La Revue populaire (p. 57-70).

IV

le récit


Une heure plus tard, Malcie en toilette du matin, quittait l’hôtel à pied. Dans la rue du faubourg Saint-Honoré elle arrêta le premier fiacre qui passa.

Elle se pencha, donna son adresse et se blottit dans la voiture.

Fulbert était à quelques pas.

— Une course en sapin, se dit-il, c’est loin.

À son tour, et, dès qu’il avait vu stopper le premier véhicule, il en avait retenu un pour lui.

L’hésitation n’était pas possible.

L’ordre avait été formel.

— Dites donc, mon ami, vous voyez, n’est-ce pas, cette dame qui donne des ordres à un de vos copains.

— La dame en noir ?

— Oui, avec un amour de chapeau tout en lilas et en roses.

— Je vois.

Fulbert se courba.

L’automédon l’imita.

La valet de chambre du capitaine posa une main en paravent, et, à voix basse :

— Vous allez la suivre. Que cela dure une heure, deux heures, trois heures, peu importe. Tant qu’elle roulera, nous roulerons. Lorsqu’elle s’arrêtera, vous vous arrêterez… à une petite distance… pour qu’elle s’aperçoive de rien… Moi, je ne sortirai pas de la voiture. Compris hein ?

— Entendu.

À l’heure et bon pourboire. Ayez bon œil.

— Soyez sur. Du reste, je connais le collègue. C’en est un de l’Urbaine : 13.013.

— Vous dites ?

— Numéro 13.013.

— Ah ! là ! là ! C’est un numéro de malheur ! Ous’qu’elle a été se fourrer, la pauvre petite dame !

— Montez vite. Elle file mazette !

L’explication était suffisante.

D’un coup d’œil, le cocher s’était rendu compte du monde auquel appartenait Malcie, tandis que la tête de Fulbert, ses favoris rasés de frais indiquaient ses fonctions de valet dans une bonne maison.

— Ben, se dit-il, la petite dame n’a pas l’air de se douter du coup du temps. Veine ! v’la une matinée d’assurée. Le gousset doit être garni. On est toujours riche quand on fait, pour soi, ou pour le compte des autres, des promenades de cette sorte… Hue, Rosette !…

Lorsque le premier fiacre s’arrêta dans la rue Notre-Dame-des-Champs, le second stoppa deux numéros plus bas, assez près pour que le second cocher entendit :

— Vous m’attendrez ?

— Oui, madame.

Malcie disparut dans le couloir.

Dès que la concierge l’aperçut, elle sortit de sa loge.

— Ah ! madame, il va mieux, M. Roger. C’est votre visite qui lui a fait du bien. Je crois que je ne l’avais jamais vu aussi souriant. Il souffre toujours le pauvre jeune homme, mais il me semble qu’il est content, qu’il a un poids de moins sur le cœur. Hier, il ne me croyait pas si près, bien sûr, il était tourné contre le mur. Il a dit comme s’il s’adressait à quelqu’un : « Maintenant, je supporterai beaucoup. Je puis tout supporter ».

— Tant mieux, répondit Mme d’Anicet. Puis-je monter ?

— Certainement. Très heureux qu’il sera.

— S’est-il restauré de façon à recouvrer des forces.

Peu à la fois, mais souvent. L’appétit viendra petit à petit.

Malcie prit l’escalier, monta lentement, s’annonça.

— Entrez.

C’était un rayon de soleil, que l’arrivée de la jeune femme dans le modeste atelier. C’était le sourire, l’apaisement des tempêtes, la joie.

Il lui tendit la main.

— Eh bien, mon ami, comment allez-vous ? Vous voyez que je n’ai pas oublié ma promesse. Je l’exécute même plus vite que je ne pensais. Comment cela va-t-il ?

— Mieux, madame, je vous remercie beaucoup.

— Avez-vous reposé ?

— Un peu ! Davantage que je ne pensais, moi aussi.

— Le docteur est-il revenu ? Qu’a-t-il dit ?

— Que la fièvre tombait, que le calme et le repos triompheraient de tout.

— Il faudra l’envoyer chercher aujourd’hui.

— Inutile, puisque je me sens mieux.

— Un mieux ne suffit pas. Il faut que vous guérissiez.

Il sourit divinement.

— La guérison ne peut pas venir tout d’un coup. Il faut lui donner le temps. J’ai le pressentiment que je guérirai. Moi aussi, maintenant, je voudrais guérir, après avoir souhaité tant de fois la mort.

— La mort ? à votre âge… voulez-vous vous taire !

— À mon âge. Personne n’a souffert ce que j’ai enduré, moi. Personne n’a connu mes luttes.

— Allons, je ne veux pas que vous pensiez a de tristes choses. Entendez-vous. L’imagination fait son œuvre sur la santé sans qu’on s’en doute.

D’une voix de tête, Roger murmura :

— L’imagination, oui, un peu. C’est le cœur surtout ! Êtes-vous très pressée ?

— Pas précisément.

— Voulez-vous vous asseoir ?

Elle approcha du lit en fer la chaise en bois blanc comme la table de travail.

Le blessé murmura :

— Je me demande si je ne rêve pas, si c’est bien vrai que quelqu’un s’occupe de moi. Même devant la réalité, je m’interroge. J’y suis si peu habitué.

— Cependant, il n’est guère facile de douter.

Il la voyait devant lui, il entendait le murmure de sa voix, il répétait les réconfortantes paroles et encore, il se demandait si cela était.

Tous deux se regardaient en souriant, comme s’ils s’étaient toujours connus.

— Écoutez, dit-il, en se retournant un peu brusquement, il ne faut pas perdre notre temps. Il est trop précieux.

…Pour ce qui est de moi, j’éprouve un grand désir de parler. Quant à vous, madame, il doit vous tarder de connaître l’explication que je vous dois. Ce que je vous ai écrit était bizarre : j’étais dans un tel état d’esprit ?…

…Si mes projets ont été brutaux, pardonnez-les-moi.

