Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/4

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE IV.



Eupolis, Cratinus, Aristophanès et les autres poëtes de l’ancienne comédie flétrissaient en toute liberté ce qui méritait d’être décrit, un méchant, un voleur, un adultère, un sicaire, ou tout homme infâme. Lucilius procède entièrement d’eux ; il les suit, mais en mètres et en rhythmes différents, plaisant, d’un flair subtil, mais composant des vers durs. Car c’était là son défaut. Il dictait souvent, au pied levé, comme une grande merveille, deux cents vers en une heure. Il y avait dans ce courant fangeux des choses à recueillir. Bavard d’ailleurs et paresseux quand il fallait se donner la peine d’écrire, de bien écrire, j’entends, car beaucoup, je ne m’en soucie nullement.

Voilà Crispinus qui me provoque du petit doigt : « Si vous le voulez, prenons des tablettes ; qu’on nous donne un lieu, une heure, des gardiens. Voyons celui qui écrira le plus. » Les Dieux ont bien fait de m’avoir donné un pauvre et petit esprit qui parle peu et rarement. Pour toi, si tu le préfères, imite les soufflets en peau de bouc qui peinent, en soufflant l’air renfermé, jusqu’à ce que le feu amollisse le fer. Bienheureux Fannius qui offre libéralement ses coffrets avec son image ! tandis que personne ne lit mes écrits et que je crains de les réciter publiquement, parce qu’il y a des gens à qui cela plairait peu, car beaucoup méritent d’être satirisés.

Choisis qui tu voudras dans la foule : celui-ci souffre, malade d’avarice ou d’une misérable ambition ; l’un est fou des femmes mariées, l’autre des jeunes garçons ; l’éclat de l’argent éblouit cet autre ; Albius est en extase devant l’airain ; celui-là échange des marchandises, du lieu où le soleil se lève à la région qu’il attiédit en se couchant : il se précipite à travers les dangers, comme la poussière emportée par un tourbillon, de peur de perdre quelque chose de sa richesse ou de ne pas l’accroître. Tous ceux-là craignent les vers et haïssent les poètes : « Il a du foin à la corne ! fuyez, fuyez ! Tant qu’il pourra faire rire, il n’épargnera pas même un ami, et ce qu’il aura barbouillé sur son papier, il le fera savoir à tous ceux qui reviennent du four ou de la fontaine, aux enfants et aux vieilles femmes ! »

Allons ! qu’on écoute quelques mots de réponse. D’abord, je me retranche du nombre de ceux à qui j’accorderais d’être poëtes ; car, en effet, tu ne diras pas qu’il suffise de construire un vers, et tu ne penses pas qu’on soit poëte pour écrire, comme moi, en style familier ; mais tu honoreras de ce nom celui qui possède le génie, un esprit divin et une bouche faite pour chanter les grandes choses. C’est pourquoi quelques-uns ont demandé si la comédie était ou non un poëme, parce que l’inspiration et la force n’y sont, ni dans les mots, ni dans les choses, et que, le mètre excepté, le ton n’en diffère pas du discours ordinaire. Mais un père s’y irrite ardemment parce que son fils, fou d’une courtisane, refuse de se marier avec une riche dot, et, à son grand déshonneur, court, ivre, avant la nuit, avec des torches. Est-ce que Pomponius entendrait de moindres reproches, si son père vivait ? Donc il ne suffit pas d’écrire en vers corrects, si, ces vers étant dérangés, le père de théâtre parle comme tout autre père. Si tu ôtes à ce que j’écris, à ce que Lucilius écrivait autrefois, certains temps et mètres, rompant l’ordre des mots, mettant les premiers après et les derniers devant, tu ne produiras pas le même effet que si tu changeais ceci : quand la noire Discorde rompit les montants de fer des portes de la guerre. Retrouverais-tu les membres du poëte dispersé ?

