Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’Avocette

L’AVOCETTE D’AMÉRIQUE.


J’ignorais que ce curieux oiseau nichât dans l’intérieur de notre pays, et ce n’est qu’en juin 1814, et par une sorte de hasard que je l’ai appris. Je passais à cheval pour aller de Henderson à Vincennes, dans l’État du Maine, lorsqu’en approchant d’un vaste étang assez peu profond, je fus surpris d’apercevoir plusieurs Avocettes qui planaient sur les bords de quelques îlots que renfermait l’étang. Quoiqu’il se fît tard et que je me sentisse fatigué et affamé, je ne pus résister au désir de savoir, s’il était possible, quelle cause pouvait les retenir si loin de la mer. Laissant donc mon cheval paître en liberté, je me dirigeai vers l’étang ; et dès que je fus près du bord, je me vis assailli par quatre de ces oiseaux à la fois. Plus de doute, ils avaient des nids, et les femelles étaient à couver ou à soigner leurs petits. L’étang, qui pouvait avoir deux cents verges de long sur cent de large, était entouré de grands scirpes des marais[1] qui l’avaient envahi jusqu’à une certaine distance des rives ; vers le centre se trouvaient les îlots longs de huit à dix verges et disposés en ligne. Je me frayai un passage à travers les joncs, et entrai dans l’eau qui n’avait que quelques pouces de profondeur ; mais la vase me montait au-dessus du genou. Tandis que j’avançais ainsi avec précaution vers l’îlot le plus voisin, les quatre oiseaux ne cessaient de voltiger et de crier ; parfois ils plongeaient du haut des airs en m’effleurant presque de leurs ailes, pour m’exprimer le déplaisir et l’inquiétude qu’ils éprouvaient de mon importune visite. J’avais grande envie d’en tuer ; mais auparavant je voulais étudier leurs mœurs de près, et quand j’eus bien cherché sur les différents îlots, où je découvris trois nids avec des œufs, et une femelle ayant des petits, je revins prendre mon cheval et continuai ma route vers Vincennes qui n’était qu’à deux milles de là. Le lendemain, avant le soleil levant, j’étais soigneusement blotti parmi les joncs d’où j’avais vue sur tout le marais. Au bout d’une heure environ les mâles cessèrent de voler autour de moi pour se remettre à leurs occupations habituelles, et je pus noter les particularités suivantes :

En se posant soit par terre, soit sur l’eau, l’Avocette tient encore un moment ses ailes relevées, jusqu’à ce qu’elle ait bien pris son équilibre. Quand c’est sur l’eau, elle se balance la tête et le cou pendant quelques minutes, un peu comme fait le chevalier criard ; après quoi, elle part pour chercher sa nourriture, marchant tantôt à pas comptés, d’autres fois en courant, et passe à la nage ou à gué d’un bas-fonds à l’autre, le corps, dans ce dernier cas, enfoncé jusqu’au cou dans l’eau, et les ailes en partie relevées. Par moments, on la voit se glisser au milieu des joncs où elle ne reste cachée que quelques instants. Les Avocettes que j’observais ici se tenaient à part l’une de l’autre, mais s’entrecroisaient de mille manières, gardant toutes un silence complet et sans se manifester jamais la moindre animosité, bien qu’à l’approche seule d’un chevalier, elles ne manquassent pas de s’élancer aussitôt pour lui donner la chasse. Différentes fois, m’étant mis à siffler très fort, sans bouger, elles s’arrêtèrent tout court, se haussèrent pour regarder, firent entendre deux ou trois petits cris ; puis, après être restées un moment en alerte, s’envolèrent à leurs nids, mais ne tardèrent pas à revenir. Pour chercher la nourriture, elles s’y prennent absolument comme le bec en cuiller rosé[2], et font aller la tête de côté et d’autre, en fouillant de leur bec la vase molle. Dans certains cas, quand l’eau était profonde, elles y plongeaient toute la tête et une partie du cou, ainsi que fait la spatule et la bécassine brune. Lorsqu’au contraire elles poursuivent les insectes aquatiques qui nagent à la surface, elles courent après, se jettent dessus et les saisissent, en passant par-dessous leur mandibule inférieure, tandis que l’autre se tient convenablement relevée. C’est à peu près la même manœuvre qu’emploie le bec en ciseaux, sauf qu’il les attrape lui-même pendant qu’il vole. Du reste, elles sont aussi très adroites à prendre les insectes en l’air, et pour courir plus vite en les poursuivant, elles s’aident de leurs ailes qu’elles ouvrent à moitié.

