Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’Oie du Canada

SCÈNES DE LA NATURE


DANS LES ÉTATS-UNIS.




L’OIE DU CANADA.


On considère l’Oie du Canada comme appartenant presque exclusivement au nord ; cependant, sous des latitudes moins froides, et en diverses parties des États-Unis, il en reste, toute l’année, un assez grand nombre, pour qu’on ait plein droit de dire que cette espèce habite aussi, d’une manière permanente, les régions plus tempérées. On la trouve, mais aujourd’hui en petite quantité, nichant au bord des lacs, des marais et des grands cours d’eau de nos districts de l’ouest, sur le Missouri, le Mississipi, les parties basses de l’Ohio, le lac Érié, les lacs plus reculés au nord, et sur chaque grand étang de l’intérieur, vers l’est des États de Massachusetts et du Maine ; mais leurs nids deviennent plus abondants à mesure qu’on avance à l’est et au nord. Lors de mon excursion au Labrador, j’en trouvai qui couvaient, au mois de juin, sur les îles de la Madeleine. Dans l’île d’Anticosti, coule une grande rivière sur les rives de laquelle on dit qu’il s’en élève, chaque saison, d’innombrables couvées ; et au Labrador, il n’y a pas de plaine marécageuse tant soit peu à la convenance de ces oiseaux, qui ne contienne quelques-uns de leurs nids. Celles de ces oies qui viennent nous visiter des latitudes les plus septentrionales, retournent, comme tant d’autres espèces, avec le printemps, dans ces tristes régions où elles ont reçu l’existence.

En hiver, il n’en reste que très peu, ou même pas du tout, dans la Nouvelle-Écosse. Ainsi mon ami Thomas M’Culloch m’a dit n’en avoir jamais vu une seule, dans cette saison, aux environs de Pictou[1]. Au printemps, quand elles remontent vers le nord, elles passent, en immenses bataillons, bien haut dans les airs ; tandis qu’à l’automne les bandes sont beaucoup moins fortes et volent plus bas. Pendant leurs migrations du printemps, les principales stations où elles s’arrêtent, en attendant des jours plus doux, sont la baie des Chaleurs[2], les îles de la Madeleine, Terre-Neuve, Labrador, à chacune desquelles il en reste toujours quelques-unes qui se décident à y nicher et à y séjourner tout l’été.

Leurs grandes migrations du printemps commencent, dans nos districts du centre et de l’ouest, à la première fonte des neiges, ou du 20 mars à la fin d’avril ; mais le moment précis du départ dépend toujours de l’état plus ou moins avancé de la saison. Les troupes immenses qu’on voit hiverner dans ces grandes savanes ou prairies marécageuses du sud-ouest du Mississipi, comme il en existe dans l’Opelousas, sur les bords de la rivière Arkansas, ou dans les clairières éternellement désolées des Florides, reprennent souvent leur vol en se dirigeant vers le nord dès le mois de février ; en effet, les individus appartenant à des espèces plus éloignées des lieux où presque toutes elles finiront par se rassembler, doivent naturellement songer au retour avant celles qui ont passé l’hiver dans des stations plus rapprochées.

J’ai lieu de croire que tous les oiseaux de cette espèce qui, chaque printemps, quittent nos États pour les pays lointains du nord, se sont accouplés préalablement à leur départ. Cela tient nécessairement à la nature du climat où ils font leur résidence d’été ; la belle saison y est si courte, qu’ils ont à peine le temps suffisant pour élever leurs petits et renouveler leur plumage. Je fonde mon opinion sur les faits suivants. Très souvent j’ai observé de grandes troupes d’Oies qui prenaient leurs ébats sur des étangs, des marécages, ou même à sec sur des bancs de sable ; et je voyais çà et là les oiseaux précédemment appariés se faisant, dès le mois de janvier, de mutuelles caresses ; tandis que les autres ne s’occupaient qu’à se quereller ou à coqueter presque tout le jour, jusqu’à ce qu’enfin chacun parût satisfait de l’objet de son choix. Après cela, en effet, s’ils continuaient encore à vivre ensemble, on pouvait du moins parfaitement reconnaître qu’ils avaient bien soin de se tenir par couples. J’ai pu noter aussi que, plus les oiseaux sont vieux, plus ils abrégent les préliminaires de leurs amours ; et que les sujets stériles restent complétement indifférents aux démonstrations de tendresse et d’attachement réciproques que leurs camarades se prodiguent autour d’eux. Les célibataires et les vieilles femelles, par dépit peut-être ou parce que tout ce tumulte les ennuie, se retirent tranquillement à l’écart pour se reposer sur l’herbe ou sur le sable, à quelque distance des autres ; et soit que la troupe prenne son vol, soit qu’elle se précipite à l’eau, ils restent, comme des délaissés, toujours en arrière. Cette manière de se préparer à la saison des œufs m’a paru d’autant plus remarquable, qu’à peine arrivés au lieu qu’ils ont choisi pour l’été, les oiseaux d’une même compagnie se séparent par couples, qui font leurs nids et élèvent leur famille à de grandes distances les uns des autres.

