Sanguis martyrum/Quatrième partie/III

Mame (p. 222-249).

III

CYPRIEN AU CHAMP DE SEXTIUS

Aiguillonné par la crainte de ne plus trouver Cyprien vivant, Cécilius, forçant les étapes, avait parcouru en quatre jours et une nuit le trajet de Cirta à Carthage. Trophime l’accompagnait. Ils étaient partis à cheval pour aller plus vite. Les esclaves, envoyés en avant par l’écuyer, les attendaient, avec des montures fraîches, aux relais importants du parcours.

Il était environ la neuvième heure lorsqu’ils arrivèrent en vue de l’aqueduc monumental qui amenait l’eau du Zaghouan jusqu’à la péninsule carthaginoise. À cette époque de l’année, vers les ides de septembre, le soleil commence tôt à décliner. Afin de profiter du jour finissant, car on risquait de s’égarer dans le dédale des petits chemins qui sillonnaient la banlieue, Cécilius décida qu’on éviterait d’entrer en ville. Par une traverse qui rejoignait la route d’Utique, on irait directement à la villa des Jardins où Cyprien devait se trouver encore.

Ils eurent beaucoup de peine à la découvrir, le quartier ayant été complètement bouleversé depuis le temps que Cécilius n’était revenu à Carthage. Comme ils appréhendaient les pires événements, ils ne furent pas trop étonnés lorsqu’ils constatèrent que la maison et les alentours étaient gardés militairement. En vain les voyageurs essayèrent-ils d’interroger les soldats de police qui discrètement faisaient le guet autour du jardin, ceux-ci se retranchant derrière leur consigne refusaient de répondre. Finalement Trophime, ayant avisé dans un enclos, à quelque distance de la route, un vieux jardinier qui chargeait des légumes sur son âne, réussit à en obtenir quelques renseignements : « On venait d’arrêter à l’instant même Thascius Cyprien, l’évêque des chrétiens. Cela s’était passé sans bruit. Dans ces parages peu fréquentés, personne ne s’en était douté. Pourtant lui, le vieux, il avait aperçu quelques soldats embusqués mystérieusement autour de la villa. Puis deux officiers proconsulaires arrivés en voiture couverte étaient descendus devant le portail. Quelques instants plus tard, ils repartaient en compagnie de l’évêque. Ils l’avaient fait asseoir dans la voiture entre eux deux, sans lui mettre les menottes, et même ils lui témoignaient beaucoup de respect. D’après ce qu’il avait cru comprendre en écoutant les propos des soldats, les officiers étaient venus surprendre Cyprien dans sa maison pour le conduire de là au prétoire, où il serait jugé par le clarissime seigneur Galerius Maximus, proconsul d’Afrique. Tout cela s’était accompli avec une extrême célérité et si peu de tapage, que les serviteurs eux-mêmes n’avaient soupçonné le guet-apens qu’après le départ de leur maître. Immédiatement, la voiture s’était dirigée du côté de Mégara… »

Cécilius, d’abord, ne fit pas attention aux dernières paroles du jardinier. Il ne comprit que ceci, c’est que le proconsul, redoutant le scandale d’une telle arrestation, et, néanmoins soucieux d’exécuter les prescriptions du rescrit impérial, s’efforçait d’étouffer cette affaire. Peut-être avait-il peur de provoquer des émeutes, Cyprien étant très populaire même parmi les païens. Et puis enfin, il était une des illustrations de la ville. Galerius devait savoir par expérience combien les Africains sont ombrageux et qu’on ne touche pas impunément à leurs gloires municipales. Sans doute, il voulait essayer de la persuasion, sauver Cyprien, grâce à une équivoque tacitement consentie de part et d’autre, afin d’ôter tout prétexte aux manifestations. Ou bien, si l’évêque s’obstinait dans son refus de sacrifier, il tenterait d’escamoter la procédure comme l’exécution : il le ferait mettre à mort clandestinement… Et c’est sans doute pourquoi la voiture avait pris le chemin de Mégara : ce grand circuit par les quartiers suburbains ne tendait qu’à dépister les conjectures des fidèles. On introduirait Cyprien dans Carthage en suivant des voies détournées. Ce qu’il y avait de sûr, en tout cas, c’est qu’en ce moment même, l’évêque était conduit sous escorte au prétoire. C’était donc au palais proconsulaire qu’il fallait courir au plus vite !

