Satanstoe/Chapitre XXVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 324-338).
CHAPITRE XXVII.


Mon père avait une fille qui aimait un homme, comme peut-être, si j’étais femme, j’aimerais votre seigneurie.
Viola



Comme le lecteur doit s’être fait maintenant une idée assez exacte de notre manière de marcher dans la forêt, j’abrégerai les détails. Il était plus de midi au moment de notre départ, et aucun de nous n’espérait arriver à Ravensnest avant la nuit. En effet l’obscurité nous enveloppait depuis près d’une demi-heure, lorsque Susquesus arriva à l’entrée du ravin. Jusque-là rien ne nous avait annoncé la présence d’ennemis. Notre marche avait été silencieuse, rapide, prudente ; mais elle n’avait pas été inquiétée. Nous savions néanmoins que le moment critique était arrivé ; aussi, au coucher du soleil, nous étions-nous arrêtés pour voir si nos armes étaient en bon état.

C’est peut-être ici le lieu de parler de la position de La citadelle d’Herman Mordaunt, comme on appelait son habitation, ainsi que des établissements qui l’entouraient. Elle était à un demi-mille du point le plus rapproché de la forêt, à l’exception d’une ceinture d’arbres qui remplissait le ravin. Les établissements principaux s’étendaient à l’est et à l’ouest sur un espace de plus de quatre milles. Cet emplacement n’avait été défriché qu’en partie, suivant les besoins ; et il restait des portions de forêt vierge disséminées en assez grand nombre sur la surface. À l’extrémité était situé le Lot des Moulins, nom que portait la nouvelle acquisition de Jason ; mais la hache n’y avait pas encore été mise. J’avais remarqué dans ma dernière visite que, de la porte d’Herman Mordaunt, on voyait d’un coup d’œil une douzaine de huttes en bois, dans différentes parties de la propriété, et qu’en changeant de position, on pouvait en apercevoir jusqu’à une vingtaine.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que cet espace découvert était plus ou moins encombré d’arbres morts ou renversés, de troncs informes, de branches, de broussailles, comme cela ne peut manquer d’arriver dans les défrichements nouveaux pendant les huit ou dix premières années. Cette période dans l’histoire d’un pays peut être comparée à l’état vague et indécis où nous nous trouvons nous-mêmes lorsque nous avons perdu les grâces de l’enfance sans avoir pris encore les formes accomplies de l’homme fait.

La position occupée par Herman Mordaunt était assez forte, pour qu’il eût pu livrer un combat en rase campagne, s’il eût eu un nombre d’hommes suffisant. Mais c’était à peine s’il pouvait compter sur dix-sept hommes de bonne volonté. Quelques-uns de ses gens étaient des Européens qui n’avaient aucune connaissance des armes à feu ; et l’expérience lui avait appris que d’autres, à la moindre alarme, ne manquaient jamais de s’enfuir dans les bois avec leurs familles, au lieu de se rallier dans la citadelle. Ce sont de ces défections auxquelles il faut toujours s’attendre dans les conjonctures critiques, l’amour de la vie l’emportant encore sur celui de la propriété. Il se trouvait néanmoins de temps en temps un colon résolu qui se barricadait dans sa hutte, et qui se signalait par une défense qui aurait fait honneur à un héros.

Pour peu qu’on ait quelque idée de la manière de faire la guerre des sauvages, on doit concevoir que le ravin étant le seul endroit boisé près de la citadelle d’Herman Mordaunt, c’était là que les ennemis devaient se cacher, pour approcher sans être vus. Nous le savions ; et Guert, qui prit en main le commandement dès qu’il vit augmenter le danger, recommanda à chaque homme de se tenir sur ses gardes, afin de prévenir toute confusion. Il nous apprit ce que nous devions faire en cas d’alarme, et, sous sa direction, nous nous étions habitués à imiter les cris des différents habitants des bois, et notamment des oiseaux, cris qui devaient nous servir de signaux entre nous. Cette invention était due aux Peaux Rouges, qui employaient souvent des moyens semblables ; mais nos chasseurs étaient devenus, disait-on, plus habiles sous ce rapport que ceux mêmes qui en avaient eu la première idée.

