Satanstoe/Chapitre XVII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 181-195).
CHAPITRE XVII.


Mon cœur bondit de joie quand je vois un arc-en-ciel dans le firmament ; il en était ainsi quand j’étais petit enfant, il en sera de même quand je serai vieillard, ou j’aimerais mieux mourir ! L’enfant est le père de l’homme fait, et je voudrais que mes jours s’enchaînassent l’un à l’autre, purs et limpides, comme à leur aurore.
Wordsworth



Si nous étions restés cinq minutes de plus sur le lit principal de la rivière, c’en était fait de nous. Pendant qu’assis nous regardions la force effrayante du courant autant que le permettait la faible lueur de cette sombre nuit, je vis le sleigh de Guert Ten Eyck passer en tourbillonnant devant nous ; celui d’Herman Mordaunt suivit, les pauvres bêtes s’épuisant en efforts inutiles pour secouer leur harnais et recouvrer leur liberté, afin de pouvoir se sauver à la nage ; haletantes, elles étaient presque ensevelies dans le courant, où les yeux d’Anneke ne pouvaient les découvrir, quoiqu’elle entendît leur respiration pénible ; elle n’avait pas reconnu davantage le sleigh de son père. Un instant après, un de ces cris perçants, que le cheval à l’agonie fait entendre souvent, retentit douloureusement jusqu’à moi. Je n’en parlai pas à la pauvre fille, sachant bien que son amour pour son père était le grand mobile qui l’excitait à des efforts surnaturels, et ne voulant pas réveiller des alarmes qui, pour le moment, étaient assoupies.

Deux ou trois minutes de repos étaient tout ce que les circonstances nous permettaient de prendre. Il était évident qu’alors tout était en mouvement sur la rivière, le monticule de glace sur lequel nous étions assis, aussi bien que les glaçons détachés qui, entraînés par un mouvement plus rapide, passaient continuellement près de nous. Nous descendions lentement, parce que la masse qui nous portait était retardée soit par les bancs de sable semés sur la rive occidentale de la rivière, soit par le frottement contre les plaines de glace latérales. Cependant ce qui était incontestable, c’est que nous ne restions pas en place ; et je compris la nécessité d’atteindre le plus tôt possible l’extrémité occidentale de notre île flottante, afin de profiter de la première circonstance favorable qui pourrait se présenter.

Chère Anneke ! combien sa conduite fut admirable pendant tout le cours de cette nuit terrible ! Depuis le moment où elle avait repris complètement ses sens, lorsque je l’avais trouvée en prière au fond du traîneau, jusqu’à l’instant actuel, elle avait secondé mes efforts avec une patience et une résignation parfaites. Toujours prête à faire ce que je lui disais, pleine de confiance et de courage, elle ne s’était pas abandonnée un seul instant à ces terreurs exagérées si naturelles à son sexe, et qui n’auraient été que trop excusables dans une pareille situation. En gravissant cette échelle de glace, ce qui n’était nullement une entreprise facile, nous avions agi parfaitement de concert, et les efforts que j’étais obligé de faire m’étaient adoucis par l’empressement qu’elle mettait à me seconder et à suivre mes moindres conseils.

— Dieu ne nous a pas abandonnés, lui dis-je en voyant que ses forces semblaient être revenues, et nous pouvons encore espérer de nous sauver. Je me figure la joie dont le cœur de votre père sera inondé en revoyant sa fille saine et sauve, et en la serrant de nouveau dans ses bras.

— Cet excellent père ! quelles angoisses il doit éprouver en ce moment à mon sujet ! Allons, Corny, partons vite, et cherchons à le rejoindre, s’il est possible.

