Satanstoe/Chapitre XXIX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 352-366).
CHAPITRE XXIX.


Elle regardait chaque figure d’un air hagard, chaque objet sans y faire attention ; elle voyait qu’on l’entourait, sans savoir pourquoi. On eût dit qu’elle parlait, et elle ne parlait pas ; pas un soupir ne la soulageait. Qu’on essayât de se taire ou de lui adresser la parole, elle restait immobile — elle respirait ; c’était le seul signe qu’elle eût quitté le tombeau.
Byron.



Ce fut un moment des plus pénibles pour moi que celui où Herman Mordaunt, une heure après notre retour, me fit prévenir qu’il m’attendait avec Anneke et Mary Wallace. Un éclair de joie brilla dans les yeux d’Anneke en me revoyant sain et sauf, mais il disparut vite pour faire place à la plus tendre sympathie pour les angoisses de son amie. Cette pauvre Mary semblait atterrée, et ses joues étaient couvertes d’une pâleur mortelle. Anneke fut la première à parler.

— Dieu soit loué que cette terrible nuit soit passée, et que vous et mon père vous ayez été épargnés ! dit la chère enfant en serrant avec ardeur la main que je lui avais présentée. Pourquoi faut-il que tous nos amis ne soient pas revenus !

— Dites-moi sur-le-champ la vérité, monsieur Littlepage, ajouta Mary Wallace, je puis tout supporter plutôt que l’incertitude. M. Mordaunt dit que vous connaissez les faits mieux que personne et que vous allez me les raconter. Parlez-moi franchement, dût mon cœur se briser en vous écoutant : a-t-il été tué ?

— Oh ! non, je l’espère de toute mon âme ; mais je crains bien qu’il ne soit prisonnier.

— Merci ! oh ! mille fois merci de cette assurance ! que vous êtes bon, monsieur Littlepage ! Mais, dites-moi, ne vont-ils pas lui faire subir d’affreuses tortures ? Est-ce que les Hurons torturent Illustration leurs prisonniers ? Ne me cachez rien, Corny ; vous ne sauriez croire à quel point je suis maîtresse de moi. Oh ! ne me cachez rien !

Pauvre fille ! au moment où elle se vantait de son courage, elle tremblait de tous ses membres, et il y avait dans son sourire quelque chose de hagard qui était véritablement effrayant. Cette passion comprimée, qui avait si longtemps lutté contre la prudence, éclatait enfin. Je savais qu’elle aimait Guert ; depuis quelques mois surtout je n’avais pu conserver de doute à cet égard ; mais le contraste entre la réserve si grande qu’elle avait toujours montrée et cette explosion soudaine d’une douleur si intense et si vraie m’arracha le cœur. Je me hâtai de la faire asseoir, ne sachant que lui dire pour la consoler. Pendant ce temps ses yeux restaient fixement attachés sur les miens, comme si elle eût cherché, à l’aide de la vue seule, à découvrir la vérité. Que ce regard était inquiet, avide, et en même temps suppliant.

— Sera-t-il torturé ? murmura-t-elle enfin à mon oreille, d’une voix entrecoupée.

— À Dieu ne plaise ! m’écriai-je. Ils ont fait aussi prisonnier Jaap, mon esclave, et, s’ils infligent quelque supplice, il est plus que probable que c’est lui qui sera victime plutôt que M. Ten Eyck…

— M. Ten Eyck ! pourquoi l’appeler ainsi ? Vous l’appeliez toujours Guert depuis quelque temps. Vous êtes son ami ; ce n’est pas vous qui lui seriez moins attaché parce qu’il est malheureux.

— De grâce, calmez-vous, ma chère miss Wallace ; jamais mon attachement pour Guert ne subira d’altération.

— C’est ce que j’aimais à croire ; et combien l’amitié d’un homme tel que Corny Littlepage, qui a reçu de l’éducation, est un témoignage précieux en faveur des sentiments de Guert ! Aussi ai-je écrit à ma tante. Il ne faut pas se hâter de porter un jugement ; toute cette fougue de jeunesse passera, et nous verrons alors se développer de brillantes qualités. N’est-il pas vrai, Anneke ?

