Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’Anhinga ou Oiseau-Serpent

L’ANHINGA,

OU L’OISEAU-SERPENT.


Quelles jouissances pures ont signalé le cours de cette vie aventureuse qui fut la mienne ! Moins nombreuses, sans doute, et moins paisibles elles eussent été, si depuis les premiers temps auxquels peut se reporter ma mémoire, je n’avais été dominé par cette enthousiaste, cette irrésistible passion que j’ai toujours nourrie pour les merveilleuses scènes de la nature. Ceux qui m’ont le mieux connu ne s’étonneront pas de m’entendre dire que jamais il ne fut pour moi de plaisir comparable à celui de poursuivre et de décrire fidèlement tel ou tel de nos oiseaux d’Amérique encore inconnu, ou seulement mal observé jusqu’alors.

Mais aussi que de jours pénibles j’ai dû consacrer par un hiver rigoureux, au milieu des marais pestilentiels et des sauvages forêts de la Louisiane, à étudier en silence et le cœur palpitant d’émotion les mœurs si curieuses de l’Anhinga ! J’aimais à épier la femelle couvant ses œufs avec tendresse, dans un nid placé par elle, hors de toute atteinte, sur la branche prodigieusement étendue de quelque gigantesque cyprès qui, planté là comme par magie, s’élevait du centre même d’un vaste lac. Je la vois encore : d’un œil attentif, elle suit chaque mouvement du farouche busard ou de la corneille rusée ; elle veille, de peur que l’un ou l’autre de ces maraudeurs ne lui ravisse le fruit de ses amours, et pendant ce temps plane au haut des airs, le compagnon de ses joies et de ses fatigues. Les ailes toutes grandes ouvertes, la queue étalée en éventail, il jette d’abord un regard inquiet vers celle qu’il aime, puis un autre, plein de colère et de défi, sur chacun de leurs nombreux ennemis. En cercles plus hardis il s’élance, monte de plus en plus haut ; bientôt il ne semble qu’un point obscur, et enfin disparaît complétement dans l’immense étendue du ciel bleu. Mais tout à coup, fermant ses ailes, il tombe comme un météore, et je l’aperçois posé maintenant sur le bord du nid où il contemple tendrement l’objet de tous ses soins.

Trois semaines s’écoulent ; autour du cyprès sont épars les débris des coquilles que l’intelligente mère a rejetés hors de sa demeure et qui flottent sur le vert limon du marais. Je monte au nid, et je vois les petits revêtus d’une ouate plus fine que nos cotons les plus moelleux ; ils allongent leur cou mince et tremblant ; le bec ouvert et leurs poches tendues, ils demandent, comme tous les enfants, la nourriture qui convient à leur délicate structure. Alors je me retire à l’écart, pour tout observer sans les troubler ; et bientôt la mère arrive avec une provision d’aliments qu’elle a soigneusement mâchés et ramollis : ce sont divers poissons que le lac lui a fournis et qu’elle dégorge avec mesure à chacun de ses nourrissons. Je les ai vus croître, tous ces membres de la jeune famille ; chaque jour j’ai remarqué leurs progrès plus ou moins rapides, selon les changements de température et l’état de l’atmosphère. Enfin, après une attente longue et continue, je les ai vus se tenir presque tout droits sur un espace à peine assez large pour les contenir. Les parents semblaient ne pas ignorer le danger de leur position ; et pourtant, affectionnés comme ils paraissaient toujours l’être, je croyais remarquer qu’ils ne leur témoignaient plus le même intérêt, et j’en ressentais de la peine. Oui ! ce fut pour moi une véritable peine de les voir, la semaine suivante, repousser leurs enfants et les précipiter dans l’eau qui s’étendait au-dessous. Il est vrai qu’auparavant les jeunes Anhingas avaient essayé le pouvoir de leurs ailes, lorsqu’ils se tenaient debout sur le nid, en battant l’air par intervalles et pendant plusieurs minutes de suite ; néanmoins, quoique bien convaincu qu’ils étaient par eux-mêmes en état de risquer le saut, je ne pus me défendre d’un mouvement de frayeur, en les voyant culbuter en l’air et faire le plongeon dans le marais. Mais en cela, comme toujours, la nature avait agi conformément à ses fins, c’est-à-dire sagement ; et je reconnus bientôt qu’en chassant ainsi leurs petits, les parents avaient eu pour objet d’élever une autre couvée à la même place, avant le commencement de la mauvaise saison.

Nombre d’auteurs, que je m’abstiens de nommer ici, ont décrit ce qu’il leur a plu d’appeler les mœurs de l’Anhinga ; il en est même qui n’ont pas hésité à nous présenter de longs commentaires à leur sujet, fabriquant et généralisant des théories à perte de vue. Il faut les entendre nous enseigner, d’un ton d’oracle, ce qu’il en doit être de ces oiseaux, alors que toutes leurs imaginations n’avaient pour base qu’une peau desséchée et quelques plumes ! Laissons ces ornithologistes s’amuser aux bagatelles du cabinet ; et pour nous, continuons le cours de nos recherches et de nos études sur la nature même.

L’oiseau-serpent réside constamment dans les Florides et les parties basses de la Louisiane, de l’Alabama et de la Géorgie. Quelques-uns passent l’hiver dans la Caroline du Sud ou dans tout autre district à l’est de cet État ; mais il en est aussi qui poussent, au printemps, jusqu’à la Caroline du Nord et nichent le long de la côte. J’en ai rencontré dans le mois de mai, au Texas, sur la rivière Sainte-Hyacinthe, où ils se reproduisent et où l’on me dit qu’ils restent l’hiver. Rarement remontent-ils le Mississipi au delà de Natchez et de ses environs, et presque tous ils reviennent aux embouchures du grand fleuve, sur les nombreux étangs et les lacs qui l’avoisinent, où j’en ai vu, en toute saison, aussi bien que dans les Florides.

Comme c’est un oiseau qui, par la singularité de ses mœurs, attire l’attention de l’observateur le plus indifférent, on lui a donné une foule de noms : les créoles de la Louisiane, autour de la Nouvelle-Orléans, et jusqu’à Pointe-Coupée[1], l’appellent Bec à lancette, à cause de la forme de son bec ; aux embouchures du Mississipi, il porte le nom de Corneille d’eau ; dans le Sud de la Floride, celui de la Dame grecque ; pour les habitants de la basse Caroline, c’est un Cormoran ; et dans tous ces divers lieux, il est également connu sous le nom d’Oiseau-serpent ; mais nulle part, chez nous, on ne l’appelle le Dardeur à ventre noir, nom qui, du reste, ne pourrait s’appliquer convenablement qu’au mâle adulte.