Mais c’est assez. Une autre fois, je chercherai si la satire est ou non un poëme. J’examinerai maintenant si ce genre d’écrire t’est suspect légitimement. Le terrible Sulcius et Caprins rôdent avec leurs libelles, fort enroués, et tous deux la terreur des brigands ; mais qui vit honnêtement et qui a les mains pures les méprise l’un et l’autre. Si tu ressembles aux brigands Cæiius et Birrius, moi je ne ressemble ni à Caprius, ni à Sulcius ; pourquoi donc me crains-tu ? Aucune boutique, aucun pilier n’offre mes volumes aux mains suantes du vulgaire et d’Hermogénès Tigellius. Je ne les récite à personne, si ce n’est à mes amis, et même quand j’y suis obligé, mais non en tout lieu ni devant n’importe qui. Beaucoup lisent ce qu’ils écrivent au milieu du Forum, ou en se baignant, leur voix résonnant mieux dans un lieu clos. Ceci réjouit ces vaniteux qui ne s’inquiètent ni du sens commun, ni du temps convenable. — « Tu te plais à blesser, me dit-on, et tu t’y étudies méchamment. » Où as-tu pris ce que tu me jettes là ? Est-ce de quelqu’un de ceux avec qui j’ai vécu ? Celui qui déchire son ami absent, qui, un autre l’accusant, ne le défend point, qui provoque le rire et ambitionne la réputation de plaisant, qui peut inventer ce qu’il n’a point vu, qui ne saurait taire les secrets confiés, celui-là est noir ; et c’est de lui, Romain, qu’il faut te défier. Souvent, sur douze hommes qui dînent, couchés sur trois lits, il en est un qui aime à railler tous les autres, n’exceptant que celui qui offre le repas, et se moquant de ce dernier aussi, dès qu’il a bu et que le véridique Liber lui a ouvert le cœur. Tu trouves cet homme aimable, poli et franc, car tu hais les âmes noires. Et moi, si j’ai ri parce que l’imbécile Rufillus sent les parfums et Gorgonius le bouc, je te semble envieux et mordant ? S’il est fait mention devant toi des vols de Pétillius Capitolinus, tu le défendras selon ta coutume : « Capitolinus est un commensal et mon ami depuis l’enfance ; il a rendu beaucoup de services à cause de moi, et je me réjouis qu’il vive en sûreté dans la Ville ; je suis pourtant fort surpris qu’il ait pu échapper à ce procès. » Ceci est du noir venin, une rouille pure. C’est un vice qui sera toujours écarté de mes écrits et de mon esprit ; je le promets, si je puis promettre quelque chose qui dépende de moi. Si je parle trop librement, si parfois je plaisante hors mesure, il faut m’en donner le droit, me le pardonner. Mon excellent père m’a enseigné à remarquer les mauvais exemples afin de les fuir. Quand il m’exhortait à vivre avec économie et frugalité et à me contenter de ce qu’il m’avait amassé : « Ne vois-tu pas combien le fils d’Albius vit mal ? combien Barrus est pauvre ? Grande leçon pour qui ne veut pas dissiper son bien paternel. » Quand il me détournait du honteux amour des courtisanes : « Ne ressemble pas à Sectanius ! » Pour fuir l’adultère lorsque je pouvais prendre un plaisir permis : « La réputation de Trébonius pris sur le fait n’est pas belle. » Il disait : « Un sage te donnera les raisons pour lesquelles il est mieux d’éviter ceci et de rechercher cela ; mais c’est assez pour moi de garder la tradition des anciens et, pendant que tu as besoin d’un surveillant, de protéger ta vie et ta réputation. Dès que l’âge aura fortifié tes membres et ton esprit, tu nageras sans aide. » C’est ainsi que par ses paroles il me formait enfant. S’il m’ordonnait de faire quelque chose : « Tu as un exemple à suivre ; » et il me citait un des juges choisis ; ou, s’il me faisait une défense : « Douterais-tu que ceci soit malhonnête et inutile, quand cette mauvaise rumeur assiège celui-ci et celui-là ? »

De même que les funérailles du voisin épouvantent le malade affamé et le forcent de se ménager par la crainte de la mort, de même l’opprobre d’autrui fait souvent peur du vice aux jeunes esprits. C’est par là que je me suis préservé des vices pernicieux ; mais j’ai des défauts moindres et de ceux qu’on pardonne ; et peut-être le temps, des amis sincères et ma propre rélexion m’en enlèveront-ils une large part. Je ne me manque à moi-même, ni au lit, ni sous le portique : « Ceci est plus sage ; en agissant ainsi, je vivrai mieux et je serai plus cher à mes amis. Un tel a mal fait ; serais-je assez imprudent pour faire de même ? »

Voilà ce que je me dis, les lèvres fermées ; et, quand j’en ai le loisir, je me distrais en l’écrivant, et c’est là un de ces moindres défauts que j’ai dits. Si tu ne me le concèdes pas, la multitude des poëtes viendra à mon aide, car nous sommes innombrables ; et nous te forcerons, comme font les Juifs, à entrer dans notre bande.