des regrets et soupirs, et dont l’originalité obtint un incroyable succès. Les trois mille becs de gaz avaient beau lui tirer la langue, comme pour se moquer de lui, Rodolphe allait toujours, et jetait sans relâche, à la figure de sa danseuse, des poignées de madrigaux entièrement inédits.

— Hélas ! disait le peintre Marcel, cela est incroyable, Rodolphe me fait l’effet d’un homme ivre qui se roule sur des verres cassés.

— En attendant, il a fait une femme superbe, dit un autre en voyant Rodolphe s’enfuir avec sa danseuse.

— Tu ne nous dis pas adieu, lui cria Marcel.

Rodolphe revint près de l’artiste et lui tendit la main. Cette main était froide et humide comme une pierre mouillée.

La compagne de Rodolphe était une robuste fille de Normandie, riche et abondante nature dont la rusticité native s’était promptement aristocratisée au milieu des élégances du luxe parisien et d’une vie oisive. Elle s’appelait quelque chose comme madame Séraphine, et était pour le présent la maîtresse d’un Rhumatisme, pair de France, qui lui donnait 50 louis par mois, qu’elle partageait avec un gentilhomme de comptoir qui ne lui donnait que des coups. Rodolphe lui avait plu, elle espéra qu’il ne lui donnerait rien, elle l’emmena chez elle.

— Lucile, dit-elle à sa femme de chambre, je n’y suis pour personne. Et, après avoir passé dans sa chambre, elle revint au bout de cinq minutes, revêtue d’un costume spécial. Elle trouva Rodolphe immobile et muet, car depuis son entrée il s’était malgré lui enfoncé dans des ténèbres plein de sanglots silencieux.

— Vous ne me regardez plus, tu ne me parles pas, dit Séraphine étonnée.

— Allons, se dit Rodolphe en relevant la tête, regardons-la, mais pour l’art seulement !

« Et quel spectacle, alors, vint s’offrir à ses yeux ! »
comme dit Raoul dans les Huguenots.

Séraphine était admirablement belle. Ces formes splendides, habilement mises en valeur par la coupe de son vêtement, s’accusaient pleines de provocations sous la demi-transparence du tissu. Toutes les impérieuses fièvres du désir se réveillèrent dans les veines de Rodolphe. Un chaud brouillard lui monta au cerveau. Il regarda Séraphine autrement que pour l’amour de l’esthétique, et il prit dans ses mains celles de la belle fille. C’étaient des mains sublimes et qu’on eût dites sculptées par les plus purs ciseaux de la statuaire grecque. Rodolphe sentit ces admirables mains trembler dans les siennes ; et, de moins en moins critique d’art, il attira près de lui Séraphine, dont le visage se colorait déjà de cette rougeur qui est l’aurore de la volupté.

— Cette créature est un véritable instrument de plaisir un vrai stradivarius d’amour, et dont je jouerais volontiers un air, pensa Rodolphe, en entendant d’une manière très-distincte le cœur de la belle battre une charge précipitée.

En ce moment un coup de sonnette violent retentit à la porte de l’appartement.

— Lucile, Lucile, cria Séraphine à la femme de chambre, n’ouvrez pas ; dites que je ne suis pas rentrée.

À ce nom de Lucile, deux fois prononcé, Rodolphe se leva.

— Je ne veux vous gêner en aucune façon, Madame, dit-il. D’ailleurs, il faut que je me retire, il est tard et je demeure très-loin. Bonsoir.

— Comment ! Vous partez ? s’écria Séraphine en redoublant les éclairs de son regard. Pourquoi, pourquoi partez-vous ? Je suis libre, vous pouvez rester.

— Impossible, répondit Rodolphe. J’attends ce soir un de mes parents qui arrive de la terre de Feu, et il me déshériterait s’il ne me trouvait pas chez moi pour lui faire accueil. Bonsoir, Madame !

Et il sortit avec précipitation. La servante alla l’éclairer, Rodolphe leva par mégarde les yeux sur elle. C’était une jeune femme frêle, à la démarche lente ; son visage très-pâle faisait une charmante antithèse avec sa chevelure noire ondée naturellement, et ses yeux bleus semblaient deux étoiles malades.

