Lévy frères (p. 52-60).


III

LES AMOURS DE CARÊME


Un soir de carême, Rodolphe rentra chez lui de bonne heure avec l’intention de travailler. Mais à peine se fut-il mis à table et eut-il trempé sa plume dans l’encrier, qu’il fut distrait par un bruit singulier ; et, appliquant l’oreille à l’indiscrète cloison qui le séparait de la chambre voisine, il écouta et distingua parfaitement un dialogue alterné de baisers et autres amoureuses onomatopées.

— Diable ! pensa Rodolphe en regardant sa pendule, il n’est pas tard… et ma voisine est une Juliette qui garde ordinairement son Roméo bien après le chant de l’alouette. Je ne pourrai pas travailler cette nuit. Et, prenant son chapeau, il sortit.

En remettant la clef dans la loge, il trouva la femme du portier emprisonnée à demi dans les bras d’un galant. La pauvre femme fut tellement effarouchée qu’elle resta plus de cinq minutes sans pouvoir tirer le cordon.

— Au fait, pensa Rodolphe, il y a des moments où les portières redeviennent des femmes.

En ouvrant la porte il trouva dans l’angle un sapeur-pompier et une cuisinière en sortie qui se donnaient la main et échangeaient les arrhes de l’amour.

— Eh parbleu ! dit Rodolphe en faisant allusion au guerrier et à sa robuste compagne, voilà des hérétiques qui ne songent guère que nous sommes dans le carême.

Et il prit chemin pour se rendre chez un de ses amis qui habitait le voisinage.

— Si Marcel est chez lui, se disait-il, nous passerons la soirée à dire du mal de Colline. Il faut bien faire quelque chose…

Comme il frappait un vigoureux appel, la porte s’entrebâilla à demi, et un jeune homme simplement vêtu d’un lorgnon et d’une chemise se présenta.

— Je ne peux pas te recevoir, dit-il à Rodolphe.

— Pourquoi ? demanda celui-ci.

— Tiens ! dit Marcel en désignant une tête féminine qui venait d’apparaître derrière un rideau : voici ma réponse.

— Elle n’est pas belle, répondit Rodolphe auquel on venait de refermer la porte sur le nez. Ah çà, se dit-il quand il fut dans la rue, que faire ? Si j’allais chez Colline ? Nous passerions le temps à dire du mal de Marcel.

En traversant la rue de l’ouest, ordinairement obscure et peu fréquentée, Rodolphe distingua une ombre qui se promenait mélancoliquement en mâchant des rimes entre ses dents.

— Hé ! Hé ! dit Rodolphe, quel est ce sonnet qui fait le pied de grue ? Tiens, Colline !

— Tiens, Rodolphe ! Où vas-tu ?

— Chez toi.

— Tu ne m’y trouveras pas.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’attends.

— Et qu’est-ce que tu attends ?

— Ah ! dit Colline avec une emphase railleuse, que peut-on attendre quand on a vingt ans, qu’il y a des étoiles au ciel et des chansons dans l’air ?

— Parle en prose.

— J’attends une femme.

— Bonsoir, fit Rodolphe qui continua son chemin tout en monologuant. Ouais ! disait-il, est-ce donc aujourd’hui la Saint-Cupidon, et ne pourrais-je faire un pas sans me heurter à des amoureux ? Cela est immoral et scandaleux. Que fait donc la police ?

Comme le Luxembourg était encore ouvert, Rodolphe y entra pour abréger son chemin. Au milieu des allées désertes, il voyait souvent fuir devant lui, comme effrayés par le bruit de ses pas, des couples mystérieusement enlacés et cherchant, comme dit un poëte : la double volupté du silence et de l’ombre.

— Voilà, dit Rodolphe, une soirée qui a été copiée dans un roman. Et cependant, pénétré malgré lui d’un charme langoureux, il s’assit sur un banc et regarda sentimentalement la lune.

Au bout de quelque temps, il était entièrement sous le joug d’une fièvre hallucinée. Il lui sembla que les dieux et les héros de marbre qui peuplent le jardin quittaient leurs piédestaux pour s’en aller faire la cour aux déesses et héroïnes leurs voisines ; et il entendit distinctement le gros Hercule faire un madrigal à la Velléda, dont la tunique lui parut singulièrement raccourcie.

