A. Méricant (p. 223-229).

CHAPITRE VI

LES ARRÊTS DU DESTIN

Après cette nouvelle fugue de son amant, l’amoureuse n’eut plus qu’un désir : rentrer en France, malgré les offres magnifiques qu’on lui faisait en Autriche, en Espagne, en Amérique. Loin de Christian, rien ne la tentait plus ; toute sa belle ardeur des mois précédents s’en était allée avec sa tranquillité et sa joie.

Justement, on lui proposait un engagement dans un music-hall des boulevards, où elle devait s’exhiber au milieu de ses fauves. Le directeur comptait beaucoup sur ce numéro sensationnel pour attirer le public qui, depuis quelque temps, désertait son théâtre.

Sapho, d’abord indécise, accepta, lorsqu’elle sut que Faustine, grâce à de bienveillantes influences, avait réussi à se faire agréer dans le même endroit pour un nombre assez considérable de représentations.

La pythonisse se montrait, presque nue, dans un décor grec et rendait des oracles, grâce à la complicité d’un copain qui lui indiquait ses réponses par certains signes convenus, après l’avoir magnétisée. Le truc, adroitement combiné, intéressait le public qui prenait plaisir à contempler la jolie fille dans son déshabillé suggestif.

Sapho fut heureuse de retrouver son ancienne amie et c’est avec intérêt qu’elle l’interrogea sur sa vie, ses amours, ses projets.

— Tu ne vois plus Ludovic Nandel ?… Pourquoi n’est-il pas ici ?…

— Oh ! fit la pythonisse, mes liaisons, tu le sais, ne sont jamais longues. Je suis restée à peu près fidèle à Ludovic pendant un an, ce qui est superbe. Puis, nous sommes allés chacun de notre côté, sans nous brouiller pour cela. Lorsque les hasards de la vie nous rassemblent, nous évoquons le passé, bien gentiment, mais sans regrets excessifs… Et toi ?…

Sapho secoua la tête avec mélancolie.

— Moi, j’aime encore Christian, et je souffre de son absence.

— Tu as bien tort de t’attacher à cet homme. Rien de bon ne peut en résulter.

— Il est plus à plaindre qu’à blâmer.

— C’est un fou qui ne saurait te rendre heureuse.

— Il allait mieux, beaucoup mieux, et j’espérais, à force de tendresse, le ramener complètement à une existence normale.

— Peine perdue !… Les germes morbides qui sont en lui gagneront sa raison et son cœur fatalement.

— Ne vois-tu aucun remède à son mal ?

— Aucun.

— Que fait-il en ce moment ?… Peux-tu me renseigner ?

— Oui, mais je préfère garder le silence.

— Pourquoi ?

— Parce que la vérité te ferait trop de peine.

Sapho tressaillit violemment.

— Oh ! dis-moi ce que tu sais ?… Je t’en supplie !

Et, comme la pythonisse ne répondait pas :

— Christian me trompe… n’est-ce pas ?… Je l’avais deviné.

— Tu vois, ma chérie, tu trembles comme la feuille et je n’ai rien dit encore… Le mieux serait de tâcher d’oublier… Avec ta réputation, tes succès, ton joli visage, il te serait si facile de remplacer cet amant indigne !… Veux-tu que je te fasse connaître mon dernier ami ?… Il est généreux et charmant… Par lui tu pourrais te créer des relations utiles.

— Non, dit Sapho, je ne saurais me détacher de Christian.

— À ton aise ! fit la pythonisse en haussant les épaules, mais il n’est pas permis de gâcher ainsi les dons de la nature !… Si tu voulais, au bout d’un an, ta fortune serait faite… Vois Melcy…
Elle tendit un rideau devant la cage.

Faustine s’arrêta, craignant d’avoir imprudemment prononcé le nom de la charmeuse.

— Oui, Melcy a réussi dans la galanterie, avoua Sapho, mais Melcy n’aimait pas… D’ailleurs, ne lui as-tu pas prédit une fin terrible ?…

— Melcy mourra ! dit la pythonisse ; j’ai lu son destin dans les lignes de sa main, car si j’emploie quelques trucs pour plaire au public, je sais, tout de même, discerner l’avenir et ma divination est rarement en défaut.