Lévy frères (p. 146-153).


XIII

LA CRÉMAILLÈRE


Ceci se passait quelque temps après la mise en ménage du poëte Rodolphe avec la jeune mademoiselle Mimi ; et depuis environ huit jours tout le cénacle bohémien était fort en peine à cause de la disparition de Rodolphe, qui était subitement devenu impondérable. On l’avait cherché dans tous les endroits où il avait habitude d’aller, et partout on avait reçu la même réponse :

— Nous ne l’avons pas vu depuis huit jours.

Gustave Colline, surtout, était dans une grande inquiétude, et voici à quel propos. Quelques jours auparavant, il avait confié à Rodolphe un article de haute philosophie que celui-ci devait insérer dans les colonnes Variétés du journal le Castor, revue de la chapellerie élégante dont il était rédacteur en chef. L’article philosophique était-il paru aux yeux de l’Europe étonnée ? Telle était la question que se posait le malheureux Colline ; et on comprendra cette anxiété quand on saura que le philosophe n’avait pas encore eu les honneurs de la typographie, et qu’il brûlait du désir de voir quel effet produirait sa prose imprimée en caractère cicéro. Pour se procurer cette satisfaction d’amour-propre, il avait déjà dépensé six francs en séance de lecture dans tous les salons littéraires de Paris, sans y rencontrer le Castor. N’y pouvant plus tenir, Colline se jura à lui-même qu’il ne prendrait pas une minute de repos avant d’avoir mis la main sur l’introuvable rédacteur de cette feuille.

Aidé par des hasards qu’il serait trop long de faire connaître, le philosophe s’était tenu parole. Deux jours après, il connaissait bien le domicile de Rodolphe, et se présentait chez lui à six heures du matin.

Rodolphe habitait alors un hôtel garni d’une rue déserte située dans le faubourg Saint-Germain, et il logeait au cinquième parce qu’il n’y avait point de sixième. Lorsque Colline arriva à la porte, il ne trouva point la clef dessus. Il frappa pendant dix minutes sans qu’on lui répondît de l’intérieur ; le vacarme matinal attira même le portier qui vint prier Colline de se taire.

— Vous voyez bien que ce monsieur dort, dit-il.

— C’est pour cela que je veux le réveiller, répondit Colline en frappant de nouveau.

— Il ne veut pas vous répondre, alors, reprit le concierge en déposant à la porte de Rodolphe une paire de bottes vernies et une paire de bottines de femme qu’il venait de cirer.

— Attendez donc un peu, fit Colline en examinant la chaussure mâle et femelle, des bottes vernies toutes neuves ! Je me serai trompé de porte, ce n’est pas ici que j’ai affaire.

— Au fait, dit le portier, après qui demandez-vous ?

— Des bottines de femme ! continua Colline en se parlant à lui-même et en songeant aux mœurs austères de son ami ; oui, décidément je me suis trompé. Ce n’est pas ici la chambre de Rodolphe.

— Faites excuse, Monsieur, c’est ici.

— Eh bien, alors, c’est donc vous qui vous trompez, mon brave homme ?

— Que voulez-vous dire ?

— Certainement que vous faites erreur, ajouta Colline en indiquant les bottes vernies. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ce sont les bottes de M. Rodolphe ; qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ?

— Et ceci, reprit Colline en montrant les bottines, est-ce aussi à M. Rodolphe ?

— C’est à sa dame, dit le portier.

— À sa dame ! exclama Colline stupéfait ! Ah ! le voluptueux ! voilà pourquoi il ne veut pas ouvrir.

— Dame ! dit le portier, il est libre, ce jeune homme ; si Monsieur veut me dire son nom, j’en ferai part à M. Rodolphe.

— Non, dit Colline, maintenant que je sais où le trouver, je reviendrai ; et il alla sur-le-champ annoncer les grandes nouvelles aux amis.

Les bottes vernies de Rodolphe furent généralement traitées de fables, dues à la richesse d’imagination de Colline, et on déclara à l’unanimité que sa maîtresse était un paradoxe.

Ce paradoxe était pourtant une vérité ; car, le soir même, Marcel reçut une lettre collective pour tous les amis. Cette lettre était ainsi conçue :

« Monsieur et madame Rodolphe, hommes de lettres, vous prient de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux demain soir, à cinq heures précises. »

N.-B. Il y aura des assiettes.