Anneke se jeta à genoux auprès de son amie, la serra dans ses bras, pencha sur son sein cette pauvre tête en feu, et l’y tint quelque temps avec une tendre affection. Enfin Mary Wallace fondit en larmes, et ce fut sans doute ce qui sauva sa raison. Elle devint plus calme, et se concentrant en elle-même, comme elle le faisait souvent, elle me laissa continuer avec Anneke ce pénible entretien.

Après avoir successivement passé en revue toutes les chances et les probabilités, je proposai à mes compagnes de ne pas perdre un moment, mais d’aviser aux mesures à prendre pour découvrir ce que Guert pouvait être devenu, et pour le secourir.

— Vous ne voudriez pas me tromper, Corny, me dit tout bas Mary Wallace en me serrant la main au moment où je me retirais ; je sais que je puis me fier à vous, car il se fait gloire d’être votre ami.

Anneke appuya cette prière par un triste sourire, et je les quittai pour aller rejoindre Herman Mordaunt, qui causait dans la cour avec Susquesus.

— Je consultais Sans-Traces à ce sujet, me dit M. Mordaunt, dès que je lui eus expliqué le motif qui m’amenait, et j’attends sa réponse. — Pensez-vous donc, Susquesus, qu’on puisse sans danger envoyer un messager aux Hurons pour avoir des nouvelles de nos compagnons et pour traiter avec eux ?

— Quel danger ? et pourquoi pas envoyer ? répondit l’Indien. L’Homme Rouge reçoit bien les messagers. Ils viennent quand ils veulent, ils s’en vont quand ils veulent. — Comment pourrait-il conclure un marché, s’il scalpait les messagers ?

J’avais entendu dire que les tribus les plus sauvages respectaient les messagers, et cela se conçoit d’autant mieux qu’il y a pour elles intérêt à le faire. Sans doute ils pouvaient être plus exposés en pareil cas que s’il s’agissait d’entrer dans le camp d’une armée civilisée ; mais les Indiens du Canada servaient depuis longtemps avec les Français, et leurs chefs avaient dû puiser dans ces relations quelques notions des usages de la guerre. Sans donc me donner même le temps de la réflexion, et sous l’impulsion de l’intérêt que m’inspirait le sort de mon ami et celui de Jaap, à qui j’étais sincèrement attaché, je m’offris pour cette mission. Herman Mordaunt secoua la tête et montra de la répugnance à accepter.

— Anneke me pardonnerait à peine d’y consentir, me dit-il. Vous ne devez pas oublier maintenant, Corny, que vous ne vous appartenez plus ; qu’un cœur tendre et sensible ne vit plus qu’en vous, et que par conséquent il ne vous est plus permis d’agir en jeune écervelé. Il vaudrait infiniment mieux envoyer cet Onondago, s’il y consent. Il connaît les Hommes Rouges, et il sera beaucoup plus à même qu’aucun de nous d’apprécier la situation.

— Qu’en dites-vous, Susquesus ? Voulez-vous être notre messager auprès des Hurons ?

— Pourquoi pas, si c’est nécessaire ? Il est bon quelquefois d’être messager. Où est le wampun ? que faut-il dire ?

En un moment Susquesus fut prêt à partir. Il déposa ses armes, effaça toute trace de peinture de guerre sur son visage, mit sur ses épaules une chemise de calicot et prit tous les dehors d’un messager de paix. Nous lui remîmes en main un petit drapeau blanc, certains que les chefs Hurons en comprendraient la signification, et jugeant convenable que celui qui était porteur d’un message des Visages Pâles l’annonçât par les symboles en usage chez eux. Susquesus néanmoins prit aussi un peu de wampun, ce qui lui inspirait sans doute au moins autant de confiance. Il partit donc, chargé d’offrir aux Hurons une forte rançon, s’ils consentaient à remettre en liberté Guert et Jaap sans leur faire aucun mal.

Nous n’avions pas le moindre doute que l’ennemi ne fut resté caché dans le ravin ; c’était, à tous égards, le point le plus favorable pour les opérations du siège, puisqu’il offrait un abri excellent, de l’eau, du bois, et qu’il était à proximité de Ravensnest, ce qui permettait de surveiller tous les mouvements des habitants et de profiter des occasions favorables. C’était donc là que Susquesus devait se rendre, quoique nous n’eussions pas cru devoir gêner par des instructions trop précises un envoyé aussi intelligent. Nous l’accompagnâmes jusqu’à la porte, et nous le vîmes traverser la prairie dans la direction du bois, du pas allongé qui lui était ordinaire ; un oiseau aurait pu à peine voler plus droit au but.