Par la grande voie des Mappales, il s’achemina au galop vers l’Acropole de Byrsa, que couronnait la masse imposante du palais. Trophime suivait toujours à distance. En passant devant l’amphithéâtre, il constata aux abords de l’énorme édifice une animation insolite. Sous les arcades se pressait une foule oisive et parée comme pour un jour de solennité religieuse… Est-ce que l’on y donnait des jeux ? Cécilius trembla en se rappelant le cri furieux, si souvent poussé sur ces gradins par la populace de Carthage : « Cyprien aux lions !… » Mais, tout à coup, il se souvint que c’était la fête des Vendanges. Et alors, les intentions du proconsul lui apparurent de plus en plus claires. C’est à dessein que Galerius Maximus avait choisi ce jour-là pour l’arrestation de l’évêque : l’incident serait noyé dans le tumulte des réjouissances. En effet, ces bacchanales de septembre étaient une des fêtes les plus chères aux Carthaginois. Elles mêlaient aux citadins les gens de la campagne. Bruyantes et désordonnées, elles dégénéraient tout de suite en orgie. A mesure que Cécilius avançait vers Byrsa, la foule en liesse devenait plus compacte. A Byrsa même, sur la place entourée de portiques, qui précédait le temple d’Esculape, il y avait un tel concours de peuple que les deux cavaliers durent mettre pied à terre. Difficilement, ils se frayèrent un passage jusqu’au palais proconsulaire qui formait un des côtés du parvis. Tout le long de la façade, les galeries couvertes étaient encombrées de curieux, massés là pour voir le défilé de la procession et la mascarade des vendanges.

Une sentinelle du palais apprit à Cécilius que le proconsul était absent. Indisposé, il se trouvait à sa maison de campagne, au bord de la mer, de l’autre côté de Mégara, dans le quartier qu’on appelait le Champ de Sextius. A cette nouvelle, une atroce angoisse étreignit le voyageur. Il vit nettement Cyprien agenouillé dans la poussière du Champ de Sextius pour recevoir le coup de la mort. Ainsi tout confirmait ses présomptions tragiques : tandis que le peuple s’amusait, Galerius, à petit bruit, sur quelque place déserte de la banlieue, dans quelque recoin obscur de sa villa, faisait trancher la tête à Cyprien !… Éperdu, talonné par une hâte fébrile, il sauta précipitamment sur son cheval, tenta de franchir le cordon de troupes qui maintenait la cohue des spectateurs, pour se lancer sur la route de Mégara. Des badauds bousculés l’injurièrent. Un dizenier lui intima l’ordre de s’arrêter. Force lui fut de s’immobiliser au milieu de la foule. Un supplice intolérable commença pour lui. Cerné par ces flots humains qui, de toutes parts, l’empêchaient de fuir, il dut assister jusqu’au bout, et sans perdre le plus petit détail du spectacle, à cette mascarade orgiastique, à cette fête du Vin, qui déchaînait sur Carthage un véritable vent de folie et qui, pendant près d’une semaine, plongeait la ville dans une ivresse interminable et crapuleuse.