Du banc où il était assis, il aperçut le cygne du bassin qui se dirigeait vers une nymphe d’alentour.

— Bon ! pensa Rodolphe, qui acceptait toute cette mythologie, voilà Jupiter qui va au rendez-vous de Léda. Pourvu que le gardien ne les surprenne pas !

Puis il se prit le front dans les mains et s’enfonça plus avant les aubépines du sentiment. Mais, à ce beau moment de son rêve, Rodolphe fut subitement réveillé par un gardien qui s’approcha de lui et lui frappa sur l’épaule.

— Il faut sortir, Monsieur, dit-il.

— C’est heureux, pensa Rodolphe. Si je restais encore ici cinq minutes, j’aurais dans le cœur plus de vergiss-meinnicht qu’il n’y en a sur les bords du Rhin ou dans les romans d’Alphonse Karr.

Et, prenant sa course, il sortit en toute hâte du Luxembourg, fredonnant à voix basse une romance sentimentale, qui était pour lui la Marseillaise de l’amour.

Une demi-heure après, ne sais comment, il était au Prado, attablé devant du punch et causant avec un grand garçon célèbre par son nez, qui, par un singulier privilége, est aquilin de profil et camard de face ; un maître nez qui ne manque pas d’esprit, et a eu assez d’aventures galantes pour pouvoir en pareil cas donner un bon avis et être utile à son ami.

— Donc, disait Alexandre Schaunard, l’homme au nez… vous êtes amoureux ?

— Oui, mon cher… ça m’a pris tout à l’heure, subitement, comme un grand mal de dents qu’on aurait au cœur.

— Passez-moi le tabac, dit Alexandre.

— Figurez-vous, continua Rodolphe, que depuis deux heures je ne rencontre que des amoureux, des hommes et des femmes deux par deux. J’ai eu l’idée d’entrer dans le Luxembourg, où j’ai vu toutes sortes de fantasmagories ; ça m’a remué le cœur extraordinairement ; il m’y pousse des élégies ; je bêle et je roucoule ; je me métamorphose moitié agneau, moitié pigeon. Regardez donc un peu, je dois avoir de la laine et des plumes.

— Qu’est-ce que vous avez donc bu ? dit Alexandre impatienté, vous me faites poser, vous.

— Je vous assure que je suis de sang-froid, dit Rodolphe. C’est-à-dire non. Mais je vous annoncerai que j’ai besoin d’embrasser quelque chose. Voyez-vous, Alexandre, l’homme ne doit pas vivre seul : en un mot, il faut que vous m’aidiez à trouver une femme… Nous allons faire le tour du bal, et la première que je vous montrerai, vous irez lui dire que je l’aime.

— Pourquoi n’allez-vous pas le lui dire vous-même ? répondit Alexandre avec sa superbe basse nasale.

— Eh ! mon cher, dit Rodolphe, je vous assure que j’ai tout à fait oublié comment on s’y prend pour dire ces choses-là. De tous mes romans d’amour, ce sont mes amis qui ont écrit la préface, et quelques-uns même le dénoûment. Je n’ai jamais su commencer.

— Il suffit de savoir finir, dit Alexandre ; mais je vous comprends. J’ai vu une jeune fille qui aime le hautbois, vous pourrez peut-être lui convenir.

— Ah ! reprit Rodolphe, je voudrais bien qu’elle eût des gants blancs et des yeux bleus.

— Diable ! des yeux bleus, je ne dis pas… mais les gants… vous savez qu’on ne peut pas avoir tout à la fois… Cependant, allons dans le quartier de l’aristocratie.

— Tenez, dit Rodolphe en entrant dans le salon où se tiennent les élégantes du lieu, en voici une qui paraît bien douce… et il indiquait une jeune fille assez élégamment mise qui se tenait dans un coin.

— C’est bon ! répondit Alexandre, restez un peu en arrière ; je vais lui lancer pour vous le brûlot de la passion. Quand il faudra venir… je vous appellerai.

Pendant dix minutes, Alexandre entretint la jeune fille qui, de temps en temps, partait en joyeux éclats de rire et finit par lancer à Rodolphe un sourire qui voulait assez dire : Venez, votre avocat a gagné la cause.

— Allez donc, dit Alexandre, la victoire est à nous, la petite n’est sans doute pas cruelle ; mais ayez l’air naïf pour commencer.

