A. Méricant (p. 241-251).

CHAPITRE VIII

LA DANSE DES FAUVES

Aux exercices de Faustine avait succédé un nouveau ballet. Les marcheuses aux bras grêles, aux maillots rembourrés, offraient la nudité gracile de leur torse, dans un déshabillé savant. Leur corsage, ouvert jusqu’à la ceinture, remontait juste assez pour emprisonner, comme en des mains, les seins aux bouts carminés.

Les dos accusaient librement leur sillon voluptueux, et la mousse des aisselles ombrait les chairs sur le blanc gras.

Les yeux trop charbonnés affadissaient les perruques blondes, les bouches souriaient nerveusement pendant les entrechats et les pirouettes.

Aux longues ailes de gaze arachnéenne du ballet des libellules avaient succédé les costumes précis d’un divertissement galant. Bergers et bergères, armés de houlettes, évoluaient dans un décor fleuri. Et c’était un émerveillement que la farandole des petites femmes, vêtues de soie aux tons de pastels, montrant leur chair, depuis le front jusqu’à la taille, avec une savante perversité.

Mais les spectateurs, blasés sur ces exhibitions, continuaient leurs conversations et leurs rires ; l’on ne fit silence que lorsque les grandes cages des fauves furent glissées sur la scène. Ces cages, complètement ajourées, permettaient de voir de tous les côtés. On les espaçait ou on les réunissait, selon le besoin de la dompteuse, qui faisait travailler ses bêtes en masse et séparément.

Sapho, un peu émue, vint saluer le public, puis commença ses exercices avec la panthère noire.

Elle l’étreignit, comme de coutume, posa sa tête contre la sienne, et, mettant sa bouche sur le mufle crispé, sembla s’oublier en un baiser profond.

Mirah fermait ses paupières voluptueusement, renversait le front, ronronnait félinement, se frottait à cette chair de femme tiède et parfumée.

Mais l’on avait réuni les cages qui contenaient vingt-cinq lions superbes, à la tête énorme, aux muscles puissants, aux jarrets d’acier.

Comme une meute de chiens dociles, les rois du désert sautèrent des barres élevées, crevèrent des cerceaux de papier, franchirent des guirlandes de flammes et, les yeux injectés, le poil roussi, vinrent se coucher aux pieds de la jeune femme.

Alors, au milieu de ses fauves, elle joua avec des colombes, des ramiers familiers et, renversée sur le dos de Mirah, servit elle-même d’obstacle à ses bêtes qui, toutes, passèrent au-dessus d’elle, sans même effleurer son corps charmant.

Les spectateurs étaient debout, applaudissant avec rage.

— Bravo, Sapho ! criait Melcy.

Et une énorme gerbe de roses vint tomber sur la scène, devant les cages.

La dompteuse porta ses regards vers l’avant-scène de sa rivale, et elle manqua défaillir en apercevant Christian, dont les yeux vagues, vides de pensées, ne semblaient même plus la reconnaître.

— Melcy ! murmura-t-elle, c’était Melcy !…

Un voile de sang passa devant sa face livide ; pourtant, elle fit un violent effort, continua ses exercices. Mais elle n’avait plus la même sûreté. Mirah, qui paraissait aussi avoir vu son ennemi, miaulait sourdement, tout le poil hérissé de colère jalouse. Les fauves, sentant l’indécision de la dompteuse, se ramassaient pour bondir, battant le sol de leur queue nerveuse, grognant et rugissant.

L’obscurité s’était faite, et, seule, une prunelle électrique dardait ses lueurs sur la femme, qui s’était déshabillée rapidement, avait drapé, autour du maillot rose, de longues étoffes floconneuses pour la danse serpentine qu’elle devait exécuter en dernier lieu dans la cage hurlante.

Les crocs aigus rongeaient maintenant le fer des barreaux, les lions se poussaient avec impétuosité, allongeaient dans le vide de formidables coups de griffes, laissaient échapper des rauquements de plus en plus irrités. N’osant attaquer encore, ils restaient en embuscade, guettant un moment propice pour bondir sur leur proie.

Mirah allongeait son torse souple, bâillait fébrilement, désintéressée, en apparence, de la lutte qui se préparait.

Le public, fasciné par le magnifique déploiement de force de ces terribles adversaires, admirait, ébloui, les mouvements souples et gracieux de Sapho, qui dansait éperdument, comme inconsciente du danger.

