Lévy frères (p. 46-52).


II

UN ENVOYÉ DE LA PROVIDENCE


Schaunard et Marcel, qui s’étaient vaillamment mis à la besogne dès le matin, suspendirent tout à coup leur travail.

— Sacrebleu ! qu’il fait faim ! dit Schaunard ; et il ajouta négligemment : Est-ce qu’on ne déjeune pas aujourd’hui ?

Marcel parut très-étonné de cette question, plus que jamais inopportune.

— Depuis quand déjeune-t-on deux jours de suite ? dit-il. C’était hier jeudi.

Et il compléta sa réponse en désignant de son appui-main ce commandement de l’Église :


« Vendredi chair ne mangeras,
Ni autre chose pareillement. »

Schaunard ne trouva rien à répondre et se mit à son tableau, lequel représentait une plaine habitée par un arbre rouge et un arbre bleu qui se donnent une poignée de branches. Allusion transparente aux douceurs de l’amitié, et qui ne laissait pas en effet que d’être très-philosophique.

En ce moment, le portier frappa à la porte. Il apportait une lettre pour Marcel.

— C’est trois sous, dit-il.

— Vous êtes sûr ? répliqua l’artiste. C’est bon, vous nous les devrez.

Et il lui ferma la porte au nez.

Marcel avait pris la lettre et rompu le cachet. Aux premiers mots, il se mit à faire dans l’atelier des sauts d’acrobate et entonna à tue-tête la célèbre romance suivante, qui indiquait chez lui l’apogée de la jubilation :


Y’avait quat’ jeunes gens du quartier,

Ils étaient tous les quat’ malades ;
On les a m’nés à l’Hôtel-Dieu

Eu ! eu ! eu ! eu !

— Eh bien, oui, dit Schaunard en continuant :


On les a mis dans un grand lit,
Deux à la tête et deux aux pieds.

— Nous savons ça.

Marcel reprit :


Ils virent arriver un’ petit’ sœur,
Eur ! Eur ! Eur ! Eur !

— Si tu ne te tais pas, dit Schaunard, qui ressentait déjà des symptômes d’aliénation mentale, je vais t’exécuter l’allégro de ma symphonie sur l’influence du bleu dans les arts.

Et il s’approcha de son piano.

Cette menace produisit l’effet d’une goutte d’eau froide tombée dans un liquide en ébullition.

Marcel se calma comme par enchantement.

— Tiens ! dit-il en passant la lettre à son ami. Vois.

C’était une invitation à dîner d’un député, protecteur éclairé des arts et en particulier de Marcel, qui avait fait le portrait de sa maison de campagne.

— C’est pour aujourd’hui, dit Schaunard ; il est malheureux que le billet ne soit pas bon pour deux personnes. Mais au fait, j’y songe, ton député est ministériel ; tu ne peux pas, tu ne dois pas accepter : tes principes te défendent d’aller manger un pain trempé dans les sueurs du peuple.

— Bah ! dit Marcel, mon député est centre gauche ; il a voté l’autre jour contre le gouvernement. D’ailleurs, il doit me faire avoir une commande, et il m’a promis de me présenter dans le monde ; et puis, vois-tu, ça a beau être vendredi, je me sens pris d’une voracité Ugoline, et je veux dîner aujourd’hui, voilà.

— Il y a encore d’autres obstacles, reprit Schaunard, qui ne laissait pas que d’être un peu jaloux de la bonne fortune qui tombait à son ami. Tu ne peux pas aller dîner en ville en vareuse rouge et avec un bonnet de débardeur.

— J’irai emprunter les habits de Rodolphe ou de Colline.

— Jeune insensé ! Oublies-tu que nous sommes passé le vingt du mois, et qu’à cette époque les habits de ces Messieurs sont cloués et surcloués ?

— Je trouverai au moins un habit noir d’ici cinq heures, dit Marcel.

— J’ai mis trois semaines pour en trouver un quand j’ai été à la noce de mon cousin ; et c’était au commencement de janvier.

— Eh bien, j’irai comme ça, reprit Marcel en marchant à grands pas. Il ne sera pas dit qu’une misérable question d’étiquette m’empêchera de faire mon premier pas dans le monde.

— À propos de ça, interrompit Schaunard, prenant beaucoup de plaisir à faire du chagrin à son ami, et des bottes ?

Marcel sortit dans un état d’agitation impossible à décrire. Au bout de deux heures il rentrait chargé d’un faux col.

— Voilà tout ce que j’ai pu trouver, dit-il piteusement.