En entrant dans le ravin, l’ordre de notre marche fut changé. Susquesus et le Sauteur continuèrent d’aller en avant ; mais Guert, Dirck, Jaap et moi, nous marchâmes de front, serrés les uns contre les autres. L’épaisseur du feuillage et les ténèbres qui couvraient le ravin rendaient cette précaution nécessaire. L’obscurité devint bientôt si profonde que notre seul guide était le torrent qui bruyait au fond, et qui, en sortant du ravin, allait se jeter dans une petite rivière qui serpentait à travers quelques prairies naturelles à l’ouest de Ravensnest.

Nous avions pénétré assez avant dans cette espèce d’antre du Tartare, pour être arrivés à un point où la faible lueur provenant de la clairière et des astres du firmament arrivait jusqu’à nous, quand nous nous trouvâmes tout à coup sur la même ligne que Susquesus et le Sauteur. Ces Indiens s’étaient arrêtés ; car leurs regards rapides et pénétrants avaient découvert des indices d’ennemis. Un détachement d’une quarantaine de sauvages, tous couverts de leurs peintures de guerre, avaient allumé un grand feu sous la voûte d’un roc, et ils s’étaient assis à l’entour pour souper. Le feu avait déjà cessé de brûler ; mais les restes jetaient encore une lueur faible et vacillante sur les traits sombres et farouches du groupe accroupi. Si nous nous étions avancés dans toute autre direction, nous n’aurions pas vu le danger à temps pour l’éviter ; mais la bonté de la Providence avait dirigé nos éclaireurs sur un point où les cendres mal éteintes avaient immédiatement attiré leur attention, et ils s’étaient arrêtés comme je viens de le dire. Je ne crois pas que nous fussions à plus de quarante pas de cette troupe sauvage ; et tout endurci que j’étais par les événements tragiques auxquels j’avais pris une part active, j’avoue qu’à cette vue mon sang se glaça dans mes veines.

Nous échangeâmes quelques mots à l’oreille. Debout sous un chêne immense dont l’ombre ajoutait encore à l’obscurité, qui faisait notre sauvegarde, nous étions tellement serrés, que le corps même de Jaap touchait le mien. Susquesus proposa de faire un détour en traversant le torrent, qui, par bonheur, passait en cet endroit sur des cailloux, ce qui produisait un bruit qui nous était très-favorable ; nous laisserions ainsi derrière nous nos ennemis, qui sans doute n’auraient pas fini leur repas avant que nous eussions eu le temps d’arriver à la citadelle. Mais Guert repoussa énergiquement cette proposition. Il pensait, et c’était bien l’opinion d’un homme né pour être soldat, que nous étions dans une position à choisir entre mille pour pouvoir servir nos amis, et frapper nos ennemis de terreur. En tombant sur eux à l’improviste, nous jetterions la confusion dans la troupe, et ils renonceraient sans doute à tout projet d’attaque contre l’établissement.

Dirck et moi nous embrassâmes cet avis avec ardeur, et Jaap lui-même y donna son assentiment.

— Oui, oui, maître Corny, voila l’instant de venger Peter ! murmura-t-il d’une voix plus haute que ne l’eût demandé la prudence.

Dès que Sans-Traces connut notre détermination, le Sauteur et lui se préparèrent au combat avec autant d’ardeur qu’aucun de nous. Nos dispositions étaient très simples et furent bientôt prises. Nous devions faire une seule décharge de la place où nous étions, pousser un grand cri, et charger, le couteau et le tomahawk à la main. Pas un instant ne devait être perdu. Au lieu de rester près de la lumière, quelque faible qu’elle fût, nous devions nous précipiter vers l’extrémité du ravin, et de la courir, ou tous ensemble ou séparés, suivant l’occasion, à la porte de Ravensnest. En un moment chacun fut à son poste.