— Ô fantôme ! s’écria Rodolphe en se reculant devant celle qui portait le nom et le visage de sa maîtresse. Arrière ! que me veux-tu ? Et il descendit l’escalier à la hâte.

— Mais, Madame, dit la camériste en rentrant chez sa maîtresse, il est fou, ce jeune homme !

— Dis donc qu’il est bête, répondit Séraphine exaspérée. Oh ! ajouta-t-elle, ça m’apprendra à être bonne. Si cet imbécile de Léon avait au moins l’esprit de venir à présent !

Léon était le gentilhomme dont la tendresse portait une cravache.

Rodolphe courut chez lui tout d’une haleine. En montant l’escalier, il trouva son chat écarlate qui poussait des gémissements plaintifs. Il y avait deux nuits déjà qu’il appelait ainsi vainement son amante infidèle, une Manon Lescaut angora, partie en campagne galante sur les toits d’alentour. Pauvre bête, dit Rodolphe, toi aussi on t’a trompé ; ta Mimi t’a fait des traits comme la mienne. Bast ! Consolons-nous. Vois-tu, ma pauvre bête, le cœur des femmes et des chattes est un abîme que les hommes et les chats ne pourront jamais sonder.

Lorsqu’il entra dans sa chambre, bien qu’il fît une chaleur épouvantable, Rodolphe crut sentir un manteau glacé descendre sur ses épaules. C’était le froid de la solitude, de la terrible solitude de la nuit que rien ne vient troubler. Il alluma sa bougie et aperçut alors la chambre dévastée. Les meubles ouvraient leurs tiroirs vides, et, du plafond au sol, une immense tristesse emplissait cette petite chambre, qui parut à Rodolphe plus grande qu’un désert. En marchant, il heurta du pied les paquets renfermant les objets appartenant à mademoiselle Mimi, et il ressentit un mouvement de joie en voyant qu’elle n’était pas encore venue pour les prendre, comme elle lui avait dit qu’elle le ferait le matin. Rodolphe sentait, malgré tous ses combats, approcher l’heure de la réaction, et il devinait bien qu’une nuit atroce allait expier toute la joie amère qu’il avait dépensée dans la soirée. Cependant, il espérait que son corps, brisé par la fatigue, s’endormirait avant le réveil des angoisses, si longtemps comprimées dans son cœur.

Comme il s’approchait du lit et en écartait les rideaux, en voyant ce lit qui n’avait pas été dérangé depuis deux jours, devant les deux oreillers placés l’un à côté de l’autre, et sous l’un desquels se cachait encore à demi la garniture d’un bonnet de femme, Rodolphe sentit son cœur étreint dans l’invincible étau de cette douleur morne qui ne peut éclater. Il tomba au pied du lit, prit son front dans ses mains ; et, après avoir jeté un regard dans cette chambre désolée, il s’écria :

— Ô petite Mimi, joie de ma maison, est-il bien vrai que vous soyez partie, que je vous ai renvoyée, et que je ne vous reverrai plus, mon Dieu ! Ô jolie tête brune qui avez si longtemps dormi à cette place, ne reviendrez-vous plus y dormir encore ? Ô voix capricieuse dont les caresses me donnaient le délire, et dont les colères me charmaient, est-ce que je ne vous entendrai plus ? Ô petites mains blanches aux veines bleues, vous à qui j’avais fiancé mes lèvres, ô petites mains blanches, avez-vous donc reçu mon dernier baiser ? Et Rodolphe plongeait, avec une ivresse délirante, sa tête dans les oreillers, encore imprégnés des parfums de la chevelure de son amie. Du fond de cette alcôve il lui semblait voir sortir le fantôme des belles nuits qu’il avait passées avec sa jeune maîtresse. Il entendait retentir claire et sonore, au milieu du silence nocturne, le rire épanoui de mademoiselle Mimi, et il se ressouvint de cette charmante et contagieuse gaieté avec laquelle elle avait su tant de fois lui faire oublier tous les embarras et toutes les misères de leur existence hasardeuse.

Pendant toute cette nuit il passa en revue les huit mois qu’il venait d’écouler auprès de cette jeune femme qui ne l’avait jamais aimé peut-être, mais dont les tendres mensonges avaient su rendre au cœur de Rodolphe sa jeunesse et sa virilité premières.