En disant ces mots, la chère enfant se leva, et ajusta ses vêtements de manière à ce qu’ils ne pussent gêner en rien ses mouvements, comme une personne qui se prépare à accomplir une tâche sérieuse, et qui veut y mettre toute son énergie. Elle avait abandonné depuis longtemps son manchon ; car la température était douce pour la saison, et nous n’aurions pas eu à souffrir du froid, quand même nos efforts auraient été moins énergiques. Anneke déclara qu’elle était prête à se remettre en chemin, et je commençai l’opération difficile et délicate de l’aider à traverser une île composée de fragments de glace, afin d’en atteindre l’extrémité occidentale. Nous étions élevés au moins à trente pieds en l’air, et une chute dans l’une des nombreuses cavités entre lesquelles il nous fallait passer, n’aurait pu manquer de nous être fatale. En même temps la surface de la glace était si glissante qu’il n’était pas facile de tenir pied, d’autant plus que les glaçons superposés offraient des pentes plus ou moins rapides. Heureusement je portais des moccasins de peau de daim par-dessus mes bottes ; et Anneke avait aussi des socques de bois ; autrement nous n’aurions jamais pu nous en tirer. Avec ce secours, et en employant les plus grandes précautions, nous étions parvenus à passer de l’autre côté, lorsque la masse flottante, saisie par un tourbillon qui se trouvait à l’endroit de la rivière où elle était arrivée, tourna lentement sur elle-même, et nous replaças l’extrémité opposée de l’île d’où nous venions de partir. À cette nouvelle contrariété, Anneke ne laissa pas échapper un murmure ; mais avec une douceur et une résignation vraiment évangéliques, elle dit qu’elle était prête à tenter un nouvel effort. Mais je ne voulus pas y consentir ; car le tourbillon nous faisait sentir encore son dangereux voisinage ; et je pensai qu’avant tout il fallait nous soustraire à sa funeste influence, pour ne pas épuiser inutilement nos forces. Au lieu donc de gravir une seconde fois la montagne de glace, je dis à ma chère compagne qu’il valait mieux descendre sur un glaçon qui était posé à plat sur la rivière, et qui s’étendait assez loin pour que, si une nouvelle impulsion nous était donnée dans la direction du rivage, nous dussions nous en trouver assez rapprochés. La descente fut difficile ; il me fallut plus d’une fois recevoir Anneke dans mes bras, mais enfin nous réussîmes, et je pus déposer mon précieux fardeau sur le plus bas et le plus uni des glaçons qui composaient notre montagne.

Ce changement de position avait quelques avantages. Nous nous trouvions abrités contre le vent, qui, sans être très-vif ni très-froid, était toujours un vent du mois de mars. Anneke aussi n’avait plus à craindre de tomber à chaque pas ; elle se trouvait sur une surface unie où elle pouvait marcher sans peine, et entretenir par l’exercice la circulation du sang. Enfin nous nous trouvions ainsi dans la meilleure situation pour profiter du moment favorable, si notre île mouvante se rapprochait du bord.

Il n’y avait plus de doute possible sur l’état de la rivière. La débâcle était générale. Le printemps en une seule nuit avait établi son empire ; l’immense croûte de glace s’était amollie partout, et la masse compacte qui s’était détachée de la partie supérieure de la rivière avait acquis une force irrésistible qui s’accroissait encore par les obstacles. Elle avait pris enfin tout son élan, et les eaux se précipitaient au centre de la rivière avec une impétuosité qui entraînait comme des roseaux toutes les barrières amoncelées qu’on eût dit infranchissables.

Heureusement notre montagne de glace se trouvait un peu sur le côté, en dehors de cette course effrénée des eaux. J’ai pensé depuis qu’elle touchait le fond, ce qui lui imprimait un mouvement de rotation, en même temps que sa marche s’en trouvait retardée. Quoi qu’il en soit, nous étions toujours dans une espèce de baie, et j’eus la satisfaction de remarquer que notre petit glaçon tournait du côté de la rive occidentale. C’était le moment d’agir avec décision, et je dis à Anneke de se tenir prête. Une masse de glace, plus compacte que celle qui nous portait, mais aussi unie, avait été poussée vers le bord, et il y avait tout espoir que notre glaçon, en continuant à tourner sur lui-même, finirait par le toucher. Je savais que si la glace s’était brisée, ce n’était pas faute de solidité, mais par suite de la pression énorme exercée par la masse qui s’était détachée de la partie supérieure, et à cause aussi de la force du courant ; nous ne courions donc pas grand risque à nous aventurer sur la limite extrême d’un glaçon quelconque. Placés à l’extrémité du fragment qui nous portait, nous attendîmes avec une vive anxiété le moment où les deux glaçons se trouveraient en contact l’un avec l’autre.