C’est un spectacle extrêmement curieux de les voir, à chacune de leurs stations, se faire la cour. Je vous assure, lecteur, que si le mâle ne se pavane pas devant sa femelle, avec toute la pompe que déploie le coq d’Inde, et ne se pique pas de cette délicatesse et de cette grâce qui distinguent les amours de la tourterelle, ses démonstrations, pour cela, n’en plaisent pas moins à sa bien-aimée. Je m’en représente un maintenant qui vient, après un combat d’une demi-heure ou plus, d’infliger à quelque rival une défaite complète : il s’avance avec orgueil vers le doux objet, prix de sa victoire ; la tête à peine élevée d’un pouce au-dessus de la terre, le bec ouvert de toute sa grandeur, sa langue charnue redressée, ses yeux lançant des regards de défi, il siffle avec force à chaque pas, tandis que l’émotion qui le domine encore fait hérisser ses plumes dont les tuyaux, en s’entre-choquant, frémissent et rendent un bruit sourd. Mais le voilà près de celle qui, à ses yeux, est la beauté même ; son cou s’incline et se redresse ; il tourne galamment autour d’elle, il aime à la toucher en passant ; elle, de son côté, le félicite de sa victoire, lui rend ses tendres caresses, et leurs cous amoureux se confondent et s’enlacent de mille manières. À ce moment, le feu de la jalousie dévore le vaincu ; il va recommencer la bataille, car lui aussi il veut être heureux ! Les yeux enflammés de rage, il se précipite, secoue ses larges ailes, et s’élance sur son ennemi en poussant un sifflement redoutable. À ce signal, toute la troupe s’arrête ; étonnée, elle fait place et se range en cercle pour regarder le combat. Le champion déjà favorisé ne se détourne même pas de sa femelle, et sans faire attention à de pareilles menaces, se contente de jeter un regard de mépris à son ennemi ; mais lui, le dédaigné, se redresse, entr’ouvre ses robustes ailes, et, en détachant à celui-ci un coup violent à son tour, il le défie. Comment, en si nombreuse société, supporter un pareil affront ? D’ailleurs il n’était déjà pas de soi-même trop endurant, et le coup est rendu avec usure. L’agresseur, un moment étourdi, chancelle ; mais bientôt il se remet, et le combat se rengage avec fureur. Si les armes étaient plus meurtrières, que de faits héroïques j’aurais à célébrer ! Telles qu’elles sont cependant, une botte succède à l’autre, aussi dru que les coups des noirs forgerons sur l’enclume. Mais, hélas ! l’heureux mâle a saisi dans son bec la tête de l’autre et la serre avec la ténacité d’un bouledogue ; il secoue sans pitié sa victime, la bat et la rebat de ses ailes puissantes, et quand sa rage est assouvie, la rejette enfin loin de lui. Puis il gonfle son plumage, revient glorieux vers sa femelle, et remplit l’air de ses cris de triomphe.

Et voyez ! ce n’est plus seulement deux mâles, mais une demi-douzaine que l’humeur batailleuse a gagnés. Quelque mauvais sujet, je m’imagine, vient de tomber traîtreusement sur un mâle accouplé ; et sans doute d’honnêtes spectateurs, indignés d’une telle conduite, ont accouru au secours de l’opprimé. On se mêle, on se prend corps à corps ; coups d’ailes et coups de bec pleuvent à l’envi, et les plumes volent de toutes parts. Battu, confus, mortifié, le malencontreux agresseur opère honteusement sa retraite, et là-bas, sur le sable, il reste étendu à moitié mort.

Ces mâles sont si ardents, remplis de tant de courage et d’affection pour leur femelle, que l’approche seule d’un autre mâle les met hors d’eux-mêmes, et à l’instant ils sont prêts à se jeter dessus. Dès que la femelle a pondu son premier œuf, le mâle dévoué se tient à ses côtés, attentif même au murmure de la brise ; le moindre bruit lui arrache un sifflement de colère. Qu’il aperçoive un raton courant à travers les herbes, il s’élance sans hésiter, l’étourdit d’un coup vigoureux, et le force bientôt à prendre la fuite. Je doute même qu’un homme qui n’aurait aucune arme dans les mains pût se tirer à son honneur d’une telle rencontre. Il fait plus, l’intrépide qu’il est : qu’un danger pressant vienne à menacer sa femelle, il l’oblige à fuir ; et lui, sans crainte, il reste auprès du nid jusqu’à ce qu’il la sache bien en sûreté. Alors, enfin, il se retire, mais semble encore insulter par ses clameurs au désappointement de son ennemi.

Supposons que tout soit paix et sécurité autour de l’heureux couple, et que la femelle repose tranquillement sur ses œufs. Le nid est placé sur le bord de quelque majestueuse rivière ou près d’un lac aux eaux dormantes. Au-dessus de la scène enchantée se déroule le clair azur des cieux ; la lumière, en traînées brillantes, scintille à la surface des ondes, et des milliers de fleurs odorantes font, du marais naguère si triste, un séjour charmant. Le mâle passe et repasse, effleurant l’élément liquide dont il semble être le roi. Tantôt il incline sa tête en décrivant une courbe gracieuse ; tantôt il boit à petits coups pour étancher sa soif à loisir. Cependant le soleil a marqué midi ; il rame alors vers le rivage pour prendre un moment la place de sa patiente et fidèle compagne. Déjà, au travers de la coquille, s’entendent les bégaiements de la tendre couvée ; de leur bec frêle, les petits ont fait brèche aux murs de leur prison, et pleins de vie, alertes et mignons, ils hasardent au dehors leurs pas chancelants et leur duvet si délicat. Bientôt ils se dirigent vers l’eau, à la suite de leurs parents inquiets ; ils atteignent le bord du courant au milieu duquel se joue déjà la mère ; l’un après l’autre ils se risquent à tenter l’aventure, et maintenant les voilà tous qui glissent lentement sur les ondes. Quel délicieux spectacle ! rasant la rive verdoyante, la mère guide doucement son innocente progéniture : à l’un, elle montre la graine des herbes flottantes ; à l’autre, elle présente une rampante limace ; ses yeux vigilants surveillent la cruelle tortue, l’orphie[3] et le brochet vorace qui guettent la proie. La tête inclinée, elle regarde en haut, s’il n’y a pas de mouette ou d’aigle qui vole au-dessus d’eux, cherchant à faire capture. Qu’un oiseau rapace vienne pour les saisir à l’improviste, à l’instant elle plonge et sa couvée après elle ; puis ils vont reparaître parmi les joncs épais, en ne présentant d’abord que le bec hors de l’eau. Enfin la mère a gagné la terre, et rassemble sa famille par un appel si bas et si doux, qu’il n’y a que les petits et le père pour en comprendre le sens. À présent ils sont sauvés, et leur ennemi, qui ne sait ce qu’ils sont devenus, n’a plus qu’à renoncer à sa poursuite.

Plus de six semaines se sont écoulées ; le duvet des oisons, qui d’abord était moelleux et touffu, se change en une sorte de poil dur et roide ; les tuyaux commencent à leur pousser au bord des ailes, leur corps se hérisse de plumes, ils sont déjà grands et forts. Vivant au sein de l’abondance, ils deviennent si gras qu’ils marchent avec peine ; et comme ils ne peuvent encore voler, il faut les soins les plus assidus pour les préserver des nombreux dangers qui les menacent. Heureusement qu’ils croissent rapidement. Bientôt les jours brûlants d’août sont finis ; ils sont alors en état de voler d’un bord à l’autre de la rivière ; d’ailleurs, chaque nuit, la gelée blanche couvre la terre ; et quand la glace a joint les deux rives, la famille se réunit à la famille voisine, laquelle, à son tour, se voit augmentée de plusieurs autres. Enfin, l’hiver s’annonce ; ils ont prévu quelque violent tourbillon de neige : c’est le moment où les mâles, conducteurs de la troupe, donnent tous à la fois le signal du départ.