— Ce n’était pas la peine de courir pour si peu, répondit Schaunard, il y a ici du papier de quoi en faire une douzaine.

— Mais, dit Marcel en s’arrachant les cheveux, nous devons avoir des effets, que diable !

— Et il commença une longue perquisition dans tous les coins des deux chambres.

Après une heure de recherche, il réalisa un costume ainsi composé :

Un pantalon écossais,

Un chapeau gris,

Une cravate rouge,

Un gant jadis blanc,

Un gant noir.

— Ça te fera deux gants noirs au besoin, dit Schaunard. Mais quand tu seras habillé, tu auras l’air du spectre solaire. Après ça, quand on est coloriste !

Pendant ce temps Marcel essayait les bottes.

Fatalité ! Elles étaient toutes deux du même pied !

L’artiste, désespéré, avisa alors dans un coin une vieille botte dans laquelle on mettait les vessies usées. Il s’en empara.

— De Garrick en Syllabe, dit son ironique compagnon : celle-ci est pointue et l’autre est carrée.

— Ça ne se verra pas, je les vernirai.

— C’est une idée ! Il ne te manque plus que l’habit noir de rigueur.

— Oh ! dit Marcel en se mordant les poings, pour en avoir un, je donnerais dix ans de ma vie et ma main droite, vois-tu !

Ils entendirent de nouveau frapper à la porte. Marcel ouvrit.

— Monsieur Schaunard ? dit un étranger en restant sur le seuil.

— C’est moi, répondit le peintre en le priant d’entrer.

— Monsieur, dit l’inconnu, porteur d’une de ces honnêtes figures qui sont le type du provincial, mon cousin m’a beaucoup parlé de votre talent pour le portrait ; et, étant sur le point de faire un voyage aux colonies, où je suis délégué par les raffineurs de la ville de Nantes, je désirerais laisser un souvenir de moi à ma famille. C’est pourquoi je suis venu vous trouver.

— Ô sainte Providence !… murmura Schaunard. Marcel, donne un siége à Monsieur…

— M. Blancheron, reprit l’étranger ; Blancheron de Nantes, délégué de l’industrie sucrière, ancien maire de V…, capitaine de la garde nationale, et auteur d’une brochure sur la question des sucres.

— Je suis fort honoré d’avoir été choisi par vous, dit l’artiste en s’inclinant devant le délégué des raffineurs. Comment désirez-vous avoir votre portrait ?

— À la miniature, comme ça, reprit M. Blancheron en indiquant un portrait à l’huile ; car, pour le délégué comme pour beaucoup d’autres, ce qui n’est pas peinture en bâtiments est miniature, il n’y a pas de milieu.

Cette naïveté donna à Schaunard la mesure du bonhomme auquel il avait affaire, surtout quand celui-ci eut ajouté qu’il désirait que son portrait fût peint avec des couleurs fines.

— Je n’en emploie jamais d’autres, dit Schaunard. De quelle grandeur Monsieur désire-t-il son portrait ?

— Grand comme ça, répondit M. Blancheron en montrant une toile de vingt. Mais dans quel prix ça va-t-il ?

— De cinquante à soixante francs ; cinquante sans les mains, soixante avec.

— Diable ! mon cousin m’avait parlé de trente francs.

— C’est selon la saison, dit le peintre ; les couleurs sont beaucoup plus chères à différentes époques.

— Tiens ! C’est donc comme le sucre ?

— Absolument.

— Va donc pour cinquante francs, dit M. Blancheron.

— Vous avez tort, pour dix francs de plus vous auriez les mains, dans lesquelles je placerais votre brochure sur la question sucrière, ce qui serait flatteur.

— Ma foi, vous avez raison.

— Sacrebleu ! dit en lui-même Schaunard, s’il continue, il va me faire éclater, et je le blesserai avec un de mes morceaux.

— As-tu remarqué ? Lui glissa Marcel à l’oreille.

— Quoi ?

— Il a un habit noir.

— Je comprends et je coupe dans tes idées. Laisse-moi faire.

— Eh bien ! Monsieur, dit le délégué, quand commencerons-nous ? Il ne faudrait pas tarder, car je pars prochainement.

— J’ai moi-même un petit voyage à faire ; après-demain je quitte Paris. Donc, si vous le voulez, nous allons commencer tout de suite. Une bonne séance avancera la besogne.

— Mais il va bientôt faire nuit, et on ne peut pas peindre aux lumières, dit M. Blancheron.

— Mon atelier est disposé pour qu’on puisse travailler à toute heure… reprit le peintre. Si vous voulez ôter votre habit et prendre la pose, nous allons commencer.