…Si vous saviez combien j’ai lutté, tout ce que j’ai souffert avant de vous les adresser.

Malcie l’interrompit.

— Avant tout, dit-elle, voulez-vous me dire comment vous m’avez connue. D’après votre lettre, il y a longtemps que vous me connaissez…

Lentement, les paupières du peintre se rapprochèrent.

Un mot, un seul mot, la réponse à cette question qu’elle lui posait, le roman était connu et toutes les explications se trouvaient données.

Il hésita.

Sa volonté et son cœur luttèrent.

Eh bien, non, puisqu’il s’était promis de le lui faire connaître le roman, il le ferait, mais avec de grandes précautions, avec d’infinis ménagements.

La faire souffrir ?

Oh ! non !

Faire tomber les mots avec brutalité sur ce cœur bon, généreux, compatissant ?

Encore moins.

Ce serait assez de ce qu’il ne pourrait éviter.

Avec un sourire forcé, il répondit :

— Je répondrai à cela comme à tout ce que vous vaudrez bien me demander. Promettez, toutefois, que cette question arrive en dernier.

— En dernier ?

— Oui.

Malcie se renversa sur sa chaise.

— Dans ce cas, dit-elle gentiment, puisque je ne dois pas intervertir l’ordre des choses, je ne demanderai rien. Parlez. Cependant que le récit ne soit pas trop triste. Il ne faut plus de tristesse, dans l’atelier.

Son regard courait sur les jolis paysages, sur les canards qui s’ébrouaient dans l’air, sur les amoureux qui, sur les bottes de foin, se contaient fleurette… et elle cherchait la toile que, la veille, elle avait aperçue, voilée sur le chevalet.

Toile et cadre avaient disparu.

Sur la tablette reposait une marine d’après nature.

— Je ne puis affirmer que ce sera très gai, répondit Roger. Cela ne peut pas l’être. Mais d’avance, et quoique je dise, vous pouvez être sûre que le récit me soulagera. Déjà les plus grands points noirs sont atténués.

— Alors, j’écoute.

Il détourna les yeux.

Il avait cru la chose facile. Au moment de commencer, toutes les difficultés s’amoncelaient.

Pourtant, il ne pouvait pas abuser de la patience de la jeune femme.

D’un autre côté, plus tôt, il aurait fini, plus vite, il serait soulagé.

Il commença :

— J’ai eu une enfance assez calme.

« Je suis né d’un amour illégitime.

« Partout, ma situation dans la société est celle d’une épave, celle de ces pauvres êtres auxquels personne, ou à peu près, ne s’intéresse.

« J’ai été élevé dans les environs de Paris par une brave femme qui s’était attachée à moi, et avec qui j’ai vécu jusque l’âge de dix-sept ans.

« Elle est morte en me laissant toute sa fortune ; quinze cents francs, plus une lettre ou plutôt une sorte de testament que lui avait confié mon père pour qu’elle me le remit lorsque j’aurais l’âge d’homme.

« De cela, elle ne m’avait pas dit un mot.

« J’ai trouvé le papier précieux épinglé aux trois obligations qu’elle me destinait.

— Votre père vit-il ?

— Il est mort.

— Et votre mère, interrogea Malcie captivée ?

— Elle vit.

— La voyez-vous ?

— De loin… répondit-il amèrement.

— Vous ne lui parlez pas ?

Il s’arrêta sur le point de prononcer une phrase blessante.

Simplement, il dit.

— Non.

Et continua :

« Tant que je n’ai rien su, j’ai vécu comme l’oiseau sur la branche, privé des douceurs de la vie de famille, mais n’en souffrant pas, puisque la brave femme qui m’a élevé m’avait dit qu’elle était ma tante et que je n’avais qu’elle au monde.

« Cela a tout changé lorsque le papier révélateur m’a tout appris.

« Je suis devenu irascible, méfiant.

« J’ai pris la société en horreur.

— Vous exagérez… Vous vous calomniez.

— Pas le moins du monde. Lorsque je pensais que j’aurais pu être heureux, que j’aurais pu avoir ma voie comme d’autres… un avenir… ou, tout au moins, être à l’abri du besoin, je me révoltais.

— Pourquoi n’avez-vous pas essayé de voir votre mère ? Sait-elle que vous viviez ?

— Je suis très fier, répondit Roger. Elle m’avait renié, abandonné, pourquoi aurais-je cherché un rapprochement ?

…Une femme qui renie son enfant, voyons est-ce une femme ?

…Est-ce une mère ?

…Prononcez.

Malcie se tut.

Son avis était celui du jeune homme.

À quoi bon le surexciter davantage ?

Il reprit :

— La voir pour faire du sentiment ?… une mise en scène ?

…Je vis par le cœur. Elle n’en a pas. Nous ne nous serions pas compris.

Il s’arrêta une minute et continua. :

— Avec les quinze cents francs de ma bonne Adrienne, j’ai vécu pendant quelque temps, puis, je me suis mis à travailler.

…J’avais des dispositions pour la peinture,

…Je suis allé au Louvre, j’ai étudié les maîtres.

…Ça été dur.

…Le tout n’est pas de barbouiller une toile, c’est ensuite de la caser.

…Qu’importe d’avoir reproduit un joli coin, si personne n’en veut.

…J’ai vécu d’atroces jours.

Il porta la main à son front.

— Est-ce que je ne vous ennuie pas.

— Non. Seulement, vous êtes très impressionnable et ces souvenirs vous bouleversent.

— C’est vrai, mais aussi quand j’aurai fini !…

Il poursuivit :

— Je me suis promis de ne pas être fatigant, je ne le serai pas.

…Tant que j’ai été seul j’ai tout enduré.

…Lorsque la volonté est tenace, on peut beaucoup.