Après avoir décrit de larges cercles, ils s’enlèvent au sein de l’air raréfié ; et une heure ou plus est employée à instruire les jeunes de l’ordre dans lequel ils doivent s’avancer. Maintenant le bataillon a ses chefs, il s’élance, se déployant tantôt sur un front étendu, tantôt sur une seule ligne, quelquefois en forme de triangle. Les vieux mâles volent en tête, ensuite viennent les femelles, puis les jeunes successivement, selon leurs forces, les plus faibles composant toujours l’arrière-garde. Quand l’un se sent fatigué, il change de position dans les rangs, et se voit relevé de son poste par un autre qui vient, à son tour, fendre l’air devant lui ; peut-être aussi que son père ou sa mère se tient un instant à ses côtés et l’encourage. Deux ou trois jours s’écoulent avant qu’ils atteignent un lieu où ils puissent se reposer sans rien craindre. La graisse dont ils étaient chargés au départ s’est épuisée rapidement ; ils sont fatigués et sentent le dur aiguillon de la faim. Cependant ils viennent d’apercevoir un vaste golfe et prennent leur vol dans cette direction. À peine descendus sur l’eau, ils nagent vers la côte, s’y arrêtent et regardent autour d’eux : les jeunes sont pleins de joie ; les vieux, remplis d’inquiétude, car ils savent trop, par expérience, combien d’ennemis guettent depuis longtemps leur arrivée. Toute la nuit se passe en silence, mais non dans l’inaction. Tremblants, ils se hasardent parmi les herbes du rivage, pour apaiser les premiers besoins de la faim, et refaire un peu leurs forces ; et dès que l’aurore commence à briller sur l’abîme, ils repartent, leurs lignes étendues, et voyagent ainsi jusqu’à ce qu’ils trouvent une station où ils espèrent vivre convenablement tout l’hiver. Enfin, après mille tourments et des pertes cruelles, ils ont joyeusement salué le retour du printemps, et se préparent à quitter des bords inhospitaliers et à se renvoler loin des embûches de l’homme, leur plus redoutable ennemi.

L’Oie du Canada paraît dans nos États du centre et de l’ouest, souvent dès le commencement de septembre, et ne se confine nullement au bord de la mer. Je dirais plutôt, au contraire, que pour chaque centaine qu’on voit, l’hiver, le long de nos golfes et de nos larges baies, il doit y en avoir des milliers de répandues dans l’intérieur du pays, où elles fréquentent les grands étangs, les rivières et les savanes humides. Durant mon séjour dans l’État de Kentucky, je ne me rappelle pas avoir passé d’hiver sans en apercevoir d’immenses troupes, spécialement au voisinage d’Henderson, où j’en ai tué par centaines, aussi bien qu’aux chutes de l’Ohio et dans les marais environnants, qui sont remplis d’herbes et de diverses espèces de nénuphars dont elles recherchent avidement les graines. Tous les lacs situés à quelques milles du Missouri, du Mississipi et de leurs tributaires, en sont toujours abondamment fournis, depuis le milieu de l’automne jusqu’aux premiers jours du printemps ; et là aussi j’en ai constamment vu, mais se tenant par couples isolés, et occupées à élever leurs petits. Il est plus que probable, selon moi, que ces oiseaux nichaient en foule dans les parties tempérées de l’Amérique du Nord, avant que la population blanche les eût envahies : c’est du moins ce qu’indiquent les rapports d’anciens et nombreux habitants de ces contrées, et ce que dit positivement le vieux général Clarck, l’un des premiers colons des bords de l’Ohio. Il me racontait qu’une cinquantaine d’années auparavant (et aujourd’hui il y en a de cela près de soixante-quinze), les Oies sauvages étaient si communes durant toute l’année, qu’il avait l’habitude d’en nourrir ses soldats, alors en garnison près de Vincennes, sur le territoire qui dépend actuellement de l’État d’Indiana. Mon père, ayant descendu l’Ohio peu de temps après la défaite de Bradock[4], me répétait la même chose. Moi-même je me rappelle fort bien, et beaucoup de personnes habitant Louisville à l’heure qu’il est, peuvent également se souvenir qu’il n’y a pas plus de vingt-cinq ou trente ans, rien n’était plus facile que de se procurer de ces jeunes Oies dans les marais des environs. En 1819, j’ai encore trouvé des nids, des œufs et des petits de cette espèce, non loin d’Henderson. Cependant, comme je l’ai remarqué, le plus grand nombre se retire pour nicher, bien haut dans le nord ; et jamais, que je sache, aucune n’a fait son nid dans les régions du sud. De fait, l’extrême chaleur de ces latitudes convient si peu à leur tempérament, que les essais qu’on a pu faire pour en avoir en domesticité y ont presque toujours mal réussi.

Lorsqu’elle reste chez nous dans l’intention d’y nicher, l’Oie du Canada commence à bâtir au mois de mars. Elle fait choix de quelque lieu retiré, pas trop éloigné de l’eau, généralement parmi de grands roseaux, ou même assez souvent sous des broussailles. Le nid, soigneusement composé d’herbes sèches, est spacieux, plat et presque à ras de terre. Je n’en ai vu qu’un seul élevé au-dessus du sol ; il était placé sur le tronc d’un gros arbre, au milieu d’un petit étang, environ à vingt pieds de haut, et contenait cinq œufs. Comme l’endroit était tout à fait désert, je me gardai bien de troubler les parents, curieux de savoir comment ils s’y prendraient pour conduire leurs petits à l’eau. Mais en cela, je fus désappointé ; car un jour que j’allais au nid, vers le temps où je croyais que l’incubation était près de se terminer, j’eus la mortification de voir qu’un raton ou quelque autre animal avait mangé tous les œufs, et que les oiseaux avaient abandonné la place. Dans ces nids d’Oies sauvages, je n’ai jamais trouvé plus de neuf œufs, et je pense que le nombre le plus ordinaire est de six. Quant aux nids de celles que j’ai tenues en domesticité, j’y en ai souvent compté jusqu’à onze dont plusieurs, à la vérité, ne produisaient rien. Ces œufs mesurent 3 pouces et demi de long sur 2 et demi de large ; la coquille est épaisse, assez lisse et d’un vert jaunâtre très sombre. Jamais le même couple n’élève plus d’une couvée par saison, à moins que les œufs n’aient été ravis ou brisés dès le commencement.