Je passai de cette manière près d’une heure à les observer, et je les vis toutes s’envoler vers les îlots où étaient les femelles, en criant d’une façon particulière et plus fort que d’habitude. Les différents couples semblaient se féliciter l’un l’autre, et se témoigner leur joie par des gestes bizarres. Alors, celles qui étaient à couver cédèrent la place à leurs compagnes, et se rendirent elles-mêmes à l’étang où elles se lavèrent et se baignèrent, comme si elles eussent été tourmentées par la chaleur ou les insectes ; après quoi, elles se mirent à chercher pâture. — Mais, lecteur, veuillez attendre un moment, que j’expédie moi-même mon modeste déjeuner.

Vers onze heures, la chaleur était devenue intense, et les Avocettes cessèrent de travailler pour se retirer à l’ombre sur diverses parties de l’étang. Là, elles firent avec soin leur toilette, puis ramenant la tête à ras des épaules, se tinrent pendant près d’une heure immobiles, silencieuses et comme endormies. Enfin s’étant secoué brusquement tout le corps, elles s’enlevèrent à une hauteur de trente ou quarante mètres, et partirent toutes à la fois dans la direction du Wabash.

Maintenant, je voulais voir un de ces oiseaux sur son nid. Je quittai donc ma cachette, et lentement, sans faire de bruit, je m’avançai vers le premier îlot où je savais qu’il y en avait un. La veille au soir, en effet, j’avais eu soin de marquer la place en courbant quelques herbes sèches aux environs. Ces détails, j’en suis sûr, ne vous paraîtront pas minutieux à vous, cher lecteur ; et quant aux personnes qui pourraient les trouver ennuyeux, qu’elles me permettent de leur dire qu’un amateur éclairé de la nature ne prend jamais trop de précautions lorsqu’il s’agit de marquer ou d’indiquer la place précise d’un nid d’oiseau : moi-même j’en ai souvent perdu pour n’y avoir pas fait assez d’attention. Étant ainsi dûment avertis, nous nous y prendrons de notre mieux pour approcher sans être vus de l’oiseau qui couve. Il n’y a guère moyen d’aller vite quand on a de l’eau et de la boue jusqu’au genou ; néanmoins, comme le trajet n’était que de quarante à cinquante mètres, j’eus bientôt atteint la petite île où l’Avocette se tenait tranquillement sur son nid. Tout doucement et à quatre pieds, je rampe vers elle, inondé de sueur, étouffant de chaud, et craignant surtout qu’elle ne m’aperçoive. Déjà je ne suis plus qu’à quelques pieds de la pauvrette qui ne s’en doute pas ; et je la vois très bien à travers les herbes. Douce créature, si paisible, si innocente hélas ! et si près de ton ennemi ! Mais ne crains rien ; je ne suis là que pour m’instruire et t’admirer. La voici donc, la bonne mère, sur ses œufs, ses longues jambes reployées sous le corps, la tête languissamment ramenée parmi les plumes, et ses yeux que ne ranime plus la présence du mâle, à demi-clos, comme si elle rêvait des scènes futures — et moi, j’observe tout cela ; je regarde encore et suis heureux. — Hélas ! par malheur elle m’a vu ; elle se traîne par terre, détale en courant, en culbutant, puis s’envole avec des cris de colère et d’inquiétude que tout homme, pour peu qu’il ait d’intelligence et de cœur, n’entendra jamais sans en être ému.

