La Revue populaire (p. 50-57).

III

étincelle sous la cendre


Lorsque le capitaine Jean s’était trouvé rue de Rennes — angle de la rue du Four — il avait été surpris d’apercevoir sa femme sur le trottoir d’en face.

D’habitude, celle-ci, chaque matin, parlait de ses courses.

Lorsqu’elles concordaient avec celles de son mari, ils faisaient chemin commun.

Ce jour-là, Malcie n’avait rien dit.

Sans le trouble qui, pendant la lecture des lettres avait envahi la jeune femme, Jean n’aurait eu aucun frisson de doute, aucune arrière-pensée.

Mais cet émoi, cette lutte d’une minute pour prendre une décision, le geste résolu, tout cela l’avait aiguillonné.

Le rouge de la jalousie le congestionna.

Quelle était donc cette prose qui lui occasionnait tant d’émotions ? Cette prose lue sur un trottoir devant un bureau ?…

Une lettre retirée à la poste ?

Le flot pourpre s’accentua encore, rivalisant avec l’uniforme.

Il se toucha le front.

Non, cela n’était pas possible.

Il divaguait.

L’étrangeté, l’imprévu, attira encore sa pensée.

Une exclamation sur ses lèvres ne put sortir sous la contraction des nerfs.

Il fit un pas pour rejoindre sa femme.

Un encombrement ralentit sa marche.

Il suffit, cet encombrement pour donner le temps à Malcie de se jeter dans le fiacre qui, entre eux, mettait la distance.

Il suffit, pour éviter les paroles acerbes, le scandale, la discussion que rien n’efface.

Le capitaine Jean retrouva un peu de calme. Au lieu de regretter ce qu’il aurait pu appeler une malchance, il se dit qu’au contraire, le hasard, le servait.

Mais le dard qui l’avait atteint, en plein bonheur, dans la lune de miel, qui, depuis cinq ans, n’avait pas eu encore une ombre, était entré trop profondément pour que le mal se cicatrisât facilement.

Sur le coup, dans une minute folle, il avait vu rouge.

Mais, habituellement prudent, réfléchit, ne s’emballant pas, la nature reprit le dessus et son plan fut bientôt tiré.

Il pouvait se tromper.

Il le souhaitait même.

Il observerait… et sa surveillance serait telle qu’il défiait d’avance, l’intrigue la mieux ourdie de lui échapper.

Il abandonna sa course de l’École militaire, fit volte-face et revint du côté de l’eau par la rue des Saint-Pères.

Il réfléchissait.

Toutes les suppositions lui vinrent.

Dans une rage folle, dans un sentiment jaloux qui soulevait tout son être, il crispait les poings et, les yeux à fleur de tête, sans se soucier des passants, il répéta par deux fois :

— Je serai terrible !… oui terrible !

On le regarda.

Il n’y prit pas garde.

Il étouffait : il prit son képi à la main.

La marche ne le calma pas.

Plus il y pensait, plus il s’exaltait.

Était-ce vraiment possible ?… Oui, possible ?…

Il s’arrêta net place de la Concorde, et là, sous le choc d’une des multiples pensées qui le bouleversaient il se dit :

— Voyons, si c’est vrai, eh bien, oui, si
« Soyez bénie… »
c’était vrai, serais-je donc réellement moins fort qu’elle ?

…Elle aurait un amant et saurait jouer, calme, sereine, ce jeu ignoble ?

…Elle aurait des rendez-vous et en sortirait pour reprendre, tranquille et souriante, sa place dans la famille ?…

…Et moi, je n’aurais pas la confiance de quelques jours d’espionnage ?… de quelques jours d’une surveillance active ?…

…Allons donc !…

…Les d’Anicet n’ont jamais capitulé.

…Ils ont toujours vaincu.

…Et moi, Jean, le capitaine Jean, je serais moins habile qu’une femme !

Le sourire qui erra sous la moustache noire comme du jais, sourire qu’accompagna un signe de tête impératif, indiqua une fermeté de résolution que rien ne ferait fléchir.