Un jour ou deux après leur éclosion, les petits suivent leurs parents à l’eau ; mais, en général, ils reviennent à terre pour se reposer le soir au soleil couchant, et passer la nuit sous les ailes de leur mère, si tendre, si attentive à leur procurer bien-être et sécurité. Du reste, elle ne fait en cela qu’imiter l’exemple de son mâle ; car, tant que dure l’incubation, il ne la quitte jamais elle-même, sauf le temps strictement nécessaire pour chercher sa nourriture, et se hâte de revenir pour prendre sa place et couver à son tour. Ils restent l’un et l’autre en famille jusqu’au printemps.

C’est pendant cette saison des œufs que le mâle fait éclater sa force et son courage. J’en ai vu un qui semblait, à ce moment, plus grand et plus gros que de coutume, et dont tout le plumage en dessous paraissait d’un blanc magnifique. Trois années de suite, il revint au même marais, à quelques milles de l’embouchure de la rivière Verte, dans le Kentucky ; et chaque fois que je rendais visite à son nid, il se contentait de jeter sur moi un regard du plus profond dédain. Il se tenait droit et menaçant, et quand je me hasardais à quelques pas de son nid, baissant soudain la tête et la secouant comme s’il eût eu le cou disloqué, il ouvrait ses ailes et s’élançait en l’air directement pour m’attaquer. Telles étaient l’audace et la vigueur de ce fier champion, que deux fois il me frappa de son aile au bras droit, et pour un instant je crus qu’il me l’avait cassé. Après chaque effort de ce genre pour défendre sa compagne et son cher trésor, il retournait immédiatement vers eux, passait et repassait sa tête et son cou sur le plumage de la femelle, et reprenait bientôt son attitude de défi.

L’esprit toujours en quête d’expériences, j’entrepris d’adoucir le naturel de ce farouche habitant des eaux, et dès lors ne manquai jamais d’avoir dans les mains plusieurs épis de blé que j’égrenais et jetais devant lui. Les premiers jours, il se montra inflexible ; mais je réussis enfin, et une semaine ne s’était pas écoulée, que le mâle et la femelle venaient manger le blé jusque sous mes yeux. Cela me fit beaucoup de plaisir ; et en répétant journellement ma visite, je parvins à les apprivoiser, si bien qu’avant la fin de l’incubation, ils me laissaient approcher à quelques pas, sans permettre néanmoins que je les touchasse. Je voulus essayer ; mais chaque fois, le mâle m’appliqua sur les doigts de si furieux coups de bec, qu’il me fallut y renoncer. La beauté rare et l’ardeur de ce mâle me donnaient grande envie de m’en emparer. J’avais noté l’époque probable où les petits devaient éclore ; la veille, j’amorçai avec du blé un large espace que j’entourai d’un filet, et me tins en embuscade. Quand je le vis entré dedans, je tirai la corde et le fis ainsi prisonnier. Le lendemain matin, comme la femelle allait pour conduire ses petits à la rivière distante d’un demi-mille, je les pris tous, ainsi que la mère, qui était venue jusque sous ma main, cherchant à en sauver un du moins de sa pauvre famille. Je les emportai chez moi et dus recourir à un expédient assez cruel pour les empêcher de s’échapper : avec des ciseaux, je leur rognai à chacun le bout de l’aile, puis les lâchai dans le jardin, où j’avais fait creuser une petite pièce d’eau. Pendant plus de quinze jours, les deux vieux restèrent tout effarouchés, et je craignis même qu’ils n’abandonnassent le soin des jeunes ; cependant, à force d’attention, j’eus la joie de pouvoir les élever, en leur fournissant en abondance des larves de locustes dont ils sont très friands, ainsi que de la farine de blé trempée dans l’eau ; et toute la famille, se composant de onze individus, finit par prospérer. En décembre, le froid étant devenu très vif, je remarquai que le mâle battait fréquemment des ailes et poussait un cri aigu, auquel la femelle d’abord et ensuite chacun des jeunes répondaient l’un après l’autre ; et que tous ensemble, se mettant à courir vers le sud, aussi loin que s’étendait leur prison, ils faisaient effort pour s’envoler. Je n’en perdis aucun de trois années ; le vieux couple ne nicha plus tant qu’il demeura en captivité, les deux couples de jeunes pondirent et parvinrent à mener à bien, l’un trois petits, l’autre sept. Tous, ils montraient une aversion particulière pour les chiens et haïssaient presque aussi cordialement les chats ; mais les objets spéciaux de leur animosité étaient un vieux cygne et un coq d’Inde sauvage que je nourrissais à la maison. D’habitude, ils s’occupaient à débarrasser le jardin de chenilles et de limaçons. Ils m’endommageaient parfois quelque arbuste et quelque fleur ; en somme, pourtant, je puis dire que j’aimais leur compagnie. Quand je quittai Henderson, je leur rendis à tous la liberté, et je ne sais ce que depuis lors ils sont devenus.

Dans l’une de mes chasses, vers les mêmes parages, il m’arriva de tuer une Oie sauvage, qu’à mon retour j’envoyai à la cuisine. En l’accommodant, on trouva dans son corps un œuf près d’être pondu, et qu’on m’apporta. Je le mis sous une poule, et il vint à bon terme. Deux ans après, la femelle qui était éclose de cet œuf s’accoupla avec un mâle de son espèce et eut des petits. Cette Oie était si privée, qu’elle se laissait caresser par tout le monde, et venait volontiers manger dans la main. Elle était plus petite que ne le sont habituellement ces oiseaux, mais parfaitement conformée sous tout autre rapport. Quand arriva l’époque des migrations, elle se tint assez tranquille, tandis que son mâle, qui autrefois avait été libre, ne montrait pas, tant s’en faut, la même indifférence.

