Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/Le Poisson soleil d’Amérique

LE POISSON-SOLEIL D’AMÉRIQUE[1].


Parmi nos petits poissons d’eau douce, j’en connais peu qui surpassent en beauté, en délicatesse et en saveur, celui que j’ai choisi pour sujet de cet article, et il n’en est guère aussi qui procurent plus d’agrément aux jeunes pêcheurs. Ce n’est pourtant pas qu’il soit rare : on le rencontre dans toutes nos rivières, au cours rapide ou lent, petites ou grandes ; dans les écluses ombragées par les vieux arbres de la forêt, comme dans les lacs découverts et bordés de roseaux. Mais où l’on est sûr de ne jamais en trouver, c’est dans les eaux impures. Que la place soit profonde ou non, large ou étroite, peu lui importe, pourvu que l’onde soit assez limpide pour que, sans se ternir, les rayons du soleil puissent tomber sur la riche cotte de mailles qui le revêt. Regardez-le : comme il se balance mollement à l’abri du vent, sous le couvert de ce roc, à vos pieds ! voyez comme il se tient ferme en équilibre ! et comptez, s’il se peut, les incessantes vibrations de ses nageoires. Mais un autre vient de surgir à ses côtés, resplendissant du même éclat, et se balançant, comme lui, d’un mouvement gracieux et léger. Le soleil brille, et derrière chaque pierre ou chaque grosse souche tombée dans le courant, se montre quelqu’une de ces charmantes petites créatures, qui s’élève à la surface de l’eau pour se jouer à la lumière et apparaître dans toute sa beauté. Sur son corps éblouissant, les reflets de l’or qui se mêlent au vert de l’émeraude, non moins que les teintes de corail qui le nuancent en dessous, et le rouge étincelant de ses yeux, en font, pour le regard enchanté, une véritable perle des eaux.

La rivière, précipitant son cours, bondit et bouillonne par-dessus les obstacles qui encombrent son lit ; et de ces obstacles, il n’en est pas un, roches aiguës, grosse pierre, tronc vermoulu, qui ne devienne un lieu de repos, de sûreté, d’observation pour notre gentil poisson, à l’œil duquel rien n’échappe. Emporté par le courant, voici venir un malheureux papillon, qui se débat en vain pour s’arracher au perfide élément. De temps en temps son corps parvient à se soulever un peu ; mais ses larges ailes, mouillées et appesanties, l’entraînent de nouveau, et il retombe. Le poisson l’a vu, et quand il passe devant sa retraite, il s’élance, suivi d’une vingtaine d’autres, tous avides de la riche proie. Le plus agile l’a bientôt engloutie ; et les camarades, sans plus de contestation, retournent à leur poste, où ils se croient eux-mêmes bien en sûreté ; mais, hélas ! le poisson-soleil n’est pas plus sans ennemis, dans ce bas monde, que le papillon ou qu’aucune autre créature. Ainsi l’a voulu la sage Nature, évidemment pour recommander à tous les êtres l’industrie et la prudence, sans lesquelles on ne peut recueillir, dans leur plénitude, les avantages de la vie.

Là-bas, sur l’écluse du moulin, se tient fièrement l’intrépide pêcheur. Le pantalon retroussé jusqu’aux genoux, et sans penser au danger de sa position, il prépare ses engins destructeurs. Son hameçon bien affilé, et préalablement assujetti à sa ligne, disparaît dans le corps d’un ver ou d’une sauterelle ; son œil expérimenté remarque, dans le fil du courant, chaque léger bouillonnement des eaux ; et ayant observé la pointe d’un roc qu’elles recouvrent à peine, c’est là que, d’un mouvement mesuré et sûr, il lance son appât qui flotte un moment, puis s’enfonce. Lentement il lâche de sa ligne, lorsqu’une secousse soudaine l’avertit qu’un poisson vient de mordre. Alors il tire à lui la corde qu’il enroule sur un moulinet. Par trois fois, le pauvre poisson fait un effort désespéré ; enfin, épuisé et pantelant, il se laisse amener à fleur d’eau ; le pêcheur n’a plus qu’à mettre la main dessus, ce qui est aussitôt exécuté ; et le traître appât, sur-le-champ renouvelé, ramène bientôt une autre victime. La pêche peut durer une heure ou plus, et presque à chaque minute, un poisson est pris. À la branche de saule qui pend de sa ceinture, notre amateur en a déjà accroché une centaine, lorsque, tout à coup, le ciel s’assombrit, et l’orage menace. Il sait très bien qu’en changeant seulement d’amorce et d’hameçon, il pourrait avoir sous peu une ou deux belles anguilles ; mais, en homme prudent, il aime mieux regagner le bord et emporter tranquillement son butin à la maison.

Voilà comment s’y prend le pêcheur à la ligne qui veut procéder méthodiquement et dans les règles ; et certes, il y a du plaisir à le voir, lorsqu’avec aisance et grâce il tend l’appât à l’objet de ses désirs, soit au milieu même des flots turbulents, soit à l’abri sous les basses branches du rivage, partout enfin où s’ébat une multitude de ces petits êtres jouissant en paix de leur trompeuse sécurité. Rarement, entre ses mains, son instrument s’embrouille et se mêle, tandis qu’avec une incomparable dextérité il les tire de l’eau l’un après l’autre.