Cependant l’alarme est donnée, l’oiseau plein d’angoisse, s’en va çà et là en agitant péniblement ses ailes au-dessus du marécage ; tantôt il se débat à la surface, comme prêt à mourir, tantôt il se traîne en boitant pour m’attirer après lui et sauver ses œufs. Ce que je ne savais pas encore, c’est que les oiseaux qui vivent en société pussent, en poussant des cris d’alarme, engager les autres camarades qui couvent à quitter leur nid, pour se joindre à eux et tâcher, par de communs efforts, de sauver la colonie. C’est pourtant ce que je vis faire aux Avocettes ; car deux des autres femelles s’enlevèrent immédiatement et volèrent droit sur moi, tandis que la dernière, avec ses quatre petits, gagnait l’eau et se sauvait au plus vite, suivie de sa progéniture qui jouait des pattes et nageait non moins prestement que des canetons de la même taille.

J’ignore jusqu’à quelle distance ces cris de l’Avocette peuvent être entendus ; mais ce que je puis dire, c’est que quelques minutes après cette scène, les autres individus que j’avais vus s’envoler dans la direction du Wabash, étaient de retour et planaient au-dessus de ma tête.

De cette manière, ayant obtenu les renseignements que je désirais relativement aux mœurs de ces oiseaux, j’en tuai cinq, parmi lesquels malheureusement il se trouva trois femelles.

Les nids, cachés au milieu des plus hautes herbes, étaient composés exactement des mêmes matériaux, c’est-à-dire d’herbes, mais desséchées, qui paraissaient être de l’année précédente, et parmi lesquelles je ne remarquai ni tiges, ni brindilles vertes d’aucune sorte. Le fond pouvait avoir cinq pouces de diamètre, et le bord était garni de fine herbe des prés, différente de celle qui croissait sur les îlots. Ceux-ci ne semblaient pas être exposés aux inondations, et aucun des nids ne paraissait avoir été surélevé depuis le commencement de l’incubation, ainsi que le rapporte Wilson de ceux qu’il nous a décrits. Les œufs, au nombre de quatre, comme ceux de la plupart des échassiers, se touchaient par le petit bout ; leur longueur était de 2 pouces, sur une largeur de 1 pouce 3/8, et la couleur exactement celle indiquée par le naturaliste américain : olive foncé, avec de larges taches irrégulières de noir, et d’autres d’une teinte plus faible. J’ajoute qu’ils sont en forme de poire et lisses ; quant au temps de leur éclosion, je ne sais rien de particulier.

Après avoir pris mes notes et ramassé les oiseaux que j’avais tués, je fis trois fois le tour du marais en cherchant tout au travers des joncs ; mais n’ayant pas mon chien, je ne pus jamais revoir ni la mère ni sa jeune couvée. Le lendemain je revins deux fois pour chercher encore ; je fis à gué le tour de l’étang et furetai sans succès sur tous les autres îlots. Il ne reparut pas une seule Avocette, et je ne doutai pas que la mère n’eût emmené ses quatre petits dans quelque autre lieu plus sûr.

Le nid de l’Avocette ressemble à celui de l’Himantopus nigricollis[3]. Comme le chevalier criard, ces deux oiseaux, quand ils fendent l’air, semblent toujours être au début d’un grand voyage ; ils s’avancent avec grâce, d’un vol rapide et continu, les jambes et le cou tendus de toute leur longueur. Lorsque, alarmée par la vue d’un ennemi, l’Avocette plonge d’en haut pour le reconnaître, elle passe parfois tout près de lui avec la rapidité d’une flèche, puis revient et s’éloigne encore en laissant pendre ses jambes très bas ; mais je n’en ai vu aucune dont les jambes fussent tremblotantes et ployées comme le prétendent certains auteurs, alors même je les avais fait à l’improviste partir de leur nid. Je crois pouvoir également dire en toute assurance, que le bec n’a jamais été dessiné sur un échantillon frais, ni avant que se soit produite la courbure qu’en effet il ne montre pas quand le sujet est vivant[4]. Les notes que cet oiseau fait entendre ont le même son que la syllabe click plusieurs fois répétée et avec hâte, spécialement en cas d’alarme.




  1. Bull-rushes (Scirpus palustris), de la famille des Cypéracées.
  2. La spatule rose.
  3. L’Échasse à cou blanc et noir.
  4. De cette observation d’Audubon, ressort un fait entièrement nouveau dans la science, et très curieux, en ce qu’il contraste singulièrement avec l’état du bec de l’Avocette, tel qu’on le voit dans les collections zoologiques, et les diverses représentations qu’on a cru devoir donner de cet oiseau.