Satires (Horace, Leconte de Lisle)/I/3

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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SATIRE III.


Ce défaut est celui de tous les chanteurs, de ne jamais se résoudre à chanter entre amis, quand ils en sont priés, et de ne plus cesser quand on ne leur dit rien. Tel était le Sarde Tigellius. Si Cæsar, qui pouvait l’y forcer, le priait par l’amitié de son père et par la sienne, il n’en tirait rien ; mais si c’était son caprice, depuis les œufs jusqu’aux pommes, il chantait : « Io Bacchus ! » de la voix la plus aiguë à la plus grave du tétracorde. Rien de plus inégal que cet homme. Souvent il courait comme s’il fuyait l’ennemi, souvent il marchait comme s’il portait les vases sacrés de Juno ; tantôt il avait deux cents esclaves, tantôt dix ; tantôt il ne parlait pompeusement que de rois et de tétrarques, tantôt il s’écriait : « Que j’aie seulement une table à trois pieds, une coquille de sel blanc, et une toge, même grossière, qui me défende du froid ! » Tu aurais donné un million à ce pauvre qui se contentait de si peu, qu’au bout de cinq jours il n’en serait rien resté dans sa bourse. Il veillait toutes les nuits jusqu’au matin et dormait tout le jour. Jamais rien ne s’est moins ressemblé.

Maintenant quelqu’un me dira : « Et toi, n’as-tu aucun défaut ? » — « Certes, j’en ai, mais tout autres et peut-être de moindres. » Mænius attaquait Novius absent : — « Et toi, dit quelqu’un, t’ignores-tu ? Penses-tu nous faire croire que nous ne te connaissons pas ? » — « Moi, dit Mænius, je me pardonne. » Cette indulgence est mauvaise, et sotte, et digne de blâme. Si tu regardes tes propres défauts avec des yeux myopes, pourquoi regarder ceux de tes amis avec des yeux perçants comme ceux de l’aigle ou du serpent Épidaurien ? Il arrive qu’ils recherchent les tiens à leur tour.

Celui-ci est un peu trop irritable et sensible aux railleries de ses contemporains ; on peut rire de ce qu’il est tondu d’une façon rustique, de sa robe qui traîne, de son soulier mal attaché et qui ne tient pas au pied : mais il est bon, aucun n’est meilleur ; mais il est ton ami, mais un grand génie se cache sous cet aspect inculte. Enfin, examine-toi bien, cherche si la nature, ou une mauvaise habitude ne t’aurait pas doué de quelques défauts. C’est dans les champs négligés que pousse la fougère qu’il faut brûler. Faisons plutôt comme l’amant qui est aveugle pour les imperfections honteuses de sa maîtresse et qui même s’en délecte, comme Balbinus pour le polype d’Hagna. Je voudrais que nous pussions nous abuser ainsi en amitié, et que cette erreur fût honorée comme une vertu. Ce qu’un père est pour ses enfants, nous devons l’être pour nos amis, et ne pas les prendre en dégoût parce qu’ils ont quelque défaut. Le père dit des yeux louches de son fils qu’ils sont obliques ; il l’appelle petit poulet, si c’est un nain comme cet avorton de Sisyphus. Si ses jambes sont torses, ou ses talons contrefaits, il le surnomme en balbutiant Varus ou Scaurus. Celui-ci vit parcimonieusement ! dis qu’il est frugal. Celui-là est bête et fanfaron ! c’est qu’il désire plaire à ses amis. Mais il est plus que brutal et grossier ! c’est qu’il est franc et brave. Il est très-emporté ! c’est qu’il compte parmi les personnes vives. Je pense que c’est ainsi qu’on se fait des amis et qu’on les garde. Nous tournons les vertus elles-mêmes à l’envers et nous désirons salir les vases propres encore. Un honnête homme vit avec nous ! c’est un esprit bas ; celui-là est lent ! nous disons qu’il est lourd. Celui-ci évite tous les pièges, il ne prête point le flanc à l’attaque, vivant dans un temps où l’envie et la calomnie triomphent ! nous le nommons faux et rusé, et non sensé et prudent. Cet autre est très-simple (tel que je t’ai semblé souvent, Mæcenas), et il te trouble par de vaines paroles quand tu lis ou te tais ! c’est qu’il manque absolument de sens commun, disons-nous. Hélas ! que nous rendons témérairement un arrêt cruel contre nous-mêmes ! car personne ne naît sans défauts, et le meilleur n’est que celui qui en a de moindres. Un ami indulgent, comme cela est juste, opposant à mes défauts mes qualités, jugera que celles-ci sont les plus nombreuses (si toutefois j’ai quelques qualités), et cela s’il veut être aimé. À ce compte, je le mettrai dans la même balance. Celui qui veut que sa bosse ne déplaise pas à son ami doit lui pardonner ses verrues. Il est juste d’accorder l’indulgence qu’on demande pour soi-même.