…Malheureusement, je dis malheureusement — l’avenir se chargera d’appuyer ou de rétracter l’expression — depuis quelque temps, j’aime une jeune fille idéalement bonne, idéalement douce, idéalement pure, la sœur d’un ami, le seul à qui je puisse donner ce titre. A-t-il découvert mon amour ? Je ne le sais pas. En tout cas, toutes les effusions de mon cœur se sont concentrées sur l’adorable jeune fille que j’aime follement.

…Je ne lui ai jamais avoué mes sentiments.

…Elle les a devinés.

…L’amour que j’éprouve, elle l’éprouve aussi.

Il s’arrêta.

Malcie ne rompit pas le silence.

Il était si franc, si loyal, dans son récit, ce pauvre isolé, qu’une immense compassion dilatait le cœur de la jeune femme.

Si elle pouvait aplanir ses chagrins, elle s’y emploierait de toutes ses forces.

Elle se le promettait.

Il continua.

— Je vous ai dit que tant que j’ai été seul, j’ai tout enduré.

« Aujourd’hui que ma vie se dédouble, qu’un cœur semble comprendre le mien, je suis moins résigné.

Son ton devenait cassant

— Je m’oublie… C’est plus fort que ma volonté. Excusez-moi.

— Vous avez tort, mon ami, dit Malcie, de vous irriter. Raisonnons froidement, voulez-vous ?

— J’essaierai.

— Vous dites que vous aimez.

— Oh ! oui.

— Et l’on vous aime ?

— Je le crois.

— À deux, on supporte plus facilement les épreuves. Si je comprends bien, vous songez, n’est-ce pas, à unir votre vie à l’idéal de vos rêves.

Il se redressa.

— Voilà, voilà justement où les difficultés surgissent, se dressent, barrent la route, me tuent.

…J’ai donné à comprendre à mon ami l’isolement de ma vie. Il ne sait rien de précis.

…Comment voulez-vous que moi, un garçon sans famille, je demande d’entrer dans une famille honnête ?

…Je serais éconduit.

…Je subirais la faute des autres.

…J’ai tout approfondi. J’ai considéré toutes les situations… J’ai eu l’idée de partir, d’aller en Algérie. Je ne l’ai pas pu. Non, je ne peux pas. Elle est ma vie. Je l’aime !

…Après tout, je me demande pourquoi je condamnerais mon cœur à l’immolation ? pourquoi je souffrirais mille tortures, celles de la faim, au besoin, lorsqu’il y a sur la terre une femme qui m’a donné le jour et à qui rien ne manque…

…Oui, j’ai agi par fierté, je n’ai rien voulu demander.

…Aujourd’hui, du moment qu’il ne s’agit plus de moi seul, je suis résolu à tout.

…Je ne veux pas qu’elle souffre, elle !… et je veux par mon amour, lui faire une vie de bonheur.

Avec bonté, Malcie essaya de le calmer.

— Ne blâmez pas sans savoir, mon ami. Qui vous dit que celle dont vous parlez amèrement n’est pas à plaindre ?

— Tout.

— Qui vous dit qu’elle ne souffre pas ?

… Quel âge avez-vous ?

— Vingt-six ans.

Très doucement, comme si la question eût dû rouvrir une plaie, Malcie demanda :

— Est-ce qu’elle habite Paris, votre mère ?

Roger la fixa.

L’œil brûlant, les lèvres sèches la gorge contractée, il monosyllaba :

— Oui.

Elle hésita encore. Mais, lorsque celles qui sont foncièrement bonnes se dévouent est-ce qu’elles s’arrêtent à mi-chemin ?

Ne regardent-elle pas le but, et droit au but, ne vont-elles pas ?

Malcie balbutia :

— Voyons, c’est l’enfant qui doit plier devant la mère.

Il allait protester.

— Je vous en prie, oublions tout. Le passé n’est plus. Le présent seul existe, ne considérons que ce présent. Il peut préparer un avenir imprévu.

…Accepteriez-vous une intermédiaire entre elle et vous ?

Son regard se fixa sur Malcie, sur la chère et dévouée créature qui ne se doutait pas du Calvaire qu’elle se préparait.

— Un intermédiaire ? Qui voudrait ? Et puis ne serait-il pas préférable que j’agisse moi-même ? À nous deux, l’un devant l’autre nous nous expliquerons.

— Quand les situations sont aussi délicates, lorsqu’elles sont aussi tendues. Il vaut mieux confier sa cause à autrui.

…Voyons, votre mère ne peut pas vous renier.

— Elle ne le peut avec ce que m’a laissé mon père.

Malcie réfléchissait.

— Vous n’avez donc personne, absolument personne, pour vous seconder dans cette démarche délicate ?

— Personne. Je vous ai dit que je ne possédais qu’un ami. Certes ce n’est pas lui que je chargerai de pareille corvée.

Après une minute de silence, la femme du capitaine Jean proposa :

— Eh bien, mais… est-ce que vous mettriez ?

…Pensez-vous que j’aurais, dans la circonstance, assez de tact…

…Vous n’auriez qu’à me confier l’adresse…

…J’essaierais.

…Il faut bien se rendre utile.

…Entre femmes, certaines choses s’expliquent plus facilement. Il y a des cordes qu’on arrive toujours à faire vibrer.

…Je suis sûre, qu’au fond, elle serait heureuse.

…Elle peut être fière de vous.

…Vous avez un grand talent. Vous pouvez devenir célèbre.

…Qu’est-ce qui vous manque ?

…Un rien, peut-être, une relation, un article dans la presse.

Elle parlait simplement, avec cœur.

Roger regardait avec extase cet ange de bonté qui voulait lui ouvrir le ciel, aplanir les difficultés de son chemin.

Une allégresse le détendait.

Sa joie passa dans son regard. Son visage s’empourpra.

Il lui tendit la main et mit dans l’étreinte toute la force nerveuse de sa fragilité physique.