— Rappelez-vous Traverse ! dit Guert énergiquement ; rappelez-vous le pauvre Sam tous nos pons amis massacrés

Le lecteur sait que Guert était sujet à retomber dans sa prononciation hollandaise, toutes les fois qu’il était vivement impressionné. Nous eûmes égard à sa recommandation : nous nous rappelâmes les morts ; et, sans en savoir précisément le nombre, je crois qu’il n’y eut aucun de nous qui, dans cette occasion mémorable, n’immola au moins une victime aux mânes de nos compagnons. Nos carabines partirent presque en même temps ; un cri s’éleva du milieu des sauvages qui entouraient le feu ; nos acclamations y répondirent, et nous nous élançâmes en avant, nous efforçant de dissimuler notre nombre à force d’audace et d’énergie.

Il est difficile de conserver une idée bien distincte d’une attaque pareille, faite dans l’obscurité. Ce que je sais, c’est que notre petite troupe se précipita au milieu des morts et des blessés, et que j’entendis Jaap asséner plusieurs coups terribles ; mais personne n’opposa de résistance. Un moment après que nous avions dépassé l’endroit où avait été allumé le feu, trois ou quatre coups furent tirés contre nous, mais sans atteindre personne. Il ne nous restait qu’une centaine de pas à faire pour sortir du ravin ; le peu de clarté qui venait du dehors servait alors à nous guider, et chacun se dirigea de son mieux de ce côté.

À partir de ce moment, je ne puis plus parler que pour moi. Je vis des hommes se glisser légèrement au milieu des arbres, et je supposai que c’étaient mes compagnons, sans pouvoir en avoir la certitude ; car nous étions tous séparés, et chacun de nous devait se tirer d’affaire comme il le pourrait. Comme nous n’avions pas le temps de recharger nos carabines, il eût été imprudent de s’arrêter. Je ne sortis point du ravin à l’endroit du torrent ; mais, prenant un peu sur le côté, je le quittai en gravissant une petite hauteur qui se trouvait un peu au-dessus du niveau de la prairie. La position était favorable ; j’y étais à l’abri, et je m’arrêtai un moment pour charger ma carabine. Tout en le faisant, je regardai autour de moi pour reconnaître la situation, autant que l’heure et l’obscurité le permettaient.

Dans la plaine on distinguait encore les cendres d’une douzaine de grands feux, c’était tout ce qui restait d’autant de huttes et de granges. La lueur qu’elles jetaient ne servait guère qu’à rendre les ténèbres visibles, et à donner une faible idée des ravages déjà commis. l’habitation principale n’avait point souffert. Elle s’élevait, sombre et ténébreuse ; car, comme elle n’avait point de fenêtres extérieures, on ne voyait qu’une seule lumière qui était placée sans doute dans une meurtrière, comme signal. Un calme, un silence profond régnait dans le bâtiment et à l’entour, et avait quelque chose de mystérieux qui, dans les circonstances actuelles, était un élément de force. Derrière moi, tout était également tranquille, mais cette tranquillité avait quelque chose d’effrayant.

Il fallait pourtant prendre un parti, et s’il pouvait y avoir danger à quitter l’abri que j’avais trouvé, c’était un hasard qu’il fallait courir. Je résolus donc de me diriger en toute hâte vers la porte. D’un bond j’avais descendu la hauteur, et je me trouvais dans la prairie. Devant moi je vis deux hommes dont l’un semblait être fortement tenu par l’autre. Comme ils marchaient, quoique lentement, dans la direction de la maison, je me hasardai à demander : qui va là ?

— Oh ! Corny, mon garçon, est-ce vous ? répondit Guert. Dieu soit loué ! Il ne vous est rien arrivé, et vous voilà à temps pour m’aider à faire avancer ce Huron, contre lequel je me suis heurté dans l’obscurité, et que j’ai désarmé et fait prisonnier. Employez les coups de pied ou les coups de poing à votre choix ; car le drôle se cabre en arrière et me donne un mal de tous les diables.