Enfin, puisque ni la colère, ni les autres défauts inhérents à la sottise des hommes ne peuvent être extirpés, pourquoi la raison n’use-t-elle pas de son poids et de sa mesure, afin, selon la valeur des choses, de proportionner les peines aux délits ? Celui qui mettrait en croix l’esclave qui, emportant un plat, aurait lapé un reste de poisson ou de sauce tiède, serait tenu par les sages pour plus insensé que Labéon. Combien cette faute-ci n’est-elle pas plus folle et plus grave encore : ton ami a eu quelque tort ; ne pas le lui pardonner serait te montrer dur et acerbe, et cependant tu le hais et tu le fuis comme le débiteur fuit Ruson, quand, au retour redouté des malheureuses Kalendes, n’ayant pu rendre l’argent ou payer l’intérêt, il écoute des histoires amères, le cou tendu, comme un captif. Mon convive pris de vin a souillé le lit, il a renversé de la table un petit vase usé par les mains d’Évander, ou, mourant de faim, il a enlevé du plat un poulet placé devant moi ; cet ami me sera-t-il moins cher pour cela ? Que ferai-je s’il a commis un vol, trahi un secret confié, ou nié un engagement ? Ceux qui assimilent toutes les fautes sont fort en peine quand il s’agit de vérifier ; le sens commun et les mœurs s’y refusent, et même l’utilité qui est en quelque sorte la mère de la justice et de l’équité.

Lorsque sur la terre naissante les premiers vivants rampèrent comme un troupeau brutal et muet, ils se battaient pour des glands et des tanières, avec les ongles et les poings, puis avec des bâtons, puis avec les armes que l’expérience fabriqua ; et cela, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé des mots pour exprimer leurs pensées et donner des noms aux choses. Alors, cessant de se battre, ils fortifièrent des villes, établirent des lois, afin qu’il n’y eût ni voleur, ni brigand, ni adultère. Car la femme, bien avant Héléna, fut une terrible cause de guerre ; mais ils périrent d’une mort inconnue ceux qui, emportant une femelle disputée, à la façon des bêtes sauvages, étaient égorgés par un plus fort, comme le taureau au milieu du troupeau. Il faut bien avouer, quand on parcourt les temps et les fastes du monde, que c’est la crainte de l’injustice qui a inventé le droit. La nature ne distingue pas ce qui est juste de ce qui est inique, comme elle fait du plaisir qu’il faut chercher et des maux qu’il faut éviter. La raison ne prouvera jamais que le crime soit le même d’écraser les jeunes choux du jardin d’autrui ou de piller, la nuit, les temples des Dieux. Il faut une règle qui applique des peines équitables aux délits. Qui mérite la férule ne doit pas être horriblement déchiré par le fouet. Car je ne crains pas que tu punisses de la férule un crime digne d’un plus grand châtiment, puisque tu égales le vol au brigandage, et que tu retrancherais de la même faux les méfaits petits et grands, si les hommes te laissaient régner. Mais si le sage est seul riche, seul bon cordonnier, seul beau, il est roi. Pourquoi désirer ce que tu as ? Tu ne comprends pas, dit-il, ce que dit notre père Chrysippus : « Le sage n’a jamais fait ni ses souliers, ni ses sandales ; cependant le sage est cordonnier. » — Comment ? Comme Hermogénès qui, même en se taisant, n’en est pas moins un chanteur excellent ; comme le fripon Alfénus qui, ayant quitté les outils de son métier et fermé sa boutique, était toujours cordonnier. Le sage, étant ainsi le meilleur et le seul ouvrier en tout, est donc roi. Les enfants te tirent insolemment la barbe, et si tu ne les écartes du bâton, tu resteras enveloppé de leur bande et aboyant à te rompre la gorge, ô le plus grand des rois !

Pour en finir, pendant que tu iras, comme un roi, te baigner pour le quart d’un as, n’ayant d’autre cortège que l’imbécile Crispinus, mes amis indulgents me pardonneront, si je suis assez faible pour commettre quelque faute ; en retour, je supporterai volontiers leurs défauts, et je vivrai, dans mon obscurité, plus heureux que toi, tout roi que tu es.