Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/6

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE VI.


Si de tous les Lydiens, Mæcenas, qui habitent le pays Étrusque, aucun n’est plus noble que toi, si tes ancêtres paternels et maternels ont autrefois commandé de grandes légions, tu n’as pas coutume, comme plusieurs, de regarder dédaigneusement les inconnus, tels que moi né d’un père affranchi. Tu nies qu’il importe de quel père on est né, quand on est libre. Tu es convaincu qu’avant la puissance de Tullius et son règne d’origine obscure, beaucoup d’hommes, issus d’aïeux nuls, ont vécu honnêtement et se sont élevés à de grands honneurs ; que Lævinus, au contraire, descendant de Valérius qui chassa du trône Tarquinius le Superbe, n’a jamais été estimé le prix d’un as par la multitude, ce juge que tu connais, ce peuple qui, dans son ineptie, accorde souvent les honneurs à des indigues, qui se laisse asservir stupidement par la renommée et qui s’ébahit devant les inscriptions et les images. Que faut-il que nous fassions, nous si fort éloignés du vulgaire ?

Soit ! Le peuple aimerait mieux décerner les honneurs à Lævinus qu’à Décius, homme nouveau, et le censeur Appius m’exclurait pour n’être pas né d’un père libre ; peut-être à bon droit, parce que je ne serais pas resté tranquille dans ma peau. Mais la Gloire emporte, enchaînés sur son char éclatant, les inconnus non moins que les nobles. Que t’a servi, Tillius, de reprendre le laticlave que tu avais déposé et de devenir tribun ? L’envie s’est accrue, et elle eût été moindre pour le simple citoyen. Car dès qu’un insensé a serré sa jambe dans des chaussures noires et agrafé le laticlave sur sa poitrine, il entend perpétuellement : « Qui est celui-ci ? De quel père est-il né ? » Celui qui serait atteint de la maladie de Barrus et voudrait qu’on le trouvât beau, en quelque lieu qu’il allât, donnerait aux jeunes filles l’envie d’examiner en détail son air, sa figure, sa jambe, son pied, ses dents, ses cheveux. Ainsi celui qui promet de veiller sur les citoyens, sur la Ville, sur l’empire, sur l’Italie et sur les temples des Dieux, contraint tous les hommes de chercher de quel père il est né et s’il n’est pas entaché par une mère inconnue. — « Oses-tu, fils de Syrus, ou de Dama, ou de Dionysius, précipiter des citoyens du rocher Tarpéien, ou les livrer à Cadmus ? » — « Mais mon collègue Novias est d’un degré au-dessous de moi : il est ce que mon père était. » — « Et pour cela te semble-t-il que tu sois Paullus et Messala ? Mais Novius, même si deux cents chars se rencontrent dans le Forum avec trois funérailles, fait retentir une si forte voix qu’il couvre les clairons et les trompettes : et cela au moins nous impose. »

Maintenant je reviens à moi, né d’un père affranchi, que tous déchirent parce que ce père était affranchi et que maintenant, Mæcenas, je suis ton commensal et qu’autrefois une légion Romaine m’obéissait, étant tribun. Mais cela est bien différent ; car il se peut qu’on puisse me contester la gloire militaire, mais non ton amitié, puisque tu es attentif à ne l’accorder qu’à ceux qui en sont dignes et que tu repousses les ambitions vulgaires. Je ne puis me féliciter d’être devenu ton ami par hasard ; en effet, ce n’est point le hasard qui m’a offert à toi. L’excellent Virgilius et après lui Varius t’ont dit ce que j’étais. Je parus devant toi et ne prononçai que quelques mots entrecoupés, la pudeur et le respect m’empêchant d’en dire davantage. Je ne me vantai point d’être né d’un père illustre, ni d’être porté autour de mes domaines sur un cheval de Saturium ; mais ce que j’étais, je le dis. Tu me réponds en peu de mots, selon ta coutume. Je m’en vais, et tu me rappelles après neuf mois et tu veux que je sois au nombre de tes amis. Je tiens pour grand honneur de t’avoir plu, à toi qui discernes l’honnête homme du misérable, non par l’illustration de son père, mais par la pureté de sa vie et de son cœur.