Saisis d’une gêne, Malcie retira ses doigts. L’espoir de relever une créature malheureuse dissipa l’émotion passagère.

Avec un accent de profonde sincérité, elle dit :

— Paul, vous étiez sur le point d’accomplir des bêtises. Avec mon aide, nous allons essayer autre chose. Je vous promets mon concours. Quant à vous, à partir d’aujourd’hui, vous aurez deux buts. Je ne parle pas de votre guérison qui n’est plus, je pense, qu’une affaire de jours. Vos deux buts seront la charmante jeune fille dont vous me parlez… et votre art…

…Il faut que vous deveniez célèbre.

…Tout me dit que vous le deviendrez.

L’abandonné avait trouvé sa voie.

Une main de femme, la lui montrait.

Il la suivrait.

Absorbés dans leurs pensées, ni l’un ni l’autre n’avaient entendu un avertissement à la porte du peintre.

Il fut renouvelé.

— Quelqu’un chez vous, dit Malcie.

C’était l’ami du jeune homme.

— Madame, expliqua Roger, je vous présente l’ami sincère dont je vous entretenais. Maurice Méen. C’est à lui que je dois à peu près toutes mes joies.

— Madame, il y a beaucoup d’exagération dans ce que vous entendez. Nous éprouvons une mutuelle sympathie l’un pour l’autre, voilà tout.

…Eh bien, comment cela va-t-il ?

— Je suis à moitié guéri.

— Une autre fois, tu feras en sorte de ne pas nous occasionner de frousses pareilles.

Malcie se leva.

— Je vous laisse tous deux.

— Est-ce ma présence qui occasionne votre départ, madame ? J’en serais désolé.

— Non, monsieur. Ma visite a été un peu longue, beaucoup plus longue que celles que je fais d’habitude le matin. Je suis heureuse que tout va pour le mieux. Je reviendrai un de ces jours.

— Je serai certainement levé.

— Pas d’imprudences.

— Je n’en ferai pas. Voudriez-vous me dire, madame, si vous reviendrez le matin ou dans l’après-midi ?

— Si cela ne vous fait rien, répondit Malcie, je préfère le matin. En général, je suis plus libre de mes matinées que de mes après-midi ?

Le temps n’avait paru long ni au peintre ni à la jeune femme.

Trois quart d’heure s’étaient cependant écoulés depuis l’arrivée de Malcie.

Dans le fiacre, Fulbert se tournait et se retournait.

Un instant, il était sorti du véhicule, car l’air lui manquait avec toutes les idées qui lui venaient et qui le congestionnaient.

Cela n’avait pas été long. Il craignait de voir, tout à coup, sa maîtresse devant lui. La corvée lui paraissait assez ennuyeuse sans la compliquer davantage.


Une heure plus tard, Malcie quittait l’hôtel, à pied.

Comme le cocher n’avait pas les motifs d’inaction, il était descendu de son siège pour faire un brin de causette avec son client.

En devisant, ils brûlèrent des cigarettes jusqu’au moment ou l’automédon regarda Fulbert, d’un air significatif.

— Mon ami, ça y est !… V’là la blonde apparition ! Chacun à son porte !

De satisfaction, Fulbert se recampa. Le premier fiacre déambula.

Le second suivit.

À quelques minutes d’intervalle, Malcie et Fulbert rentrèrent à l’hôtel de la rue d’Aguesseau.

Le capitaine Jean attendait.

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur, nous avons été rue Notre-Dame-des-Champs.

— Directement ?

— Oui.

— En voiture ?

— En voiture.

— Là-bas, n’est-ce pas, dans le haut de la rue de Rennes ?

Jean, à part lui, se disait :

« C’est au même endroit que l’autre matin. après la lecture de la lettre ».

— Du reste, expliqua Fulbert tirant de sa poche un carnet qui devait avoir de longues années de service, l’affaire est d’une telle délicatesse que je ne veux pas qu’il y ait confusion. J’ai pris des notes. Voilà le numéro du fiacre retenu par madame.

…Le numéro de la maison.

…Le nom de la rue.

…L’heure de l’arrivée.

…Celle de la sortie.

…La visite a duré quarante-cinq minutes, montre en main.

— C’est bien. Je ne te croyais pas aussi habile. Tu m’es dévoué. Je t’en serai reconnaissant.

— Ce que j’ai accompli ce matin, je le renouvellerai quand monsieur le capitaine le commandera.

…Mais que Monsieur Jean attende pour s’inquiéter… pour se monter la tête. Je mettrais ma main au feu qu’il n’y a rien de ce que monsieur s’imagine.

— Je te remercie de tes conseils. Va à ta besogne. Fais-toi aider par l’ordonnance.

…Fulbert ?

— Monsieur le capitaine.

— Comment est-il, cet immeuble où madame d’Anicet a pénétré ?

— Monsieur sait qu’à Paris ce n’est pas comme en Provence : les devants ne donnent aucune idée de ses derrières. Ce n’est pas un magasin.

— Est-ce un hôtel ?

— Non.

— Une maison bourgeoise ?

— Ça n’en a pas l’air… Madame s’est enfilée dans un couloir.

— Un couloir qui conduit à quoi ?

— C’est que je ne m’y suis pas aventuré. Si nous nous étions trouvés nez à nez, monsieur pense que cela aurait fait de la belle besogne. Qu’est-ce que j’aurais répondu, si, tout à coup, madame s’était montrée devant moi ?…

— C’est bien. Va-t’en.

Même calme, même sang-froid, mêmes câlineries de la part de la jeune femme.

À peine de temps en temps, une pensée qui semblait l’absorber, mais c’était comme une de ces lueurs qui, tout à coup, se manifestent, et tout à coup disparaissent.

Jean ne questionna pas sur la sortie du matin.

Il évita de paraître renseigné.

Pour cela, il attendrait que les notes soigneusement compulsées, ne permettent pas une négation.