Je n’ai jamais pu savoir pourquoi plusieurs de ces oiseaux, pris, pour ainsi dire, à la sortie de l’œuf, ou trouvés tout jeunes encore, et qu’on avait élevés en captivité, manifestaient tant de répugnance à se reproduire, si ce n’est que peut-être ils étaient stériles de leur nature. J’en ai vu qu’on gardait ainsi depuis plus de huit ans, sans qu’ils se fussent jamais accouplés, alors que d’autres avaient des petits dès leur second printemps. J’ai remarqué aussi que quelquefois un mâle volage abandonnait les femelles de son espèce pour courtiser une Oie domestique, d’où provenait, en temps voulu, une jeune famille qui réussissait à merveille. Cette disposition tardive est loin d’être le cas ordinaire dans l’état sauvage, car j’ai vu des petits à nombre d’individus que, d’après leur taille, l’apparence négligée de leur plumage, et d’autres indices bien connus des vrais ornithologistes, je jugeais n’avoir pas plus de quinze ou seize mois. Aussi pensé-je que, dans cette espèce comme dans beaucoup d’autres, il faut une longue série d’années pour dompter la nature et lui faire oublier ses besoins natifs et ses instincts d’indépendance. Combien d’essais, en ce sens, dont le résultat devait être avantageux à l’homme, ont été abandonnés en désespoir de cause, alors que quelques années de plus de soins persévérants eussent produit l’effet désiré.

Immédiatement après le complet développement de sa famille, l’Oie du Canada se rassemble par troupes ; mais elle ne recherche pas la compagnie des autres espèces. Partout où l’Oie à front blanc, l’Oie de neige, la Bernache ou d’autres veulent partager avec elle le même étang, elle les force à se tenir à distance, et, pendant les migrations, ne souffre aucune de ces étrangères dans ses rangs.

Son vol est ferme, assez rapide et très prolongé. Une fois qu’elle a gagné les hautes régions de l’air, elle s’avance d’un mouvement constant et régulier. En s’élevant de terre ou de la surface de l’eau, elle a coutume de faire quelques pas en courant, les ailes toutes grandes ouvertes ; mais quand elle est surprise et que ses plumes sont bien développées, un simple élan de son large pied palmé suffit pour lui faire prendre l’essor. Quand elles partent en troupe pour quelque long voyage, elles s’enlèvent à environ un mille dans l’air, et passent en se dirigeant tout droit vers le lieu de leur destination. Leurs clameurs, alors, s’entendent au loin, et l’on distingue très bien les divers changements qui s’opèrent dans l’ordre et la disposition de leurs rangs. En de telles circonstances, je le répète, elles s’avancent avec la plus grande régularité ; néanmoins, lorsqu’aux premiers beaux jours on les voit s’en retourner du sud vers le nord, elles volent beaucoup plus bas, se posent plus souvent, et se laissent assez facilement mettre en désarroi, soit par la rencontre subite d’un épais brouillard, soit en passant au-dessus des villes et des bras de mer où elles peuvent apercevoir de nombreux vaisseaux. Alors la consternation s’empare de toute la bande ; les rangs se rompent, elles se mêlent, ne font que tournoyer, et l’on entend une sorte de can can perpétuel qui ressemble au bruit confus d’une multitude en déroute. Quelquefois la troupe se sépare, et plusieurs individus, se détachant soudain des autres, prennent une direction opposée à celle qu’ils suivaient ; puis, au bout d’un instant, comme ne sachant plus où aller, ils descendent, et une fois posés par terre, restent là étourdis et stupéfaits, de façon qu’on peut les tuer à coups de fusil et même à coups de bâton. C’est ce qui arrive assez souvent, m’a-t-on dit ; et moi-même, j’ai plusieurs fois été témoin de pareilles scènes. De violents tourbillons de neige les troublent aussi considérablement ; et quand elles s’en trouvent enveloppées, il y en a qui, en plein jour, vont donner de la tête contre les murs des signaux et des phares. Dans la nuit, la lumière de ces bâtiments les attire, et parfois toute une troupe se laisse ainsi prendre. Un simple changement de temps suffit également pour les arrêter ; et elles semblent en deviner l’approche, car, sans retard, elles font volte-face et reprennent, pendant plusieurs milles, le chemin du midi. Souvent des troupes entières reviennent de cette façon aux lieux qu’elles avaient quittés depuis une quinzaine. Même en hiver, elles savent prévoir avec une grande sagacité les variations de température, et se dirigent tantôt plus au nord, tantôt plus au sud, selon qu’il y doit faire meilleur pour vivre. Cette connaissance de l’état futur du temps est si certaine, que lorsqu’au soir on les voit gagner le sud, on peut prédire qu’il fera froid le lendemain matin, et vice versâ.

Ces oiseaux sont moins farouches quand on les rencontre enfoncés dans l’intérieur des terres que lorsqu’ils se tiennent sur les bords de la mer, et moins ont d’étendue les lacs et les étangs qu’ils fréquentent, plus il est facile de les surprendre. Ils cherchent ordinairement leur nourriture à la manière du cygne et du canard, c’est-à-dire en enfonçant la tête sous l’eau, dans les étangs peu profonds, au bord des lacs et des rivières, tandis que tout le devant du corps est submergé, et qu’ils ont les pattes et le derrière en l’air ; mais dans ce cas, jamais ils ne plongent. Lorsqu’ils paissent sur les champs ou les prairies, ils tranchent l’herbe de côté, ainsi que fait l’Oie domestique ; et après qu’il a plu, on les voit fouler rapidement la terre des deux pieds, comme pour en faire sortir les vers. Parfois ils barbotent dans l’eau fangeuse, mais bien moins fréquemment que les canards, et surtout que le Canard sauvage. Ils recherchent avidement les champs de blé, quand la feuille est encore tendre, y passent souvent la nuit, et y commettent de grands dégâts. En quelque lieu qu’on les rencontre, et si loin que ce puisse être des demeures de l’homme, on les trouve toujours soupçonneux et sur le qui-vive. Pour la puissance de la vue et la subtilité de l’ouïe, il n’est peut-être pas d’oiseau au monde qui les surpasse. Ils se gardent les uns les autres ; et pendant que la troupe repose, un ou deux mâles font sentinelle. La présence du bétail, d’un cheval ou d’un daim ne les étonnera pas ; mais qu’il s’agisse d’un couguar ou d’un ours, sa venue est aussitôt annoncée ; et si la troupe est par terre, dans le voisinage de quelque étang, tous ils se retirent à l’eau dans le plus profond silence, gagnent le large et restent là, attendant que le danger soit passé. Si l’ennemi s’acharne à les y poursuivre, les mâles commencent à pousser de grands cris, la troupe se forme en rangs serrés, et ils s’envolent tous à la fois, mais ordinairement sans présenter ni ligne ni angle, disposition qu’ils ne prennent que lorsqu’ils ont à parcourir une distance considérable. Leur ouïe est d’une finesse si extraordinaire, qu’au seul bruit des pas, ils reconnaissent, sans s’y tromper, à quelle sorte d’ennemi ils ont affaire. Rien qu’en entendant casser une branche sèche, ils distinguent avec un tact exquis si c’est homme ou daim qui s’approche. Une douzaine de grosses tortues se jettent en tumulte à l’eau, un alligator se laisse pesamment choir dans le marais, ne craignez pas que l’Oie sauvage bouge ni s’en préoccupe ; mais voilà que de là-bas, bien loin, arrive, faible et presque imperceptible, le bruit de la pagaie d’un Indien qui, par mégarde, a heurté contre les flancs de son canot : soudain l’alarme est donnée, les têtes se dressent, et toutes, le regard tourné vers le lieu d’où vient le danger, elles surveillent, silencieuses, les mouvements de leur ennemi.