Soudain, la mélodie aigrelette des flûtes déchira l’air, les grondements sourds des tambourins se répercutèrent sous les portiques. Toutes les têtes se tournèrent vers l’escalier monumental qui, au bout du parvis, descendait sur la rue de la Santé et faisait communiquer Byrsa avec les bas quartiers de la ville. Des clameurs de soulagement s’élevèrent après cette longue attente, puis des cris aigus, des rires, des huées. Derrière les musiciens, énorme, gesticulant et bariolé, se déroulait tout un cortège de figures grotesques et monstrueuses : des silènes aux têtes démesurées, aussi volumineuses que le reste du corps et dont les chevelures et les barbes pendantes traînaient jusqu’à terre ; des hommes-poissons avec des nageoires, des mufles et des gueules de bête marine ; des nains portant collés sur leurs visages des masques de plâtre d’une laideur horrifiante, aux narines épatées et aux lèvres épaisses comme celles des nègres ; d’autres ayant des anneaux passés dans leurs oreilles trop larges, dans leurs gros nez renflés en tubercules, le rictus de travers, la peau du front et des joues zébrées par des tatouages, des balafres et des entailles saignantes ; — des Sciopodes, espèce de pygmées qui sautaient sur une jambe et qui, redressant l’autre terminée par un pied hyperbolique, affectaient de s’en servir comme d’une ombrelle. Puis venait, en une folle bigarrure de costumes, la mêlée hurlante et grouillante des gens qui s’étaient travestis à l’occasion de la fête, ceux-ci uniquement par plaisir, ceux-là pour s’acquitter d’un vœu fait à Bacchus.

Il y avait des soldats avec la casaque et le baudrier, des chasseurs l’épieu à la main, le poignard passé dans la ceinture, prenant des airs farouches et cambrant leur taille sous la chlamyde courte. D’autres s’étaient déguisés en femmes, en gladiateurs, en magistrats. Ils s’avançaient précédés par les faisceaux, la mine avantageuse et se carrant sous leurs laticlaves à bordure de pourpre. Les mollets serrés dans des cnémides de cuir ou de métal, ils brandissaient des épées ou des boucliers ronds, en faisant rouler leurs biceps, comme les rétiaires ou les mirmillons de l’amphithéâtre, ou bien chaussés de brodequins dorés, en robe de soie lâche et ramagée de couleurs vives, la poitrine couverte de bijoux, la tête surchargée de tout un échafaudage de cheveux postiches, l’éventail à la main, ils affectaient la démarche onduleuse et molle des courtisanes, ou ils minaudaient comme les dames élégantes. Pêle-mêle des paysans les suivaient, des oiseleurs tenant des filets et des roseaux enduits de glu, des pêcheurs en chapeau de paille, avec leurs lignes, leurs panetières et leurs hameçons. La foule applaudissait les déguisements qui lui semblaient les plus ingénieux. En revanche, elle conspuait ou criblait de ses railleries les costumes déplaisants, les silhouettes impopulaires. Des quolibets, puis des injures, des cris menaçants accueillirent des individus qui marchaient pieds nus dans des sandales grossières et qui étalaient la barbe de bouc des philosophes, le bâton, le manteau troué et la besace. Mais on salua d’acclamations frénétiques une guenon apprivoisée, coiffée d’une mitre phrygienne, qui se trémoussait dans des pantalons flottants à la mode asiatique et qui tendait une pomme d’or, pour singer Pâris entre les trois déesses. Cela devint du délire quand on vit surgir, par-dessus les têtes, dans une chaise à porteurs roulant sur les épaules de superbes Liburniens, une ourse affublée en matrone, un mouchoir dans une patte et un parasol dans l’autre.

La clameur s’apaisa, puis reprit de plus belle au passage du dieu lui-même environné de son thiase. Travesti comme ses fidèles, l’indolent Bacchus était vêtu d’une robe de soie jaune, serrée très haut sous les aisselles, et, par un contraste cherché, il exhibait sur ses épaules la peau de lion et la massue d’Hercule. Comme toujours, le vieux Silène, à califourchon sur son âne, escortait le maître fanfaron. Immédiatement après eux, c’était la horde bruyante et fanatique des initiés, qui se livraient à toute espèce de contorsions, en agitant des thyrses et des nébrides. Certains faisaient mine de se jeter sur les spectateurs pour les détrousser ou les rouer de coups. D’autres poursuivaient les femmes apeurées, en tordant dans leurs mains des paquets de couleuvres. D’autres, qui tournaient indéfiniment sur eux-mêmes, poussaient un hurlement continu, épouvantable, comme un hurlement de bête fauve. D’autres s’affaissaient, roulaient sur le sol, les yeux hagards, l’écume à la bouche. Et ils brandissaient des encensoirs, décrivaient des cercles de feu avec des cierges et des torches, cognaient sur des tambourins, entre-choquaient des sistres et des cymbales. Le vacarme devenait démoniaque et assourdissant, lorsqu’une poussée de la foule se produisit du côté de l’escalier monumental. Accrochés aux chapiteaux des colonnes, des hommes crièrent. Le cri se propagea de bouche en bouche :