Les Anhingas qui d’un côté remontent le Mississipi, ou de l’autre visitent les Carolines, arrivent chacun à leur destination, dans le commencement d’avril, en certaines années même, dès le mois de mars, et y restent jusqu’aux premiers jours de novembre. On trouve accidentellement ces oiseaux au voisinage de la mer, et parfois leur nid n’est pas éloigné du bord. Cependant je n’en ai jamais vu un seul pêcher dans l’eau salée : ils donnent une préférence marquée aux rivières, aux lacs ou lagunes de l’intérieur, et choisissent toujours les parties les plus basses et les plus unies de la contrée. Plus le lieu est sauvage et solitaire, mieux ils s’y plaisent. Souvent, en effet, j’en ai trouvé sur de petits étangs que je découvrais par pur hasard et à l’improviste, dans des réduits de la forêt si bien cachés, que leur subite apparition me causait une sorte de surprise. Aussi les Florides leur conviennent-elles particulièrement : là, les eaux croupissantes des rivières, des bayous et des lacs sont abondamment fournies de poissons, de reptiles et d’insectes ; et au milieu d’une température qui leur est favorable en toute saison, ils jouissent d’une paix et d’une sécurité qu’ils ne trouveraient nulle part ailleurs. Partout où de semblables conditions sont réunies, on est sûr de rencontrer les Anhingas, en nombre proportionné à l’étendue des lieux. Presque jamais on n’en voit sur des courants rapides, moins encore sur des eaux claires ; et dans toutes mes excursions, je n’ai noté qu’un seul exemple de ce cas. Mais remarquez bien ceci : en quelque endroit que vous rencontriez cet oiseau, toujours vous reconnaîtrez qu’il s’est ménagé les moyens de s’échapper. Jamais, en effet, vous n’en verrez sur un marais ou un étang complétement entouré par de grands arbres, de façon que la retraite leur soit fermée ; ils choisiront bien plutôt quelque marais impénétrable et profond, du milieu duquel s’élève un bouquet d’arbres, pour pouvoir, de dessus les hautes branches, observer facilement les approches de l’ennemi et prendre la fuite à temps. Différent en cela de l’orfraie et du roi pêcheur, l’Anhinga n’a pas pour habitude de fondre sur sa proie, de quelque point culminant ; mais parfois il se laisse glisser, en silence, de sa perche dans l’eau, et c’est sans doute ce qui aura induit certains naturalistes en erreur.

Le Dardeur à ventre noir (je veux varier ses noms, pour éviter des répétitions fastidieuses), le Dardeur à ventre noir peut être considéré comme vivant dans un état habituel de société, mais composée d’un nombre d’individus très variable. C’est ainsi qu’en certains temps, surtout l’hiver, on peut en voir des troupes de huit ou plus, et d’autres fois, de deux seulement, comme dans la saison des amours. Dans l’intérieur des parties les plus méridionales de la Floride, il m’est arrivé, quoique rarement, d’en apercevoir une trentaine réunis sur le même lac ; et pendant que j’explorais sur toute sa longueur la rivière Saint-Jean, j’en rencontrai, à diverses reprises, plusieurs centaines qui se tenaient ensemble. J’en tuai des quantités sur cette même rivière ainsi que sur les lacs du voisinage et ceux qui entourent la plantation de M. Bulow, dans la partie Est de la Péninsule. Je dois noter encore que, dans cette espèce, comme parmi les cormorans, les hérons et beaucoup d’autres oiseaux, les jeunes restent séparés des vieux, qu’ils ne rejoignent qu’au printemps suivant, lorsqu’ils ont eux-mêmes toutes leurs plumes.

L’Anhinga est un oiseau entièrement diurne, et, comme le cormoran, il aime quand on ne l’y tracasse pas, à revenir, chaque soir, vers la brune, au même perchoir. J’en voyais souvent de trois à sept se poser, pour la nuit, sur la cime dépouillée d’un grand arbre, et cela durait plusieurs semaines ; mais quand j’en avais tué ou blessé quelques-uns, le reste abandonnait la place ; et après de furieux combats avec une autre troupe qui perchait à environ deux milles de là, ils finissaient par s’établir au milieu d’elle. Dans ce cas, ils ne se tiennent pas près l’un de l’autre, ainsi que font les cormorans, mais laissent entre eux un espace de plusieurs pieds, selon la proximité des branches. En dormant, ils restent le corps tout droit, et jamais ne ploient le tarse, de manière à l’appuyer dans toute sa longueur, selon l’habitude du cormoran. Ils ont la tête bien cachée sous les scapulaires, et de temps en temps font entendre une sorte de ronflement que l’on suppose produit par la respiration. Quand il pleut, ils demeurent souvent perchés la plus grande partie du jour, dans une attitude droite, la tête et le cou tendus en avant, et sans faire le moindre mouvement, comme pour faciliter l’écoulement de l’eau le long de leur corps ; parfois cependant ils se secouent brusquement, leurs plumes se hérissent, pour retomber bientôt après, et ils reprennent leur singulière posture.