Je connaissais trop bien le caractère vindicatif des Indiens pour adopter aucun des moyens qui m’étaient indiqués. Je me contentai de saisir le prisonnier par un bras, tandis que Guert le tenait par l’autre, et nous gagnâmes ainsi l’habitation. Herman Mordaunt était à la porte avec une douzaine de ses gens, tous armés, et prêts à nous recevoir ; car les cris qu’ils avaient entendus leur avaient fait pressentir notre arrivée. En moins d’une minute tout le monde était entré. Le fait était que notre attaque avait été si soudaine que nous avions tout balayé devant nous, et les ennemis n’avaient pas eu le temps de se remettre de leur frayeur, avant que nous fussions tous en sûreté. Une fois renfermés à Ravensnest, nous ne courions plus d’autres dangers que ceux qui étaient communs à toute forteresse dans ces guerres des forêts.

Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour peindre cette transition si brusque de l’obscurité du ravin, de ce combat court, mais sanglant, de ces cris, de cette confusion, de cette course précipitée, à ce bien-être, à cette sécurité que nous trouvions à Ravensnest. Nous étions reçus dans un appartement chaud, bien éclairé, commode, et quels étaient nos hôtes ! des femmes que des larmes involontaires mêlées à de ravissants sourires rendaient plus séduisantes encore. Anneke et son amie avaient éprouvé des angoisses terribles ; mais en nous voyant sains et saufs, il semblait que pour elles tout sentiment de danger fût passé, et les couleurs avaient reparu sur leurs joues. Ce furent des remerciements sans nombre sur la promptitude que nous avions mise à leur répondre, et de la manière la plus agréable, en venant nous-mêmes ; comme si nous avions en cela quelque mérite, comme si le soin même de notre conservation ne nous en eût pas fait un devoir, quand même nous n’aurions pas éprouvé le besoin de venir les défendre ! Dans les explications qui suivirent, dans cet échange de pensées entre nous depuis une séparation qui nous semblait déjà si longue, nous aurions oublié tout l’univers, si Herman Mordaunt n’était entré tout à coup très-agité.

— Nous venons, s’écria-t-il, de barricader la porte, et nous ne nous sommes pas aperçus que tout votre monde n’est pas encore ici. Je ne vois ni Traverse et ses aides, ni vos chasseurs. À coup sûr, ils ne sont pas restés dans la forêt ?

Aucun de nous n’eut le courage de répondre ; mais sans doute nos regards en disaient assez ; car Herman Mordaunt reprit aussitôt :

— Non, ce n’est pas possible ! comment, tous ?

— Tous, monsieur Mordaunt, jusqu’à mon pauvre esclave Peter, répondit Guert d’un ton solennel. Surpris sans doute pendant qu’ils étaient séparés, ils ont été massacrés en notre absence.

Les chères filles étendirent les mains avec horreur, et il me sembla que les lèvres pâles d’Anneke murmuraient une prière. Son père secoua la tête, et, pendant quelque temps, il marcha en silence dans l’appartement. Puis se faisant violence, comme quelqu’un qui sent la nécessité de montrer du calme et de l’assurance, il reprit la conversation :

— Grâce à Dieu, M. Bulstrode est arrivé hier sain et sauf, un moment après le départ du coureur, et il est, lui, à l’abri de la rage de ces démons incarnés

M. Mordannt nous proposa alors de nous conduire à son appartement, car Bulstrode avait exprimé le désir de nous voir dès que nous serions libres. Le major nous reçut avec son affabilité ordinaire, et il parla avec beaucoup de sens de la funeste campagne de Ticonderoga, sans chercher à cacher la mortification qu’il avait éprouvée, avec tout l’empire britannique. Par bonheur sa blessure n’était pas dangereuse, et il en serait quitte pour boiter pendant quelques semaines.

— N’ai-je pas en l’adresse de me faire conduire dans un assez bon hôpital, ce malencontreux siège excepté, Corny ? me dit-il quand on nous eut laissés seuls. Notre rivalité, toute généreuse, a maintenant un beau champ pour s’exercer. Si nous quittons cette maison sans savoir exactement l’état du cœur d’Anneke, nous sommes deux grands nigauds qui méritons d’être condamnés au célibat pour le reste de notre vie. Jamais il ne s’est présenté une pareille occasion de faire sa cour !