Malcie parla de promenade avec ses enfants. Fulbert fut libre.

Mme d’Anicet sortit en effet avec les bébés, mais, en sortant, elle avait une idée fixe.

Chez Roger, elle avait vu la carte laissée volontairement par l’ami, le jour de l’accident.

Elle en avait retenu l’adresse, et, pendant son retour, chez elle, elle s’était proposée de se rendre dans la famille du jeune homme pour obtenir, si possible, quelques renseignements.

Maurice Méen, habitait rue de Ponthieu, avec sa mère et sa sœur.

À deux pas.

— J’ai une course à faire tout près, expliqua-t-elle à la nourrice, lorsqu’elles furent aux Champs-Élysées. Je vous rejoindrai ici. Ne vous éloignez pas.

— Madame me retrouvera ici.

En quelques minutes, Malcie était à l’adresse retenue.

Ce fut une charmante jeune fille qui l’introduisit auprès de sa mère, dans un petit salon très coquet, minutieusement propre.

— Madame, expliqua-t-elle. J’ai été mise au courant d’un accident arrivé à un ami de monsieur votre fils. Je désirerais avoir quelques renseignements sur le jeune homme, dont il s’agit.

— Rien n’est plus facile, madame. Veuillez vous asseoir. Mon fils est ici. Berthe, préviens ton frère, mon enfant.

Subitement, la jeune fille avait rougi puis elle était devenue très pâle.

Lorsqu’elle revint, son frère l’accompagnait. Elle lui laissa sa place en pleine lumière, et elle se mit, elle, à contre jour.

Maurice avait reconnu la visiteuse.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur. Je m’intéresse à votre ami. Avant de poursuivre des démarches que j’ai l’intention d’entreprendre, je souhaiterais obtenir quelques indications. Quelle est la situation pécuniaire de ce jeune homme ?

— En deux mots, madame, je vais vous dire tout ce que je sais. Roger est fier. Je crois qu’il a beaucoup souffert. Il est un peu aigri. Il n’a aucune famille.

— Aucune ?

— Je le crois. Nous nous sommes connus il y a près de cinq ans. Il possède des qualités rares. Chez lui, l’honneur et le devoir sont poussés à l’excès.

…Sa situation pécuniaire, pour répondre à votre question, est des plus modeste. Je ne lui connais que les ressources de son pinceau. Mon ami mourrait plutôt que de tendre la main.

— Dans ce cas, l’obliger deviendra difficile.

— Quelques ménagements seront nécessaires pour ne pas le froisser.

— Ses œuvres paraissent bonnes.

— Elles sont excellentes, madame. Mais mon ami reste trop replié sur lui-même. Il est artiste. Il devrait se faire connaître. Il ne va pas assez de l’avant. La fortune n’est qu’aux audacieux.

— C’est dommage ! soupira Malcie.

Après une pause :

— Croyez-vous qu’il vendrait quelques-unes de ses toiles.

— Il en serait ravi. Il ne demande que cela.

— Un inconvénient se dresse. Il faudrait être un connaisseur. Malheureusement, ce n’est pas mon cas. À votre avis, que vaudrait ce petit tableau qui représente une allée ombreuse fort bien rendue. Dans l’allée se trouve une fillette qui apprend à un caniche le jeu du cerceau.

— Ces choses-là n’ont pas de prix, madame. Tout dépend de l’acheteur et de la signature.

— Mais encore !

— Roger serait peut-être très heureux d’en trouver vingt, vingt-cinq francs.

— Vous pensez ?

— Oui, madame. Je ne sais si vous avez remarqué l’élan du chien, le coup de vent dans les cheveux de la fillette, les branches qui, en route, s’entrecroisent.

— L’ensemble m’a plu. Je n’ai pas examiné de très près. Tenez, voici trente francs, voulez-vous en faire l’acquisition de la part d’une personne que vous diriez connaître.

…Ce mensonge est permis, n’est-ce pas, interrogea-t-elle gracieuse ?

— Oui, madame, répondit la mère de Maurice, lorsqu’on fait le bien aussi délicatement, tout est permis. Ici-bas, rien, ne se perd. Cela vous portera bonheur.

— Je suis très heureuse, assura Malcie. Mais j’ai des enfants. C’est en vue de leur bonheur à eux que je me dévoue. C’est pour obliger la Destinée à leur envoyer des joies.

Elle se leva, puis comme si elle s’était parlé, à elle-même :

— Je vais essayer dans mes relations, quelques placements.

Berthe restait silencieuse, mais comme elle aurait voulu crier sa reconnaissance à celle qui partait.

Comme elle aurait voulu lui dire « merci » de tout son cœur, du fond de son âme !

Trente francs ! Il y avait trente francs pour Roger sur la cheminée.

Ce n’était qu’un commencement.

Les relations de cette dame devaient être nombreuses… et de hautes et belles relations !…

Elle trouverait des acquéreurs.

On connaîtrait celui qu’elle aimait.

Il aurait des commandes. Le bien-être viendrait, puis l’aisance… Souvent elle avait entendu dire : « Un tour de roue suffit !… une chance !…

Après l’aisance, ce serait…

La chère enfant n’osait encore regarder l’horizon qui paraissait s’entrouvrir.

Son rêve !…

Oh ! mon Dieu !… serait-ce possible !…

Eh ! oui, son rêve, si Roger parvenait à se faire jour.

Ce n’est pas que la fortune la tentât ! Oh ! non !

Au contraire. Il lui semblait que plus l’ami de son frère serait pauvre, plus son affection, a elle, serait grande et plus elle aurait de motifs de se dévouer. Mais sa mère était là et jamais Mme Méen ne consentirait à ce que Berthe devienne la femme du peintre dans ces conditions.

Pouvait-elle lui envoyer des acheteurs ? Faciliter la vente de ses tableaux ? Hélas !