« Les Dieux !… voici les Dieux !… »

Avec la foule Cécilius tourna la tête. Du haut de son cheval, entre les arcades des portiques ouverts sur l’espace, il dominait tout le réseau des avenues qui se coupaient à angle droit autour du Forum. Dans la direction des ports, un spectacle étrange fascinait la multitude. Cela semblait sortir de la mer, inerte et plombée sous un ciel nuageux, que l’approche du crépuscule rendait plus vague encore, entre la montagne à double corne et la chaîne des monts aux sommets coniques qui enserre la courbe du golfe. C’était quelque chose de gigantesque, de comique et d’un peu effrayant. Bientôt on distingua des mannequins en marche qui représentaient des divinités. Les premiers escaladaient déjà les rampes du grand escalier, tandis que la queue du cortège longeait encore les quais du Cothon. Brusquement on vit se dresser à l’entrée du parvis, émergeant lentement de l’escalier, une tête de vache emmanchée d’un corps de femme que drapait un manteau d’azur semé d’étoiles. C’était la Vierge Céleste, la grande divinité de Carthage, qui, pour faire honneur à Liber, daignait suivre son thiase, en compagnie de tous les dieux d’Orient et d’Occident, ceux de Phénicie, de Libye et d’Égypte, comme ceux de Rome et d’Afrique. Leurs têtes d’animaux, aux gros yeux stupides, atteignaient les premiers étages et les terrasses des maisons basses. Ils se courbaient pour passer sous les arcs de triomphe, avaient l’air d’enjamber les édicules et les colonnades des places publiques et ils s’avançaient lentement d’un mouvement automatique et burlesque, élevant au-dessus des fronts inclinés un masque bestial de taureau, de chien, de cheval et de bélier. Le défilé couvrait toute la distance de Byrsa au quartier des ports. Il en venait sans cesse. Ils semblaient émerger du rivage et des profondeurs nébuleuses de la mer. Et l’on aurait dit une résurrection de ces monstres fabuleux, — Géants, Titans et Hécatonchyres, — qui naissaient des eaux marines et du limon de la terre, au lendemain du déluge…

Quand ce fut fini, à la nuit tombante, et que les routes conduisant à Mégara redevinrent libres, Cécilius, qui chevauchait, bride abattue, vers la villa du proconsul, aperçut longtemps à l’horizon les silhouettes colossales des mannequins sacrés, ondulant par-dessus les arbres et les toits des faubourgs. La pensée ardemment tendue vers celui qui allait mourir, il croyait voir tous les dieux de l’Afrique, depuis les Cataractes jusqu’aux colonnes d’Hercule, se lever en une ruée confuse et furibonde, pour accabler l’athlète du Christ.


Au Champ de Sextius, il dut rebrousser chemin encore une fois : Cyprien n’était plus là. Un strator de l’office proconsulaire, circonvenu à prix d’argent par Trophime, se décida à lui avouer que Galerius, toujours indisposé, n’avait pu interroger l’évêque des chrétiens. « L’interrogatoire était renvoyé au lendemain. En attendant, l’inculpé serait gardé par un officier de l’état-major qui l’avait emmené à Carthage dans sa maison, rue de Saturne, entre la rue de Vénus et la rue de la Santé. Il y passerait la nuit, plutôt comme un hôte que comme un prévenu. »