Elles sont aussi extrêmement rusées. Quand elles croient n’avoir pas été aperçues, elles se glissent doucement parmi les hautes herbes, en baissant la tête, et restent parfaitement immobiles jusqu’à ce que le bateau soit passé. Je les ai vues, pour échapper aux regards du chasseur, quitter furtivement la surface gelée d’un grand étang et se réfugier dans les bois, puis revenir quand le chasseur s’était éloigné. Mais s’il y a de la neige sur la glace ou dans les bois, elles sont constamment en alerte, et s’envolent longtemps avant qu’on arrive à portée de les tirer, comme si elles savaient combien leur trace est plus aisée à suivre sur la blanche et perfide surface.

Elles aiment à retourner aux lieux de repos qu’elles ont une fois choisis, et y reviennent sans cesse, tant qu’on ne les y tourmente pas trop. Chez nous, là où on ne les trouble pas, elles vont rarement plus loin que les bancs de sable voisins des côtes et les rivages secs des lieux où elles trouvent leur nourriture. Dans d’autres pays, elles cherchent, à plusieurs milles, des retraites mieux appropriées, et dont l’étendue leur permette de découvrir le danger longtemps avant qu’il puisse les atteindre. Lorsqu’il s’en rencontre une de ce genre et qu’elles l’ont reconnue bien sûre, de nombreuses troupes s’y rassemblent, mais toujours par groupes séparés. C’est ainsi que, sur quelques-uns des immenses bancs de sable de l’Ohio, du Mississipi et autres grands fleuves, on voit parfois, vers le soir, ces oiseaux réunis par milliers pour passer la nuit, et reposant en petites bandes qui se tiennent à quelques pieds l’une de l’autre, chacune avec ses sentinelles particulières. Dès l’aube, toutes sont sur pied ; elles arrangent leur plumage, font leur toilette, vont boire à l’eau voisine, et repartent alors pour les lieux où elles ont coutume de pâturer.

Lors de ma première visite aux chutes de l’Ohio, sur les pentes rocailleuses et dénudées de ses rivages, j’en trouvai des multitudes qui s’y réfugiaient ordinairement pour la nuit. Les nombreux et larges canaux formant les îles abruptes de l’un et l’autre bord, comme aussi la rapidité des courants qui règnent entre elles, font de cet asile l’un des plus convenables qu’elles puissent désirer. Elles se retirent également sur les îles pendant l’hiver ; mais alors leur nombre est bien diminué ; et maintenant, aux environs de Louisville, ces Oies sont devenues si farouches que, sur les étangs où elles viennent chaque matin pour manger, la moindre alerte, la simple détonation d’une arme à feu, les fait se renvoler immédiatement vers leurs rochers : et cependant, même ici, le danger les menace encore ; car, assez souvent il arrive qu’une troupe entière s’abatte à demi-portée de fusil d’un chasseur à l’affût dans une pile de bois flotté, dont il sait se faire un abri, qui généralement leur devient funeste. J’ai connu un gentleman, propriétaire d’un moulin situé en face Rock-Island, et qui s’amusait à bombarder ces pauvres Oies, à la distance d’un quart de mille, au moyen d’un petit canon chargé à balles ; et si je ne me trompe, M. Tarascon en jetait ainsi bas plus d’une douzaine à chaque coup. Cela se pratiquait à la pointe du jour, alors que les malheureuses n’étaient occupées qu’à se remettre les plumes en ordre, un instant avant de prendre l’essor. Mais cette guerre d’extermination ne pouvait durer : les Oies désertèrent le roc fatal, et le redoutable canon du puissant meunier ne dut pas lui servir plus d’une semaine.

Sur l’eau, l’Oie du Canada se meut avec une grâce remarquable, et sa manière d’être, en général, ressemble beaucoup à celle du Cygne sauvage, auquel je la crois alliée de très près. Quand c’est à l’aile qu’on l’a blessée, elle plonge parfois à une petite profondeur, et s’échappe avec une prestesse étonnante, toujours dans la direction du rivage. Dès qu’elle l’a touché, vous la voyez se traîner parmi les herbes ou les broussailles, le cou tendu un ou deux pouces au-dessus de terre, et marchant si doucement, qu’à moins d’avoir l’œil constamment dessus, on est presque certain de la perdre. Si on la tire sur la glace et qu’elle se sente frappée, elle se met aussitôt à fuir, mais fièrement et d’un pas assuré, de manière à vous faire croire qu’elle n’a aucun mal ; et elle ne cesse de crier bruyamment, comme à l’ordinaire ; mais, du moment qu’elle a gagné le bord, elle devient silencieuse, et disparaît, ainsi que nous venons de l’indiquer.

Un jour, sur la côte du Labrador, je fus vraiment surpris de l’habileté avec laquelle l’un de ces palmipèdes, alors dans sa mue, et par conséquent tout à fait incapable de s’envoler, sut manœuvrer, tout le temps, pour se dérober à notre poursuite. On l’aperçut d’abord à quelque distance de la rive : à l’instant, le bateau fut lancé après elle ; mais s’étant mise à nager de toutes ses forces, elle faisait mine de vouloir gagner directement la terre, et quand nous n’en fûmes plus qu’à quelques pas, elle plongea. Nous ne savions ce qu’elle était devenue ; chacun se tenait sur la pointe des pieds pour voir à quel endroit elle allait reparaître, lorsque, par hasard, l’homme qui était au gouvernail venant à baisser les yeux vers la poupe, l’aperçut presque sous le bout de notre barque, son corps toujours enfoncé dans l’eau, d’où sortait seulement la pointe du bec, et ramant vigoureusement des deux pieds, pour marcher de conserve avec nous. Le marin essaya de la prendre ; mais, avec la rapidité de la pensée, elle passait d’un côté à l’autre, à l’avant, à l’arrière, et jamais il ne put mettre la main dessus. Enfin, charmé de trouver tant d’esprit dans une Oie, je demandai la grâce de la pauvre bête, et nous la laissâmes s’en aller en paix.