— Messieurs, dit Marcel en allant communiquer la lettre à ses camarades, la nouvelle se confirme ; Rodolphe a vraiment une maîtresse ; de plus il nous invite à dîner, et, continua Marcel, le post-scriptum promet de la vaisselle. Je ne vous cache pas que ce paragraphe me paraît une exagération lyrique ; cependant il faudra voir.

Le lendemain, à l’heure indiquée, Marcel, Gustave Colline et Alexandre Schaunard, affamés comme le dernier jour du carême, se rendirent chez Rodolphe, qu’ils trouvèrent en train de jouer avec un chat écarlate, tandis qu’une jeune femme disposait le couvert.

— Messieurs, dit Rodolphe en serrant la main à ses amis et en leur désignant la jeune femme, permettez-moi de vous présenter la maîtresse de céans.

— C’est toi qui es céans, n’est-ce pas ? dit Colline, qui avait la lèpre de ce genre de bons mots.

— Mimi, répondit Rodolphe, je te présente mes meilleurs amis, et maintenant va tremper la soupe.

— Oh ! Madame, fit Alexandre Schaunard en se précipitant vers Mimi, vous êtes fraîche comme une fleur sauvage.

Après s’être convaincu qu’il y avait en réalité des assiettes sur la table, Schaunard s’informa de ce qu’on allait manger. Il poussa même la curiosité jusqu’à soulever le couvercle des casseroles ou cuisait le dîner. La présence d’un homard lui causa une vive impression.

Quant à Colline, il avait tiré Rodolphe à part pour lui demander des nouvelles de son article philosophique.

— Mon cher, il est à l’imprimerie. Le Castor paraît jeudi prochain.

Nous renonçons à peindre la joie du philosophe.

— Messieurs, dit Rodolphe à ses amis, je vous demande pardon si je suis resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles, mais j’étais dans ma lune de miel. Et il raconta l’histoire de son mariage avec cette charmante créature qui lui avait apporté en dot ses dix-huit ans et six mois, deux tasses en porcelaine et un chat rouge qui s’appelait Mimi comme elle.

— Allons, Messieurs, dit Rodolphe, nous allons pendre la crémaillère de mon ménage. Je vous préviens, au reste, que nous allons faire un repas de bourgeois ; les truffes seront remplacées par la plus franche cordialité.

En effet, cette aimable déesse ne cessa point de régner parmi les convives, qui trouvaient cependant que ce repas, soi-disant frugal, ne manquait pas d’une certaine tournure. Rodolphe, en effet, s’était mis en frais. Colline faisait remarquer qu’on changeait d’assiettes, et déclara à haute voix que mademoiselle Mimi était digne de l’écharpe azurée dont on décore les impératrices du fourneau, phrase qui était complétement sanscrite pour la jeune fille, et que Rodolphe traduisait en lui disant : « Qu’elle ferait un excellent cordon bleu. »

L’entrée en scène du homard causa une admiration générale. Sous le prétexte qu’il avait étudié l’histoire naturelle, Schaunard demanda à le partager lui-même ; il profita même de la circonstance pour casser un couteau et pour s’adjuger la plus grosse part, ce qui excita l’indignation générale. Mais Schaunard n’avait point d’amour-propre, en matière de homard surtout ; et comme il en restait encore une portion, il eut l’audace de la mettre de côté, disant qu’elle lui servirait de modèle pour un tableau de nature morte qu’il avait en train.

L’indulgente amitié eut l’air de croire à ce mensonge, fils d’une gourmandise immodérée.

Quant à Colline, il réservait ses sympathies pour le dessert, et s’obstina même cruellement à ne point échanger sa part de gâteau au rhum contre une entrée à l’orangerie de Versailles que lui proposait Schaunard.

En ce moment, la conversation commença à s’animer. Aux trois bouteilles de cachet rouge succédèrent trois bouteilles de cachet vert, au milieu desquelles on vit bientôt apparaître un flacon qu’à son goulot surmonté d’un casque argenté on reconnut pour faire partie du régiment de Royal-Champenois, un champagne de fantaisie récolté dans les vignobles de Saint-Ouen, et vendu à Paris deux francs la bouteille, pour cause de liquidation, à ce que prétendait le marchand.