La demi-heure qui suivit fut un moment de douloureuse attente. M. Worden, Jason, Dirck et une demi-douzaine de colons nous avaient rejoints, et nous attendions tous en dehors le résultat de la mission. Enfin l’Onondago reparut, et, à notre grande joie, il était suivi d’un détachement d’Indiens, au milieu desquels étaient les deux prisonniers ; ils étaient garrottés, mais ils pouvaient marcher. Les Indiens, au nombre de douze, étaient tous armés. Ils débouchèrent lentement du ravin, et gravirent la prairie, qui s’étendait jusqu’à l’habitation ; puis, quand ils furent à quatre cents pas de nous, ils s’arrêtèrent. Voyant ce mouvement, nous nous avançâmes en nombre rigoureusement égal, et nous fîmes halte à deux cents pas des Indiens ; là, nous attendîmes notre messager, qui continua à se diriger vers nous. Jusque-là tout semblait favorable.

— Nous apportez-vous de bonnes nouvelles ? demanda vivement Herman Mordaunt ; nos amis sont-ils sains et saufs ?

— Ils ont la chevelure intacte ; on s’est jeté sur eux, deux, six, dix ; on les a pris alors. Ouvrez les yeux, vous verrez.

— Et les Hurons semblent-ils disposés à accepter la rançon ? Du rhum, des carabines, de la poudre, des couvertures, vous avez tout offert, n’est-ce pas, Susquesus ?

— Tout ; rien n’a été oublié, mais c’est mauvais. Ils disent que tout cela va leur appartenir, et plus encore.

— Et cependant ils sont venus pour traiter avec nous ? Que nous conseillez-vous de faire, Susquesus ?

— Déposez vos carabines, approchez-vous et parlez. Allez, vous, — que le prêtre aille, — le jeune chef aussi, cela fera trois ; — alors trois guerriers déposeront leurs carabines et viendront parler aussi. Les prisonniers attendent, — c’est bon.

Ce langage était assez clair ; et, convaincus que tout ce qui ressemblerait à de l’hésitation pourrait empirer la situation de Guert, nous exécutâmes à la lettre ce qui nous était commandé. Le révérend M. Worden n’y allait pas de grand cœur ; mais quand il vit Herman Mordaunt s’avancer résolument, il n’osa pas rester en arrière. Nous fûmes rencontrés à moitié chemin par un nombre égal de Hurons, parmi lesquels était l’ami de Jaap, Musquerusque, qui était évidemment le chef de la troupe. Guert et Jaap, toujours garrottés, furent gardés cent pas en arrière, mais de manière à pouvoir entendre, si l’on élevait la voix. Guert n’avait que sa chemise et son pantalon ; sa tête était découverte, et ses beaux cheveux bouclés flottaient au gré du vent. Je crus remarquer sur sa chemise quelques traces de sang ; ce pouvait être le sien, comme celui de quelque ennemi. Je l’appelai donc pour lui demander comment il se trouvait, et s’il était blessé.

— Une misère, Corny, rien qui vaille, me dit-il d’un air dégagé ; ces messieurs les Peaux Rouges m’ont attaché à un arbre, et ils ont voulu montrer avec quelle grâce ils savent faire tourner leurs tomahawks sans jamais vous atteindre. C’est un de leurs amusements favoris, et, pendant le jeu, j’ai reçu une ou deux égratignures. J’espère que nos dames sont en bonnes dispositions, et qu’elles ne se laissent pas abattre par les événements de la nuit dernière ?

— J’ai d’excellentes nouvelles pour vous, mon cher Guert. — Susquesus, demandez à ces chefs s’ils me permettraient de m’approcher un instant de mon ami pour lui dire un mot de consolation ; je promets sur l’honneur qu’aucune tentative ne sera faite pour le délivrer tant que je serai avec lui.