Dans de pareils moments, le plus léger désappointement équivaut à la ruine totale de nos espérances. Plusieurs fois il nous sembla que notre île allait toucher le glaçon qui tenait au rivage, et chaque fois elle inclinait de côté, laissant un espace intermédiaire de six à huit pieds. Cet espace, seul j’aurais pu le franchir aisément ; mais pour Anneke c’était une barrière insurmontable. La chère enfant le comprit, et son noble caractère ne se démentit pas. Elle prit ma main, la serra vivement, et me dit d’un ton doucement résigné :

— Vous le voyez, Corny ; je n’ai aucun moyen d’éviter mon sort ; mais vous pouvez, vous, atteindre le rivage. Allez, et laissez-moi entre les mains de la Providence. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi ; mais il est inutile que nous périssions ensemble.

Je n’ai jamais douté qu’Anneke ne fût sincère, et que ce n’eût été une consolation pour elle de me voir essayer au moins de sauver mes jours. L’accent pénétré avec lequel elle parlait ; le peu d’espoir qu’elle conservait pour elle-même ; le mouvement de notre île qui, dans ce moment même, semblait s’éloigner du rivage ; tout cela me mit tellement hors de moi que j’en conçus un projet aussi hardi que désespéré. Je tremble, même aujourd’hui après un si grand laps de temps, rien qu’en y pensant. Un petit glaçon flottait entre nous et la masse compacte qui tenait à la terre ; il avait pu se glisser dans l’intervalle, grâce à sa petitesse, et il touchait, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Je rassemblai toute mon énergie ; et soulevant Anneke dans mes bras, j’épiai un moment favorable, et je m’élançai. J’avais un saut à faire, avec mon précieux fardeau, pour gagner ce pont flottant. D’un bond, je m’y trouvai transporté. Touchant à peine du pied ce fragile support qui fléchissait déjà sous notre double poids, je le traversai en deux ou trois enjambées, et je réunis toutes mes forces dans un dernier et violent effort. Je réussis, et je retombai sur le glaçon compacte, le cœur rempli de gratitude envers Dieu. La résistance que mes pieds éprouvèrent me convainquit que je touchais une surface solide, et l’instant d’après nous étions à terre. En pareil cas, le premier mouvement est de regarder derrière soi pour examiner le danger auquel on vient d’échapper miraculeusement ; c’est ce que je fis, et je vis que notre pont fragile avait déjà été entraîné par le courant, et que la montagne de glace qui avait été notre premier moyen de salut, suivait lentement, par suite de quelque nouvelle impulsion qu’elle venait sans doute de recevoir. Mais enfin nous étions sauvés, et je remerciai Dieu avec ferveur de nous avoir tirés d’un si grand péril.

Je dus attendre Anneke, qui était tombée à genoux, et qui y resta quelques minutes, puis je l’aidai à gravir la pente escarpée qui bordait l’Hudson de ce côté ; arrivés en haut, après avoir dû nous arrêter une ou deux fois pour reprendre haleine, nous pûmes seulement alors apprécier le caractère général de la scène dans laquelle nous avions failli jouer un rôle si lugubre. Malgré l’obscurité, nous pouvions découvrir de ce point élevé une assez grande portion de la rivière : l’Hudson offrait l’image du chaos en se précipitant entre ses rives ; c’était comme une forêt de glaçons, les uns passant solitaires, les autres entassés, accumulés à une hauteur prodigieuse. Mais une masse sombre et colossale s’avançait de loin sur le canal même où Anneke et moi nous nous trouvions il n’y avait pas encore une heure, et elle descendait le courant avec une effrayante rapidité ; c’était une maison, qui sans être d’une grande dimension, était pourtant assez vaste pour produire un effet singulier sur la rivière ; puis bientôt un pont suivit ; et ensuite un sloop qui avait été violemment arraché du quai d’Albany, vint figurer à son tour dans la foule immense de débris rassemblés sur cette grande artère de la colonie.