Cependant il y a bon nombre de pêcheurs qui, par un procédé beaucoup plus simple, savent prendre tout autant de poissons, sans leur laisser même un instant pour se reconnaître. Voyez-moi ces joyeux petits garnements, dont l’un est planté debout sur la rive, pendant que les autres ont bravement enfourché les arbres qui sont tombés en travers de la rivière. Leurs gaules sont tout bonnement des baguettes de noisetier ou de noyer ; une corde leur sert de ligne, et leurs hameçons ne paraissent pas des plus fins. Le premier est porteur d’une calebasse remplie de vers qu’il garde en vie dans de la terre humide ; le second a renfermé dans une bouteille une cinquantaine de sauterelles, également en vie ; le troisième n’a rien du tout pour amorcer, mais il empruntera à son voisin. Et les voilà, mes trois gaillards, qui font tournoyer leurs baguettes en l’air, afin de dérouler les lignes, à l’une desquelles est attachée une plaque de liége, tandis que l’autre n’a qu’un petit morceau de bois léger, et la dernière deux ou trois gros grains de plomb pour la faire couler. Maintenant, les hameçons ont reçu l’appât, et tout est prêt. Chacun jette sa ligne là où il croit qu’il fait le meilleur, ayant eu soin, avant tout, de sonder avec sa baguette la profondeur de l’eau pour s’assurer que la petite bouée pourra se maintenir en place. Toc, toc… le liége file et s’enfonce, le morceau de bois disparaît, le plomb donne des secousses, et au même instant volent en l’air trois de ces pauvres poissons, qui, chemin faisant, se décrochent et vont tomber bien loin parmi les herbes, où ils sautillent et se débattent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais déjà les hameçons, amorcés de nouveau, sont retournés en chercher d’autres. Le fretin abonde, le temps est propice, la saison délicieuse (on est au mois d’octobre), et les poissons sont devenus si gourmands de vers et de sauterelles, qu’une douzaine à la fois sautent après le même appât. Nos jeunes novices, je vous l’assure, s’amusent joliment : en une heure, ils ont presque vidé le trou, et peuvent emporter une fameuse friture à leurs parents et à leurs petites sœurs. Dites-moi, est-ce que ce plaisir-là ne vaut pas celui du premier pêcheur, avec toute son expérience et sa méthode ?

Parfois, après qu’on avait lâché l’écluse d’un moulin, pour des raisons mieux connues du meunier que de moi, je voyais tous ces petits poissons se retirer ensemble dans un ou deux bas-fonds, comme s’ils n’eussent voulu, à aucun prix, abandonner leur retraite favorite. Il y en avait alors tant et tant, qu’on pouvait en prendre à volonté avec la première ligne venue, pourvu qu’il y eût au bout une épingle amorcée de quelque sorte de ver ou d’insecte que ce fût, et même d’un morceau de poisson frais. Puis tout à coup, je ne sais pourquoi, sans aucune cause apparente, ils cessaient de mordre, et il n’y avait ni précaution, ni appât qui pût les engager, non plus qu’aucun autre du même trou, à reprendre à l’hameçon.

Pendant les grandes inondations, ce poisson ne veut d’aucune espèce d’amorce ; mais alors on peut le prendre à l’épervier ou à la seine, à condition que le pêcheur ait une parfaite connaissance des lieux. Au contraire, quand l’eau se trouve basse, il n’est pas de trou écarté, pas de remous à l’abri de quelque pierre, pas de place recouverte de bois flotté, où l’on ne puisse se promettre ample capture. Les nègres de quelques contrées du Sud en font d’abondantes pêches à la fin de l’automne. Pour cela, ils choisissent les parties peu profondes des étangs, entrent doucement dans l’eau et placent, de distance en distance, un engin d’osier assez semblable à un petit baril et ouvert aux deux bouts. Du moment que les poissons se sentent retenus dans la partie inférieure qui pose au fond, leur frétillement avertit le pêcheur qui n’a pas alors grand mal à s’en emparer.

Ces poissons, qui excèdent rarement cinq ou six pouces en longueur, n’en ont d’ordinaire que de quatre à cinq, sur un ou deux de large. Leur chair, qui renferme peu d’arêtes, fournit en toute saison un manger excellent. Ayant remarqué que leur couleur changeait suivant les différentes contrées et les rivières, lacs ou étangs qu’ils fréquentent, j’ai été conduit à penser que ce curieux résultat pourrait bien provenir de la différence de coloration des eaux. Ainsi, ceux que j’ai pris dans les eaux profondes de la rivière Verte, au Kentucky, présentaient une teinte olive brun foncé toute autre que la couleur générale de ceux qu’on pêche dans les ondes si claires de l’Ohio ou du Schuylkill ; ceux des eaux rougeâtres des marais, dans la Louisiane, sont d’un cuivre terne, et ceux enfin qui vivent dans les courants qu’ombragent des cèdres ou des pins, se distinguent par une nuance pâle, jaunâtre et blême.