Je m’étais exprimé avec chaleur, et l’Onondago traduisit mes paroles dans le langage des Hurons. En faisant cette demande assez hardie, j’avais cédé à un mouvement irrésistible, et je fus aussi charmé que surpris de me la voir accorder ; ces sauvages se fièrent à ma parole avec un sentiment élevé de délicatesse qui eût fait honneur à des chefs civilisés, ne paraissant surveiller en rien mes démarches, bien que je dusse passer derrière eux. Il était trop tard pour hésiter, si j’avais été tenté de le faire, et, laissant Herman Mordaunt s’efforcer de conclure un marché avec Musquerusque et ses deux compagnons, je me dirigeai hardiment vers les Indiens armés qui gardaient Guert et Jaap. Il me parut que mon approche causait quelque sensation parmi ces sauvages, et quelques paroles furent échangées rapidement entre eux et leurs chefs. Ceux-ci ne dirent qu’un mot ou deux, mais ils furent prononcés d’un ton d’autorité et avec des gestes expressifs ; aussi ne fus-je pas inquiété pendant la courte entrevue que j’eus avec mon ami.

— Merci mille fois de cette marque d’amitié, mon bon Corny ! s’écria Guert avec émotion en me serrant vivement la main ; il faut bien du dévouement et du courage pour venir se hasarder dans cet antre de lions. Ne restez qu’un moment, je vous en conjure, de peur qu’il ne vous arrive quelque malheur ; cette poignée de main est inappréciable pour un homme dans ma position ; mais songez à Anneke. Ah ! Corny, mon cher ami, je serais heureux, même ici, si je pouvais penser que Mary Wallace éprouve quelque pitié pour moi !

— Soyez donc heureux, Guert ; je n’avais d’autre but en venant auprès de vous que de vous dire que vous aviez tout à espérer. Que dis-je, espérer ? Ce sont des assurances positives que je puis vous donner ; vous n’avez plus à craindre ni froideur, ni hésitation, ni remises, quand vous nous serez rendu.

— Littlepage, vous ne voudriez pas vous jouer de la sensibilité d’un pauvre captif qui est suspendu entre la torture et la mort ? Je puis à peine en croire mes sens, et cependant vous ne voudriez pas me tromper.

— Croyez ce que je vous dis ; figurez-vous l’attachement le plus tendre, le plus dévoué, et vous resterez encore au-dessous de la réalité. Si je vous quitte à présent, c’est pour aller seconder les efforts d’Herman Mordaunt pour que vous puissiez entendre de vos propres oreilles ce que je suis si heureux de pouvoir vous redire de sa part.

Guert ne répondit rien, il était trop affecté ; je lui serrai la main, et nous nous séparâmes, dans la ferme espérance, du moins de mon côté, que notre séparation serait courte. J’ai lieu de croire que l’émotion de Guert alla jusqu’aux larmes ; car, lorsqu’en m’en allant, je lui jetai un dernier regard, je vis qu’il s’était détourné, comme pour éviter les yeux de ceux qui étaient près de lui. Jaap était un peu en arrière, et il épiait mes mouvements avec la vigilance d’un chat. Je crus préférable de ne point lui parler, mais je lui adressai tacitement nu signe d’encouragement.

— Ces chefs sont loin d’être dans des dispositions très-amicales, Corny, me dit Herman Mordaunt des que je l’eus rejoint ; ils m’ont donné à entendre que Jaap ne serait délivré à aucune condition. Ils veulent avoir sa chevelure, me dit Susquesus, à cause de certain traitement qu’il a fait subir à l’un d’eux. Pour me servir de leur langage, c’est un emplàtre dont ils ont besoin pour le dos de ce guerrier ; son sort est, à ce qu’il paraîtrait, décidément fixé ; et ils ne l’ont amené que pour faire naître chez lui des espérances qui n’en seront que plus cruellement déçues ; les barbares ne craignent pas d’en convenir dans leur langage sentencieux. Quant à Guert, ils prétendent qu’il a tué deux de leurs guerriers, et que leurs femmes ne pourront guère être apaisées qu’en voyant aussi sa chevelure. Ils offrent néanmoins de le relâcher à l’une ou l’autre de ces conditions : ou bien nous donnerons en échange deux de ce qu’ils appellent des chefs, ou quatre hommes ordinaires ; ou bien, si ces conditions ne nous conviennent pas, deux hommes ordinaires seulement, mais alors nous leur abandonnerons Ravensnest, et nous en sortirons tous avant que le soleil soit au-dessus de nos têtes.

— Et toutes ces conditions sont inacceptables, n’est-ce pas ? je ne le sens que trop.

