A. Méricant (p. 215-222).

CHAPITRE V

VERS LA GLOIRE

Le désir du danger était dans la nature de Sapho. Elle aimait ses grands lions farouches, ces rois du désert qui, déjà, si souvent, avaient failli la dévorer. Au milieu des tigres, des léopards, des hyènes, des chacals, des loups, elle sentait une sorte de griserie envahir son être. Voyant la bête domptée, elle cherchait la bête indomptable, avide d’émotions nouvelles et profondes.

Elle voyageait, maintenant, poussant vers le Midi sa course vagabonde, après s’être arrêtée dans les grandes villes qui réclamaient sa présence. À Orléans, à Tours, à Angoulême, la foule avait envahi la ménagerie Martial pour acclamer l’idole qu’une prestigieuse publicité devançait partout.

Une après-midi, la représentation allait commencer. L’orchestre était à son poste, préludant par des sons discordants au morceau de bravoure qui précédait l’entrée dans les cages ; la foule se pressait au bas des marches de bois lorsqu’un cri retentit : « Fatma s’est échappée ».

Fatma était la lionne qui, déjà, s’était révoltée contre la dompteuse et l’avait cruellement blessée. C’était une bête rebelle, réputée pour son mauvais caractère et sa traîtrise.

On l’avait vu allonger ses griffes derrière ses barreaux, frotter sa croupe puissante et retrousser ses babines avec colère. Ses prunelles métalliques se couvraient d’un voile de sang, un rauquement profond sortait de sa gorge, semant l’épouvante parmi les spectateurs.

On la calmait avec peine dans la ménagerie
— Melcy mourra !… dit la Pythonisse.
mais, rendue à la liberté, à l’espace, tentée par la proie facile, elle devenait un adversaire redoutable.

Comme par magie la ménagerie s’était vidée ; hommes et femmes détalaient en toute hâte, cherchant un refuge dans les maisons, les boutiques, les chalets et même sur les branches des tilleuls et des marronniers.

Les oiseaux battaient de l’aile, s’envolaient, disparaissaient dans le blanc des nuages ou les lointains verdoyants.

Martial s’était élancé avec un revolver, mais Sapho l’avait arrêté.

— Il ne faut pas tuer cette bête, qui est une des plus belles de la ménagerie. Laissez-moi faire, dit-elle, je la ramènerai.

— Mais, tu risques ta vie !… Fatma en liberté est mille fois plus dangereuse que dans sa cage.

— Bah ! je ne la crains point.

— Au moins, prends une arme pour te défendre.

— Non, non, fit la dompteuse, qui courait déjà dans la direction que le fauve avait suivie.

Fatma s’était réfugiée dans une grange, donnant des signes violents d’exaspération. Elle s’était dressée dans un angle, et sa queue horizontalement battait ses flancs. Sa gueule, grande ouverte, bavait ; ses yeux lançaient des flammes.

Sapho, à trois mètres du fauve, le contemplait avec tranquillité avant de prendre une décision. Une seconde de plus, il allait bondir, étreindre le corps souple de la femme, le déchirer entre ses griffes.

Mais Sapho s’avança, mit la main sur l’échine de la bête, et, doucement, l’appela comme elle le faisait lorsqu’elle entrait dans la cage.

Fatma, d’abord indécise, bondit plus loin, en poussant des rauquements sinistres ; aucune prière, aucune menace ne put la ramener. Au paroxysme de la rage elle s’était blottie dans l’ombre, toutes griffes dehors, et sa queue plus frénétiquement frappait le sol.

La foule, qui s’était massée au dehors avec des fusils, n’attendait qu’un moment favorable pour tirer.

Mais la jeune femme alors s’enferma avec le fauve, resta dans l’obscurité, en face de l’atroce péril invisible et frémissant. La lionne allait d’une muraille à l’autre, effarée, cherchant une issue. La femme, immobile, continuait ses objurgations, la voix douce et caressante. C’était comme une sorte d’envoûtement qui paralysait la bête, lui enlevait, peu à peu, ses tentations cruelles, ses désirs de révolte. Elle était surprise de n’être plus fouettée, cravachée, malmenée, et sa fureur s’apaisait, faisait place à une sorte d’engourdissement morbide.

Lorsque la porte se rouvrit, enfin, Fatma, enchaînée suivait la dompteuse, docile comme un chien, la mine contrite et l’oreille basse.

Cette aventure fit grand bruit. On admirait l’inconcevable audace de Sapho, et le public la fêtait quotidiennement dans toutes ses stations. Elle descendit jusqu’à Naples, remonta jusqu’au Piémont, de plus en plus acclamée par une foule idolâtre de son courage et de sa beauté.

Chaque soir sa loge s’emplissait de fleurs. Le roi d’Italie désira la voir de près et la féliciter. Des admirateurs fervents sollicitèrent l’honneur d’une entrevue, mirent à ses pieds leur situation et leur fortune.

C’était un cantique d’admiration et de louange qui montait vers sa grâce souriante, un encens de désirs qui nimbait sa petite tête ardente et fière.

Sapho, pourtant, était triste, car Christian une fois encore, l’avait abandonnée pour suivre sa fantaisie perverse, retourner vers les anciennes hantises de meurtre et de démence.