Près d’arriver, il ralentit son pas, s’efforça de reprendre une allure calme, une physionomie tranquille.

À aucun prix, il ne fallait pas, chez lui, qu’on surprit la souffrance endurée, la guerre sourdement ouverte.

Il essaya de se distraire avec les bibelots des devantures.

Il écouta, avec l’apparence d’un homme heureux, les boniments des camelots.

Il se procura des journaux.

Il acheta des fleurs que lui offrit, près de l’Élysée, une marchande au panier, de telle sorte que, lorsqu’il arriva rue d’Aguesseau, aucune trace de la lutte n’existait.

C’était un homme en pleine possession de soi, un homme résolu à observer habilement, patiemment, afin d’aller ensuite plus sûrement à l’attaque.

Le dîner réunit à la table de famille toute la maison, c’est-à-dire le jeune ménage d’Anicet, puis M. et Mme d’Hallon, père et mère de la jeune femme.

Les premiers habitaient le second étage de l’hôtel, tandis que les parents avaient pris le premier.

C’était l’unique changement que le mariage de leur fille unique avait amené dans la vie commune.

Les repas de midi et du soir se prenaient toujours chez les parents à la satisfaction de tous.

La conversation ne chôma pas.

De temps en temps, Jean jetait un regard furtif à Malcie.

Aucune gêne.

Aucun de ces malaises que subit la femme qui n’est pas complètement pervertie en face de celui qu’elle trompe.

Des sourires bons, tendres, affectueux.

Des câlineries même.

Aucun indice de rêveries.

Encore moins de ces irritations qu’occasionne la présence d’un autre que l’aimé.

Mais Jean était poursuivi par l’obsession qui le tyrannisait.

Il ne désarma pas.

— De quel côté as-tu dirigé tes pas, ce matin, chère amie ? demanda-t-il avec calme, comme une question non préméditée.

Elle évita de le regarder, eut une légère hésitation et répondit :

Je suis allée du côté du Bon Marché.

— À pied ?

— Mon Dieu, oui. Il fait une journée superbe.

— Au Bon Marché ? D’ici, si j’allais au Bon Marché, le plus court serait de me rendre aux quais et de prendre la rue du Bac.

…Est-ce cela ?

Ce n’était pas du tout l’itinéraire suivi par Malcie. Elle se troubla, mais répondit néanmoins :

— Oui.

— C’est loin, reprit-il très posément. Tu aurais pu prendre une voiture ou l’omnibus.

— À quoi bon, puisque j’avais le temps ?

— De jolie emplettes ?… interrogea-t-il encore.

— Aucune. J’ai vu beaucoup de choses, mais je n’ai rien choisi. Ce n’est pas toujours facile.

Leurs yeux se rencontrèrent.

Malcie crut voir dans son regard à lui, autre chose que la bonté, quelque chose qu’elle voulut retrouver, pour s’assurer : cela n’existait déjà plus.

Elle se troubla.

Dans un éclair de pensée, elle refit sa course du matin, revit Roger, entendit ses paroles, se rappela les siennes.

Pourquoi mentait-elle ?

Pourquoi cachait-elle cette démarche ?

Il lui aurait été si simple de dire qu’un hasard l’avait mise au courant de l’évènement dramatique du chemin de fer et qu’elle avait couru chez le blessé dont les journaux avaient parlé.

Jean eût trouvé cela naturel, puisque Malcie consacrait deux matinées par semaine à visiter les malheureux.

Et Jean aurait peut-être arrêté là son inquisition.

Pourquoi ne le fit-elle pas ?

Parce qu’elle ne connaissait pas ce « roman » promis et elle craignait de près ou de loin. Jean y entrât pour quelque chose.

Avant de parler, elle voulait savoir.

Hélas ! serait-elle la plus forte !… la plus habile !…

Aurait-elle l’astuce nécessaire pour se dissimuler longtemps ?…

Ne se perdrait-elle pas elle-même ?

— Pourquoi me demandes-tu cela, Jean ?

— Quoi donc ? si tu as fait des emplettes.

— Cela d’abord.