— Assurément. Il s’agirait de ma vie, que je ne consentirais jamais à cet affreux échange. Pour ce qui est de Ravensnest et de tout ce qui s’y trouve, à l’exception de quelques papiers, pour eux sans importance, je le leur abandonnerais volontiers ; mais quand je pourrais me fier à la bonne foi des chefs, je sais qu’il ne leur serait pas possible de retenir leurs compagnons ; l’affreux massacre au fort William-Henry n’en est une preuve que trop récente. Ils ont déjà ma réponse, et nous allons nous séparer. Peut-être, en nous voyant prendre notre parti, se décideront-ils à se relâcher un peu de leurs conditions.

Musquerusque, qui s’était conduit avec beaucoup de dignité pendant l’entrevue, fit gravement un signe de la main, comme pour prendre congé de nous, et les trois Hurons s’éloignèrent ensemble.

— Il vaut mieux partir aussi, dit Susquesus avec une intention marquée ; on peut avoir besoin de carabines. — Les Hurons ne plaisantent pas.

Cet avertissement nous suffit, et, retournant auprès de nos amis, nous reprîmes nos armes. Ce qui suivit, je le sais, en partie comme témoin oculaire, en partie par les récits qui me furent faits. Il paraît que Jaap avait compris, dès le premier moment, que sa position était désespérée. Le souvenir de sa conduite à l’égard de Musquerusque, dont il était devenu plus spécialement le prisonnier, ne lui permettait pas de se faire illusion ; aussi toutes ses pensées étaient-elles constamment dirigées sur les moyens d’obtenir sa liberté autrement que par l’effet d’une négociation dont le résultat n’était pour lui que trop prévu. Depuis l’instant où il avait été conduit hors du ravin, il était sans cesse aux aguets, épiant la moindre occasion d’effectuer son projet. Il arriva qu’un des sauvages se trouva placé devant le nègre dans une position qui permit à celui-ci de tirer de sa gaine le couteau du Huron sans être découvert. J’étais alors auprès de la petite troupe, et tous les yeux étaient fixés sur moi. Guert et lui avaient les bras attachés au-dessus du coude derrière le dos ; et lorsque Guert se détourna pour donner un libre cours à son émotion, Jaap réussit à couper ses liens. Cela eut lieu pendant que les sauvages m’observaient attentivement au moment où je me retirais. En même temps Jaap passa le couteau à Guert qui lui rendit le même service. Les Indiens n’ayant rien remarqué, les prisonniers attendirent un instant, tenant leurs bras comme s’ils étaient encore garrottés, et regardèrent autour d’eux. L’Indien le plus rapproché de Guert avait deux carabines, la sienne et celle de Musquerusque, toutes deux appuyées négligemment sur son épaule, la crosse reposant à terre. Guert montra ces armes ; et, quand les trois chefs étaient sur le point de rejoindre leurs amis, qui guettaient leurs mouvements afin de connaître le résultat, Guert saisit ce sauvage par le bras, et le lui tordit de manière à lui faire pousser un grand cri, puis il saisit une carabine, pendant que Jaap se jetait sur l’autre. Ils firent feu en même temps, et abattirent chacun leur homme ; puis ils se précipitèrent sur les autres à grands coups de crosse. Cette attaque audacieuse, quoique désespérée en apparence, était la seule chance de réussite qu’ils pussent avoir ; car, s’ils avaient tenté de fuir à l’instant, les balles, envoyées après eux, n’auraient pas manqué de les atteindre.

La première nouvelle de cette tentative nous fut transmise par le bruit des coups de fusil. Alors, non-seulement je vis, mais j’entendis le coup terrible que Jaap déchargea sur la tête de Musquerusque. La tête de la victime et la crosse de la carabine en furent brisées en même temps ; mais le nègre, brandissant le reste de l’arme, frappa de tous côtés avec une rage telle qu’il balaya tout devant lui. Cependant Guert ne restait pas oisif. Il se battait pour Mary Wallace aussi bien que pour lui, et, en un clin d’œil, il avait renversé deux autres Indiens. En ce moment Dirck rendit un grand service à nos amis. Il avait sa carabine à la main, et, prenant son temps pour viser juste, il abattit un vigoureux sauvage qui s’apprêtait à saisir Guert par derrière. Ce fut le commencement d’un engagement général ; les coups de feu se succédèrent, et les Indiens, qui étaient à l’abri dans le bois, commencèrent à se mettre de la partie. Quant à ceux qui étaient près de Guert et du nègre, intimidés par la violence de notre attaque, ils se retirèrent en bondissant vers leurs amis, laissant leurs prisonniers libres, mais plus exposés aux balles que lorsqu’ils étaient entourés d’ennemis.