— J’avoue que l’occasion ne me paraît pas si merveilleusement favorable, monsieur Bulstrode. Anneke est trop agitée, elle a trop à craindre et pour elle et pour les autres, pour pouvoir être susceptible en ce moment d’un sentiment plus tendre, comme si elle était dans le calme et la tranquillité de Lilacsbush.

— On voit bien, Corny, que vous ne connaissez rien aux femmes. Je veux bien que, si la chose était à commencer, s’il n’y avait pas eu quelques petites fondations jetées d’avance, si je puis me permettre cette image tant soit peu libre, votre théorie puisse être juste ; mais il n’en est pas de même dans les circonstances actuelles. Voici une jeune personne de dix-neuf ans, qui sait qu’elle est recherchée, et recherchée avec toute l’ardeur dont ils sont capables, par deux jeunes gens, — sur lesquels il n’y a pas la moindre objection à élever, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! je dis que, dans cette position, la semaine ne doit pas s’écouler sans qu’il y ait une conclusion. Si je suis l’heureux mortel, vous pouvez compter de ma part sur la plus tendre compassion, comme je compte sur la vôtre, vice versa. Au surplus, depuis cette malheureuse affaire de Ticonderoga, je suis fait aux humiliations.

Je ne pus m’empêcher de sourire à ce singulier exposé de notre situation comme amants ; et, malgré la gravité des circonstances, qui certes auraient dû réclamer toute mon attention, Anneke occupait tellement toutes mes pensées que je n’eus pas le courage de m’arracher à cet entretien, et je priai Bulstrode, puisqu’il ne goûtait pas ma théorie, de m’exposer la sienne.

— Moi, Corny, voici comment je raisonne. Anneke aime l’un de nous, c’est évident. D’abord, elle aime, j’en mettrais ma main au feu. Sa rougeur, son regard tendre et humide, sa beauté même, tout respire l’amour. Maintenant, il n’est pas possible qu’elle aime une autre personne que l’un de nous deux, par la raison toute simple que nous sommes les seuls qui lui ayons fait la cour. Je serai franc avec vous, et je ne vous cacherai pas que je crois être le mortel préféré, tandis que je parierais que, de votre côté, vous ne vous croyez pas moins sûr de votre fait.

— Détrompez-vous, major Bulstrode ; je vous donne ma parole qu’une pareille présomption n’a jamais…

— Oui, oui, je vous comprends. Vous n’êtes pas digne de l’affection d’Anneke Mordaunt, et vous n’avez jamais présumé qu’elle pût l’accorder à un être aussi pauvre, aussi chétif, aussi misérable, aussi nul ; vous voyez que je ne vous ménage pas, et vous ne parleriez pas mieux, n’est-il pas vrai ? Mon Dieu, j’en dirais tout autant de moi ; ce qui n’empêche pas qu’au fond de l’âme nous ne nous flattions également du succès, ou bien nous aurions abandonné la partie depuis longtemps.

— Je vous assure, Bulstrode, que, quels que soient mes sentiments, la confiance n’y entre pour rien. Vous pouvez avoir vos raisons pour penser autrement ; mais, moi, je vous le répète, je n’en ai aucune.

— Mes raisons ? je n’en ai qu’une seule, c’est l’amour-propre, dont chaque homme doit avoir une légère dose pour sa propre satisfaction et pour sa tranquillité d’esprit. Je dis que l’espoir est indispensable à l’amour, et que l’espoir engendre la confiance. Mon raisonnement est très-simple. Écoutez plutôt. Je reçois une blessure, c’est très-bien, une blessure honorable, en bataille rangée, combattant pour mon roi et pour mon pays. On m’apporte ici en litière, en présence de ma maîtresse, portant sur ma personne les marques évidentes des dangers que j’ai courus, et, je l’espère, de ma conduite héroïque. Et vous voulez que ce ne soit pas assez pour qu’une femme se prononce en ma faveur ? Vous n’en trouveriez pas une sur mille qui hésitât un seul instant. Vous ne savez donc pas à quel point les cœurs si bons, si sensibles, si généreux, de nos jeunes Américaines, se fondent à la douce chaleur de la sympathie en voyant les souffrances d’un pauvre diable qu’elles savent qui les adore ? Du moment qu’une femme vous soigne dans une maladie, il y a dix à parier contre un qu’elle finira par vous aimer. Cette blessure est un coup de maître, convenez-en ! mais en amour, comme à la guerre, les stratagèmes sont permis.

