Lévy frères (p. 110-118).


X

LE CAP DES TEMPÊTES.


Il y a dans les mois qui commencent chaque nouvelle saison des époques terribles : le 1er  et le 15 ordinairement. Rodolphe, qui ne pouvait voir sans effroi approcher l’une ou l’autre de ces deux dates, les appelait le cap des Tempêtes. Ce jour-là, ce n’est point l’Aurore qui ouvre les portes de l’Orient, ce sont des créanciers, des propriétaires, des huissiers et autres gens de sac…oches. Ce jour-là commence par une pluie de mémoires, de quittances, de billets, et se termine par une grêle de protêts, Dies iræ !

Or, le matin d’un 15 avril, Rodolphe dormait fort paisiblement… et rêvait qu’un de ses oncles lui léguait par testament toute une province du Pérou, les Péruviennes avec.

Comme il nageait en plein dans un Pactole imaginaire, un bruit de clef tournant dans la serrure vint interrompre l’héritier présomptueux au moment le plus reluisant de son rêve doré.

Rodolphe se dressa sur son lit, les yeux et l’esprit encore ensommeillés, et il regarda autour de lui.

Il aperçut alors vaguement, debout au milieu de sa chambre, un homme qui venait d’entrer, et quel homme ?

Cet étranger matinal avait un chapeau à trois cornes, sur le dos une sacoche, et à la main un grand portefeuille ; il était vêtu d’un habit à la française, couleur gris de lin, et paraissait fort essoufflé d’avoir gravi les cinq étages. Ses manières étaient très-affables, et sa démarche sonore comme pourrait être celle d’un comptoir de changeur qui entrerait en locomotion.

Rodolphe fut un instant effrayé, et, vu le chapeau à trois cornes et l’habit, il pensa voir un sergent de ville.

Mais la vue de la sacoche passablement garnie le fit revenir de son erreur.

— Ah ! j’y suis, pensa-t-il, c’est un à-compte sur mon héritage, cet homme vient des îles… Mais alors pourquoi n’est-il pas nègre ? Et faisant un signe à l’homme, il lui dit en désignant la sacoche :

— Je sais ce que c’est. Mettez ça là. Merci.

L’homme était un garçon de la Banque de France. À l’invitation de Rodolphe, il répondit en mettant sous les yeux de celui-ci un petit papier hiéroglyphé de signes et de chiffres multicolores.

— Vous voulez un reçu ? dit Rodolphe. C’est juste. Passez-moi la plume et l’encre. Là, sur la table.

— Non, je viens recevoir, répondit le garçon de recette, un effet de cent cinquante francs. C’est aujourd’hui le 15 avril.

— Ah ! reprit Rodolphe en examinant le billet… Ordre Birmann. C’est mon tailleur… Hélas ! ajouta-t-il avec mélancolie en portant alternativement les yeux sur une redingote jetée sur son lit et sur le billet, les causes s’en vont, mais les effets reviennent. Comment ! c’est aujourd’hui le 15 avril ? C’est extraordinaire ! Je n’ai pas encore mangé de fraises !

Et le garçon de recette, ennuyé de ses lenteurs, sortit en disant à Rodolphe :

— Vous avez jusqu’à quatre heures pour payer.

— Il n’y a pas d’heure pour les honnêtes gens, répondit Rodolphe. L’intrigant, ajouta-t-il avec regret en suivant des yeux le financier en tricorne, il remporte son sac.

Rodolphe ferma les rideaux de son lit, et essaya de reprendre le chemin de son héritage ; mais il se trompa de route, et entra tout enorgueilli dans un songe, où le directeur du Théâtre-Français venait, chapeau bas, lui demander un drame pour son théâtre, et Rodolphe, qui connaissait les usages, demandait des primes. Mais au moment même où le directeur paraissait vouloir s’exécuter, le dormeur fut de nouveau éveillé à demi par l’entrée d’un nouveau personnage, autre créature du 15 avril.

C’était M. Benoît, le mal nommé, maître de l’hôtel garni où logeait Rodolphe : M. Benoît était à la fois le propriétaire, le bottier et l’usurier de ses locataires ; ce matin-là, M. Benoît exhalait une affreuse odeur de mauvaise eau-de-vie et de quittance échue. Il avait à la main un sac vide.

— Diable ! Pensa Rodolphe… ce n’est plus le directeur des Français… il aurait une cravate blanche… et le sac serait plein !