— Mais… pour rien… pour juger de ton bon goût.

Elle sourit, le regarda encore.

— Les messieurs n’aiment pas beaucoup les stations des dames dans les grands magasins.

— Ma chère amie, tu sais bien que là-dessus, je n’ai jamais contrecarré tes projets et que tu fais ce que tu veux,

— C’est vrai.

— Et toi, qu’as-tu fais ?

— Moi ? fit-il bonnement. L’explication sera vite donnée. Je suis parti d’ici pour Saint Germain-des-Prés.

Elle redressa la tête.

Le mouvement n’échappa pas au capitaine qui continua, affectant de regarder son assiette.

— Là, j’ai monté une partie de la rue de Rennes avec l’intention de me rendre chez le commandant Brisquet. Tout à coup, je me suis rappelé qu’il avait pour ce matin un rendez-vous. Alors cahin-caha, je suis revenu tout doucettement ici, comme un brave bourgeois content de vivre.

Malcie but un verre d’eau.

— Un moment même, continua l’officier toujours souriant, j’avais cru t’apercevoir d’un trottoir à un autre… Il m’avait semblé voir dans ta coiffure un petit toquet. Mais, tu sais, ça été une lueur… un tulle, une fleur qui passe… Je me suis certainement trompé.

Elle éprouva une gêne, mais la chance voulait qu’aucune rougeur ne la trahit.

Elle assura sa voix.

— Tu as pu me voir dans la rue de Rennes… dans le commencement de la rue de Rennes… J’y suis passée… Un de ces jours, j’avais vu du côté de la rue d’Assis des dentelles que je n’ai jamais pu retrouver.

Jean ne protesta pas, mais le rictus des lèvres ne lui avait pas échappé.

M. et Mme d’Hallon se mêlèrent à la conversation qui, en devenant générale, toucha à la banalité.

M. d’Hallon était ce qu’il est convenu d’appeler un brave homme.

Il avait aimé sa femme. Il adorait sa fille, raffolait de ses petits enfants et ne savait comment remercier son gendre du bonheur qu’il donnait à Malcie.

Mme Angèle d’Hallon ne ressemblait guère à son mari.

L’entente, dans le ménage, était sans doute, venue des concessions que Maxime avait faites.

C’était une femme impénétrable, un marbre, une créature impassible à qui jamais une parole irréfléchie n’avait échappée.

Et cela aussi bien à vingt ans qu’aujourd’hui à quarante-cinq ans sonnés.

Dans un salon, elle trônait par sa prestance, ses manières de grande dame, ses mots aimables, et, faut-il le dire, par l’eau bénite de cour dont elle savait asperger tous ceux qui passaient grands et petits, riches et humbles.

Active, elle sortait beaucoup, plaçant par-dessus tout ses devoirs mondains.

D’élan généreux, tendre, bon, on ne lui en connaissait pas. Tout paraissait chez elle, voulu, réfléchi.

Personne n’attendait de sa part de chaudes démonstrations. C’était autre chose qui paraissait incompatible à sa nature.

Elle avait dominé son mari qui s’était laissé faire, elle avait mené sa fille par le petit doigt jusqu’au jour de son mariage précipité par elle.

« Il est bon, disait-elle, de marier jeunes ses enfants. Ils ont le temps de voir grandir les leurs ».

Les cérémonies accomplies, elle avait eu le tact d’abandonner les rênes de son autoritarisme.

La paix régnait dans les deux maisons.

On se voyait aux heures des repas et on se séparait ensuite.

Jamais aucun sujet de discussion.

Ce jour-là le service s’activait.

— Et ce soir, que faisons-nous ? demanda Jean.

— Je sors avec les enfants, je rentre ensuite répondit Malcie.

— C’est tout ?

— Mais, oui, et toi ?

— Moi, je ne sais pas, je vais voir. Et vous papa ?

— Je suis comme vous, Jean, je ne sais pas. Je vais d’abord fumer un cigare, puis si je trouve quelque nouvelle exposition dans les journaux, je prends ma canne et je m’y rends.