Mais il était tard ; il fallait songer à Anneke, et lui chercher un abri ; elle commençait à manifester son inquiétude pour son père et pour ses autres amis. Continuant à la soutenir sur mon bras, je cherchai à gagner la grande route que je savais être parallèle à la rivière ; je réussis à l’atteindre dans l’espace de dix minutes, et je me dirigeai alors vers Albany. Nous n’étions pas loin que j’entendis des voix d’hommes qui venaient de notre côté. Qu’on juge de ma joie en reconnaissant dans le nombre celle de Dirck Follock ! j’appelai de toutes mes forces, et en réponse j’entendis pousser un grand cri qui lui était échappé involontairement, comme je l’appris bientôt, en apercevant Anneke. Dirck était encore vivement agité quand il nous rejoignit ; jamais je ne l’avais vu livré à une émotion pareille, et je fus obligé d’attendre quelque temps avant de lui adresser la parole.

— Eh bien, tous vos compagnons sont en sûreté, n’est-ce pas ? lui demandai-je avec un peu d’hésitation ; car j’avais regardé comme perdus ceux qui se trouvaient dans le sleigh d’Herman Mordaunt.

— Oui, grâce à Dieu, nous n’avons d’autre perte à déplorer que celle du sleigh et des chevaux. Mais où sont Guert Ten Eyck et miss Wallace ?

— Ils sont sur l’autre bord ; nous nous sommes séparés, et ils ont pris cette direction pendant que nous venions ici. — Je parlais ainsi pour calmer les inquiétudes d’Anneke, car j’étais loin d’être rassuré sur leur sort. — Mais racontez-nous comment vous-même vous avez pu vous sauver.

Dirck, tout en marchant, nous apprit ce qui s’était passé. Dans ses premiers efforts pour gagner la rive occidentale, Herman Mordaunt avait été arrêté par l’obstacle que Guert n’avait que trop bien prévu, et il s’était dirigé vers le sud, espérant, en s’éloignant de la digue qui s’était formée plus haut, trouver un point où il pourrait prendre terre. Après des tentatives réitérées, toutes sans succès, Herman ne vit d’autre ressource que de passer sur des glaçons flottants qui se trouvaient entraînés par le courant avec une vitesse de quatre à cinq milles à l’heure. Dirck avait été laissé pour garder les chevaux pendant qu’Herman tentait l’entreprise avec mistress Bogart ; mais les voyant en grand danger, il avait tout quitté pour voler à leur secours, et ils étaient tombés tous les trois dans l’eau qui, heureusement, n’était pas très-profonde à cet endroit. Les chevaux bais, abandonnés à eux-mêmes, sentant que la glace craquait et fléchissait sous leurs pas, s’étaient effrayés et avaient pris le mors aux dents. Mistress Bogart avait été portée à terre par ses compagnons, qui avaient réussi à gagner une ferme, à environ un quart de mille de l’endroit où nous avions rencontré Dirck. On avait fait bassiner un lit ; mistress Bogart s’était couchée ; et les deux messieurs avaient changé de vêtement, les bonnes gens qui habitaient la ferme ayant mis à leur disposition tout ce qu’ils avaient ; aussitôt après, Dirck s’était mis à notre recherche.

D’après les informations que je pris, je reconnus que le point de la rivière où j’avais abordé avec Anneke était au moins à trois milles au-dessous de l’île où nous avions cherché notre premier asile. Nous avions donc parcouru presque toute cette distance sur la montagne de glace où nous étions restés si peu de temps ; marque certaine de la rapidité du courant. Personne n’avait de nouvelles de Guert ni de Mary ; mais je répétai à ma chère compagne qu’ils ne pouvaient manquer d’être en sûreté sur l’autre rive ; j’étais loin d’en être certain ; mais à quoi bon aller au-devant des malheurs ?

En nous voyant arriver à la ferme, Herman Mordaunt éprouva des transports de joie qu’il est plus facile de se figurer que de décrire. Il pressa sa fille sur son cœur, et elle sanglotait comme un enfant. Je ne fus pas oublié dans cette scène touchante.