— Ôter mon habit ! Pourquoi faire ?

— Ne m’avez-vous pas dit que vous destiniez votre portrait à votre famille ?

— Sans doute.

— Eh bien, alors, vous devez être représenté dans votre costume d’intérieur, en robe de chambre. C’est l’usage d’ailleurs.

— Mais je n’ai pas de robe de chambre ici.

— Mais j’en ai, moi. Le cas est prévu, dit Schaunard en présentant à son modèle un haillon historié de taches de peintures et qui fit tout d’abord hésiter l’honnête provincial.

— Ce vêtement est bien singulier, dit-il.

— Et bien précieux, répondit le peintre. C’est un vizir turc qui en a fait présent à M. Horace Vernet, qui me l’a donné à moi. Je suis son élève.

— Vous êtes élève de Vernet ? dit Blancheron.

— Oui, monsieur, je m’en vante. Horreur, murmura-t-il en lui-même, je renie mes dieux.

— Il y a de quoi, jeune homme, reprit le délégué en endossant la robe de chambre qui avait une si noble origine.

— Accroche l’habit de monsieur au porte-manteau, dit Schaunard à son ami avec un clignement d’yeux significatif.

— Dis donc, murmura Marcel en se jetant sur sa proie et en désignant le Blancheron, il est bien bon ! si tu pouvais en garder un morceau ?

— Je tâcherai ! mais ce n’est pas ça, habille-toi vite et file. Sois de retour à dix heures, je le garderai jusque-là. Surtout rapporte-moi quelque chose dans tes poches.

— Je t’apporterai un ananas, dit Marcel en se sauvant.

Il s’habilla à la hâte. L’habit lui allait comme un gant, puis il sortit par la seconde porte de l’atelier.

Schaunard s’était mis à la besogne. Comme la nuit était tout à fait venue, M. Blancheron entendit sonner six heures et se souvint qu’il n’avait pas dîné. Il en fit la remarque au peintre.

— Je suis dans le même cas ; mais, pour vous obliger, je m’en passerai ce soir. Pourtant j’étais invité dans une maison du faubourg Saint-Germain, dit Schaunard. Mais nous ne pouvons pas nous déranger, ça compromettrait la ressemblance.

Il se mit à l’œuvre.

— Après ça, dit-il tout à coup, nous pouvons dîner sans nous déranger. Il y a en bas un excellent restaurant qui nous montera ce que nous voudrons.

Et Schaunard attendit l’effet de son trio de pluriels.

— Je partage votre idée, dit M. Blancheron, et en revanche j’aime à croire que vous me ferez l’honneur de me tenir compagnie à table.

Schaunard s’inclina.

— Allons, se dit-il à lui-même, c’est un brave homme, un véritable envoyé de la Providence. Voulez-vous faire la carte ? demanda-t-il à son amphitryon.

— Vous m’obligerez de vous charger de ce soin, répondit poliment celui-ci.

— Tu t’en repentiras, Nicolas, chanta le peintre en descendant les escaliers quatre à quatre.

Il entra chez le restaurateur, se mit au comptoir et rédigea un menu dont la lecture fit pâlir le Vatel en boutique.

— Du bordeaux à l’ordinaire.

— Qu’est-ce qui payera ?

— Pas moi probablement, dit Schaunard, mais un mien oncle que vous verrez là-haut, un fin gourmet. Ainsi, tâchez de vous distinguer, et que nous soyons servis dans une demi-heure, et dans de la porcelaine surtout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures, M. Blancheron sentait déjà le besoin d’épancher dans le sein d’un ami ses idées sur l’industrie sucrière, et il récita à Schaunard la brochure qu’il avait écrite.

Celui-ci l’accompagna sur le piano.

À dix heures, M. Blancheron et son ami dansaient le galop et se tutoyaient. À onze heures, ils jurèrent de ne jamais se quitter et firent chacun un testament où ils se léguaient réciproquement leur fortune.

À minuit, Marcel rentra et les trouva dans les bras l’un de l’autre ; ils fondaient en pleurs. Et il y avait déjà un demi-pouce d’eau dans l’atelier. Marcel se heurta à la table et vit les splendides débris du superbe festin. Il regarda les bouteilles, elles étaient parfaitement vides.

Il voulut réveiller Schaunard, mais celui-ci le menaça de le tuer s’il voulait lui ravir M. Blancheron, dont il se faisait un oreiller.

— Ingrat ! dit Marcel en tirant de la poche de son habit une poignée de noisettes. Moi qui lui apportais à dîner !