L’aube blanchissante le surprit au moment où, vaincu par la fatigue, il venait de fermer les yeux rougis par les larmes versées durant cette nuit. Veille douloureuse et terrible, et comme les plus railleurs et les plus sceptiques d’entre nous pourraient en retrouver plus d’une au fond de leur passé.

Le matin, lorsque ses amis entrèrent chez lui, ils furent effrayés en voyant Rodolphe, dont le visage était ravagé par toutes les angoisses qui l’avaient assailli durant sa veille au mont d’Oliviers de l’amour.

— Bon, dit Marcel, j’en étais sûr : c’est sa gaieté d’hier qui lui a tourné sur le cœur. Ça ne peut pas durer comme ça.

Et, de concert avec deux ou trois camarades, il commença sur mademoiselle Mimi une foule de révélations indiscrètes, dont chaque mot s’enfonçait comme une épine au cœur de Rodolphe. Ses amis lui prouvèrent que de tout temps sa maîtresse l’avait trompé comme un niais, chez lui et au dehors, et que cette créature pâle comme l’ange de la phthisie était un écrin de sentiments mauvais et d’instincts féroces.

Et l’un et l’autre, ils alternèrent ainsi dans la tâche qu’ils avaient entreprise, et dont le but était d’amener Rodolphe à ce point où l’amour aigri se change en mépris ; mais ce but ne fut atteint qu’à moitié. Le désespoir du poëte se changea en colère. Il se jeta avec rage sur les paquets qu’il avait préparés la veille ; et après avoir mis de côté tous les objets que sa maîtresse avait en sa possession en entrant chez lui, il garda tout ce qu’il lui avait donné pendant leur liaison, c’est-à-dire la plus grande partie, et surtout les choses de toilette auxquelles mademoiselle Mimi tenait par toutes les fibres de sa coquetterie, devenue insatiable dans les derniers temps.

Mademoiselle Mimi vint le lendemain dans la journée pour prendre ses effets. Rodolphe était chez lui et seul. Il fallut que toutes les puissances de l’amour-propre le retinssent, pour qu’il ne se jetât point au cou de sa maîtresse. Il lui fit un accueil plein d’injures muettes, et mademoiselle Mimi lui répondit par ces insultes froides et aiguës qui font pousser des griffes aux plus faibles et aux plus timides. Devant le dédain avec lequel sa maîtresse le flagellait avec une opiniâtreté insolente, la colère de Rodolphe éclata brutale et effrayante ; un instant, Mimi, blanche de terreur, se demanda si elle allait sortir vivante d’entre ses mains. Aux cris qu’elle poussa, quelques voisins accoururent et l’arrachèrent de la chambre de Rodolphe.

Deux jours après, une amie de Mimi vint demander à Rodolphe s’il voulait rendre les affaires qu’il avait gardées chez lui. — Non, répondit-il.

Et il fit causer la messagère de sa maîtresse. Cette femme lui apprit que la jeune Mimi était dans une situation fort malheureuse, et qu’elle allait manquer de logement.

— Et son amant, dont elle est si folle ?

— Mais, répondit Amélie, l’amie en question, ce jeune homme n’a point l’intention de la prendre pour maîtresse. Il en a une depuis fort longtemps, et il paraît peu s’occuper de Mimi, qui est à ma charge et m’embarrasse beaucoup.

— Qu’elle s’arrange, dit Rodolphe, elle l’a voulu ; ça ne me regarde pas… Et il fit des madrigaux à mademoiselle Amélie, et lui persuada qu’elle était la plus belle femme du monde.

Amélie fit part à Mimi de son entrevue avec Rodolphe.

— Que dit-il ? que fait-il ? demanda Mimi. Vous a-t-il parlé de moi ?

— Aucunement ; vous êtes déjà oubliée, ma chère. Rodolphe a une nouvelle maîtresse, et il lui a acheté une toilette superbe, car il a reçu beaucoup d’argent, et lui-même est vêtu comme un prince. Il est très-aimable, ce jeune homme, et il m’a dit des choses charmantes.