— Je n’ai pas besoin d’explication, noble jeune homme ; — il faut bien qu’on me pardonne de donner de semblables détails, puisque je me suis engagé à écrire fidèlement mon histoire, ce qui m’est contraire comme ce qui m’est avantageux ; — je n’ai pas besoin d’explication, dit Herman en me serrant la main ; je suis certain d’avance qu’après Dieu c’est à vous que je dois, pour la seconde fois, la vie de ma fille. Plût au ciel que… mais n’importe, — il est trop tard maintenant, — quelque autre moyen pourra s’offrir ; — excusez, Littlepage, je sais à peine ce que je dis, mais croyez que, si je ne puis trouver d’expressions pour vous témoigner ma reconnaissance, le service que vous m’avez rendu n’en restera pas moins éternellement gravé là.

Et le père attendri posa la main sur son cœur. Le lecteur trouvera sans doute étonnant que ces paroles décousues, mais assez significatives néanmoins, n’aient fait d’autre impression sur moi dans le moment que de me rappeler que j’avais, en effet, eu le bonheur de rendre le plus grand des services à miss Mordaunt et à son père ; mais j’eus occasion de m’en souvenir plus tard. Il est inutile de parler longuement de notre séjour à la ferme. Ces braves gens firent tout ce qu’ils purent pour venir à notre aide, et, une demi-heure après notre arrivée, nous étions tous couchés dans des lits bien chauds.

le lendemain matin un chariot fut disposé pour nous conduire à la ville, et nous quittâmes nos hôtes, à qui il nous fut impossible de faire rien accepter. J’ai entendu dire que l’Américain était mercenaire ; la chose est possible ; mais il n’existe peut-être pas dans toute l’étendue des colonies un homme qui acceptât de l’argent pour un service de ce genre. Nous mîmes deux heures pour arriver à Albany, et il pouvait être dix heures quand nous y fîmes notre entrée dans un équipage bien différent de celui dans lequel nous l’avions quitté la veille. De plusieurs points de la route, nous avions dominé la rivière, et nous avions eu l’occasion de remarquer les progrès de l’inondation. Il ne restait presque plus de glace. Çà et là quelques fragments étaient encore adhérents au bord ou flottaient à la surface ; mais, en général, le torrent avait tout entraîné. Je cherchai surtout à découvrir l’île sur laquelle nous avions cherché un refuge. Elle était complétement submergée, mais le contour en était dessiné par les roseaux qui la bordaient. La plupart des arbres placés à la limite extrême avaient été déracinés, et il n’en serait pas resté un seul si la barrière, qui s’était formée à l’entrée, n’avait pas cédé presque au premier choc. Toutes les îles avaient souffert les mêmes ravages, et l’on voyait flotter de toutes parts des branches et des troncs d’arbres violemment arrachés.

Nous trouvâmes toute la partie basse d’Albany également submergée. Des bateaux sillonnaient les rues, les habitants de ce quartier n’ayant plus d’autre moyen de communication les uns avec les autres. Personne ne fut noyé, car chez nous, en pareil cas, on reste tranquillement dans sa chambre, et l’on attend à sa fenêtre pour voir passer l’ennemi. Nous lisons souvent que, par suite d’accidents semblables, des centaines de personnes ont péri dans l’Ancien-Monde ; mais dans le nouveau, la vie de l’homme est trop précieuse pour être exposée sans nécessité ; aussi faisons-nous quelques efforts pour la conserver.

En passant dans la rue où demeurait Herman Mordaunt, nous nous entendîmes appeler à grands cris, et nous vîmes Guert Ten Eyek qui agitait son bonnet en l’air, pendant que sa belle figure était radieuse. L’instant d’après il était au près de nous.

— Monsieur Herman Mordaunt, s’écria-t-il en lui secouant cordialement la main, je crois vous voir sortir du tombeau, vous et mon excellente voisine mistress Bogart, et M. Follock que voici. En vérité, je vous croyais tous morts, et je ne conçois pas encore comment vous avez pu vous tirer d’affaire ; car c’est bien certainement sous la rive occidentale que la débâcle a dû commencer. Corny et miss Anneke, vous voilà donc aussi ! Miss Wallace tremble à chaque instant d’apprendre quelque mauvaise nouvelle ; mais je cours la rassurer. Il n’y a pas cinq minutes que je l’ai quittée, tressaillant à chaque pas qu’elle entendait, persuadée toujours que c’était quelque messager de malheur.