Cette disposition à retourner au même perchoir est tellement prononcée, que, quand on les en chasse, ils manquent rarement d’y revenir dans le cours de la journée ; et de cette manière, en faisant quelque attention, on peut assez aisément s’en procurer. Étant chez M. Bulow, j’avais coutume de visiter, presque chaque jour, un long et tortueux bayou de plusieurs milles d’étendue, et sur lequel, en cette saison (l’hiver) abondaient les Anhingas. L’alligator, la loutre et une foule d’oiseaux y trouvaient ample pâture, et moi, j’étais continuellement à les guetter. Je ne tardai pas à découvrir la retraite des Anhingas : c’était sur un gros arbre mort ; mais impossible de les joindre, soit en s’avançant avec précaution dans un bateau, soit en rampant parmi les roseaux et les palmettes qui de toutes parts encombraient les bords. Je résolus, en conséquence, de pagayer droit à eux, accompagné de mon fidèle et sagace Terre-Neuve. En me voyant approcher, les Anhingas s’envolèrent vers les parties hautes du bayou ; et comme je savais qu’ils ne reviendraient peut-être pas de plusieurs heures, j’expédiai un canot après eux, avec ordre aux nègres de faire partir tous ceux qu’ils apercevraient. Tirant alors ma petite barque parmi les roseaux, je m’y établis moi-même, et les yeux constamment fixés sur l’arbre, mon fusil prêt, j’attendis. J’étais là depuis quelque temps, lorsqu’un de ces beaux oiseaux vint se poser au-dessus de ma tête, regardant autour de lui, si tout allait bien. Le malheureux ! Il ne soupçonnait pas le danger. Je lui accordai un instant de répit, pour l’observer dans ses mouvements ; puis je tirai, et il tomba lourdement sur l’eau. Le bruit de mon coup de fusil, répété par les échos, effraya les autres oiseaux aux alentours ; et en regardant par en haut et par en bas du bayou, je vis plusieurs Anhingas qui fuyaient en toute hâte dans des directions opposées. Mon chien, obéissant comme le plus soumis des serviteurs, ne bougeait jamais qu’à mon ordre ; je lui fis signe : il entra doucement dans l’eau, nagea vers l’oiseau mort, et revint se coucher à mes pieds. De ma cachette je tuai, en un seul jour, quatorze Anhingas et en blessai plusieurs autres. Tous les arbres où je les ai vus se percher ainsi étaient constamment au-dessus de l’eau, soit sur le rivage ou au milieu de quelque marais stagnant ; c’est là aussi qu’ils se retirent après s’être repus, et ils semblent choisir cette position pour pouvoir jouir, au matin, des premiers rayons du soleil, ou se réchauffer à l’éclatante splendeur de son midi, comme aussi pour mieux distinguer l’approche de leurs ennemis. En sentinelle sur ces hautes cimes et se fiant à leurs yeux brillants, qui découvrent de loin les fils maraudeurs de la forêt ou la venue non moins dangereuse de quelque amateur enthousiaste comme vous ou moi, les Anhingas se tiennent droits, les ailes et la queue tantôt grandes ouvertes, tantôt en partie seulement étendues au soleil. Leur cou effilé se fléchit et se tortille par un mouvement des plus singuliers, et leur tête darde dans toutes les directions, tandis que le bec reste bâillant, et que l’intensité de la chaleur fait se relâcher et pendre la large poche qu’ils ont sous la gorge. Qu’un pareil spectacle était, pour moi, rempli d’intérêt ; avec quelle inquiétude et quelle ardeur je me glissais vers ces oiseaux, pour les étudier de plus près, tout en sentant se rafraîchir mon corps brûlé par le soleil, et laissant derrière moi des nuées de cousins et de moustiques affamés qui me dévoraient ; mais surtout, quel bonheur lorsque, après avoir plusieurs fois manqué mon coup, je pouvais ramasser enfin l’oiseau depuis si longtemps désiré et m’en revenir au rivage, pour inscrire mes observations sur mon album ! C’est avec un bien vif plaisir aussi que je vous transmets ces résultats d’une expérience toute personnelle, appuyés des notes que m’a fournies, sur le même sujet, mon excellent ami le docteur Bachman.

Wilson, je suis tenté de le croire, n’a jamais vu d’Anhinga vivant ; et les détails qu’il a donnés d’après M. Abbott, de la Géorgie, sont loin d’être exacts. Dans les volumes supplémentaires à l’Ornithologie d’Amérique, publiés à Philadelphie, l’éditeur, pour avoir visité les Florides, n’a rien ajouté d’important, si ce n’est quelques mesures plus précises d’un seul spécimen que, du reste, Wilson lui-même avait indiquées et qu’il avait prises sur un sujet empaillé que possède le musée de cette ville.

La forme particulière de l’Anhinga, ses longues ailes, sa large queue en éventail, donneraient à penser, au premier coup d’œil, que la nature l’a destiné pour être un oiseau de long vol, et non à passer au moins la moitié de son temps sur l’eau, où il semble que le grand développement de ces parties doive au contraire lui faire obstacle. Et cependant, comme une telle supposition serait loin d’être vraie ! En réalité, l’Anhinga est le premier de tous les plongeurs d’eau douce. Avec la rapidité de la pensée, il disparaît au-dessous de la surface, que son passage agite à peine ; et quand vous le cherchez encore autour de vous, votre œil étonné l’aperçoit à quelques centaines de pas, n’ayant plus que la tête au-dessus de l’eau ; parfois même vous ne découvrez que le bec, qui fend doucement les ondes et produit un petit sillage qu’on cesse de voir à cinquante pas. Vous concevez qu’un si bon nageur puisse aisément se jouer de tous vos efforts. Quand on l’a tiré sur la branche, et quoiqu’il soit bien blessé, il tombe perpendiculairement, le bec en bas, les ailes et la queue fermées, plonge et fuit si loin sous l’eau, que presque toujours il s’échappe. S’il vous arrive de le revoir et que vous cherchiez à le poursuivre, il plonge une seconde fois le long du bord, s’accroche par les pieds aux racines des arbres et des plantes, et reste là jusqu’à ce que la vie l’abandonne. S’il est tué roide sur l’arbre, il se cramponne quelquefois si fort aux branches, qu’il faut attendre plusieurs minutes avant qu’il tombe.

Quant à cette opinion que l’Anhinga nage toujours le corps enfoncé sous l’eau, c’est une erreur complète : il ne le fait qu’en présence d’un ennemi ; mais s’il n’appréhende aucun danger, il se laisse aller, en flottant à la surface, avec autant d’aisance et de grâce qu’aucun autre oiseau plongeur, cormoran, harle, grèbe ou plongeon proprement dit. Dès qu’il aperçoit un ennemi, il commence à s’enfoncer plus avant, comme c’est l’habitude de ces derniers ; et à mesure que le danger s’approche, il disparaît peu à peu, jusqu’à ne présenter au-dessus de l’eau que la tête et le cou, qui, d’après leurs formes et leurs mouvements, rappellent assez bien la tête et partie du corps d’un reptile ; et c’est de cette circonstance même qu’il tire son nom d’Oiseau-serpent. On le voit alors constamment tourner la tête de côté et d’autre, et ouvrir souvent le bec, comme pour aspirer une plus grande quantité d’air, et se préparer à rester sous l’eau assez longtemps pour ne revenir à la surface que lorsqu’il sera hors d’atteinte. Lorsqu’il pêche sans que rien le trouble, il plonge précisément à la manière du cormoran, puis reparaît dès qu’il s’est procuré quelque autre poisson ou un bon morceau ; il le secoue, et quand il n’est pas trop gros, le jette en l’air, le reçoit adroitement dans son bec et l’avale, pour recommencer aussitôt à en chercher d’autres. Je doute fort qu’il saisisse jamais une proie qu’il ne puisse engloutir tout entière d’un seul coup. Ces oiseaux ont la singulière habitude de plonger sous tout corps que le vent ou les courants ballottent à la surface de l’eau, comme des tas d’herbes et de feuilles, ou bien des substances verdies et décomposées par la putréfaction ; et cette habitude, ils ne la perdent pas, même en état de domesticité parfaite. Mon ami John Bachman en avait un qui plongeait ainsi dès qu’il approchait, à quelques pieds, d’une masse de balles de riz qui flottait sur un de ces étangs où monte la marée, dans le voisinage de Charleston. De même que l’oie commune, l’Anhinga baisse toujours la tête quand il passe sous l’arche d’un pont peu élevé, sous une branche ou le tronc d’un arbre qui s’avance au-dessus du courant. En nageant sous l’eau, il ouvre en partie les ailes, sans les employer cependant comme moyen d’impulsion ; mais la queue est entièrement étendue, et il se sert de ses pieds en guise de rames qu’il fait aller ensemble ou alternativement.