Elle était, tour à tour, Messaline, Théodora, Salomé, changeant de costume au milieu de ses fauves. Elle chantait d’abord, en se trémoussant, souple et voluptueuse, incarnant l’impératrice célèbre de la ville des Césars :

Qui que tu sois, passant, dans l’ombre de Suburre,
Arrête-toi, je suis celle que tu cherchais !…
Arrête-toi, passant, l’amoureuse aventure
Aura pour toi l’attrait des grands bonheurs cachés !

Arrête-toi, passant, voici que la nuit plane
Sur la cité perverse où s’égarent tes pas ;
Je sais des voluptés qu’ignore le profane ;
Ô passant ! tu frémis, mais tu ne réponds pas ?…

Je suis celle qui fit l’étonnement de Rome,
Le reine des plaisirs, la reine de l’amour !
Je te le dis, tout bas, Messaline on me nomme :
Courtisane la nuit, souveraine le jour !

Puis l’ombre se faisait sur la scène pour sa transformation en Salomé. Elle apparaissait dans un tissu arachnéen, serré autour de ses flancs et de ses genoux. Son corps se tordait lascivement, s’offrait, semblait s’abandonner. Elle exprimait le dédain, la cruauté vicieuse, la joie du triomphe. Les anneaux de ses chevilles s’entrechoquaient, les cabochons de sa ceinture avaient des lueurs glauques et elle chantait devant un Hérode imaginaire :

Avant d’accepter ta caresse,
Ô roi tout-puissant !
Je veux, pour prix de ma jeunesse.
Une fleur de sang !


— Malaga se cache, lorsque j’arrive.

C’était le refrain qui revenait après chaque couplet, câlin, impérieux, obsédant et qu’elle modulait en grande artiste de chant et de drame.

Tu m’offres des joyaux, des parfums, la richesse.
Tu m’offres ton amour, le pouvoir, les plaisirs.
Tu veux faire de moi ta puissante maîtresse,
Et je vois dans tes yeux passer tous les désirs !

Que me fait ton amour ? Tout homme me supplie,
Car je possède en moi les feux de l’Orient !…
Je veux, qu’à tout jamais, un grand crime nous lie,
Et je hais le baiser qui passe en souriant !

Oui, je veux, pour parer ma beauté souveraine,
L’épouvante du mal, qui torture et qui mord ;
Je veux un don royal, une existence humaine !
Je veux unir l’amour effroyable à la mort !

— Bravo ! bravo ! criait le public qui sentait passer, sur ses rangs, le souffle de l’art véritable, sincère et divin.

On lui redemandait chaque morceau, mais elle se métamorphosait toujours, variant ses incarnations, les pimentant de trouvailles ingénieuses, d’effets inédits.

Ce soir-là, transportée par l’émotion, l’angoisse, l’indignation, elle s’était vraiment surpassée ; mais ses forces commençaient à la trahir, un voile de sang obscurcissait sa vue. Elle songea à la retraite, voulut écarter la panthère noire qui lui faisait obstacle.

— Hop ! hop ! Mirah.

Mais la bête n’obéissait plus. Elle était assise sur son arrière-train, la tête rejetée avec colère, les oreilles collées aux tempes comme fait un chat en courroux. Ses prunelles métalliques étincelaient dans l’ombre ainsi que deux globes de feu. Sa gueule, en un rictus infernal, découvrait les gencives roses et les crocs luisants ; ses pattes de velours noir, énormes, étaient repliées contre le corps, prêtes à se détendre dans un effort prodigieux.

Elle regardait Christian, et, certes, si les barreaux de la cage n’avaient formé une barrière invincible, elle se serait déjà jetée sur son ennemi qu’elle couvait d’une ardeur meurtrière.

— Hop ! hop ! Mirah.

La dompteuse avait frappé la bête et plantait entre ses yeux un regard où se concentrait toute son énergie amoureuse et magnétique.

Mais Mirah secoua la tête comme pour se débarrasser de la mystérieuse suggestion. Avec un rugissement sourd, elle bondit sur la clôture, passant une patte entre les barreaux dans la direction de Christian, indifférent et immobile.

Par trois fois, la panthère recommença l’assaut de la grille. Sous son poids énorme, l’obstacle plia, mais Sapho, invinciblement, s’accrocha à elle, et, prenant ses pattes formidables qu’elle appuya à ses épaules, elle fit quelques tours de valse au milieu des autres fauves hurlants et bondissants.

— Assez ! Assez ! criaient maintenant les spectateurs terrorisés par l’indicible audace de la dompteuse.

Celle-ci, dansant toujours, sortit à reculons de la cage, fit quelques pas, battit l’air de ses bras crispés et tomba évanouie.