— Vous n’avez pas besoin de me recommander cela.

— Alors, passez-moi un peu de tabac, dit Alexandre, et allez vous asseoir près d’elle.

— Mon Dieu ! dit la jeune fille, quand Rodolphe eut pris place à ses côtés, comme votre ami est drôle, il parle comme un cor de chasse.

— C’est qu’il est musicien, répondit Rodolphe.

Deux heures après, Rodolphe et sa compagne étaient arrêtés devant une maison de la rue Saint-Denis.

— C’est ici que je demeure, dit la jeune fille.

— Eh bien, chère Louise, quand vous reverrai-je, et où ?

— Chez vous, demain soir, à huit heures.

— Bien vrai ?

— Voilà ma promesse, répondit Louise en tendant ses joues fraîches à Rodolphe qui mordit à même dans ces beaux fruits mûrs de jeunesse et de santé.

Rodolphe rentra chez lui ivre fou.

— Ah ! dit-il en parcourant sa chambre à grands pas, ça ne peut pas se passer comme ça ; il faut que je fasse des vers.

Le lendemain matin, son portier trouva dans la chambre une trentaine de feuilles de papier en tête desquelles s’étalait avec majesté cet alexandrin solitaire :

Ô l’amour ! ô l’amour ! prince de la jeunesse !


Ce jour-là, le lendemain, contre ses habitudes, Rodolphe s’était réveillé de fort bonne heure, et, bien qu’ayant peu dormi, il se leva sur-le-champ.

— Ah ! s’écria-t-il, c’est donc aujourd’hui le grand jour… Mais douze heures d’attente… Avec quoi combler ces douze éternités ?…

Et comme son regard était tombé sur son bureau, il lui sembla voir frétiller sa plume qui avait l’air de lui dire : Travaille ?

— Ah ! bien oui, travaille, foin de la prose !… Je ne veux pas rester ici, ça pue l’encre.

Il fut s’installer dans un café où il était sûr de ne point rencontrer d’amis.

— Ils verraient que je suis amoureux, pensa-t-il, et me plumeraient d’avance mon idéal.

Après un repas très-succinct, il courut au chemin de fer et monta dans un wagon.

Au bout d’une demi-heure, il était dans les bois de Ville-Avray.

Rodolphe se promena toute la journée, lâché à travers la nature rajeunie, et ne revint à Paris qu’au tomber de la nuit.

Après avoir fait mettre en ordre le temple qui allait recevoir son idole, Rodolphe fit une toilette de circonstance, et regretta beaucoup de ne pouvoir s’habiller en blanc.

De sept à huit heures, il fut en proie à la fièvre aiguë de l’attente. Supplice lent qui lui rappela ses jours anciens, et les anciennes amours qui les avaient charmés. Puis, suivant son habitude, il rêva déjà une grande passion, un amour en dix volumes, un véritable poëme lyrique avec clairs de lune, soleils couchants, rendez-vous sous les saules, jalousies, soupirs, et le reste. Et il en était ainsi chaque fois que le hasard amenait une femme à sa porte, et pas une ne l’avait quitté sans emporter au front une auréole et au cou un collier de larmes.

— Elles aimeraient mieux un chapeau ou des bottines, lui disaient ses amis.

Mais Rodolphe s’obstinait, et jusqu’ici les nombreuses écoles qu’il avait commises n’avaient pu le guérir. Il attendait toujours une femme qui voulût bien poser en idole, un ange en robe de velours à qui il pourrait tout à son aise adresser des sonnets écrits sur feuilles de saule.

Enfin, Rodolphe entendit sonner « l’heure sainte ; » et comme le dernier coup résonnait sur le timbre de métal, il crut voir l’Amour et la Psyché qui surmontaient sa pendule enlacer leurs corps d’albâtre. Au même moment on frappa deux coups timides à la porte.

Rodolphe alla ouvrir ; c’était Louise.

— Je suis de parole, dit-elle, vous voyez !

Rodolphe ferma les rideaux et alluma une bougie neuve.

Pendant ce temps, la petite s’était débarrassée de son châle et de son chapeau, qu’elle alla poser sur le lit. L’éblouissante blancheur des draps la fit sourire, et presque rougir.