Par un brusque revirement, ces explications fortifièrent de nouveau Cécilius dans sa conviction première que Galerius Maximus désirait sauver Cyprien. Sûrement, son indisposition était feinte. Il remettait l’affaire au lendemain, sans doute parce qu’il voulait lui laisser le temps de réfléchir au cas où celui-ci ne se déciderait point à se dérober. Car, en ne lui imposant que cette détention courtoise, et en quelque sorte bénévole, sans autre surveillance que celle d’un fonctionnaire très déférent, il suggérait évidemment à l’évêque et à son entourage l’idée d’une fuite, qu’il souhaitait secrètement… Mais comment Cécilius n’avait-il pas rencontré l’officier et Cyprien dans la voiture qui les ramenait à Carthage ? Probablement, afin de ne pas attirer l’attention de la foule qui se portait du côté des Mappales à la suite de la mascarade des vendanges, on avait fait passer l’attelage par la corniche qui surplombe la mer et par les faubourgs maritimes…

Cependant le mystère de cette arrestation si soigneusement cachée avait dû se trahir déjà. Si tout était tranquille dans le quartier des riches, celui des villas et des jardins, Cécilius constata une agitation croissante à mesure qu’il se rapprochait de l’Acropole. Des attroupements se multipliaient. A l’entrée de la rue de Saturne, il lui fallut descendre de cheval, tellement l’affluence du populaire rendait le passage difficile. Devant la maison de l’officier, la rue était barrée par les gens qui stationnaient. En face, la foule avait envahi le portique du temple de Saturne. Beaucoup s’apprêtaient à passer la nuit sous les arcades, autour de la fontaine jaillissante, dont les vasques superposées rafraîchissaient l’air. Certains avaient apporté des coussins et des couvertures. Il y avait là des familles entières, avec les enfants et les serviteurs. Des marchands ambulants disposaient déjà leurs éventaires éclairés par de petites bougies, pâtissiers, vendeurs de boissons fraîches, vendeurs de boudins et de viandes cuites. Quelques soldats de police surveillaient ce rassemblement. Ils auraient bien voulu disperser les manifestants, mais les duumvirs redoutaient une émeute encore plus que le proconsul. D’ailleurs, la foule était paisible, même recueillie. C’était comme une vigile de la Passion dans une église. Un deuil pesait sur toutes les âmes. La nuit elle-même était lourde, orageuse comme d’habitude en Afrique à cette époque de l’année. On se dissolvait dans une atmosphère de bain tiède, une humidité, une moiteur alanguissante. Cécilius en fit la remarque : la nature, elle aussi, semblait de connivence avec le proconsul pour amollir le courage du martyr.

Dans le vestibule du logis, il se heurta à l’obstination inflexible du portier, qui avait reçu l’ordre de ne plus laisser entrer personne. Devant l’insistance du visiteur, il finit par faire appeler de l’intérieur le diacre Pontius, qui, ayant reconnu tout de suite son hôte de Cirta, s’empressa de le conduire auprès de Cyprien.

Il y avait beaucoup de monde dans l’étroite cour du logis où se tenait l’évêque. Les artisans et les gens du peuple surtout étaient nombreux. Ils se pressaient autour du banc où Cyprien était assis près d’une fausse grotte en albâtre et en stuc. Des mains pieuses avaient drapé ce banc comme un siège épiscopal. L’évêque semblait là dans sa propre maison. L’officier, par courtoisie, évitait de se montrer. C’est à peine si, de temps en temps, un esclave, une servante curieuse entre-bâillait une porte ou soulevait une tenture, pour épier la scène et dévisager ceux qui entraient. Dès qu’il aperçut Cécilius devant qui les groupes s’écartaient, Cyprien se leva. Ses traits étaient reposés et souriants. Sa grave figure de magistrat romain avait sa sérénité habituelle. Il ouvrit ses bras à son ami en lui disant :

« Frère bien-aimé, ta venue me cause une grande joie. Mais, tu le sais, ce n’est pas ici, c’est ailleurs que je t’attends ! »