— Je saurai ce que cela veut dire, pensa Mimi.

Tous les jours, mademoiselle Amélie venait voir Rodolphe sous un prétexte quelconque ; et, quoi qu’il fît, celui-ci ne pouvait s’empêcher de lui parler de Mimi.

— Elle est fort gaie, répondait l’amie, et n’a point l’air de se préoccuper de sa position. Au reste, elle assure qu’elle reviendra avec vous quand elle voudra, sans faire aucune avance et uniquement pour faire enrager vos amis.

— C’est bien, dit Rodolphe ; qu’elle vienne et nous verrons.

Et il recommença à faire la cour à Amélie, qui s’en allait tout rapporter à Mimi, et assurait que Rodolphe était fort épris d’elle.

— Il m’a encore baisé la main et le cou, lui disait-elle ; voyez, c’est tout rouge. Il veut m’emmener au bal demain.

— Ma chère amie, dit Mimi piquée, je vois où vous en voulez venir, à me faire croire que Rodolphe est amoureux de vous, et qu’il ne pense plus à moi. Mais vous perdez votre temps, et avec lui, et avec moi.

Le fait était que Rodolphe n’était aimable avec Amélie que pour l’attirer chez lui souvent, et avoir l’occasion de lui parler de sa maîtresse, mais avec un machiavélisme qui avait peut-être son but ; et, s’apercevant bien que Rodolphe aimait toujours Mimi, et que celle-ci n’était pas éloignée de rentrer avec lui, Amélie s’efforçait, par des rapports adroitement inventés, à éviter tout ce qui pourrait rapprocher les deux amants.

Le jour où elle devait aller au bal, Amélie vint dans la matinée demander à Rodolphe si la partie tenait toujours.

— Oui, lui répondit-il, je ne veux pas manquer l’occasion d’être le chevalier de la plus belle personne des temps modernes.

Amélie prit l’air coquet qu’elle avait le soir de son unique début dans un théâtre de la banlieue, dans les quatrièmes rôles de soubrette, et elle promit qu’elle serait prête pour le soir.

— À propos, fit Rodolphe, dites à mademoiselle Mimi que, si elle veut faire une infidélité à son amant en ma faveur et venir passer une nuit chez moi, je lui rendrai toutes ses affaires.

Amélie fit la commission de Rodolphe et prêta à ses paroles un sens tout autre que celui qu’elle avait su deviner.

— Votre Rodolphe est un homme ignoble, dit-elle à Mimi, sa proposition est une infamie. Il veut vous faire descendre par cette démarche au rang des plus viles créatures ; et si vous allez chez lui, non-seulement il ne vous rendra pas vos affaires, mais il vous servira en risée à tous ses amis : c’est une conspiration arrangée entre eux.

— Je n’irai pas, dit Mimi ; et comme elle vit Amélie en train de préparer sa toilette, elle lui demanda si elle allait au bal.

— Oui, répondit l’autre.

— Avec Rodolphe ?

— Oui, il doit venir m’attendre ce soir à vingt pas de la maison.

— Bien du plaisir, dit Mimi ; et voyant l’heure du rendez-vous avancer, elle courut en toute hâte chez l’amant de mademoiselle Amélie et le prévint que celle-ci était en train de lui machiner une petite trahison avec son ancien amant à elle.

Le monsieur, jaloux comme un tigre et brutal comme un bâton, arriva chez mademoiselle Amélie, et lui annonça qu’il trouvait excellent qu’elle passât la soirée avec lui.

À huit heures, Mimi courut à l’endroit où Rodolphe devait trouver Amélie. Elle aperçut son amant qui se promenait dans l’attitude d’un homme qui attend ; elle passa deux fois à côté de lui, sans oser l’aborder. Rodolphe était mis très-élégamment ce soir-là, et les crises violentes auxquelles il était en proie depuis huit jours avaient donné à son visage un grand caractère. Mimi fut singulièrement émue. Enfin, elle se décida à lui parler. Rodolphe l’accueillit sans colère, et lui demanda des nouvelles de sa santé, après quoi il s’informa du motif qui l’amenait près de lui ; tout cela d’une voix douce, et où un accent de tendresse cherchait à se contraindre.