À peine Guert avait-il achevé ces mots, qu’il s’était élancé dans la maison, et l’instant d’après Anneke et Mary Wallace se précipitaient dans les bras l’une de l’autre. Mistress Bogart fut reconduite à son hôtel, et ainsi se termina cette mémorable expédition.

À peine Guert avait-il couru moins de dangers que je ne l’avais cru ; aussi son histoire ne fut-elle pas longue à raconter. Il paraît qu’au moment où il avait atteint avec miss Wallace le bord de la dernière île du côté de la terre, un gros glaçon était entré dans ce bras de la rivière, ou plutôt y avait été poussé de force par la pression des masses énormes détachées d’en haut, de sorte qu’il s’y trouvait comme captif, quoique, resserré entre les deux bords, il perdit par le frottement quelques fragments qui se brisaient en poussière. La présence d’esprit et la résolution de Guert ne l’abandonnèrent pas alors. Sans perdre un instant, il conduisit Mary sur ce glaçon, et traversa ainsi le bras étroit qui le séparait seul de la terre. L’eau commençait bien à se répandre sur la surface du glaçon ; mais ce n’était point un obstacle sérieux pour des personnes aussi agiles. Une fois en sûreté, nos amis restèrent pour voir s’ils ne pourraient pas nous engager à prendre le même chemin ; et le cri que nous avions entendu avait bien été poussé par Guert, qui était revenu jusqu’à l’île dans l’espoir de nous rejoindre et de nous diriger. Ce ne fut pas Guert qui me donna ces détails ; mais j’appris plus tard de Mary Wallace que ce n’était qu’avec beaucoup de peines et en courant de grands dangers qu’il avait pu retourner auprès d’elle, après s’être épuisé en efforts impuissants pour sauver ses compagnons. Jugeant inutile de rester plus longtemps sur le bord de la rivière, il se dirigea alors avec Mary Wallace vers Albany. À minuit ils étaient en face de la ville, mais de l’autre côté de l’eau ; ils venaient de faire à pied au moins six milles, remplis d’inquiétude sur le sort de ceux qu’ils laissaient derrière eux. Guert n’était jamais indécis, et il se dit qu’il valait mieux aller en avant que de chercher à réveiller les habitants de quelque maison. La rivière était alors dégagée de sa couche de glace, quoique le courant fût très-rapide. Mais Guert était un excellent rameur ; et trouvant un bateau, il engagea Mary Wallace à y descendre, et comme il connaissait parfaitement tous les courants, il réussit à la débarquer à dix pieds de l’endroit où Guert et moi nous étions descendus si brusquement de traîneau très-peu de jours auparavant. De là à la maison d’Herman Mordaunt, il n’y avait qu’un pas ; et miss Wallace fut la seule qui reposa cette nuit-là dans son lit, si toutefois elle put reposer.

Telle fut la fin de cette aventure, que j’ai pu à bon droit appeler mémorable. Jack et Moïse revinrent sains et saufs ; sans doute ils avaient gagné le bord à la nage. On les trouva sur la grand’route, à peu de distance de la ville, et ils furent ramenés à leur maître le jour même. Tous ceux qui aimaient les chevaux, — et quel est le Hollandais qui ne les aime pas ? — connaissaient Jack et Moïse, de sorte qu’il ne fut pas difficile de savoir à qui ils appartenaient. Ce qu’il y a de remarquable, c’est que les sleighs furent retrouvés, quoiqu’à de longs intervalles, et dans des circonstances très-différentes. Celui de Guert, avec toutes ses peaux, descendit toute la rivière sur la glace, traversa New-York sans doute pendant la nuit, et alla ainsi jusqu’à la mer où il fut jeté sur la côte par les vents et par la marée, puis tiré à terre, emmagasiné, annoncé dans les journaux, et enfin réclamé par Guert, qui le reçut par l’un des premiers sloops qui remontèrent l’Hudson après la débâcle. L’année 1758 se distingua par une activité extraordinaire à cause des mouvements de l’armée, et l’on ne perdit pas de temps inutilement.