Aussi le cœur débordant de joie, elle suivait la visiteuse, écoutant le froufroutement des dessous en soie, la regardant, la détaillant pour ne pas l’oublier, pour la reconnaître, si, dans la rue elle passait à côté.

Madame, dit la mère de Maurice, nous aimons beaucoup M. Roger. Je vous assure que nous sommes bien heureux que vous vous intéressiez à lui. Il est digne d’intérêt, le cher enfant.

Le regard de Mme d’Anicet et celui de la jeune fille se rencontrèrent.

Ils furent si éloquents les yeux de Berthe que la femme du capitaine se dit :

— Il ne me trompe pas, la chère petite l’aime aussi.

…Cela se voit.

La première personne qui parut indiquée à Malcie pour une requête, fut sa mère.

Ces deux femmes se trouvant seules, quelques heures plus tard, dans le petit salon du premier étage. Mme d’Anicet ne laissa pas échapper l’occasion.

Ni M. d’Hallon, ni Jean n’étaient encore rentrés.

— Mère, commença Malcie, toute rieuse, j’ai besoin de votre aide.

— Je trouve que cela arrive quelquefois mon enfant.

— Je suis absolument de votre avis, mère. À qui irai-je, sinon à vous, quand je désire quelque chose ?

— Je vous préviens que je suis à sec.

— Pas tout à fait. Du moins, je le souhaite.

…Je ne fixerai rien. Vous donnerez ce que vous voudrez.

— De quoi s’agit-il ?

— Droit au but, n’est-ce pas ? Vous avez raison. Les phrases ne conduisent à aucun résultat.

…Chez nous, nous n’aimons pas les obliques.

…Vous ne m’avez pas habituée à des tergiversations et je suis encore ce que vous m’avez faite.

Mme d’Hallon attendait.

Malcie continua :

— J’ai parmi mes protégés…

— Est-ce que vous avez conservé cette manie de courir après les misérables ?

— Que voulez-vous que je fasse ? Lorsque je ne vais pas à eux, ils viennent à moi.

— Vous avouerez que ce n’est pas moi qui vous ai inculqué ce goût. J’exècre cela.

…Vous arriverez, ma chère, à avoir une cour de loqueteux.

Un joli rire de la jeune femme s’égrena dans l’appartement.

— Je vous assure que, dans le nombre, il en est de très intéressants.

— Je n’en doute pas, des manchots, des infirmes, des gens qui vous soutirent tout ce qu’ils peuvent, et qui, vous partie, ne se souviennent pas seulement de votre nom. Très joli encore s’ils ne se moquent pas de vous ?

— Quelques-uns peuvent avoir l’oubli facile. Il en est d’autres qui sont dignes d’intérêt et très reconnaissants.

— Si cela vous plaît… Chacun prend son plaisir où bon lui semble ! En tout cas, soyez prudente. N’apportez pas d’épidémie des taudis et des mansardes où vous pénétrez. Vous êtes mère de famille. Vous avez besoin de votre santé ! Vous ne devez pas vous exposer.

— Non, mère, non, je ne rapporterai rien de tout cela. Ne craignez pas.

— Ne vous montrez pas trop crédule non plus. Ces gens-là cachent leur vie la plupart du temps. Ils mentent.

— Lorsqu’on ne dit pas la vérité, mère, cela se devine. Les fourbes, les hypocrites sont toujours pris dans leurs pièges.

Il y eut un très court silence.

— Tout cela ne m’explique pas ce que vous désirez.

— Il s’agit d’un jeune artiste fort intéressant.

— Je m’en doutais. Ils sont toujours très intéressants… Il y a toujours eu dans leur vie des fatalités… des revers de fortune… un petit boniment préparé pour la crédulité des naïfs.

— Pour celui-ci, mère, on ne peut nier. Vous-même vous vous rendriez à l’évidence.

— Et il est sans le sou, n’est-ce pas, et vous faites la quête pour lui ? Je vous vois venir.

— Je crois bien qu’en fait de ressources il ne possède que son art.

…Aussi, c’est son talent que je cherche à caser.

— Décidément, Malcie, devenez-vous folle ? Vous voilà placeuse de bibelots. Est-ce que vous avez parlé de cela à Jean ?

— Pas encore. Mon mari ne mettrait aucune entrave à mes démarches j’en suis sûre.

…Il me faut, peut-être, comme vous, quelques réflexions. Au fond, il serait très content.

…Il est bon, généreux, Jean. Vous aussi, mère. C’est pour cela que vous achèterez un tableau de mon jeune artiste.

— Alors votre protégé d’aujourd’hui est un peintre.

— C’est un peintre.

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de places pour des cadres, chez nous, avec les tentures.

— Je sais. J’ai pensé qu’à certaines époques de l’année, on s’adressait à vous pour des bazars de charité. Cela vous ferait un lot tout trouvé.

— En attendant, le remiserai-je au grenier ?

— Avec un peu de bonne volonté, nous trouverons peut-être une autre place. Vous acquiescez, n’est-ce pas ?

— J’acquiesce ! J’acquiesce ! Cela dépend de la mise. S’agit-il d’un vieillard ?

— Un vieillard ? mais, ma mère, c’est un jeune homme plein de talent, qui a peut-être un grand avenir devant lui. J’en parlerai à Renaud. Il n’est pas cause, le malheureux, si un déraillement a failli le tuer sur le coup.

— Tenez, ces gens-là m’intéressent peu. Vous m’inscrirez pour dix francs. Pas davantage.

— Vous permettrez bien que j’augmente de cinq. Ce sera à quinze. C’est conclu à quinze francs. Je vous remercie.

— Ne me remerciez pas. J’agis un peu contre ma volonté. Je sais que vous êtes tenace et que vous y reviendriez. Autant en finir tout de suite. Quel est l’âge de cet artiste en herbe ?

— Vingt-six ans.

Mme d’Hallon eut un mouvement.

Elle regarda sa fille.

— Vous dites vingt-six ans ?