Tout se passa avec une effrayante rapidité. Guert saisit l’arme d’un Indien qui était tombé, Jaap en prit une autre, et tous deux se replièrent sur notre petite troupe, comme deux lions aux abois, tandis que les balles sifflaient de tous côtés à leurs oreilles. Nous fîmes feu aussitôt, et nous nous portâmes au-devant d’eux ; démarche imprudente, puisque le corps principal des Hurons était à couvert, ce qui rendait la lutte inégale. Mais il n’y avait pas moyen de résister au mouvement électrique qui nous entraîna, en voyant les prouesses de nos deux amis. En nous voyant arriver, Guert poussa une acclamation de joie, et s’écria :

— En avant, Corny, mon prave ! chargeons-les jusque dans le pois ! Dans cinq minutes il n’y restera pas une Peau Rouge ! en avant, mes amis, en avant tous ensemble !

En avant ! en avant ! nous mîmes-nous à crier tous ensemble. M. Worden lui-même cria comme les autres, et doubla le pas. Jason aussi se conduisit bravement, et nous courûmes au bois comme autant de limiers affamés. On voyait que le pédagogue combattait pour son moulin. Cependant nous eûmes soin de ne pas tirer, réservant notre feu pour le dernier moment ; mais, recevant les balles qui pleuvaient autour de nous, sans nous atteindre, nous nous élançâmes dans le fourré.

Les Hurons, déconcertés, prirent la fuite. Il est rare que la panique se mette parmi ces sauvages, mais plus rare encore qu’ils se rallient sur le champ de bataille. Si une fois ils sont forcés de lâcher pied, et qu’ils soient poursuivis, ils se dispersent pour le moment, et c’est ce qui arriva alors. Une fois dans le ravin, je ne vis point d’ennemis. Guert et Jaap, qui étaient devant nous et que nous n’avions pu rejoindre encore, venaient de faire une décharge sur les derniers sans doute qu’ils avaient aperçus. Un seul coup fut tiré par les Hurons dans cette retraite ; cet adieu qu’ils nous adressaient retentit dans le ravin. Quoique envoyé de loin, ce coup eut les résultats les plus funestes. J’aperçus Guert à travers les arbres, et je le vis tomber. En un instant, j’étais à côte de lui.

Quel changement affreux de se voir arraché tout à coup à l’ivresse de la victoire pour se trouver face à face avec la mort ! Je vis à l’impression répandue sur les traits de Guert, lorsque je le soulevai dans mes bras, que le coup était fatal. La balle avait traversé le corps, épargnant les os, mais attaquant les organes de la vie. Il n’y a pas à se méprendre à l’altération qui se manifeste immédiatement sur la figure humaine, lorsqu’une blessure est mortelle. La nature semble avertir la victime de son sort.

— Ce coup m’a été fatal, Corny, me dit Guert, et il semble que ce soit le dernier qu’ils comptent tirer. Je suis tenté de souhaiter qu’il n’y ait rien de vrai dans ce que vous m’avez dit de Mary Wallace.

Ce n’était ni le temps ni le lieu de parler d’un pareil sujet, et je ne répondis rien. Dès que Guert était tombé, toute poursuite avait cessé, et nous étions tous rassemblés autour du blessé. Susquesus seul semblait comprendre encore combien il nous importait de savoir ce que faisait l’ennemi ; car ce n’était pas lui qui se laissait jamais ébranler par le spectacle de la mort. Et cependant il aimait Guert, comme, du reste, tous ceux qui, ne s’arrêtant pas à l’enveloppe extérieure de son caractère, savaient découvrir tout ce qu’il y avait en lui de sentiments nobles et généreux ; il regarda un moment le blessé, gravement, et d’un air d’intérêt ; puis, se tournant vers Herman Mordaunt, il lui dit :

— Cela est mauvais, — la chevelure est sauvée, cela est bon du moins. Portez-le dans la maison, — Susquesus suivra la piste et verra ce que deviennent les Indiens.

C’était en effet le meilleur parti à prendre ; on le chargea donc de surveiller l’ennemi pendant que nous nous dirigions vers Ravensnest.