La quantité de poisson qu’il absorbe, pour sa consommation journalière est réellement surprenante : un matin, mon ami Bachman et moi, nous commençâmes par donner à l’un de ces oiseaux, qui n’avait pas plus de sept mois, un poisson noir[2] de neuf pouces et demi de long sur deux de large. La tête était bien plus grosse que le reste du corps, et ses fortes nageoires épineuses formaient un obstacle redoutable. Néanmoins l’Anhinga l’avala d’une seule bouchée, la tête la première. Une heure et demie après il était digéré, et il lui en fallut encore trois autres un peu plus petits. Une autre fois nous en mîmes plusieurs devant lui, qui avaient de sept à huit pouces ; il en avala neuf, sans désemparer. Pour un seul repas, il en mangeait au moins une quarantaine de trois pouces à trois pouces et demi. Nous le nourrissions aussi de plaises[3], et il en avalait qui avaient quatre pouces de large, en dilatant sa gorge et les comprimant pendant qu’elles descendaient dans son estomac. Il paraissait ne pas aimer les anguilles ; du moins il mangeait les autres poissons les premiers, et renvoyait celles-ci pour la fin. Sur l’étang, au bout du jardin, il plongeait assez souvent et rapportait parfois une écrevisse, qu’il serrait fortement et battait de côté et d’autre en la tenant dans son bec, évidemment pour la blesser et l’étourdir avant de l’introduire dans son gosier ; jamais il ne prenait de poisson qu’il ne lui fît subir le même traitement.

Pendant le séjour que je fis sur les bords du Bayou-Sara, dans l’État de Mississipi, j’allais assez souvent rendre visite à quelques connaissances qui demeuraient à Pointe-Coupée, presqu’en face l’embouchure du Bayou. Un jour, en entrant dans la maison d’un humble colon, sur la rive occidentale du Mississipi, je remarquai deux jeunes Anhingas qu’on avait pris dans un nid qui en contenait quatre et était bâti sur un grand cyprès, au milieu d’un lac, à l’est du fleuve. Ils étaient maintenant apprivoisés, tout à fait familiers et très attachés à leurs parents adoptifs, l’homme et la femme de la maison, qu’ils suivaient partout. Ils mangeaient indifféremment du poisson et des crevettes ; et quand il n’y en avait pas, se contentaient de maïs bouilli, dont ils recevaient très adroitement chaque grain, à mesure qu’on le leur jetait. J’appris, dans la suite que, lorsqu’ils furent devenus grands, on les laissait aller au Bayou et sur les étangs des deux rives, où ils pêchaient pour leur propre compte, et que régulièrement, à la nuit, ils revenaient se percher sur le faîte de la maison. C’étaient deux mâles, qui plus d’une fois se livrèrent entre eux de rudes combats ; mais enfin ils firent chacun la rencontre d’une femelle qu’ils décidèrent, dans les premiers temps, à venir partager leur perchoir, où ils dormaient tous quatre ensemble. Cependant les femelles ayant sans doute pondu dans les bois, les deux couples disparurent, et les personnes qui me racontaient cette petite histoire ne les ont plus revus.

La Dame-Grecque devient farouche quand elle habite dans des contrées où la population est nombreuse ; mais ce cas est rare, comme je l’ai dit précédemment ; et lorsqu’elle ne quitte pas ses paisibles et solitaires retraites où presque jamais on ne va l’inquiéter, elle se laisse approcher très facilement. Quelquefois même elle restera à la même place et dans la même posture, tandis que vous lui envoyez plusieurs balles coup sur coup. Elle pêche, je le répète, non pas en plongeant de dessus la branche, ou en tombant à plomb sur la proie ; mais elle plonge en nageant, comme le cormoran et maints autres oiseaux ; et il lui serait en effet assez difficile de découvrir un poisson, d’une certaine hauteur, au-dessus des eaux troubles où elle se plaît.

Elle se meut gauchement le long des branches, en s’aidant de ses ailes, qu’elle a soin d’ouvrir, et parfois de son bec, comme le perroquet. Par terre, elle marche et même court avec beaucoup d’aisance, et certes bien plus adroitement que le cormoran, quoiqu’elle se donne à peu près les mêmes mouvements ; mais dans ce cas elle ne fait point usage de sa queue, qu’elle redresse au contraire ; et en s’en allant ainsi d’un lieu à l’autre, elle darde continuellement la tête et le cou, qui s’étend de toute sa longueur. Pendant la saison des amours, ces mouvements acquièrent beaucoup de grâce et deviennent alors lents et onduleux ; en même temps aussi, la poche placée au-dessous de la gorge est distendue, et ces oiseaux font entendre des sons rauques et gutturaux. Quand ils se caressent au sein des airs, à la façon des cormorans, ils poussent une sorte de sifflement qui rappelle celui de certains rapaces, et qu’on peut rendre par les syllabes eck, eck eck, la première la plus forte, et les autres en faiblissant. Sur l’eau, leurs notes d’appel ressemblent tellement au sourd grognement du cormoran, que je les ai souvent pris l’un pour l’autre.