Mais ce n’est pas le pays qui fait le vin, et nos bohèmes acceptèrent comme de l’aï authentique la liqueur qu’on leur servit dans des verres ad hoc ; et malgré le peu de vivacité que le bouchon mit à s’évader de sa prison, ils s’extasièrent sur l’excellence du crû en voyant la quantité de mousse. Schaunard employa ce qui lui restait de sang-froid à se tromper de verre et à prendre celui de Colline, lequel trempait gravement son biscuit dans le moutardier, en expliquant à mademoiselle Mimi l’article philosophique qui devait paraître dans le Castor ; puis tout à coup il devint pâle et demanda la permission d’aller à la fenêtre pour voir le soleil couchant, bien qu’il fût dix heures du soir et que le soleil fût couché et endormi depuis longtemps.

— C’est bien malheureux que le champagne ne soit pas frappé, dit Schaunard en essayant encore de substituer son verre vide au verre plein de son voisin, tentative qui n’eut point de succès.

— Madame, disait à Mimi Colline, qui avait cessé de prendre l’air, on frappe le champagne avec la glace, la glace est formée par la condensation de l’eau, aqua en latin. L’eau gèle à deux degrés, et il y a quatre saisons, l’été, l’automne et l’hiver ; c’est ce qui a causé la retraite de Russie ; Rodolphe, donne-moi un hémistiche de champagne.

— Qu’est-ce qu’il dit donc, ton ami ? demanda Mimi, qui ne comprenait pas, à Rodolphe.

— C’est un mot, répondit celui-ci ; Colline veut dire un demi-verre.

Tout à coup Colline frappa brusquement sur l’épaule de Rodolphe, et lui dit d’une voix embarrassée qui semblait mettre des syllabes en pâte :

— C’est demain jeudi, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Rodolphe, c’est demain dimanche.

— Non, jeudi.

— Non, encore une fois, c’est demain dimanche.

— Ah ! dimanche, fit Colline en dodelinant de la tête, plus souvent, c’est demain jeu… di…

Et il s’endormit en allant mouler sa figure dans le fromage à la crème qui était sur son assiette.

— Qu’est-ce qu’il chante donc avec son jeudi ? fit Marcel.

— Ah ! j’y suis maintenant, dit Rodolphe qui commençait à comprendre l’insistance du philosophe, tourmenté par son idée fixe ; c’est à cause de son article du Castor… Tenez, il en rêve tout haut.

— Bon ! dit Schaunard, il n’aura pas de café, n’est-ce pas, Madame ?

— À propos, dit Rodolphe, sers-nous donc le café, Mimi.

Celle-ci allait se lever, quand Colline, qui avait retrouvé un peu de sang-froid, la retint par la taille et lui dit confidentiellement à l’oreille :

— Madame, le café est originaire de l’Arabie, où il fut découvert par une chèvre. L’usage en passa en Europe. Voltaire en prenait soixante-douze tasses par jour. Moi, je l’aime sans sucre, mais je le prends très-chaud.

— Dieu ! comme ce monsieur est savant ! pensait Mimi en apportant le café et les pipes.

Cependant l’heure s’avançait ; minuit avait sonné depuis longtemps, et Rodolphe essaya de faire comprendre à ses convives qu’il était temps de se retirer. Marcel, qui avait conservé toute sa raison, se leva pour partir.

Mais Schaunard s’aperçut qu’il y avait encore de l’eau-de-vie dans une bouteille, et déclara qu’il ne serait pas minuit tant qu’il resterait quelque chose dans le flacon. Pour Colline, il était à cheval sur sa chaise et murmurait à voix basse :

— Lundi, mardi, mercredi, jeudi.

— Ah çà ! disait Rodolphe très-embarrassé, je ne peux pourtant pas les garder ici cette nuit ; autrefois, c’était bien ; mais maintenant c’est autre chose, ajouta-t-il en regardant Mimi, dont le regard, doucement allumé, semblait appeler la solitude à deux.

— Comment donc faire ? Conseille-moi donc un peu, toi, Marcel. Invente une ficelle pour les éloigner.