Dirck consentit à nous précéder pour faire connaître la fatale nouvelle, et je restai auprès de Guert, qui ne quitta pas ma main de toute la route. Nous formions un bien triste cortège pour des vainqueurs. Aucun de nous n’avait souffert dans cette dernière affaire, le pauvre Guert excepté ; en bien, trois ou quatre des nôtres seraient restés sur le terrain que nous aurions été moins atterrés. Nous étions familiarisés avec la mort ; c’est une image que le soldat s’habitue si vite à envisager froidement ; mais il est de ces malheurs subits qui font faire un pénible retour sur soi-même, et qui apprennent à ne point oublier à quel point nous dépendons de la Providence. Tel était l’effet que la mort de lord Howe avait produit sur l’armée devant Ticonderoga, et c’était une impression semblable que la blessure de Guert Ten Eyck avait faite sur la petite troupe rassemblée pour défendre les possessions de Ravensnest.

À notre entrée dans la maison, nous trouvâmes la plupart de ceux qui y étaient restés, déjà rassemblés dans la cour, comme on se réunit dans une église pour recevoir un mort. Herman Mordaunt avait donné ordre de préparer sa propre chambre pour le blessé, et nous y portâmes Guert ; il fut placé sur le lit, puis la foule se retira en silence. Je remarquai que Guert jetait autour de lui des regards avides et inquiets, et je lui dis tout bas que j’allais chercher les deux amies. Un sourire et un serrement de main expressif me témoignèrent que j’avais bien compris sa pensée.

Je trouvai Mary Wallace pâle, il est vrai, mais plus calme et plus maîtresse d’elle-même que je ne m’y attendais ; cet instinct des convenances, qui lui était si naturel, lui avait fait sentir la nécessité d’imposer silence à ses sentiments, de peur de redoubler les souffrances du pauvre malade par l’éclat de sa douleur. Pour Anneke, c’était toujours la même personne : douce, résignée, pleine de compassion pour son ami.

Dès qu’elles apprirent le sujet de ma visite, toutes deux s’écrièrent qu’elles étaient prêtes à se rendre auprès de Guert. Comme elles connaissaient le chemin, au lieu de les accompagner, je me dirigeai d’un autre côté afin de ne pas être présent à l’entrevue. Anneke m’a dit depuis que Mary montra un sang-froid admirable, tandis que les transports de reconnaissance de Guert abusèrent sans doute la pauvre fille au point de lui faire espérer un moment que la blessure n’était pas mortelle. Pour moi, je passai une heure à faire une revue générale dans la maison et à l’entour, afin de m’assurer que toutes les mesures de précaution avaient été bien prises. Je retournai alors auprès de Guert, et je rencontrai Herman Mordaunt près de la porte.

— Le peu d’espoir que nous avions est évanoui, me dit-il avec tristesse ; le pauvre Ten Eyck a été atteint mortellement, il n’y a plus de doute possible, et il n’a plus que quelques heures à vivre. Oh ! que Ravensnest n’a-t-il été pris, pillé, dévasté de fond en comble, et que ce malheur ne fût pas arrivé !

Préparé par ces paroles, je fus moins frappé que je ne l’aurais été autrement du grand changement qui s’était opéré dans les traits de mon ami, depuis que je l’avais quitté. Il était évident qu’il prévoyait le dénouement funeste ; néanmoins il était calme, et semblait heureux ; il n’était pas assez affaibli pour ne point pouvoir parler encore facilement et d’une manière assez distincte.

Cette expression de bonheur que je croyais remarquer provenait de ce que Mary Wallace lui avait fait l’aveu de son amour ; et, à dater de ce moment, il avait dit qu’il mourrait content. Pauvre Guert ! De lui-même il n’aurait guère pensé à l’avenir, si plein de mystères et de terreurs ; mais Mary Wallace, malgré sa réserve et sa retenue ordinaires, avait eu avec lui plusieurs conversations sérieuses à ce sujet ; et Guert, charmé de recevoir des leçons qui passaient par une bouche si chère, l’écoutait toujours avec empressement. Au moment où j’entrai, quelque allusion de ce genre venait d’être faite.

— Sans vous, Mary, je ne vaudrais guère mieux qu’un païen, disait-il en tenant la main de sa bien-aimée, que son regard ne quittait pas un seul instant ; si Dieu a pitié de moi, ce sera grâce à vous !