Si ma nature, droite d’ailleurs, n’est entachée que de légers défauts, et en petit nombre, tels que des marques naturelles dispersées sur un beau corps ; si nul ne peut m’accuser légitimement d’avarice, de débauche, de mauvaises mœurs ; si, afin de faire mon propre éloge, je vis pur, innocent, et cher à mes amis, je le dois à mon père qui, ne possédant qu’un maigre champ, ne voulut pas m’envoyer à l’école de Flavius où allaient les nobles enfants des nobles centurions, la bourse et la tablette suspendues au bras gauche, et ne payant qu’aux Ides. Dès mon enfance il osa me porter à Roma, afin d’y apprendre tout ce que le chevalier et le sénateur font enseigner à leurs fils. Si quelqu’un eût remarqué, au milieu de la foule, mes habits et les serviteurs qui me suivaient, il eût cru que cette dépense était payée sur mon patrimoine. Mon père lui-même, incorruptible gardien, me menait chez tous mes maîtres. Pourquoi en dire plus ? Il garda mon innocence, cette première fleur de la vertu, non-seulement de toute action, mais aussi de tout soupçon honteux ; et il ne craignit point qu’on lui fît un jour le reproche que je fusse un pauvre crieur ou un collecteur comme lui ; et je ne m’en serais pas plaint. C’est pour cela que toute louange lui est due et que je lui suis reconnaissant. N’étant pas insensé, je ne rougirai jamais d’un tel père et je ne me défendrai point, comme font tant d’autres qui affirment que ce n’est point leur faute s’ils n’ont point de nobles et illustres parents. Mes paroles et mes pensées sont bien différentes ; car si la nature permettait, après un certain temps, de recommencer la vie et de choisir ses parents selon notre vanité, content des miens, je refuserais d’en prendre d’autres honorés des faisceaux et des chaises curules, insensé peut-être au jugement du vulgaire, mais sage au tien, de refuser un fardeau lourd à porter et auquel je ne suis point fait. Il me faudrait désirer des richesses toujours plus grandes, me courber devant plus de monde, mener sans cesse un ou deux compagnons, ne jamais aller à la campagne ou voyager seul, nourrir une foule d’esclaves et de chevaux et me faire suivre de chars à quatre roues. Maintenant il m’est permis d’aller, si je veux, jusqu’à Tarentus, sur un petit mulet, dont le poids de la valise écorche les reins et le cavalier les flancs. Personne ne me reprochera les mêmes vilenies qu’à toi, Tillius, quand, sur la route de Tibur, cinq esclaves courent derrière le præteur avec ton pot de chambre et ton baril de vin. En cela, et en mille autres choses, je vis plus commodément que toi, illustre sénateur ! Je vais seul partout où j’ai le désir d’aller ; je m’arrête, demandant combien les légumes ou le froment ; je me promène le soir dans le Cirque plein de fripons ou dans le Forum, et j’écoute les devins. Je reviens de là chez moi où je trouve un plat de poireaux, de pois chiches et de petits gâteaux. Trois esclaves servent le souper. J’ai deux coupes et un cyathus sur une pierre blanche, et, auprès, un hérisson commun, une burette avec sa patère, le tout en argile Campanienne. Ensuite je vais me coucher, fort peu en peine d’être obligé de me lever matin et d’aller trouver Marsya qui ne peut pas supporter la vue du plus jeune des Novius. Je reste couché jusqu’à la quatrième heure ; puis, je vais me promener, ou je lis, ou j’écris, ou je songe en silence, ou je me fais frotter d’huile, mais non pas d’huile volée aux lampes, comme l’immonde Natta. Quand l’ardeur plus vive du soleil m’avertit de me remettre de ma fatigue au bain, je fuis le Champ-de-Mars et le jeu de balle. Je mange peu, autant qu’il le faut pour ne pas rester tout le jour l’estomac vide, et je me repose à la maison. Cette vie est celle des hommes exempts de l’ambition lourde et pleine de misères ; je me console ainsi de tout, et je vis plus heureux que si mon aïeul et mon père et mon oncle eussent été quæsteurs.