Le croisement de l’Oie du Canada avec l’Oie domestique réussit aussi bien que celui du dindon sauvage avec le dindon privé. La race métisse qui en provient est plus grosse, plus facile à élever, et il faut moins de temps pour l’engraisser. C’est maintenant un procédé en grande faveur dans nos États de l’est et de l’ouest ; et communément, hiver comme automne, on offre de ces hybrides sur le marché, où ils se vendent plus cher qu’aucun individu de la race primitive.

C’est du milieu de septembre à celui d’octobre que les Oies du Canada font leur première apparition dans l’ouest et le long des côtes de l’Atlantique, où elles arrivent par troupes composées de quelques familles seulement. Un chasseur habile, et qui d’abord a eu soin de tuer les vieux, est presque sûr d’avoir ensuite les jeunes, moins rusés, et dont l’habitude est de revenir manger aux lieux que les parents leur avaient d’abord indiqués. On n’a qu’à les attendre aux étangs connus, et généralement on fait bonne chasse. Pour moi, cette sorte d’affût n’a jamais été bien de mon goût : dès que paraissait un autre oiseau dont j’avais envie, je me mettais à courir après, et les Oies en profitaient pour s’envoler ; mais si je n’en ai guère tué moi-même, en revanche j’en ai vu tuer beaucoup et de la plus belle espèce. Je vous demanderai la permission de vous raconter une ou deux anecdotes qui ont trait à ce genre d’exercice.

Je connais intimement l’un des meilleurs chasseurs qui soient, de nos jours, dans tous les pays de l’ouest. Force, adresse, patience et courage, il possède toutes ces qualités de premier ordre pour un pareil métier. Souvent, à minuit, je l’ai vu monter un cheval vigoureux et rapide, alors que le thermomètre marquait zéro, que la terre était couverte de neige et de glace, et que le verglas enveloppait si complétement les arbres, que vous les eussiez crus de verre. Mais que lui importe ? Il part au petit galop, son cheval est ferré à neuf, et personne ne sait où il va, personne, excepté moi, qui suis toujours à ses côtés. Sa valise contient notre déjeuner, force munitions et autres provisions nécessaires. La nuit est noire comme la cheminée et passablement rude ; mais il connaît les bois comme pas un chasseur du Kentucky, et moi, sous ce rapport, je ne lui en céderais guère. Nous marchons depuis longtemps, et les premiers rayons du jour commencent à poindre vers l’orient ; nous savons parfaitement où nous sommes : nous avons fait juste vingt milles. Les cris de la chouette nébuleuse[5] interrompent seuls le silence mélancolique de l’heure matinale. Nous attachons nos chevaux à un arbre, et maintenant, à pied, sans faire de bruit, nous nous dirigeons vers un long étang, où des troupes d’Oies ont coutume de venir chercher leur nourriture. Aucune n’est encore arrivée ; mais déjà toute la surface de l’eau, libre de glace, est couverte de canards, de macreuses, de pilets et de sarcelles aux ailes bleues et vertes. Le fusil de mon ami, comme le mien, porte loin, et l’occasion est bien tentante ! À plat ventre, nous rampons jusqu’au bord de l’étang ; puis, un genou en terre, nous mettons en joue et le coup part ! La détonation résonne, répétée par mille échos dans les profondeurs de la forêt, et l’air est rempli de canards de toute espèce. Nos chiens se sont jetés à la nage au milieu des glaçons, et en quelques minutes nous avons devant nous un petit tas de gibier. Cela fait, nous rentrons sous bois, et nous nous séparons pour gagner chacun un côté de l’étang. À juger par moi de l’état des doigts de mon camarade, nous ne serions certes pas capables de mettre un seul bouton ; nous grelottons, nos pieds se crispent, nos dents claquent… mais voici venir les Oies ! On entend retentir, au haut des airs, leur cri bien connu : hauk, hauk, awhauk, awhauk ; elles tournoient, tournoient, puis, par un mouvement gracieux, descendent sur l’eau, où elles s’amusent d’abord à se baigner et à prendre leurs ébats ; bientôt elles regardent autour d’elles, car la faim les presse. À ce moment, il peut y en avoir vingt ; mais il en arrive vingt autres, et en moins d’une demi-heure, nous en avons devant nous une centaine. Mon ami, qui connaît son affaire, a passé par-dessus ses habits une sorte de chemise d’un blanc de neige, et quelque attentif que je sois à observer ses mouvements, je reste convaincu qu’il est impossible de les suivre, même pour l’œil perçant de l’Oie qui se tient en sentinelle. Pan ! pan ! fait son grand fusil, et la troupe, en désarroi, s’enlève, gagnant de mon côté. Dès que je les vois à portée, je me mets debout : les Oies éperdues piquent droit en l’air ; je presse l’une après l’autre mes détentes, et l’aile brisée, déjà morts, deux de ces oiseaux viennent lourdement tomber à mes pieds. Ah ! que n’avons-nous d’autres fusils ! Cependant, pour cet étang-ci, il n’y faut plus songer. Nous ramassons notre butin, retournons à nos chevaux, attachons ensemble par le cou oies et canards, et les jetant de travers sur nos selles, repartons pour une nouvelle expédition : de cette manière se continue la chasse, jusqu’à ce qu’enfin nous ayons assez tué d’Oies pour ne plus les compter.