— Bonjour, monsieur Rodolphe, fit M. Benoît en s’approchant du lit.

— Monsieur Benoît… bonjour. Quel événement me procure l’avantage de votre visite ?

— Mais je venais vous dire que c’est aujourd’hui le 15 avril.

— Déjà ? Comme le temps passe vite ! c’est extraordinaire ; il faudra que j’achète un pantalon de nankin. Le 15 avril ! ah ! mon Dieu ! je n’y aurais jamais songé sans vous, monsieur Benoît. Combien je vous dois de reconnaissance !

— Vous me devez aussi cent soixante-deux francs, reprit M. Benoît, et il se fait temps de régler ce petit compte.

— Je ne suis pas absolument pressé… il ne faut pas vous gêner, monsieur Benoît. Je vous donnerai du temps… Petit compte deviendra grand…

— Mais, dit le propriétaire, vous m’avez déjà remis plusieurs fois.

— En ce cas, réglons, réglons, monsieur Benoît, cela m’est absolument indifférent ; aujourd’hui ou demain… Et puis, nous sommes tous mortels… Réglons.

Un aimable sourire illumina les rides du propriétaire ; et il n’y eut pas jusqu’à son sac vide qui ne se gonflât d’espérance.

— Qu’est-ce que je vous dois ? demanda Rodolphe.

— D’abord, nous avons trois mois de loyer à vingt-cinq francs ; ci, soixante-quinze francs.

— Sauf erreur, dit Rodolphe. Après ?

— Plus, trois paires de bottes à vingt francs.

— Un instant, un instant, monsieur Benoît, ne confondons pas ; je n’ai plus affaire au propriétaire, mais au bottier… je veux un compte à part. Les chiffres sont chose grave, il ne faut pas s’embrouiller.

— Soit, dit M. Benoît, adouci par l’espoir qu’il avait de mettre enfin un acquit au bas de ses mémoires. Voici une note particulière pour la chaussure. Trois paires de bottes à vingt francs ; ci, soixante francs.

Rodolphe jeta un regard de pitié sur une paire de bottes fourbues.

— Hélas ! pensa-t-il, elles auraient servi au Juif errant qu’elles ne seraient point pires. C’est pourtant en courant après Marie qu’elles se sont usées ainsi… Continuez, monsieur Benoît…

— Nous disons soixante francs, reprit celui-ci. Plus, argent prêté, vingt-sept francs.

— Halte-là, monsieur Benoît. Nous sommes convenus que chaque saint aurait sa niche. C’est à titre d’ami que vous m’avez prêté de l’argent. Or donc, s’il vous plaît, quittons le domaine de la chaussure, et entrons dans les domaines de la confiance et de l’amitié, qui exigent un compte à part. À combien se monte votre amitié pour moi ?

— Vingt-sept francs.

— Vingt-sept francs. Vous avez un ami à bon marché, monsieur Benoît. Enfin, nous disons donc : soixante-quinze, soixante et vingt-sept… Tout cela fait ?

— Cent soixante-deux francs, dit M. Benoît en présentant les trois notes.

— Cent soixante-deux francs, fit Rodolphe… c’est extraordinaire. Quelle belle chose que l’addition ! Eh bien ! monsieur Benoît, maintenant que le compte est réglé, nous pouvons être tranquilles tous les deux, nous savons à quoi nous en tenir. Le mois prochain, je vous demanderai votre acquit, et comme pendant ce temps la confiance et l’amitié que vous avez en moi ne pourront que s’augmenter, au cas cela serait nécessaire, vous pourrez m’accorder un nouveau délai. Cependant, si le propriétaire et le bottier étaient par trop pressés, je prierai l’ami de leur faire entendre raison. C’est extraordinaire, monsieur Benoît ; mais toutes les fois que je songe à votre triple caractère de propriétaire, de bottier et d’ami, je suis tenté de croire à la Sainte-Trinité.

En écoutant Rodolphe, le maître d’hôtel était devenu à la fois rouge, vert, jaune et blanc ; et, à chaque nouvelle raillerie de son locataire, cet arc-en-ciel de la colère allait se fonçant de plus en plus sur son visage.

— Monsieur, dit-il, je n’aime pas qu’on se moque de moi. J’ai attendu assez longtemps. Je vous donne congé, et si ce soir vous ne m’avez pas donné d’argent… je verrai ce que j’aurai à faire.