Le vol de l’Anhinga est léger et par moments soutenu ; mais, de même que le cormoran, il a pour habitude, en s’enlevant de la branche ou de la surface de l’eau, d’étendre les ailes et d’étaler sa queue, ce qui donne souvent prise aux coups du chasseur. Une fois en plein essor, il peut monter à une grande hauteur, en décrivant de belles courbes que, dans la saison des amours, le mâle surtout aime à varier par de fréquents zigzags, tandis qu’il tourne autour de sa compagne. Parfois tous deux disparaissent complétement à la vue, comme perdus dans les plus hautes régions de l’air ; et se tenant beaucoup plus bas en d’autres moments, ils semblent rester plusieurs secondes immobiles et suspendus à la même place. Pendant toutes ces évolutions, et même aussi longtemps qu’ils volent, leurs ailes sont ouvertes en ligne droite, leur cou se porte en avant, et leur queue est plus ou moins étalée, suivant le mouvement à accomplir, c’est-à-dire qu’ils la ferment presque pour descendre, et la rouvrent en l’inclinant d’un côté ou de l’autre quand ils veulent monter. Durant leurs migrations, ils battent des ailes par intervalles, à la manière des cormorans, particulièrement lorsqu’ils ont à traverser une grande étendue de pays boisé. D’autres fois, quand il faut passer au-dessus de quelque vaste nappe d’eau, ils planent comme le busard des dindons et certains faucons. S’ils sont inquiétés, ils fuient rapidement et avec des battements d’ailes sans cesse répétés. J’ai déjà dit qu’ils éprouvent quelque difficulté à s’enlever de leur perche, sans ouvrir préalablement les ailes ; de même, avant de se poser, ils s’en servent pour se soutenir le corps, en attendant que leurs pieds se soient suffisamment affermis sur la branche. Sous ce rapport, ils ressemblent exactement au cormoran de la Floride.

Il y a tels faits bien observés, dans les habitudes des oiseaux, d’après lesquels on pourrait avoir une idée très exacte des températures propres aux diverses parties d’un pays, pendant une saison donnée. Ceux que j’ai constatés dans l’histoire de l’Anhinga, me semblent être de ce genre : ainsi j’ai trouvé la Dame Grecque nichant sur la rivière Saint-Jean, près le lac Georges, dès le 23 février. Précédemment déjà j’en avais vu qui se faisaient la cour sur les eaux, d’autres charriant de petites branches pour bâtir leurs nids, et j’avais même tué des femelles ayant des œufs très développés. Or, à cette époque, on ne trouverait peut-être pas un seul Anhinga aux environs de Natchez, et c’est à peine s’il y en a quelques-uns dans le voisinage de la Nouvelle-Orléans, dans l’est de la Géorgie et les parties maritimes ou centrales de la Caroline du Sud. À la Louisiane, ils nichent en avril ou mai, et dans le sud de la Caroline, mon ami Bachman a trouvé, jusqu’au 28 de juin, des petits nouvellement éclos et même des œufs. Dans la Caroline du Nord, où l’on n’en voit plus que quelques couples, la saison des amours est d’une quinzaine de jours encore plus tardive.

J’ai déjà dit aussi que les oiseaux qui nichent de cette manière beaucoup plus tôt dans une partie du pays que dans une autre, spécialement quand c’est à de grandes distances, peuvent encore, après une première ou même une seconde couvée, avoir assez de temps pour gagner de plus hautes latitudes et en élever une troisième dans la même année. De récentes observations m’ont, en outre, convaincu que les individus de la même espèce, nés dans des régions chaudes, ont une plus forte propension à se reproduire que ceux des climats septentrionaux. Cela étant, comme la plupart des oiseaux doués du pouvoir d’émigrer ne manquent presque jamais de l’exercer, ne peut-on pas en conclure que le couple d’Anhingas qui niche en février, sur le Saint-Jean, se sent porté à aller nicher de nouveau, quelques mois plus tard, soit dans la Caroline du Sud, soit aux environs de Natchez ? Cependant jusqu’ici je n’ai point encore de fait positif à présenter à l’appui de cette opinion.

Le nid de l’oiseau-serpent est différemment placé, suivant les diverses localités : quelquefois dans des broussailles, ou même sur un smilax, à huit ou dix pieds au-dessus de l’eau, si le lieu est retiré ; dans le cas contraire, à l’extrémité des branches des plus hauts arbres, mais toujours au-dessus de l’eau. Dans la Louisiane et l’État du Mississipi, où j’en ai trouvé bon nombre, ils étaient généralement sur de très gros cyprès qui s’élevaient à une grande hauteur du milieu de lacs ou d’étangs, ou qui couvraient les bords des lagunes, des bayous et des rivières, loin de l’habitation des hommes. Souvent ils sont isolés, mais parfois aussi au milieu d’une multitude d’autres nids de hérons, tels que l’Ardea alba, l’Ardea herodias, et les grandes espèces blanche et bleue. Quoi qu’il en soit, comme dans tous les cas la forme, la grosseur et les matériaux qui les composent sont à peu près les mêmes, je me contenterai de donner la description d’un de ces nids que m’a procuré le docteur Bachman :

D’une forme aplatie, il mesurait deux pieds en diamètre et ressemblait beaucoup à celui du cormoran de la Floride. La première couche se composait de bûchettes sèches de diverse grosseur, quelques-unes ayant près d’un demi-pouce de diamètre et entrelacées en rond. Des branches vertes garnies de leurs feuilles, la plupart appartenant au myrte commun, avec une quantité de mousse d’Espagne et de petites racines, formaient la nichette aussi compacte et solide que celle d’aucun nid de héron que ce soit. Celui-ci renfermait quatre œufs ; un autre vu le même jour avait quatre petits ; un troisième, trois seulement, et jamais on n’a trouvé de nid d’Anhinga contenant huit œufs ou deux œufs et six petits, comme le prétend M. Abbott, dans ses notes transmises à Wilson. Je dois ajouter cependant que M. Abbott est dans le vrai, quand il dit que ces oiseaux nichent plusieurs années de suite sur le même arbre ; moi-même j’en ai connu un couple qui, pendant trois années, occupa le même nid, qu’il augmentait et réparait à chaque printemps, comme font les cormorans et les hérons. Les œufs ont 2 pouces 5/8 de long, sur 1 pouce 1/4 de large et sont d’une forme ovale allongée. L’extérieur présente une teinte d’un blanc sale et uniforme ; mais c’est parce qu’ils sont encroûtés d’une substance calcaire qui, lorsqu’elle est soigneusement grattée, laisse voir la coquille d’un bleu clair. Sous ce rapport, ils sont exactement semblables aux œufs des différentes espèces de cormorans que je connais.