En quelque lieu qu’on la rencontre, cette petite Perche témoigne une préférence décidée pour les lits rocailleux, les bancs de sable et de gravier, et toujours elle évite les fonds bourbeux. Quand vient le moment du frai, cette préférence est encore plus marquée : on la voit alors passer et repasser sur les endroits où l’eau est basse, cherchant le gravier le plus fin ; un instant elle se balance, puis se laisse aller lentement jusqu’au fond, où, à l’aide de ses nageoires, elle creuse dans le sable une sorte de nid de forme circulaire, et qui peut avoir une étendue de huit à dix pouces. En quelques jours, un petit rebord s’élève à l’entour, et la place ainsi préparée et rendue bien propre, elle y dépose ses œufs. Si vous regardez attentivement, vous compterez cinquante, soixante ou plus de ces nids, les uns séparés par un intervalle de quelques pieds seulement, d’autres à l’écart, à plusieurs pas. Au lieu d’abandonner son produit, comme ceux de sa famille ont coutume de le faire, ce charmant petit poisson veille dessus avec toute la sollicitude d’un oiseau qui couve ; il se tient immobile au-dessus du nid, observant ce qui se passe aux environs. Qu’une feuille tombée de l’arbre, un morceau de bois ou quelque autre corps étranger vienne à rouler dedans, il le prend avec sa gueule et le rejette très soigneusement de l’autre côté de sa fragile muraille. C’est un fait dont j’ai été plusieurs fois témoin ; et, frappé de la prudence et de la propreté de cet être si mignon, ayant remarqué d’ailleurs qu’à cette même époque il ne voulait mordre à aucune espèce d’appât, je me mis en tête, un beau matin, de tenter plusieurs expériences, afin de voir ce que l’instinct ou la raison le rendraient capable de faire, si on le poussait à bout de patience.

M’étant muni d’une belle ligne et des insectes que je savais le plus de son goût, je gagnai un banc de sable recouvert par un pied d’eau environ, et où j’avais préalablement reconnu plusieurs de ces dépôts d’œufs. Je m’approchai tout près de la rive sans faire de bruit, mis à mon hameçon un ver de terre dont la plus grande partie était laissée libre pour qu’il pût se tortiller tout à son aise, et jetai ma ligne dans l’eau, de façon qu’en passant par-dessus le bord, l’appât vînt se placer au fond. Le poisson m’avait aperçu, et quand le ver eut envahi son enceinte, il nagea jusqu’au bord opposé, où il resta quelque temps à se balancer ; enfin, se hasardant, il se rapprocha du ver, le prit dans sa gueule et le repoussa de mon côté si gentiment et avec tant de précaution, qu’en vérité c’était à en demeurer confondu. Je répétai l’expérience six ou sept fois, et toujours avec le même résultat. Je changeai d’amorce et mis une jeune sauterelle que je fis flotter dans l’intérieur du nid : l’insecte fut rejeté comme le ver ; et vainement, à deux ou trois reprises, j’essayai de piquer le poisson. Alors, je lui présentai l’hameçon nu, en employant la même manœuvre. Il parut d’abord grandement alarmé : il nageait d’un côté, puis de l’autre, sans s’arrêter, et semblait comprendre tout le danger de s’attaquer, cette fois, à un objet aussi suspect. Pourtant il finit encore par s’en approcher, mais petit à petit le prit délicatement, l’enleva, et l’hameçon, à son tour, fut rejeté hors du nid !

Lecteur, si, comme moi, vous étudiez la nature pour vous élever l’esprit par la contemplation des phénomènes étonnants qu’elle offre à chaque pas dans son immense domaine, ne resterez-vous pas frappé d’une admiration profonde en voyant ce petit poisson, objet si chétif et si humble, auquel le Créateur a donné des instincts si merveilleux ? Pour moi, je ne cessais de le regarder avec ravissement, et je me demandais comment la Nature avait pu le douer d’un sens aussi réfléchi et d’une telle puissance. Un désir irrésistible d’en apprendre davantage me poussa à continuer mon expérience. Certes, je savais alors manœuvrer un hameçon tout comme un autre ; mais quelque effort que je fisse, je ne pus jamais parvenir à prendre ce petit poisson, et ce fut de même inutilement que je dressai mes batteries contre plusieurs de ses camarades.

Ainsi, j’avais trouvé mon maître ! Je repliai ma ligne, et donnai un grand coup de baguette dans l’eau, de manière à atteindre presque le poisson. D’un élan, il se lança comme un trait à la distance de plusieurs mètres, resta quelque temps à se balancer d’un air tranquille ; puis, dès que ma baguette eut quitté l’eau, revint prendre son poste. Alors, je pus connaître tout le dommage que je lui avais causé, car je l’aperçus qui s’employait de son mieux à nettoyer et lisser son nid ; mais, pour le moment, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin mes expériences.





  1. The sun Perch.. Petit poisson du genre Labre, qui renferme de si nombreuses espèces, toutes remarquables par leurs proportions élégantes, leur agilité, et auxquelles la nature a prodigué les couleurs les plus brillantes et les plus variées.