— Oh ! non, non, Guert, ne parlez pas ainsi, ne pensez pas ainsi ! s’écria Mary Wallace, désolée d’un excès d’attachement poussé à ce point dans un pareil moment ; c’est grâce à la mort et à la médiation de son Fils bien-aimé que nous recevons tous notre pardon ; voilà ce qui peut seul nous sauver, mon cher Guert, et je vous supplie d’y penser sérieusement.

Les idées de Guert parurent un moment confondues ; il ne se rendait pas un compte bien exact de la nature de cette expiation mystérieuse qui échappe à l’intelligence de l’homme abandonnée à elle-même, et qu’il est plus facile de sentir que de comprendre. Mais il se remit bientôt, et sa figure rayonna d’un éclair de joie ; ces mots de « mon cher Guert », dans la bouche de Mary, lui avaient été au cœur, en lui révélant qu’il possédait les affections de la femme qu’il aimait depuis si longtemps presque sans espérance. Guert, plein d’audace et de pétulance dès qu’il s’agissait de quelque folle équipée, avait de lui une opinion plus humble que le chrétien le plus fervent, et il se reconnaissait indigne de l’attachement de Mary, bien qu’il n’eût pas le courage de cesser de l’aimer.

Mary Wallace, une fois livrée aux mouvements de son cœur, mit de côté toute réserve. Pendant toute la matinée, elle resta à genoux, auprès du lit de Guert, comme une mère qui veille son enfant malade. S’il fallait lui donner à boire, c’était elle qui lui présentait la coupe ; s’il semblait avoir la tête trop basse, c’était elle qui s’empressait de relever l’oreiller ; si son front avait besoin d’être essuyé, elle remplissait ce devoir, ne permettant pas que personne intervînt entre elle et le tendre objet de sa sollicitude.

Anneke et moi, nous savions que son plus grand désir était d’amener les pensées du cher malade sur le grand changement qui allait s’opérer. Néanmoins, la tendresse de la femme l’emportait encore même sur l’anxiété de la chrétienne, et elle craignait d’aborder un sujet qui pouvait irriter sa blessure. Enfin, heureusement, pour mettre fin à une angoisse qui n’eût pas tardé à devenir intolérable, Guert fut le premier à ramener la conversation sur ce point, soit que ses pensées l’y portassent naturellement, soit qu’il devinât la sollicitude de son amie.

— Je ne saurais rester longtemps avec vous maintenant, Mary, dit-il ; et je voudrais que M. Worden unît ses prières aux vôtres en ma faveur. Corny ira bien le prier de venir me voir.

Je disparus aussitôt, et je ne fus pas dix minutes absent ; il ne fallut pas plus de temps à M. Worden pour se préparer, et nous nous rendîmes ensemble à la chambre du malade. Le ministre aimait Guert, et il accomplit cette triste cérémonie avec une ferveur qui la rendit encore plus touchante ; elle parut faire beaucoup d’impression sur Guert, qui n’avait jamais réfléchi beaucoup à ces graves questions qui se rattachent à notre existence, à notre origine, à notre avenir ; et la manière dont il écouta les prières récitées pour lui était de nature à nous remplir de consolation.

Avec quelle tendre vigilance Mary lui continua ses soins pendant cette triste journée ! Elle semblait ne plus connaître la fatigue. Vers le soir, elle vint à nous d’un air presque joyeux, et nous dit tout bas que Guert semblait mieux. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que, m’approchant du lit, je remarquai qu’il faisait un léger mouvement de la main comme s’il désirait me parler.

— Corny, me dit-il d’une voix éteinte, c’est presque fini ; je voudrais voir Mary Wallace encore une fois avant de mourir !

Mary était derrière moi ; elle tomba à genoux, et serra son ami dans ses bras. Rien ne fut dit de part ni d’autre ; ou, si quelques paroles furent échangées, ce fut une sainte communication qui ne fut entendue que du ciel. Cette jeune femme si timide, si réservée, resta une heure entière dans cette attitude, et ce fut dans ce long et tendre embrassement que Guert rendit le dernier soupir.

Pauvre ami ! sans doute il avait ses imperfections ; mais les longues années qui se sont écoulées depuis sa mort n’ont nullement affaibli dans mon cœur l’estime que méritait un si noble caractère.