— Je comprends facilement votre politique, Bulstrode ; mais j’éprouve plus de peine à comprendre votre franchise. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être certain que je n’en abuserai pas. Voyons, à présent, quels sont, suivant vous, les avantages que je puis faire valoir contre vous ?

— Ceux d’un défenseur. Oh ! il y a là de quoi battre en brèche bien des prétentions. Cette maudite attaque des Indiens, qu’on dit être assez sérieuse, et qui peut tenir ces dames en émoi pendant quelques jours, est une chose très-malheureuse pour moi, en même temps qu’un grand bonheur pour vous. Un blessé ne saurait exciter la moitié de l’intérêt de celui qui s’expose à être tué à chaque instant. Oui, oui, c’est un rôle admirable que celui de défenseur ; et, en rival généreux, je vous engage de nouveau, Corny, à en tirer tout le parti possible. Je ne cache rien, moi ; et je vous avertis que je compte bien exploiter ma blessure de mon mieux.

Il était difficile de ne point rire d’un conseil si étrange, quoique évidemment sincère. Bulstrode, malgré toutes ses idées de convention, importées de Londres, était la franchise même, et il était toujours prêt à dire ce qu’il avait sur le cœur. Après être resté encore une demi-heure avec lui à causer des dernières opérations militaires, dont il parla avec beaucoup de sens et de raison, je pris congé de lui pour la soirée.

— Bon courage, Corny ! me dit-il en me serrant la main ; profitez de vos avantages comme vous l’entendrez ; car je vous répète que j’en ferai autant de mon côté. La valeur passée est aux prises avec la valeur présente. Si je n’étais pas personnellement intéressé dans la question, je vous proteste qu’il n’existe personne à qui je souhaiterais plus sincèrement de réussir. Et Bulstrode ne disait que ce qu’il pensait. Il était évident pour moi qu’il se croyait sûr du succès. Son rang, sa fortune, l’appui du père, étaient de puissants auxiliaires que je ne pouvais invoquer. En quittant mon rival, et par une coïncidence assez étrange dans de pareilles circonstances, je trouvai Anneke seule dans le petit salon où l’on se tenait ordinairement. Guert avait réussi à décider Mary Wallace à faire quelques tours avec lui dans la cour, seule promenade qui fût alors possible ; tandis que Herman Mordaunt, M. Worden et Dirck étaient réunis dans la grande salle pour se concerter avec les colons qui étaient venus se réfugier à Ravensnest. Je n’essaierai pas de dépeindre le ravissement que j’éprouvai en la voyant, et il ne fut pas moindre en remarquant la tendre expression de ses yeux, et la rougeur aimable qui couvrait ses joues. La conversation que je venais d’avoir produisit sans doute son effet, car je résolus sur-le-champ de ne pas laisser échapper une occasion si favorable de mettre les leçons de Bulstrode à profit. Sa blessure, s’il faut tout dire, m’inspirait de vives inquiétudes.

Ce que je dis au commencement de cette entrevue, il me serait impossible de me le rappeler ; mais je réussis à me faire comprendre, ce qui n’arrive pas, je crois, à tous les amants dans des positions semblables. D’abord je dus être assez peu clair, assez incohérent ; mais le sentiment profond et vrai qui m’inspirait me fit triompher de ma timidité et me suggéra des expressions convenables. Vers la fin, si, comme je le crois, mes paroles furent en harmonie avec ce que j’éprouvais, je dus m’élever jusqu’à une certaine éloquence. Comme c’était la première occasion qui m’eût jamais été offerte de plaider ma cause directement, j’avais tant à dire, tant d’explications à donner, tant de circonstances en apparence indifférentes à faire valoir, que pendant les dix premières minutes, Anneke n’eut guère autre chose à faire que d’écouter. J’ai toujours attribué le sang-froid qu’elle put montrer pendant le reste de cette entrevue au temps qui lui fut ainsi accordé pour rassembler ses idées.