Ils se levèrent.

Le jeune ménage remonta chez lui

La petite Colette, donnant la main à son père, faisait de grands efforts pour poser son petit pied sur le tapis des marches en même temps que son papa.

Il était fou de sa fille, Jean d’Anicet.

Malcie montait devant eux.

Jean la contemplait l’esprit flottant, inquiet.

Pouvait-on rester insensible devant une femme pareille.

Comme elle était belle !…

Comme il était fier que cette adorable créature soit la sienne !

Son cou aux lignes pures, son buste souple, ses bras ronds, potelés, firent courir un frisson de désir et de jalousie dans ses veines.

Oui, il y avait de tout cela dans ce soulèvement de lui-même.

Il la regarda entrer, fermer la porte, il recueillit le sourire enivrant de ses lèvres pourpres, et dès qu’ils furent dans le nid calfeutré, il ouvrit ses bras et l’attira si violemment contre lui que Malcie laissa échapper un petit cri.

Moins troublée, elle eut certainement senti battre le cœur de Jean sous l’uniforme.

— Dis donc, mère, est-ce que j’aurai un mari moi aussi, demanda la fillette.

— Certainement, mignonne.

— Un petit mari gentil comme papa ?

— Oui, ma chérie.

Malcie emmena sa fille dans le cabinet de toilette pour redresser le ruban bleu posé tout drôlement dans les cheveux de soie blonde.

Jean rentra dans son cabinet. Machinalement, ses yeux tombèrent sur le panneau de la cheminée décorée d’une panoplie. Des épées, des yatagans, des revolvers, en tout une dizaine.

Sa pensée travaillait toujours.

Il eut un geste du côté des armes.

— Une preuve ! une seule preuve !… Le nom du manant, et ça ne fera pas un pli ! Je n’ai pas pris des leçons d’armes pendant cinq ans pour aller tuer des loriots dans le bois de Meudon !… Au Bon Marché ?… Elle n’y a pas mis les pieds, au Bon Marché !… J’en mettrais la main au feu.

Longtemps il resta plongé dans ses réflexions. Tantôt il marchait de long en large d’un pas nerveux.

Tantôt assis devant sa haine, la tête dans ses mains, il cherchait à trouver des indices, des expressions, de ces choses qui reviennent à la mémoire dans les heures tragiques et qu’on est stupéfait de ne pas avoir remarquées plus tôt.

Malgré lui, il arrivait toujours à la même conclusion.

« Il y a quelque chose.

Et ce quelque chose, il voulait le découvrir avant même que rien n’ait éclaté.

Lui, la risée du régiment ?

Ah ! non !

Une demi-heure plus tard, il sonna,

Son valet de chambre arriva.

C’était un Breton qui avait vu grandir Jean. Celui-ci l’avait pris à son service au moment de son mariage.

D’un dévouement de chien, il se serait fait hacher plutôt que de désobliger son maître.

À l’office, on se tenait devant lui sur une certaine réserve.

On trouvait quelquefois sa présence gênante.

L’honnête serviteur avait l’air de ne pas comprendre.

Fulbert ?

— Monsieur.

— Où est madame ?

— Dans sa chambre avec Mlle Colette. La nounou vient de monter. On fait la toilette du petit monsieur et de la petite demoiselle.

— Écoute-moi.

Le vieux domestique regarda son maître. Il lui trouvait un air étrange, les traits étirés, un regard fixe qui n’étaient ni l’air ni le regard habituels du capitaine.

— Quand le courrier arrive, où porte-t-on la correspondance. Ici ou en bas.

— La plupart du temps, c’est moi qui la prend à la loge. Je dépose au premier les lettres du premier et je porte ici les lettre d’ici. C’est-il qu’il en manquerait une à monsieur ?

— Non. Es-tu sûr de la concierge ?

— Oui, monsieur. C’est une brave femme. Elle n’est pas capable d’un détournement. Pourquoi donc que monsieur le capitaine me fait ces questions ?

Jean se toucha le front.

Ses yeux étincelaient.