— De l’argent ! de l’argent ! est-ce que je vous en demande, moi ? dit Rodolphe ; et puis d’ailleurs, j’en aurais que je ne vous en donnerais pas… Un vendredi, ça porte malheur.

La colère de M. Benoît tournait à l’ouragan ; et si le mobilier ne lui eût pas appartenu, il aurait sans doute fracturé les membres de quelque fauteuil.

Cependant il sortit en proférant des menaces.

— Vous oubliez votre sac, lui cria Rodolphe en le rappelant.

— Quel métier ! murmura le malheureux jeune homme quand il fut seul. J’aimerais mieux dompter des lions.

— Mais, reprit Rodolphe en sautant hors du lit et en s’habillant à la hâte, je ne peux pas rester ici. L’invasion des alliés va se continuer. Il faut fuir, il faut même déjeuner. Tiens, si j’allais voir Schaunard. Je lui demanderai un couvert et je lui emprunterai quelques sous. Cent francs peuvent me suffire… Allons chez Schaunard.

En descendant l’escalier, Rodolphe rencontra M. Benoît qui venait de subir de nouveaux échecs chez ses autres locataires, ainsi que l’attestait son sac vide, un objet d’art.

— Si l’on vient me demander, vous direz que je suis à la campagne… dans les Alpes… dit Rodolphe. Ou bien, non, dites que je ne demeure plus ici.

— Je dirai la vérité, murmura M. Benoît, en donnant à ses paroles une accentuation très-significative.

Schaunard demeurait à Montmartre. C’était tout Paris à traverser. Cette pérégrination était des plus dangereuses pour Rodolphe.

— Aujourd’hui, se disait-il, les rues sont pavées de créanciers.

Pourtant il ne prit point les boulevards extérieurs comme il en avait envie. Une espérance fantastique l’encouragea, au contraire, à suivre l’itinéraire dangereux du centre parisien. Rodolphe pensait que, dans un jour où les millions se promenaient en public sur le dos des garçons de recette, il se pourrait bien faire qu’un billet de mille francs, abandonné sur le chemin, attendît son Vincent De Paul. Aussi Rodolphe marchait-il doucement, les yeux à terre. Mais il ne trouva que deux épingles.

Au bout de deux heures il arriva chez Schaunard.

— Ah ! C’est toi, dit celui-ci.

— Oui, je viens te demander à déjeuner.

— Ah ! mon cher, tu arrives mal ; ma maîtresse vient de venir, et il y a quinze jours que je ne l’ai vue ; si tu étais arrivé seulement dix minutes plus tôt…

— Mais tu n’as pas une centaine de francs à me prêter ? reprit Rodolphe.

— Comment ! toi aussi, répondit Schaunard qui était au comble de l’étonnement… tu viens me demander de l’argent ! Tu te mêles à mes ennemis !

— Je te le rendrai lundi.

— Ou à la Trinité. Mon cher, tu oublies donc quel jour nous sommes ? Je ne puis rien pour toi. Mais il n’y a rien de désespéré, la journée n’est pas achevée. Tu peux encore rencontrer la Providence, elle ne se lève jamais avant midi.

— Ah ! reprit Rodolphe, la Providence a trop de besogne auprès des petits oiseaux. Je m’en vais aller voir Marcel.

Marcel demeurait alors rue de Bréda. Rodolphe le trouva très-triste en contemplation devant son grand tableau qui devait représenter le Passage de la mer Rouge.

— Qu’as-tu ? demanda Rodolphe en entrant, tu parais tout mortifié.

— Hélas ! fit le peintre en procédant par allégorie, voilà quinze jours que je suis dans la semaine sainte.

Pour Rodolphe, cette réponse était transparente comme de l’eau de roche.

— Harengs salés et radis noirs ! Très-bien. Je me souviens.

En effet, Rodolphe avait la mémoire encore salée des souvenirs d’un temps où il avait été réduit à la consommation exclusive de ce poisson.

— Diable ! diable, fit-il, ceci est grave ! Je venais t’emprunter cent francs.

— Cent francs ! fit Marcel… Tu feras donc toujours de la fantaisie. Me venir demander cette somme mythologique à une époque où l’on est toujours sous l’équateur de la nécessité ! Tu as pris du hatchich…

— Hélas ! dit Rodolphe, je n’ai rien pris du tout.

Et il laissa son ami au bord de la mer Rouge.