Chère Anneke ! comme sa conduite fut admirable dans cette soirée si précieuse pour moi ! C’était sans doute une situation extraordinaire pour parler d’amour ; cependant je ne sais si les sentiments n’ont pas alors plus de vivacité et de naturel qu’au milieu des habitudes calmes et raisonnées de la vie ordinaire. Je ne pus me dissimuler que ma jeune compagne semblait émue depuis le moment où j’avais commencé, et qu’elle paraissait n’écouter avec un tendre intérêt. Encouragé par ces apparences si douces à mon cœur, je me risquai à prendre une main, qui ne fut pas retirée. Ce fut alors que je trouvai des paroles qui amenèrent des larmes dans les yeux d’Anneke, et elle put me répondre.

— C’est, dit-elle, un moment si étrange, si extraordinaire pour parler de pareilles choses, Corny, que je sais à peine ce que je dois répondre. Ce qui me semble, du moins, c’est que des personnes entourées comme nous le sommes de dangers sérieux doivent avant tout être sincères. L’affectation n’a jamais été mon partage, et je ne prétends pas afficher une pruderie que vous condamneriez, j’en suis sûre. Il est un sentiment qui domine en cet instant dans mon cœur, que je voudrais, mais que je ne sais comment exprimer.

— Parlez, de grâce, chère Anneke ; soyez aussi généreuse que je suis certain que vous êtes sincère.

— Eh bien ! Corny, le voici. Je sais que nous courons risque, grand risque d’être pris et peut-être mis à mort par les êtres implacables qui sont répandus autour de cette habitation ; et que personne ici, malgré la présomption si naturelle à l’homme, ne peut se flatter d’exister demain. S’il vous arrivait quelque chose, mon ami, et que je vous survécusse, ce serait pour moi un regret de tous les instants, en pleurant votre perte, d’avoir hésité à vous déclarer tout l’intérêt que depuis si longtemps vous m’avez inspiré, et en même temps tout le bonheur que j’ai éprouvé il y a quelques mois à l’aveu si franc et si loyal que vous me fîtes de vos sentiments pour moi.

Il était impossible de se méprendre à ce langage qu’accompagnaient de douces larmes et une rougeur charmante. Guert eut l’heureuse idée de retenir Mary Wallace, pendant que les affaires occupaient les autres. J’eus ainsi plus d’une heure à passer avec Anneke ; et quand le cœur s’ouvre librement et sans contrainte qu’une heure passe vite dans ces doux épanchements ! Avant de me quitter, Anneke m’avoua qu’elle avait souvent pensé au petit garçon intrépide qui avait voulu se battre pour elle lorsque elle-même n’était qu’une enfant. Cette préférence précoce avait été fortifiée par l’affaire du lion, et par nos relations subséquentes. Bulstrode, ce rival formidable, si fort de l’appui de son père, ne lui avait jamais inspiré d’autres sentiments que ceux qu’on doit à un parent ; et je me serais épargné bien des heures de cruelles angoisses, si j’avais pu deviner ce qu’on me disait alors avec tant de confiance. Pauvre Bulstrode ! j’étais presque tenté de le plaindre en apprenant qu’il n’avait jamais touché le cœur d’Anneke, et je ne pus m’empêcher d’en dire quelque chose.