Les petits, quand ils ont une quinzaine de jours, sont revêtus d’un duvet brunâtre ; leur bec est noir, leurs pieds d’un blanc jaunâtre, leur tête et leur cou presque nus, et à cet âge ils ressemblent aux jeunes cormorans, bien que d’une autre couleur. Les plumes des ailes commencent à paraître à travers le duvet et sont d’un brun foncé. Ceux d’un même nid diffèrent en taille et en grosseur, non moins que les petits du cormoran. À cet âge ils s’exercent ordinairement à se lever et à se tenir droits, et pour cela ils placent leur bec sur le rebord du nid ou sur une branche à leur portée, en se hissant à l’aide des mandibules, qu’en pareille occasion ils ouvrent de toute leur grandeur. Les jeunes en captivité conservent cette habitude, qui est aussi particulière au cormoran (Phalacrocorax carbo), dont les petits s’aidaient de leur bec en rampant sur le pont du Ripley ; et c’est même ce qu’on voit toujours faire aux vieux Anhingas. Dans les premiers temps, l’appel des jeunes consiste en une sorte de sifflement bas, et l’on croirait, à certains moments, entendre les cris de quelques petites espèces de hérons. Dès leur naissance, les parents leur dégorgent la nourriture, et cette opération semble être douloureuse pour ces derniers, qui se donnent alors de pénibles mouvements et sont obligés d’avoir toujours les ailes ouvertes et la queue relevée. — Je ne puis rien dire de certain sur l’époque précise et la durée de l’incubation ; mais ce dont je suis positivement sûr, c’est que le mâle et la femelle couvent à tour de rôle. Celle-ci toutefois reste beaucoup plus longtemps sur les œufs. Quand on s’approche des jeunes Anhingas encore dans le nid, ils s’y cramponnent avec force, et s’ils sont précipités en bas, ils flottent simplement sur l’eau, où l’on peut aisément les prendre. Les jeunes cormorans, au contraire, se jettent d’eux-mêmes à l’eau et plongent immédiatement.

À trois semaines, les plumes de la queue poussent rapidement, mais offrent toujours cette même couleur d’un brun sombre qu’elles conserveront jusqu’à ce que les Anhingas soient capables de voler ; et lors même qu’ils sont prêts à quitter le nid, leur plumage présente une singulière apparence bigarrée. Quand les plumes des ailes et de la queue sont presque développées, celles des flancs et de la gorge deviennent visibles à travers le duvet, et l’oiseau semble encore plus curieusement marqué qu’auparavant. Le jeune mâle est alors de la couleur de la femelle adulte, et la conserve jusqu’au commencement d’octobre, où des raies obscures se montrent sur la poitrine. On commence aussi à apercevoir des taches blanches sur le derrière, dont le noir devient plus intense, et les barres des deux plumes du milieu de la queue, qui dès les premiers jours ont été plus ou moins visibles, sont maintenant tout à fait apparentes et ne doivent plus changer. Vers le milieu de février, le plumage du mâle se trouve dans son état de perfection ; mais les yeux n’ont pas acquis tout leur éclat et ne sont encore que d’un rougeâtre orange foncé. À cet égard, je dois noter deux différences entre l’Anhinga et les cormorans : la première, c’est le rapide développement du plumage chez l’Anhinga ; la seconde, c’est qu’il se maintient ainsi durant toute la vie de l’oiseau, sans jamais changer de couleur aux diverses mues. Le cormoran, au contraire, met trois ou quatre ans à prendre la livrée qui distingue la saison des amours, et encore ne la garde-t-il que pendant cette période de surexcitation extraordinaire. Chez la femelle de l’Anhinga, les plumes poussent aussi promptement que chez le mâle, et les mues qu’elle subit n’en altèrent pas non plus la couleur.

Comme tous les oiseaux carnivores et piscivores, l’Anhinga peut rester à jeun des jours et des nuits, sans en paraître beaucoup incommodé. Lorsqu’il est blessé et qu’on veut le prendre et l’amener à terre, il semble regarder ses ennemis sans frayeur. En pareil cas, je le voyais surveiller attentivement mon approche ou celle de mon chien ; il se tenait aussi droit que ses blessures le lui permettaient, la tête retirée en arrière, le bec ouvert, la gorge gonflée de colère ; puis, quand il nous croyait à bonne distance, il dardait en avant son bec qui faisait souvent de cruelles blessures. Un, entre autres, en donna un si furieux coup sur le nez de mon chien, qu’il y demeura attaché et se laissa traîner l’espace de trente pas, jusqu’à mes pieds. Si on les prend par le cou, ils font sentir à l’assaillant le pouvoir de leurs griffes aiguës, et se défendent en battant des ailes, avec une vigueur qu’on serait loin de leur supposer. J’ai pu remarquer souvent l’adresse singulière avec laquelle cet oiseau sait se tirer d’un danger imprévu ; et je veux vous en rapporter un exemple qui témoigne d’une sorte de raison : Un jour, en compagnie du capitaine Piercy de la marine des États-Unis, je remontais la rivière Saint-Jean, et nous étions arrivés en ramant dans un bassin circulaire dont les eaux claires et peu profondes dormaient sur un lit sablonneux. Ces bas-fonds, assez fréquents dans ces parages, sont produits par les pluies du printemps qui roulent le sable des hauteurs jusque dans les rivières bourbeuses et dans les lacs. Nous ne pûmes pénétrer dans cette espèce de petite baie qu’en passant entre les branches des arbres qui traînaient à fleur d’eau, tandis que d’autres, à une immense hauteur, s’étendaient au-dessus de notre tête. En levant les yeux, j’aperçus une femelle d’Anhinga perchée sur le bord opposé de la crique ; et comme je ne me souciais pas de la tuer, nous continuâmes à ramer tranquillement vers elle. Mais déjà son œil vigilant nous avait vus, et commençant à avancer la tête, elle s’était mise à regarder de tous côtés, attentive à ne perdre aucun de nos mouvements. Je le répète, la place était étroite et entourée d’arbres très hauts ; et bien qu’elle eût pu prendre son vol et s’échapper, elle persistait à demeurer au bout de sa branche, mais évidemment inquiète et sur ses gardes. Enfin, quand le bateau n’en fut plus qu’à une courte distance, elle se rejeta subitement en arrière, fit le saut périlleux à couvert sous les branchages, piqua droit vers l’épaisse forêt et bientôt disparut à nos regards. Je n’avais encore jamais vu d’oiseau de cette espèce s’enfuir à travers les bois.

Je laisse maintenant parler mon ami John Bachman qui va nous décrire un de ces lieux dans lesquels les Oiseaux-serpents aiment à revenir nicher chaque année. Celui dont il s’agit est situé non loin de Charleston, dans la Caroline du Sud.