L’histoire du sleigh d’Herman Mordaunt était tout autre. Les pauvres chevaux bais s’étaient noyés peu de temps après que nous les avions vus entraînés par le torrent. La vie ne les eut pas plus tôt abandonné que naturellement ils allèrent au fond de la rivière, entraînant avec eux le sleigh auquel ils étaient attachés. Quelques jours après ils reparurent à la surface, toujours avec le traîneau, qui fut recueilli par les matelots d’un bâtiment qui venait à Albany.

Nos aventures firent beaucoup de bruit dans le monde ; et j’eus lieu de croire que ma conduite était généralement approuvée. Bulstrode fut un des premiers à venir me voir.

— En vérité, mon cher Corny, me dit-il après les compliments d’usage, vous semblez prédestiné à me rendre toujours les plus signalés services, et je ne sais plus, d’honneur, comment vous remercier. Hier, c’était un loin ; aujourd’hui, c’est cette affaire de la rivière. Savez-vous bien que si M. Mordaunt n’y met ordre, avant la fin de l’été ce Guert aura noyé toute la famille, ou aura trouvé quelque autre moyen de lui casser le cou.

— Cet accident est du nombre de ceux qui auraient pu arriver à l’homme le plus âgé et le plus prudent. La surface de la rivière semblait aussi solide que le pavé de la rue, au moment où nous sommes partis ; et il ne s’en est fallu que d’une heure que nous soyons revenus sains et saufs.

— Oui, mais cette heure-là a failli faire couler bien des larmes dans la famille la plus charmante de la colonie ; et c’est vous qui avez conjuré le plus grand des malheurs. Pourquoi donc, Littlepage, n’entrez-vous pas dans l’armée ? Joignez-vous à nous comme volontaire quand nous partirons, et j’écrirai à sir Harry de vous avoir un brevet d’officier. Dès qu’il saura que c’est à votre sang-froid et à votre courage que nous devons la vie de miss Mordaunt, il remuera ciel et terre pour vous témoigner sa reconnaissance. Du moment que ce bon père s’est décidé à accepter pour bru miss Mordaunt, il la regarde comme son enfant.

— Et Anneke — miss Mordaunt, monsieur Bulstrode, regarde-t-elle aussi sir Harry comme son père ?

— Mais il faudra bien que cela vienne par degrés, puisque c’est naturel, n’est-ce pas ? Seulement les femmes sont plus lentes que nous à recevoir des impressions si totalement nouvelles ; et je suis sûr qu’Anneke se dit qu’elle a bien assez d’un père pour le moment, quoiqu’elle me charge, je vous assure, de choses les plus aimables pour sir Harry, quand elle est en verve. Mais d’où vient cet air grave, mon bon Corny ?

— Monsieur Bulstrode, je dois imiter votre franchise. Vous m’avez dit que vous recherchiez la main de miss Mordaunt, je dois vous avouer à mon tour que je suis votre rival.

Mon compagnon entendit cette déclaration avec un calme parfait, et le sourire sur les lèvres.

— Ainsi, vous désirez devenir vous-même le mari d’Anneke Mordaunt, mon cher Corny, n’est-ce pas ? me dit-il si tranquillement que je ne pouvais concevoir de quelle pâte il était fait.

— Oui, major Bulstrode, c’est le premier et le plus cher désir de mon cœur.

— Par suite de votre système de réciprocité, vous ne vous offenserez pas si je vous adresse une ou deux questions ?

— En aucune manière ; votre franchise servira de base à ma conduite.

— Avez-vous jamais parlé à miss Mordaunt de ce désir de votre cœur ?

— Oui, monsieur, et dans les termes les plus clairs et les plus formels, de manière à rendre toute méprise impossible.

— Sans doute, la nuit dernière, sur cette glace infernale, pendant qu’elle pensait que ses jours étaient entre vos mains ?

— Pas un mot n’a été dit à ce sujet la nuit dernière, car d’autres pensées nous absorbaient.