— N’ayez aucune inquiétude sur le compte de M. Bulstrode, Corny, répondit Anneke avec un malin sourire ; il pourra éprouver un moment de mortification, mais il ne tardera pas à se réjouir de n’avoir pas cédé à un caprice passager, en unissant son sort à celui d’une jeune Américaine sans expérience, trop gauche et trop simple pour se présenter dans les cercles où sa femme doit être appelée à briller. Il se peut que M. Bulstrode me préfère à toute autre femme qu’il se trouve connaître dans ce moment ; mais son attachement, si le sentiment qu’il éprouve mérite ce nom, ne part pas, cher Corny, comme le vôtre, du fond du cœur. On dit que nous autres femmes nous savons découvrir vite quand nous sommes réellement aimées, et j’avoue que ma petite expérience personnelle me donne lieu de penser que cette remarque est pleine de justesse.

Je parlai alors de Guert, et j’exprimai l’espoir que son dévouement si profond, si sincère, finirait par attendrir Mary Wallace, et que mon nouvel ami, qui m’était devenu aussi cher que si je l’avais toujours connu, obtiendrait enfin quelque retour pour une passion qui n’était pas moins vive que la mienne ; et, certes, je ne pouvais pas dire plus en sa faveur.

— Sur ce sujet, Corny, vous voudrez bien me permettre de ne point m’expliquer, répondit Anneke en souriant ; chaque femme est maîtresse de ses secrets en pareille matière, et je connaîtrais les intentions de Mary, par rapport à M. Ten Eyck, que je ne me croirais pas libre de les révéler, même à vous. Personnellement, je n’ai plus de secrets pour Corny Littlepage ; mais il ne s’attend pas à me trouver assez faible pour trahir mon sexe comme je me suis trahie moi-même.

Je fus obligé de me contenter de ce doux aveu et de la certitude que j’étais aimé depuis longtemps. Quand Anneke me quitta, je restai tout ébahi, ayant peine à me persuader que tout ce qui venait de se passer n’était pas un rêve. Cet éclaircissement si soudain, si inattendu, pouvait bien en effet passer pour tel ; cependant je crois que nous emportions chacun de notre côté une provision de bonheur pour le reste de nos jours. Néanmoins, je déclare solennellement que j’éprouvai un sentiment de chagrin, je dirais presque de regret, pour Bulstrode ; le pauvre garçon se croyait si sûr du succès, il n’y avait qu’une heure ou deux, que, quand même j’aurais pu le voir, je ne me serais pas senti le courage de le désabuser.

Quant à Guert Ten Eyck, il me rejoignit plus triste et plus désespéré que jamais.

— J’avais pensé, Corny, que si Mary Wallace se sentait pour moi la plus petite inclination, elle la manifesterait dans un moment où nous sommes, pour ainsi dire, suspendus entre la vie et la mort. J’ai souvent entendu dire que la femme la plus disposée à se moquer d’un jeune soupirant dans un salon, et à lui faire subir mille avanies pendant que tout le monde se livre à la joie et au plaisir, serait la première à tourner, comme la girouette sur nos granges hollandaises, au moindre changement de vent, dès que quelque revers inattendu viendrait le frapper. En d’autres termes, que la même fille qui se montrerait capricieuse et irrésolue à l’heure du bonheur et de la prospérité, deviendrait tout à coup tendre et fidèle du moment que l’infortune atteindrait son amant. D’après cette assurance, je crus que c’était l’instant de redoubler d’efforts auprès de Mary pour obtenir au moins une lueur d’espérance ; j’y mis tout mon esprit, et vous savez, Corny, que ce n’est pas grand-chose. Eh bien, je n’ai pas réussi ; tout ce que j’ai pu arracher d’elle, c’est que le temps était très-mal choisi pour parler de pareilles choses. En vérité, j’irais me jeter au milieu de ces infâmes Hurons pour me faire tuer, si je ne réfléchissais qu’après tout cette même enfant, qui me rebutait ainsi, était restée deux grandes heures à écouter ce que j’avais à dire, quoique je n’eusse point parlé d’autre chose. C’est pourtant une petite consolation, Corny, ou je ne connais rien à la nature humaine.

C’était vrai, et cependant je ne pouvais m’empêcher de comparer cette réticence calculée aux avenir si francs et si généreux d’Anneke, et de me dire que les affaires du jeune Albanien aux cœur si ouvert, aux manières si franches, étaient beaucoup moins avancées que les miennes.