« Le 28 juin 1837, accompagné des docteurs Wilson, Drayton et de W. Ramsay esquire, je résolus d’aller visiter l’étang de Chisholm, à quelques milles de la ville. C’était un bon moment pour étudier les Anhingas que réclamaient alors tout entiers les soins du nid ; en outre, la journée était belle, et en moins d’une heure, nos chevaux nous eurent portés au bord du marais. À peine arrivés, nous aperçûmes un oiseau qui volait au-dessus de nos têtes, en se dirigeant par le haut de l’étang, vers une place retirée qu’un terrain bourbeux encombré de joncs et de vignes sauvages rendait tout à fait inabordable. Il n’y avait moyen d’en approcher que par eau ; en conséquence, nous halâmes un petit canot qui se trouvait sur l’étang. Malheureusement il faisait eau de toutes parts ; nous essayâmes bien de le calfater de notre mieux, mais sans pouvoir y réussir complétement ; et de plus, comme il était fort incommode et ne pouvait contenir que deux personnes, il fut convenu que je m’embarquerais seul avec mon domestique dont je connaissais l’adresse à pagayer.

» Cet étang établi de main d’homme, n’est, comme on dit dans le pays, qu’un réservoir. Creusé au bout de plusieurs champs de riz qu’il domine, il a pour destination de retenir une quantité d’eau suffisante pour pouvoir, au besoin, arroser et submerger les plantations. On y remarque quelques îlots sur lesquels pousse une immense quantité de petits lauriers de l’espèce du Laurus geniculata et de saules noirs, le tout entremêlé de différentes sortes de smilax et autres plantes, au milieu desquelles on apercevait de nombreux nids de hérons. Plus haut enfin, les bihoreaux avaient aussi fondé une colonie.

» J’avançais péniblement, et, à chaque instant, les obstacles se multipliaient ; l’eau devenait plus basse, la vase moins résistante et plus profonde, et mon domestique avait toutes les peines du monde à manœuvrer le petit bateau parmi les vignes et les joncs qui l’accrochaient. D’énormes chênes et des cyprès non moins vénérables dressaient leur tête vers le ciel, tandis que les branches et le tronc disparaissaient sous une épaisse couche de mousse d’Espagne qui pendait en longs filaments jusqu’à la surface de l’eau, et y faisait du jour la nuit. De gros alligators se vautraient dans la fange, ou, du haut des vieilles souches qui de tous côtés nous barraient le passage, plongeaient avec bruit au milieu du marais. On ne voyait que tortues, serpents et reptiles grouillant et nageant autour de nous. Ma situation n’était pas du tout agréable, et d’autant moins que j’étais obligé de m’escrimer sans relâche contre des légions de moustiques, et de veiller non moins attentivement à ne pas chavirer dans un bourbier pareil. Nous avancions donc très lentement ; cependant nous avancions, et nous finîmes par arriver dans un espace libre, entouré d’arbres d’une grosseur médiocre et où je découvris devant moi le nid de l’Anhinga que nous avions d’abord aperçu. La femelle était dessus ; mais quand elle nous vit approcher, elle grimpa en s’aidant de son bec, sur une branche élevée d’environ un pied, et resta là, le cou tendu, immobile comme une statue. Il était cruel de la troubler dans sa paisible solitude ; mais des naturalistes s’inquiètent-ils de cela, lorsque après une longue attente, ils ont l’objet qu’ils poursuivaient, devant les yeux, et pour ainsi dire sous leur main ! Nous n’en étions plus qu’à vingt pas ; je dirigeai vers elle le canon de ma courte carabine, et, au même instant, le coup partit ; mais le balancement continuel du canot, peut-être aussi le défaut d’assurance de ma main qui n’avait pas l’habitude de cette arme, lui sauvèrent la vie. Elle était restée dans la même position, sans faire un seul mouvement : je rechargeai et tirai trois fois de suite sans la toucher ; enfin une balle ayant coupé la branche sur laquelle elle se tenait perchée, elle déploya ses grandes ailes noires, et s’élançant d’un bond dans l’air, fut bientôt hors de vue, et je l’imagine, à l’abri de tout autre danger. »

M. Bachman s’étant aussi procuré des œufs et des petits de cette même espèce, ce sont encore ses observations que je vais transcrire ici.

« J’avais rapporté chez moi trois jeunes Oiseaux-serpents ; deux vinrent bien tout d’abord et commencèrent à s’apprivoiser ; le troisième fut confié aux soins d’un de nos amis. L’un de ceux que j’avais gardés s’éleva parfaitement ; mais l’autre, par la négligence de mon domestique, mourut au bout de quelques semaines, pendant une absence que j’avais été obligé de faire. Du temps que ces deux derniers étaient dans la même cage, je m’amusais à voir le plus petit, quand il avait faim, faire tous ses efforts pour introduire son bec dans celui du grand et même dans sa gorge. Quand celui-ci était par trop ennuyé de ces importunités, il ouvrait le bec dans lequel son petit frère coulait sa tête jusqu’au fond de la gorge, pour en retirer le poisson que l’autre venait d’avaler ; et c’est de cette singulière façon que le grand, qu’on reconnut plus tard être un mâle, continua toujours d’agir, en vrai père adoptif, envers sa jeune sœur laquelle, en effet, semblait s’être mise sous sa protection. J’ai toujours en ma possession le premier qui se nourrit de poisson. Il le jette plusieurs fois en l’air, le reçoit très adroitement et l’avale à la première occasion favorable, c’est-à-dire quand il retombe dans son bec la tête la première. Au commencement, lorsqu’il s’agissait d’un gros poisson, j’avais soin de le faire couper par morceaux, jugeant le cou de cet oiseau trop mince pour pouvoir se dilater suffisamment et le laisser descendre tout entier ; mais bientôt je reconnus que cette précaution n’était nullement nécessaire. Un poisson trois fois gros comme son cou y passait d’une seule pièce ; et aussitôt l’oiseau venait me trouver, faisant claquer ses mandibules pour que je lui en donnasse un autre. Mon favori se rendit familier dès le commencement de sa captivité ; il me suivait par la maison, au travers de la cour et du jardin, et même quelquefois finissait par devenir importun. Celui que j’avais donné à mon ami était nourri de poisson et de bœuf cru ; mais quoiqu’il eût acquis son entier développement, il ne se porta jamais aussi bien que le mien, et finit par mourir d’une affection spasmodique. C’était une femelle, son plumage paraissait moins brillant que celui de l’adulte du même sexe ; mais les deux plumes du milieu de la queue étaient partiellement rayées, et elle avait les mêmes marques. Quand elle était jeune, je la menais souvent à un étang, croyant qu’elle aimerait l’eau et que cela la fortifierait. Loin de là, elle ne cherchait qu’à regagner le bord, et semblait redouter l’élément au milieu duquel la nature l’avait appelée à vivre. Quand je la jetais dedans, elle plongeait sur le coup, puis, l’instant d’après, remontait à la surface et nageait avec la même aisance qu’un canard ordinaire. C’était un oiseau d’un naturel hardi ; il tenait en respect poules et dindons dans la cour, s’attaquait à tous les chiens qui passaient par là, en leur administrant de droite et de gauche de grands coups de son bec pointu. Parfois, il se postait devant leur auge, ne leur laissait prendre un morceau qu’après les avoir longuement harcelés et taquinés, ou même ne leur permettait d’approcher que pour se partager ses restes.