De midi à quatre heures, Rodolphe mit tour à tour le cap sur toutes les maisons de connaissance ; il parcourut les quarante-huit quartiers et fit environ huit lieues, mais sans aucun succès. L’influence du 15 avril se faisait partout sentir avec une égale rigueur ; cependant on approchait de l’heure du dîner. Mais il ne paraissait guère que le dîner approchât avec l’heure, et il sembla à Rodolphe qu’il était sur le radeau de la Méduse.

Comme il traversait le pont Neuf, il eut tout à coup une idée :

— Oh ! oh ! se dit-il en retournant sur ses pas, le 15 avril… le 15 avril… mais j’ai une invitation à dîner pour aujourd’hui.

Et, fouillant dans sa poche, il en tira un billet imprimé ainsi conçu :

BARRIÈRE DE LA VILLETTE.
AU GRAND VAINQUEUR.
Salon de 300 couverts.

BANQUET ANNIVERSAIRE
EN L"HONNEUR DE LA NAISSANCE
DU
MESSIE HUMANITAIRE
le 15 avril 184…
Bon pour une personne.

N.-B.— On n’a droit qu’à une demi-bouteille de vin.


— Je ne partage pas les opinions des disciples du Messie, se dit Rodolphe… mais je partagerai volontiers leur nourriture. Et avec une vélocité d’oiseau il dévora la distance qui le séparait de la barrière.

Quand il arriva dans les salons du Grand-Vainqueur, la foule était immense… Le salon de trois cents couverts contenait cinq cents personnes. Un vaste horizon de veau aux carottes de déroulait à la vue de Rodolphe.

On commença enfin à servir le potage.

Comme les convives portaient leur cuiller à leur bouche, cinq ou six personnes en bourgeois et plusieurs sergents de ville firent irruption dans la salle, un commissaire à leur tête.

— Messieurs, dit le commissaire, par ordre de l’autorité supérieure, le banquet ne peut avoir lieu. Je vous somme de vous retirer.

— Oh ! dit Rodolphe en sortant avec tout le monde, oh ! la fatalité qui vient de renverser mon potage !

Il reprit tristement le chemin de son domicile, et y arriva sur les onze heures du soir.

M. Benoît l’attendait.

— Ah ! c’est vous, dit le propriétaire. Avez-vous songé à ce que je vous ai dit ce matin ? M’apportez-vous de l’argent ?

— Je dois en recevoir cette nuit ; je vous en donnerai demain matin, répondit Rodolphe en cherchant sa clef et son flambeau dans la case. Il ne trouva rien.

— Monsieur Rodolphe, dit M. Benoît, j’en suis bien fâché, mais j’ai loué votre chambre, et je n’en ai plus d’autre qui soit disponible ; il faut voir ailleurs.

Rodolphe avait l’âme grande, et une nuit à la belle étoile ne l’effrayait pas. D’ailleurs, en cas de mauvais temps, il pouvait coucher dans une loge d’avant-scène à l’Odéon, ainsi que cela lui était arrivé déjà. Seulement, il réclama ses affaires à M. Benoît, lesquelles affaires consistaient en une liasse de papiers.

— C’est juste, dit le propriétaire : je n’ai pas le droit de vous retenir ces choses-là, elles sont restées dans le secrétaire. Montez avec moi ; si la personne qui a pris votre chambre n’est pas couchée, nous pourrons entrer.

La chambre avait été louée dans la journée à une jeune fille qui s’appelait Mimi, et avec qui Rodolphe avait jadis commencé un duo de tendresse.

Ils se reconnurent sur-le-champ. Rodolphe parla tout bas à l’oreille de Mimi, et lui serra doucement la main.

— Voyez comme il pleut ! dit-il en indiquant le bruit de l’orage qui venait d’éclater.

Mademoiselle Mimi alla droit à M. Benoît, qui attendait dans un coin de la chambre.

— Monsieur, lui dit-elle en désignant Rodolphe… Monsieur est la personne que j’attendais ce soir… Ma porte est défendue.

— Ah ! fit M. Benoît avec une grimace. C’est bien !

Pendant que mademoiselle Mimi préparait à la hâte un souper improvisé, minuit sonna.

— Ah ! dit Rodolphe en lui-même, le 15 avril est passé, j’ai enfin doublé mon cap des Tempêtes. Chère Mimi, fit le jeune homme en attirant la belle fille dans ses bras et l’embrassant sur le cou à l’endroit de la nuque, il ne vous aurait pas été possible de me laisser mettre à la porte. Vous avez la bosse de l’hospitalité.