— Je le sais bien pourquoi !… Je me demande si je deviens fou !… J’ai toutes les idées dans le cerveau et je ne sais à laquelle m’arrêter… Fulbert, je compte sur toi. Je parle avec toi comme je ne le ferais pas avec un ami. Tu m’as élevé, tu as connu toutes mes joies, tu dois savoir toutes mes peines.

Le Breton fit un pas dans la direction de son maître. Bouleversé, il interrogea :

— Mais, alors, quoi donc qu’il y a ?

Les yeux de l’officier se fixaient.

— Il y a… Ah ! ça ne peut pas sortir de là, tellement ça me révolte…

…Après tout, je ne t’ai pas fait venir pour entendre des sornettes… Tu sauras… Je me demande, mon ami, si… ma femme…

Le regard des deux hommes se croisa.

Ils s’étaient compris.

— Tu as saisi, n’est-ce pas ?… Si ma femme n’a pas un amant !…

Fulbert aurait reçu une décharge électrique qu’il n’eut pas été secoué davantage.

Il voulut parler ; un son rauque sortit de sa gorge.

Il se remit pourtant.

— Oh ! ça, non !… non !… faut pas que M. Jean se mette ça dans la tête !

— Fulbert, je l’ai vue ce matin devant un bureau de poste lire une lettre. J’ai été mordu au cœur. Je veux détruire l’incendie avant qu’il éclate. Je veux le tuer, lui. Quant à elle…

Il s’arrêta.

…Quant à elle… je verrai !… La vengeance sera digne de son infamie !…

Fulbert était un peu remis.

— Bien, M. Jean, à dire vrai, moi, j’y crois pas. Écoutez, quand le soir vous n’êtes pas rentré à l’heure que vous retardez seulement de quelques minutes, ce qui peut arriver à tout le monde, pas ? v’là qu’il lui passe des blancheurs sur la peau que ça en fait pitié !… Si on sonne, madame saute comme un ressort sur son fauteuil et elle dit à la petite demoiselle :

— « Voilà papa, chérie ». Immédiatement, les roses lui reviennent sur les joues.

…Mâtin ! ça veut tout de même dire quelque chose, ça, ou en amour, je n’y connais rien.

…Maintenant, je vais vous lire une remarque que je me suis faite à part moi, souvent. Paris c’est Paris, pas ? À moins de suivre un homme ou une femme toute la journée, on ne peut pas savoir ous’qu’ils passent leur temps. Le mieux, c’est d’y aller de confiance, à moins de se mettre le sang à la torture comme je vois que vous faites.

M. Jean, faut pas en avoir de ces idées là.

— Tu en parles à ton aise, toi !

— Pas tant que ça ! Je vous assure que c’est plus d’une fois que je me suis fait des réflexions… Quant à madame, y a pas une plus belle femme.

…Vous êtes de mon avis, hein ? Et ma foi, c’est impossible, quand elle passe sur un trottoir, que les hommes ne la reluquent pas un peu !…

…C’est plus fort qu’on ne veut des fois qu’il y a !…

…Elle y répondre !… Pas de risque !

…Écoutez, monsieur Jean, faut pas être trop exigeant surtout dans ce coquin de Paris. Tenez, moi, je suis jaloux, je me connais. Chacun a ses défauts. Ben, on m’aurait coupé en deux que je ne me serais pas marié avec une Parisienne. Je me serais imaginé des histoires. Et ça m’aurait tourné, fichtre, comme ça vous tourne. Ces mâtines ! Lorsqu’elles passent à côté de vous, que ce soit une gente petite ouvrière ou une dame de la haute, c’est la même chose. Elles vous ont des manières, elles vous frôlent de leur coude qu’on dirait toujours… Vous comprenez, n’est-ce pas ? Plusieurs fois je me suis retourné. Dame ! on n’est pas en bois !

…Ben, non, rien ! Elles étaient déjà loin.

… « Cré nom, que je me disais, c’est rien que bon pour te faire damner ».

— Ton raisonnement a du bon. N’empêche que lorsque cela touche de près on ne raisonne pas facilement. Enfin, tu es sûr des lettres ?