» Ce ne fut que lorsqu’il eut toutes ses plumes qu’il se montra désireux d’aller à l’eau, et dès lors, chaque fois qu’il me voyait prendre le chemin de l’étang, il m’accompagnait jusqu’à la porte du jardin, semblant me dire : Je t’en prie, laisse-moi sortir. Quand je la lui ouvrais, il me suivait en se dandinant d’un côté et de l’autre, comme fait le canard ; et dès qu’il apercevait l’eau, il s’y précipitait, non en plongeant, mais en se jetant de dessus une planche ; ensuite, après avoir nagé quelque temps, il enfonçait son long cou dans le courant, et plongeait alors pour attraper du poisson. L’eau était claire, et je pouvais suivre tous ses mouvements. Lorsqu’il avait suffisamment cherché et tournoyé, il allait reparaître à quarante ou cinquante pas. Dans les nuits chaudes, cet oiseau dort en plein air, perché sur la plus haute barre d’une clôture, et la tête ramenée sous l’aile. Par temps pluvieux, il reste souvent toute une journée dans la même posture. Il paraît très sensible au froid ; on le voit se retirer dans la cuisine, et disputer aux marmitons et aux chiens la meilleure place au coin du feu. Quand brille un rayon de soleil, il étend les ailes et la queue, hérisse ses plumes et semble tout réjoui des belles journées d’hiver. Il se promène en marchant, parfois en sautillant, et ne s’appuie jamais sur sa queue. Si on lui présente un poisson, il le saisit et l’avale goulûment ; mais quand nous n’en avions pas, nous étions bien obligés de le nourrir de viande qu’il recevait dans son bec. Il arriva deux ou trois fois qu’on le laissa plusieurs jours sans lui rien donner ; alors il devenait inquiet, turbulent, étourdissait tout le monde de ses cris continuels, et donnait de bons coups de bec aux domestiques, comme pour leur rappeler qu’ils l’oubliaient.

» Un jour, il lui prit fantaisie de s’échapper, et il s’envola sur l’étang, à près d’un quart de mille. Par hasard, des enfants se trouvaient là dans un canot ; l’oiseau s’approcha d’eux, le bec ouvert, car il était à jeun et ne trouvait rien. En se voyant poursuivis par cette drôle de bête, dont la tête ne ressemble pas mal à celle d’un serpent, les enfants eurent peur et se sauvèrent en ramant vers le bord ; mais mon oiseau les suivait toujours, et fut à terre aussi vite qu’eux. Ils prirent la fuite à toutes jambes, pour regagner le domicile où l’Anhinga arriva sur leurs talons. Heureusement que quelques personnes le reconnurent, et on me le renvoya. Pour éviter de nouvelles escapades et craignant de le perdre, je lui rognai le bout d’une aile. »

J’ai moi-même vu cet oiseau à Charleston, chez mon ami, dans l’hiver de 1836. Il fut tué par un magnifique chien de chasse[4] que m’avait donné le comte de Derby ; sa mort nous fit d’autant plus de peine, que Bachman me l’avait remis tout exprès pour l’envoyer au noble lord.

J’ai eu toute facilité pour étudier l’Anhinga, et j’ai toujours trouvé, dans sa forme comme dans ses habitudes, la plus étroite analogie avec celles du cormoran. De là m’est venu l’idée d’établir entre eux un parallèle. Sous certains rapports, ils m’ont paru semblables ; à d’autres égards, différents. Mais ayant découvert chez ces deux oiseaux une même singularité de structure, en ce qui touche les plumes, j’ai cru pouvoir conclure à leur affinité générique : l’Anhinga a le corps et le cou recouverts de ce que j’appellerai des plumes fibreuses, avec une tige presque nulle ; tandis que les tuyaux et les plumes de la queue sont compactes, c’est-à-dire, d’une conformation parfaite, forts et élastiques. Ce qui est ici le plus remarquable, c’est que les tiges de ces dernières plumes sont tubulaires, depuis la base jusqu’à leur dernière extrémité, ce que je n’ai vu dans aucun autre oiseau, excepté le cormoran. Elles sont toutes très élastiques, comme celles que nos grandes espèces de pics ont à la queue, dont cependant les tiges sont remplies d’une substance spongieuse, ainsi que chez tous les oiseaux de terre, et chez ceux des oiseaux d’eau que j’ai pu étudier, tels que grèbes, plongeons, fous, rois-pêcheurs et orfraies. Les plumes de la queue du cormoran et de l’Anhinga ont bien le tuyau comme les autres ; mais la tige est creuse jusqu’au bout, avec des parois transparentes et de la même nature que le tuyau proprement dit.

Dans la plupart des Anhingas que j’ai ouverts, j’ai trouvé des poissons de différentes sortes, des insectes aquatiques, des écrevisses, des sangsues, des crevettes, des grenouillettes, des œufs de grenouille, des lézards d’eau, de jeunes alligators, des serpents d’eau et de petites tortues. Jamais je n’ai remarqué ni sable, ni gravier dans leur estomac. En certains cas, il m’a paru distendu à l’excès, et, comme je l’ai déjà dit, cet oiseau est doué d’une grande puissance de digestion. Il rend ses excréments à l’état liquide, et les lance à une distance considérable, ainsi que font les cormorans, les faucons et tous les oiseaux de proie.

La chair de l’Anhinga, quand il a pris son entier accroissement, est noire, dure, huileuse, et par suite, mauvaise à manger, si l’on en excepte les petits muscles pectoraux qui, chez la femelle, sont blancs et délicats. Les raies des deux plumes du milieu de la queue sont plus profondément marquées durant la saison des amours, surtout chez le mâle. Tant que ces oiseaux restent jeunes, elles paraissent à peine sur les femelles qui, du reste, les ont toujours bien moins nettement dessinées que les mâles.





  1. Village sur la rive droite du Mississipi.
  2. La Perche noire.
  3. Pleuronectes dentatus. Poisson hétérosome, qui a les deux yeux à gauche, et dont la nageoire caudale est arrondie. Ses écailles sont dentelées ; son côté gauche est parsemé de points rouges et de teintes noires. On le pêche dans les eaux de la Caroline.
  4. To retrieve. C’est le chien exclusivement destiné à retrouver le gibier, après le coup de fusil.