— Non, je n’inventerai pas, dit Marcel, mais j’imiterai.

— Je me rappelle une comédie où un valet intelligent trouve le moyen de mettre à la porte de chez son maître trois coquins ivres comme Silène.

— Je me souviens de ça, fit Rodolphe, c’est dans Kean. En effet, la situation est la même.

— Eh bien, dit Marcel, nous allons voir si le théâtre est la nature. Attends un peu, nous commencerons par Schaunard. Eh ! Schaunard ! s’écria le peintre.

— Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? répondait celui-ci, qui semblait nager dans le bleu d’une douce ivresse.

— Il y a qu’il n’y a plus rien à boire ici, et que nous avons tous soif.

— Ah ! oui, dit Schaunard, ces bouteilles, c’est si petit.

— Eh bien, reprit Marcel, Rodolphe a décidé qu’on passerait la nuit ici ; mais il faut aller chercher quelque chose avant que les boutiques soient fermées…

— Mon épicier demeure au coin de la rue, dit Rodolphe. Schaunard, tu devrais y aller. Tu prendras deux bouteilles de rhum de ma part.

— Oh ! oui, oh ! oui, oh ! oui, dit Schaunard en se trompant de paletot et prenant celui de Colline, qui faisait des losanges sur la nappe avec son couteau.

— Et d’un ! dit Marcel quand Schaunard fut parti. Passons maintenant à Colline, celui-là sera dur. Ah ! une idée. Eh ! eh ! Colline, fit-il en heurtant violemment le philosophe.

— Quoi ?… quoi ?… quoi ?…

— Schaunard vient de partir et a pris par erreur ton paletot noisette.

Colline regarda autour de lui et aperçut en effet, à la place ou était son vêtement, le petit habit à carreaux de Schaunard. Une idée soudaine lui traversa l’esprit et l’emplit d’inquiétude. Colline, selon son habitude, avait bouquiné dans la journée, et il avait acheté, pour quinze sous, une grammaire finlandaise et un petit roman de M. Nisard, intitulé : le Convoi de la Laitière. À ces deux acquisitions étaient joints sept ou huit volumes de haute philosophie, qu’il avait toujours sur lui, afin d’avoir un arsenal où puiser des arguments en cas de discussion philosophique. L’idée de savoir cette bibliothèque entre les mains de Schaunard lui donna une sueur froide.

— Le malheureux ! s’écria Colline, pourquoi a-t-il pris mon paletot ?

— C’est par erreur.

— Mais mes livres… Il peut en faire un mauvais usage.

— N’aie point peur, il ne les lira pas, dit Rodolphe.

— Oui, mais je le connais, moi ; il est capable d’allumer sa pipe avec.

— Si tu es inquiet, tu peux le rattraper, dit Rodolphe, il vient de sortir à l’instant ; tu le trouveras à la porte.

— Certainement que je le rattraperai, répondit Colline en se couvrant de son chapeau, dont les bords sont si larges, qu’on pourrait facilement servir dessus un thé pour dix personnes.

— Et de deux, dit Marcel à Rodolphe ; te voilà libre, je m’en vais, et je recommanderai au portier de ne point ouvrir si on frappe.

— Bonne nuit, fit Rodolphe, et merci.

Comme il venait de reconduire son ami, Rodolphe entendit dans l’escalier un miaulement prolongé, auquel son chat écarlate répondit par un autre miaulement, en essayant avec subtilité une évasion par la porte entre-bâillée.

— Pauvre Roméo ! dit Rodolphe, voilà sa Juliette qui l’appelle ; allons, va, fit-il en ouvrant sa porte à la bête enamourée qui ne fit qu’un bond de l’escalier jusque entre les pattes de son amante.

Resté seul avec sa maîtresse qui, debout devant un miroir, bouclait ses cheveux dans une charmante attitude provocatrice, Rodolphe s’approcha de Mimi et l’enlaça dans ses bras. Puis, comme un musicien qui, avant de commencer son morceau, frappe un placage d’accords pour s’assurer de la capacité de son instrument, Rodolphe assit la jeune Mimi sur ses genoux et lui appuya sur l’épaule un long et sonore baiser qui imprima une vibration soudaine au corps de la printanière créature.

L’instrument était d’accord.