— Oui, mère, avec cela très intéressant. Un jeune homme sans famille.

Avec un peu de gêne, la mère demanda :

— Qui vous l’a déniché, celui-là ?

Une hésitation.

— Le hasard. Un simple hasard comme toujours.

— Vous n’allez pas vous exalter. Ils sont nombreux ceux qui sont seuls à Paris. S’il fallait leur tendre la main à tous. La solitude convient aux artistes. Elle leur est nécessaires pour concevoir leurs œuvres.

— C’est une bonne chose au moment du travail. Lorsque la solitude est constante, ce doit être lourd quelquefois.

Madame d’Hallon se tut.

Le tic-tac très doux de la pendule coupa le silence observé.

Poursuivit par une idée, la mère de Malcie demanda :

— Est-il alité, ce jeune peintre ?

— Oui, mère.

— Qui vous a introduite chez lui.

Malcie la regarda.

Elle lui trouva de l’insistance dans le regard.

Il se pouvait que cette fixité fût le résultat de la crainte déjà exprimée.

La jeune femme n’y ajouta, pour l’instant, aucune attention.

Elle répondit simplement :

— La concierge de l’immeuble. J’ai toujours recours à leur obligeance lorsque je sais qu’il s’agit d’une personne qui vit seule.

— Vous faites bien. C’est prudent. Il arrive de drôles d’histoires à Paris. Les journaux en sont pleins sans compter celles que le public ignore.

— Quelques personnes vont au-devant.

— Pas toujours.

Madame d’Hallon se leva.

— À votre âge, il va de soi qu’on ait un brin de sentimentalité. Cela vous passera. Cela m’a passé il y a longtemps.

Le timbre vibra.

Le beau-père et le gendre qui s’étaient rencontrés dans l’escalier entrèrent ensemble.

D’elle-même, la conversation des deux femmes tomba.

Le lendemain de la visite de Malcie, Roger se leva et Mme Barbillon lui trouva aux joues des « roses » de santé.

— Il me semble, dit le jeune homme, que je pourrais presque sortir.

— Monsieur Roger, attendez encore un jour.

…Vous serez un peu plus d’aplomb. Rien ne presse, n’est-ce pas ?

Il sourit.

— Pas précisément. Cependant, je serais très heureux de faire une visite qui me tient au cœur… pour montrer que je ressuscite… Et puis, vous ne savez pas, madame Barbillon, il me tarde de me remettre au travail. Des tubes me manquent. Je me les procurerais.

…Il faut que je fasse du beau. Il faut que j’arrive. C’est décidé. J’ai des plans que je réaliserai. Si la fortune me sourit, vous verrez que je saurai montrer ma reconnaissance.

Émue, Mme Barbillon protesta.

— Monsieur Roger, je suis largement payée. Si je m’occupe de vous, c’est parce que vous me plaisez, voilà tout. Vous pensez bien que je n’agirais pas de cette façon avec tous les locataires.

— Bonne madame Barbillon !

— Si vous saviez comme je suis heureuse de monter, de m’occuper de vos petites affaires, de venir constater…

— …Que je vais mieux ?

— Oui, et beaucoup d’autres choses. Tenez, cette dame qui vient vous voir aurait dû commencer plus tôt ses visites.

…N’est-ce pas, qu’elle vous font du bien ?

— Vous ne vous trompez peut-être pas.

— Quand le cœur va, monsieur Roger, tout va. Surtout lorsqu’on est jeune.

Il souriait.

Sa joie illuminait ses yeux.

— Vous pensez que ce ne serait pas prudent de sortir cet après-midi ?

— Non. Restez tranquille chez vous. Demain est là. Vous avez de quoi vous amuser avec vos pinceaux et vos couleurs. Voulez-vous des journaux ? J’irai en chercher au kiosque.

— Vous êtes vraiment trop bonne. Ne vous dérangez pas. J’attends mon ami. Il en a toujours plein les poches. À dire vrai, nouvelles et politique m’intéressent peu. J’ai un autre but. J’en ai même deux. Je ne dois penser qu’à eux. Je les atteindrai, madame Barbillon, vous verrez !

— Y aurait-il indiscrétion à demander de les connaître ?

— Vous avez droits à tous mes secrets répondit le jeune homme, car vous êtes aussi dévouée que l’a été pour moi Adrienne, à qui je dois tout. Voulez-vous cependant, me permettre de ne pas vous les faire connaître aujourd’hui ? un peu de patience. Vous les saurez. Ce ne sera que justice.

— Il ne faut donc rien demander ?

— Pas pour le moment.

— Dites-moi, monsieur Roger, cette dame, est une grande dame, n’est-ce pas ?

— Oui.

— C’est-il une parente ?

— C’est un ange de bonté, Mme Barbillon.

— C’est-il une amie ?

— Ce sont ses paroles réconfortantes qui me font reprendre pied dans la vie.

Il ne voulait pas parler.

Elle n’insista plus.

Tout en donnant un coup de plumeau autour d’elle, la concierge continua :

— Après tout, cela ne me regarde pas. Du moment que ses visites vous font du bien, elle n’a qu’à venir. Je la recevrai toujours de mon mieux. Elle vous plaît ! À moi aussi. Seulement, monsieur Roger, je m’étais fait, à part moi, une réflexion.

— Ah !

Ils se regardèrent.

— Je parie que vous me comprenez.

— Mon Dieu, Mme Barbillon, c’est un peu difficile. On a tant d’idées, ajouta-t-il en souriant finiment.

Son poing sur la hanche, elle le considéra.

— C’est vrai, mais je me comprends.

— Comment donc ?

— Eh ! bien, oui… Jolie, comme elle est ! Mazette !… Y êtes-vous, monsieur Roger ?

— Il me semble que vous craignez que j’en fasse ma maîtresse.

Elle s’arrêta droite devant lui.