Louise était plutôt gracieuse que jolie ; sa fraîche figure offrait un piquant mélange de naïveté et de malice. C’était quelque chose comme un motif de Greuze arrangé par Gavarni. Toute la jeunesse attrayante de la jeune fille était adroitement mise en relief par une toilette qui, bien que très-simple, attestait chez elle cette science innée de coquetterie que toutes les femmes possèdent, depuis leur premier lange jusqu’à leur robe de noce. Louise paraissait en outre avoir particulièrement étudié la théorie des attitudes, et prenait devant Rodolphe, qui l’examinait en artiste, une foule de poses séduisantes dont le maniérisme avait souvent plus de grâce que le naturel : ses pieds, finement chaussés, étaient d’une exiguïté satisfaisante… même pour un romantique épris des miniatures andalouses ou chinoises. Quant à ses mains, leur délicatesse attestait l’oisiveté. En effet, depuis six mois, elles n’avaient plus à redouter les morsures de l’aiguille. Pour tout dire, Louise était un de ces oiseaux volages et passagers qui, par fantaisie et souvent par besoin, font pour un jour, ou plutôt une nuit, leur nid dans les mansardes du quartier latin et y demeurent volontiers quelques jours, si on sait les retenir par un caprice, ou par des rubans.

Après avoir causé une heure avec Louise, Rodolphe lui montra comme exemple le groupe de l’Amour et Psyché.

— Est-ce pas Paul et Virginie ? dit-elle.

— Oui, répondit Rodolphe, qui ne voulut pas d’abord la contrarier par une contradiction.

— Ils sont bien imités, répondit Louise.

— Hélas ! pensa Rodolphe en la regardant, la pauvre enfant n’a guère de littérature. Je suis sûr qu’elle se borne à l’orthographe du cœur, celle qui ne met point d’s au pluriel. Il faudra que je lui achète un Lhomond.

Cependant, comme Louise se plaignait d’être gênée dans sa chaussure, il l’aida obligeamment à délacer ses bottines.

Tout à coup la lumière s’éteignit.

— Tiens, s’écria Rodolphe, qui donc a soufflé la bougie ?

Un joyeux éclat de rire lui répondit.

Quelques jours après, Rodolphe rencontra dans la rue un de ses amis.

— Que fais-tu donc ? lui demanda celui-ci. On ne te voit plus.

— Je fais de la poésie intime, répondit Rodolphe.

Le malheureux disait vrai. Il avait voulu demander à Louise plus que la pauvre enfant ne pouvait lui donner. Musette, elle n’avait point les sons d’une lyre. Elle parlait, pour ainsi dire, le patois de l’amour, et Rodolphe voulait absolument en parler le beau langage. Aussi ne se comprenaient-ils guère.

Huit jours après, au même bal où elle avait trouvé Rodolphe… Louise rencontra un jeune homme blond, qui la fit danser plusieurs fois, et à la fin de la soirée il la reconduisit chez lui.

Cʼétait un étudiant de seconde année, il parlait très-bien la prose du plaisir, avait de jolis yeux et le gousset sonore.

Louise lui demanda du papier et de lʼencre, et écrivit à Rodolphe une lettre ainsi conçue :

« Ne conte plus sur moi du tou, je tʼembrâse pour la dernière fois. Adieu.

« Louise. »

Comme Rodolphe lisait ce billet le soir en rentrant chez lui, sa lumière mourut tout à coup.

— Tiens, dit Rodolphe en manière de réflexion, cʼest la bougie que j’ai allumée le soir où Louise est venue : elle devait finir avec notre liaison. Si jʼavais su, je lʼaurais choisie plus longue, ajouta-t-il avec un accent moitié dépit, moitié regret, et il déposa le billet de sa maîtresse dans un tiroir quʼil appelait quelquefois les catacombes de ses amours.

Un jour, étant chez Marcel, Rodolphe ramassa à terre, pour allumer sa pipe, un morceau de papier sur lequel il reconnut lʼécriture et lʼorthographe de Louise.

— Jʼai, dit-il à son ami, un autographe de la même personne ; seulement, il y a deux fautes de moins que dans le tien. Est-ce que cela ne prouve pas quʼelle m’aimait mieux que toi ?

— Ça prouve que tu es un niais, lui répondit Marcel : les blanches épaules et les bras blancs nʼont pas besoin de savoir la grammaire.