Une autre fois, mon ami, seul pour le moment, se dirige vers les chutes de l’Ohio, et comme de coutume atteint le bord du fleuve, longtemps avant le jour. Son cheval, bien dressé, plonge au milieu des tourbillons du rapide courant, et parvient, non sans peine, à déposer son intrépide cavalier sur une île où il prend terre, tout mouillé et transi. Le cheval sait ce qu’il a à faire aussi bien que son maître ; et pendant que l’un broute aux environs et tâche d’attraper quelque gueulée d’herbe que la gelée a durcie, celui-ci s’approche tout doucement d’une pile de bois flotté qu’il savait être là, et se cache dedans. Son fameux chien Neptune est à ses talons. Enfin, à la lueur incertaine et grisâtre de l’aube, il commence à entrevoir les Oies ; il tire, plusieurs restent sur place ; mais une, qu’il a bien blessée, s’envole et va s’abattre dans la chute indienne. Neptune saute après : déjà le terrible courant l’entraîne lui-même ; alors le chasseur siffle son cheval, qui, les oreilles dressées, accourt au galop. Il l’enfourche, s’élance avec lui au milieu des flots perfides, d’une main saisit le gibier, de l’autre soutient son chien ; et après de longs efforts, le cavalier et le cheval parviennent à mettre le pied sur la rive indienne. Tout autre que cet homme, dont je ne fais que vous rapporter fidèlement les moindres exploits, y eût depuis longtemps péri ; mais s’il affronte ainsi la fatigue et le danger, c’est bien moins pour le profit en lui-même, que pour le plaisir que trouve son excellent cœur à distribuer son gibier entre les nombreux amis qu’il s’est faits à Louisville.

Dans l’est, c’est autre chose, les chasseurs tuent les Oies pour le gain, et s’y prennent d’une façon différente. Quelques-uns les attirent au moyen d’oies artificielles ; d’autres, avec des oies véritables. Ils restent en embuscade souvent des heures de suite, et en détruisent un nombre immense à l’aide de leurs fusils, d’une longueur démesurée ; mais comme cette chasse n’offre guère d’agrément, je n’en parlerai pas davantage.

Dans ces contrées, l’Oie du Canada se nourrit principalement d’une herbe longue, à feuilles linéaires, l’algue marine, et en même temps d’insectes aquatiques et de petits crustacés, genre d’aliment qui lui fait perdre en partie l’agréable saveur qu’a sa chair, lorsqu’elle ne vit que de plantes d’eau douce, de blé et d’herbe. Elle se tient, la plupart du temps, à une petite distance des rivages, devient plus farouche, diminue de volume et est bien inférieure, comme mets, à celles qui visitent l’intérieur du pays.

Un autre artifice assez curieux qu’on emploie, pour tuer ces oiseaux, et que j’ai pratiqué moi-même avec beaucoup de succès, consiste en ceci. Dans le sable des bancs que les Oies ont coutume de fréquenter pendant la nuit j’enfonçais un tonneau jusqu’à quelques pouces du haut, et m’installais dedans à l’approche du soir, ayant eu soin de tirer par-dessus quantité de broussailles, et de placer sur le sable mon fusil, également recouvert de broussailles et de feuilles. Parfois des Oies venaient s’abattre tout près de moi, et de cette manière j’en ai tué souvent plusieurs d’un seul coup ; mais ce stratagème s’use bientôt, et n’est bon au plus que pour quelques mois. Même au plus rude de l’hiver, ces oiseaux, par leurs mouvements continuels dans l’eau, peuvent la maintenir libre, sur une certaine étendue, et empêcher la glace de prendre aux endroits les plus profonds d’un étang. Lorsque le hasard, ou autre cause, leur réserve ainsi de ces espaces ouverts à la surface des marais, des étangs ou des lacs, elles ne manquent pas d’en profiter, et le chasseur peut les y fusiller tout à son aise.

On prétend que, dans l’État du Maine, il existe une espèce distincte d’Oie du Canada, beaucoup plus petite que la nôtre, à laquelle d’ailleurs elle ressemble sous tous les autres rapports. Comme la première, elle fait un large nid, qu’elle double de son propre duvet. Elle l’établit tantôt au bord de la mer, tantôt près d’un lac ou d’un étang d’eau douce. On la connaît, dans ce pays, sous le nom d’Oie voyageuse, car on la dit entièrement émigrante, tandis qu’au contraire l’Oie du Canada réside. Mais dans toutes mes excursions, et malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir à me procurer seulement une plume de cette prétendue espèce.

Pendant notre expédition à Terre-Neuve, et comme nous revenions du Labrador, le 15 août 1833, nous remarquâmes de petites troupes d’Oies du Canada qui se dirigeaient déjà vers le sud. Dans ces contrées, leur apparition est saluée avec transport, et l’on en tue un grand nombre. C’est surtout au bord des lacs, dans l’intérieur de ce pays si curieux à observer, qu’elles se reproduisent abondamment. Dans le port de Great-Macatina, au Labrador, je vis un gros tas de ces oiseaux qu’on avait rassemblés là depuis quelques jours, et qui étaient déjà salés pour l’hiver. Il pouvait y en avoir plusieurs centaines, et toutes avaient été tuées lorsqu’elles n’étaient point encore en état de voler. On me dit que cette espèce se nourrissait principalement de feuilles de sapin nain ; et à l’inspection du gésier, je reconnus que c’était vrai.

Les petits, dès qu’ils vont à l’eau, savent déjà plonger très adroitement à la moindre apparence de danger. Dans l’ouest et le sud, ces oiseaux ont pour ennemis, sur l’eau, l’alligator, l’orphie et la tortue ; sur terre, le couguar, le lynx et le raton ; dans les airs, ils se voient souvent attaqués par l’aigle à tête blanche. Ils sont très robustes, et des individus peuvent vivre en captivité ou à l’état domestique, même plus de quarante ans. Tout, en eux, est utile à l’homme ; car, outre la chair comme article comestible, on recherche les tuyaux de leurs plumes et leur graisse ; enfin, chacun sait que leurs œufs sont un très bon manger.





  1. Petite île, rivière et baie, à l’extrémité méridionale du golfe Saint-Laurent.
  2. Formée par le golfe Saint-Laurent, entre le Nouveau-Brunswick et le Nouveau-Canada, à l’embouchure de la Ristigonche.
  3. Gar-fish (Esox Bellone). On donne ce nom d’Orphie à un genre de poissons holobranches abdominaux de la famille des Siagonotes, séparé par Cuvier du grand genre des Ésoces.
    Il paraît qu’on en trouve dans toutes les mers ; et l’on a dit que quelques individus ont jusqu’à huit pieds de long et font des morsures venimeuses.
  4. Général anglais qui figura au siége de Québec, où il fut défait par les Français et une poignée d’Indiens.
  5. The barred Owl.