— Ben, voyez, non ; je ne l’ai pas eu une minute, cette pensée-là. Je vous connais. Non, ça ne m’est pas venu du tout.

— Vous avez eu raison. Qu’avez-vous donc pensé ?

— Vous voulez que je vous le dise ?

— J’en serais heureux.

Elle hésita, puis :

— Mariée, n’est-ce pas ?

— Oui, elle est mariée.

— Ne craignez-vous pas que le mari apprenne… qu’il devienne jaloux… et qu’il vienne vous chercher noise !…

Les paupières de Roger se rejoignirent.

Il avait pensé à tout.

En lançant sa première lettre, hanté par une idée, affolé par une cuisante obsession, aucune considération ne l’avait arrêté.

Mais depuis que Malcie était venue, depuis qu’il l’appréciait, depuis qu’il la voyait à l’œuvre, bonne, suave, il avait approfondi ce qui avant lui échappait.

Aussi sa détermination était prise, il se disait :

« À sa première visite, elle saura tout. Il faut qu’elle sache. Elle ne peut venir à chaque instant avant que les situations soient nettes.

…Le choc sera rude. Qu’importe ! Aujourd’hui je ne puis reculer. Je dois prévenir les complications qui pourraient surgir. »

Il répondit :

— J’y ai songé, madame Barbillon, beaucoup plus pour elle que pour moi, et je vais agir en conséquence.

— Voyez-vous le mari venant faire ici de l’esclandre ! du sabbat ! Ça en serait du joli, par exemple !

— J’y ai pensé, répéta Roger. Ne craignez rien. Un mari qui possède un tel trésor de bonté et de joliesse doit être, en effet, facile à émoustiller. Je prendrais les devants… La venue de…

Il s’arrêta sur le point de prononcer son nom et continua :

— La venue de cette dame a un but que vous connaîtrez peut-être… pas encore… plus tard… Il sera atteint à sa première visite. Elle agira ensuite comme elle le jugera à propos, car elle sera maîtresse de la situation.

Moralement, elle m’aura relevé. Je lui devrai tout. C’est moi, qui, maintenant, doit me montrer courageux en agissant.

Déjà il préparait palette, pinceaux, chevalet, Mme Barbillon le quitta.

L’arrivée de Maurice, des projets qu’ils échafaudèrent, une nuit réparatrice, une matinée passée, devant une toile contribuèrent à lui faire trouver le temps court.

Roger était tout guilleret lorsqu’il s’apprêta à sortir dans l’après-midi.

Un pressentiment lui disait que Malcie viendrait le lendemain et ses pressentiments le trompaient rarement.

Il endossa son pardessus et partit. Dès qu’il fut dans la rue, Roger pensa avoir trop présumé de ses forces.

Les jours de chambre l’avaient rendu faible.

La grande lumière le grisa.

Le bruit l’étourdit.

Les jambes flageolèrent.

Il essaya de se remonter.

Son épaule se mouvait cependant sans difficulté. Il ne ressentait plus aux tempes les douleurs des jours précédents.

Certes, il ne voulait commettre aucune imprudence, mais un effort de volonté remonta son courage.

Soutenu par l’attirance irrésistible, par le sentiment plus fort que la sympathie, par toute l’effusion d’un premier amour dont son cœur était plein, il continua jusqu’au bureau d’omnibus.

Une demi-heure plus tard, il arrivait dans la famille Méen.

Son coup de sonnette était connu.

Berthe tressaillit.

Cependant, avant d’ouvrir, elle s’arrêta, une minute.

Son cœur battait si fort qu’elle craignait de ne pouvoir parler.

Oh ! la puissance, la force d’un premier amour ! l’attirance magique que rien n’égale… L’amour sans calcul, sans arrière-pensée !… l’amour dans ce qu’il a de plus sublime : le dévouement, l’acceptation de tous les sacrifices, l’immolation de l’être en vue du bonheur de la créature aimée !

Roger se trouvait introduit.

Il avait tendu la main à la gracieuse enfant qui avait soupiré d’une voix assourdie par les battements de son cœur :

— Oh !… vous !… M. Roger !…

— Mais oui, moi. Il me tardait !…

Mme Méen arrivait, Maurice qui avait entendu, accourait aussi.

— Cher enfant !…

— Tu me réservais cette surprise !…

Dans le petit salon, on l’installa dans le grand fauteuil. La mère et la fille se firent conter toutes les péripéties des jours précédents.

Elles avaient su beaucoup. Les détails leur paraissaient incomplets.

Pendant le récit que coupaient des exclamations de surprise, des effarements passaient dans les yeux de Berthe.

Il s’en était fallu de si peu que l’accident fût mortel !

Pendant que Roger parlait, il semblait à Mme Méen que la mélancolie habituelle de peintre avait disparu.

Elle lisait au fond de sa prunelle une espérance.

Berthe écoutait remuée jusqu’au fond de l’âme. Et, quand Roger parlait de ses rêves, lorsqu’il disait en souriant et en la regardant : « C’est une date qui fera époque dans ma vie. Je crois que l’avenir ne ressemblera en rien au passé… »

Elle était éblouie.

Une flambée d’espérance et d’amour illuminait son visage rayonnant de jeunesse.

— Votre sortie n’est-elle pas imprudente, demanda la mère.

— Non, c’est la fin de ma guérison.

— Et votre travail ?

— Il est repris depuis ce matin. Je vais marcher.

— Vous ferez-nous part de vos joies ?

— Vous n’en doutez pas, je pense.

— Vous savez que je vous considère un peu comme mon enfant.

Accablé par cette phrase affectueuse, Roger fit attendre sa réponse.

Sous l’intensité de la béatitude de la félicité qu’il éprouvait, il craignait de commettre une maladresse.

Pour ne pas exalter sa joie, il se contint et répondit simplement :

— J’aime Maurice comme mon frère. Je vais faire en sorte que vous ne regrettiez pas de m’avoir accueilli.