— C’est qu’il n’eût pas été très-généreux de profiter des alarmes d’une jeune fille…

— Major Bulstrode, je ne saurais souffrir…

— Arrêtez, mon cher Corny, dit le major en mettant un doigt sur ses lèvres de l’air le plus pacifique et le plus amical ; il ne faut pas qu’il y ait de malentendu entre nous. Les hommes ne sont jamais de plus grands sots que lorsque, sans avoir la moindre envie de se faire la plus légère égratignure, ils prodiguent les grands mots à propos d’honneur, là où le plus souvent l’honneur n’a rien à faire. Je ne vous chercherai point querelle, et s’il m’échappe quelques paroles légèrement inconséquentes, car j’espère bien ne pas commettre de plus gros crime, je vous en demande pardon d’avance.

— C’est assez, monsieur Bulstrode ; soyez sûr que je n’aime pas non plus à me quereller pour une ombre, et que je déteste tout autant que vous ces faux braves qui sont toujours prêts à faire blanc de leur épée, et qui reculeraient les premiers, si on les prenait au mot.

— Vous avez raison, Littlepage ; ceux qui font le plus de bruit ne sont jamais ceux qui font le plus de besogne. Comme vous dites, n’en parlons plus. Nous nous comprenons parfaitement. Pourrais-je vous faire encore une question ?

— Tant que vous voudrez, Bulstrode, pourvu que je sois libre de répondre ou de me taire, suivant l’occasion.

— Eh bien, donc, me permettrez-vous de vous demander si M. le major Littlepage vous a autorisé à assigner un douaire convenable ?

— En aucune manière, et je vous dirai même que ce n’est pas l’usage dans nos colonies ; il est rare qu’il y ait d’autres stipulations que celle que la loi fait en faveur de la dot de la femme. Quelquefois le père insère quelque clause en faveur de la troisième génération. Il est probable que sir Herman Mordaunt assurera sa fortune à sa fille et à ses descendants, quel que soit celui qu’elle épouse.

— Oui, c’est une idée toute américaine ; mais je doute qu’Herman Mordaunt, qui se rappelle son origine, agisse ainsi. Dans tous les cas, Corny, il paraît que nous sommes rivaux ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas rester amis. Nous nous entendons à merveille, quoique, peut-être, je dusse vous dire tout.

— C’est un service que vous me rendriez, monsieur Bulstrode, et dont je vous serais reconnaissant. Ne craignez point de moi quelque faiblesse ; je saurai supporter mon sort avec courage. Quoi qu’il puisse m’en coûter, si Anneke en préfère un autre, son bonheur me sera plus cher que le mien.

— Oui, mon garçon, voilà ce que nous disons tous à vingt et un ans, ce qui est à peu près votre âge, n’est-il pas vrai ? À vingt-deux ans, nous commençons à trouver que notre bonheur mérite bien d’être mis sur la même ligne, et à vingt-trois, nous finissons même par lui donner la préférence. Néanmoins, si je suis égoïste, je suis juste aussi ; je n’ai aucune raison de croire qu’Anneke Mordaunt me préfère, bien que mon peut-être ne soit pourtant pas non plus tout à fait dénué de sens.

— Pourrais-je vous demander alors quel sens vous y attachez ?

— Il se rapporte au père, et vous saurez, mon bon ami, que les pères sont quelque chose dans les arrangements de mariage entre gens de notre condition. Si sir Harry ne m’avait point donné son consentement, où en serais-je ? Je n’aurais pu assurer le plus léger douaire, en dépit de la substitution. Voyez-vous, Corny, on a beau dire, le pouvoir existant a toujours une grande importance, attendu que, tous tant que nous sommes, nous pensons beaucoup plus au présent qu’à l’avenir. C’est pour cela qu’il en est si peu parmi nous qui aillent au ciel. Pour Herman Mordaunt, je dois vous prévenir en conscience qu’il est pour moi, envers et contre tous ; mes propositions lui conviennent, ma famille lui convient aussi ; mon rang dans l’armée, ma position dans le monde lui plaisent également ; enfin je ne suis pas sans quelque espérance que ma personne ne lui déplaît pas.

Je ne fis pas de réponse directe, et la conversation changea bientôt. Cependant cette déclaration de Bulstrode me fit songer à ce qu’Herman Mordaunt m’avait dit en me remerciant d’avoir sauvé les jours de sa fille. J’y réfléchis alors, et j’y réfléchis ensuite pendant des mois entiers ; on verra bientôt quelles en furent les conséquences pour mon bonheur.