— Oh ! bien sûr.

— À partir d’aujourd’hui, tu ne les remettras qu’à moi, entends-tu. En sortant, je vais dire à la loge que toute la correspondance devra t’être remise.

…Maintenant, j’aurais peut-être un service plus délicat à te demander. J’ai besoin d’y réfléchir un jour ou deux. Cela va dépendre des évènements. Je t’avertis que je les précipiterai, car je ne veux pas, non, je ne veux pas vivre de cette fièvre, je deviendrais fou.

…J’ai mon ordonnance. Mais c’est une moule incapable de faire un pas habilement.

… C’est sur toi que je compte.

— Je suis dévoué à monsieur corps et âme, nuit et jour.

— Je le sais, mon brave Fulbert. La confidence que je te fais prouve que je sais le reconnaître.

— Monsieur Jean fera bien de ne rien laisser voir à madame, monsieur lui ferait du mal et de ces maladies je crois qu’on n’en guérit pas facilement.

— Je serai fort… Je suis très fort quand je veux. Je l’ai été au déjeuner, je t’en réponds.

— Le fait est que je n’aurais jamais cru que monsieur avait ce tourment-là.

Comme tous les jours, Malcie sortit avec ses enfants.

Jean la laissa partir.

Il descendit quelques minutes après elle et s’arrêta chez la concierge.

— Madame, dit-il, d’un ton bref, je désire que toutes les lettres de ma maison soient remises à Fulbert, mon valet de chambre, qui me les donnera à moi-même. Quand je dis toutes, je ne fais pas d’exception. Un manquement à cet ordre serait votre congé. Vous voudrez bien ne pas oublier ma recommandation.

Le ton était significatif.

Mme Mulet se contenta de répondre affirmativement.

En songeant aux deux lettres arrivées quelques jours auparavant, elle se dit :

Est-ce qu’il y aurait grabuge dans le ménage du capitaine ?…

Comme la place était bonne, les étrennes généreuses, la besogne de peu d’importance, Mme Mulet prit la résolution de remplir à la lettre l’ordre du maître.

Si la nuit porte quelquefois conseil, elle ne calma pas Jean d’Anicet.

Il réfléchit et la réflexion lui suggéra que si Malcie avait des rendez-vous, ce devait être le matin.

Dès sa toilette achevée, il appela le Breton.

— Écoute-moi et, surtout, comprends-moi bien… Si Mme d’Anicet sort, ce matin, tu la suivras.

— Monsieur….

— Pas d’objection. Tu la-suivras en fiacre, même si elle va à pied.

…Tu diras au cocher : « Suivez cette dame… À l’heure… Bon pourboire ».

…Tu paieras sans chipoter. Je veux que tu puisses me donner le numéro de chaque maison où elle sera allée…

…Ne t’inquiète pas de ton service. L’après-midi sera là. Compris, n’est-ce pas ?

…C’est une besogne malpropre que je te fais accomplir. Je ne veux pas mettre un tiers dans une affaire de ce genre. Suis-la depuis sa sortie jusqu’à son retour. Est-ce compris ?

Fulbert baissait la tête.

— Je sais que, pour toi, ce n’est pas très agréable. Tu fais ce que je te commande. Tu n’as à t’occuper de rien autre. Si cela te répugne, dis-le. Je me rends à l’instant dans une de ces agences où, en payant largement, je trouverai dix limiers pour exécuter ce que je désire.

— Oh ! monsieur Jean, ne mettez pas le public là-dedans. Croyez-moi.
« Dis-donc, mère, est-ce que j’aurai un mari, moi aussi ? »

— Alors, tu agis ?

— C’est embêtant tout de même.

— Oui ou non ?

— Puisque vous l’exigez, faut tout de même que je m’exécute… J’aimerais mieux. Jean fit un pas.

— Encore une fois, accomplis-tu ma volonté ?

— Est-ce que ça presse tant que ça

— Il faut commencer ce matin même.

— Dame, puisque vous l’exigez, je suis obligé de me soumettre…