— C’est une mauvaise nouvelle que je viens vous annoncer : mademoiselle Amélie ne peut venir au bal avec vous, son amant la retient.

— J’irai donc au bal tout seul.

Ici, mademoiselle Mimi feignit de trébucher et s’appuya sur l’épaule de Rodolphe. Il lui prit le bras et lui proposa de la reconduire chez elle.

— Non, dit Mimi, j’habite avec Amélie ; et, comme elle est avec son amant, je ne pourrai rentrer que lorsqu’il sera parti.

— Écoutez, lui dit alors le poëte, je vous ai fait faire tantôt une proposition par mademoiselle Amélie ; vous l’a-t-elle transmise ?

— Oui, dit Mimi, mais en des termes auxquels, même après ce qui est arrivé, je n’ai pu ajouter foi. Non, Rodolphe, je n’ai pas cru que, malgré tout ce que vous pouvez avoir à me reprocher, vous me croyiez assez peu de cœur pour accepter un semblable marché.

— Vous ne m’avez pas compris, ou on vous a mal rapporté les choses. Ce qui est dit est toujours dit, fit Rodolphe ; il est neuf heures, vous avez encore trois heures de réflexion. Ma clef sera sur ma porte jusqu’à minuit. Bonsoir. Adieu, ou au revoir.

— Adieu donc, dit Mimi d’une voix tremblante.

Et ils se quittèrent… Rodolphe rentra chez lui et se jeta tout habillé sur son lit. À onze heures et demie mademoiselle Mimi entrait dans sa chambre.

— Je viens vous demander l’hospitalité, dit-elle : l’amant d’Amélie est resté chez elle, et je n’ai pu rentrer.

Jusqu’à trois heures du matin ils causèrent. Une conversation explicative, où de temps en temps le tu familier succédait au vous de la discussion officielle.

À quatre heures leur bougie s’éteignit. Rodolphe voulut en allumer une neuve.

— Non, dit Mimi, ce n’est point la peine ; il est bien temps de dormir.

Et cinq minutes après, sa jolie tête brune avait repris sa place sur l’oreiller ; et, d’une voix pleine de tendresse, elle appelait les lèvres de Rodolphe sur ses petites mains blanches aux veines bleues, dont la pâleur nacrée luttait avec les blancheurs du drap. Rodolphe n’alluma pas la bougie.

Le lendemain matin, Rodolphe se leva le premier ; et, montrant à Mimi plusieurs paquets, il lui dit très-doucement :

— Voici ce qui vous appartient, vous pouvez l’emporter ; je tiens ma parole.

— Oh ! dit Mimi, je suis bien fatiguée, voyez-vous, et je ne pourrai pas emporter tous ces gros paquets d’une seule fois. J’aime mieux revenir.

Et comme elle s’était habillée, elle prit seulement une collerette et une paire de manchettes.

— J’emporterai ce qui reste… petit à petit, ajouta-t-elle en souriant.

— Allons, dit Rodolphe, emporte tout ou n’emporte rien ; mais que cela finisse.

— Que cela recommence, au contraire, et que cela dure surtout, dit la jeune Mimi en embrassant Rodolphe.

Après avoir déjeuné ensemble, ils partirent pour aller à la campagne. En traversant le Luxembourg, Rodolphe rencontra un grand poëte qui l’avait toujours accueilli avec une charmante bonté. Par convenance, Rodolphe allait feindre de ne pas le voir. Mais le poëte ne lui en donna pas le temps ; et, en passant près de lui, il lui fit un geste amical, et salua sa jeune compagne avec un gracieux sourire.

— Quel est ce monsieur ? demanda Mimi.

Rodolphe lui répondit un nom qui la fit rougir de plaisir et d’orgueil.

— Oh ! dit Rodolphe, cette rencontre du poëte qui a si bien chanté l’amour est d’un bon augure, et portera bonheur à notre réconciliation.

— Je t’aime, va, dit Mimi en serrant la main de son ami, bien qu’ils fussent au milieu de la foule.

— Hélas ! pensa Rodolphe, lequel vaut le mieux, ou de se laisser tromper toujours pour avoir cru, ou ne croire jamais dans la crainte d’être trompé toujours ?