Et, lui ayant donné le baiser, il prononça d’une voix plus basse :

« Que la paix soit avec toi ! »

Le ton de l’évêque était à dessein impersonnel, sacerdotal. Ses mains quittèrent les épaules de Cécilius et il se retira doucement de lui, comme pour lui signifier que ce n’était plus l’ami qui lui parlait, mais l’évêque, le père commun du troupeau. Celui-ci le sentit immédiatement, et, pour son affection tout égoïste et jalouse, ce fut d’abord une douloureuse blessure. On lui prenait son ami. Il ne pourrait pas lui confesser le trouble et les remords de son âme, le consulter pour lui-même, l’entretenir de Birzil enfin. Il détestait ces hommes, ces étrangers, ces inconnus qui lui disputaient les dernières paroles et les derniers instants de son plus cher compagnon de jeunesse. Mais n’avaient-ils pas des droits, eux aussi ? Ils étaient l’Église de Carthage, représentée auprès de son évêque par toute espèce de délégations, depuis la domesticité particulière du prélat et les plus humbles corporations d’artisans, jusqu’aux notables de la ville.

Delphin, le cubiculaire, se trouvait là, auprès de son maître, avec Mâtha, le chef des écuries, Migginn, le cuisinier, Célérinus, le secrétaire. Outre Jader, le maître muletier, qui d’habitude accompagnait Cyprien dans ses continuels voyages, et qui était un des plus considérés parmi les anciens de l’Église, outre Nartzal et Bos, ses deux serviteurs, une foule de petites gens étaient venus : des cordonniers, des tapissiers, des matelots, des pêcheurs, des fabricants de pâtes sèches. Et avec eux, se coudoyant en toute simplicité, des rhéteurs, des grammairiens, des avocats, un procurateur des domaines impériaux, des changeurs et des banquiers, à la tête desquels était Straton le Syrien, le plus riche des financiers de Carthage. Tous ces hommes se connaissaient, échangeaient en entrant le baiser fraternel, comme s’ils avaient à cœur de justifier le grief courant des païens contre eux : « Voyez comme ils s’aiment ! » Tout, dans leur attitude réciproque et dans leurs propos, annonçait une communauté fortement constituée, une solidarité à toute épreuve, une assistance mutuelle toujours prête, et, dans tout le corps de l’Église, une circulation continue de charité. Les services et les bienfaits matériels ne faisaient que traduire cette unanimité spirituelle.

Cependant, malgré cette égalité effective, le poids des persécutions retombait plus particulièrement sur les hommes sans naissance, les artisans et les misérables. Ils auraient bien voulu que Cyprien, en se dérobant au martyre, les affranchît par son exemple de cette dure nécessité, qu’il leur enseignât le moyen de satisfaire aux exigences du pouvoir sans renier leur foi. Du moins, ils l’adjuraient de fuir, puisque c’était possible et que les autorités elles-mêmes semblaient s’y prêter. Agenouillés devant l’évêque, ils se serraient autour de lui, le touchaient de leurs mains suppliantes, essayaient de le fléchir en l’attendrissant sur son propre sort. Jader, qui avait subi la flagellation sous Dèce et qui jouissait d’une grande considération parmi les fidèles, se montrait plus pressant que les autres. Il disait de sa grosse voix rauque qu’il essayait d’adoucir :

« Père saint, nous sommes venus pour te voir une dernière fois, mais nous voudrions te sauver ! Nous savons que tu refuses. Je t’en prie, nous t’en prions, garde-toi pour nous ! Nous avons besoin de toi ! Les païens eux-mêmes te demandent de te sauver !

– Oui, dit Cyprien, ils sont venus me trouver lorsque j’étais encore à Curube. Mes vieux amis, Publicola de Carpi, Liberalis d’Hadrumète, voulaient me faire évader. Ils me proposaient l’hospitalité dans leurs domaines. Ces jours-ci encore, quand j’arrivai aux Jardins, ils renouvelèrent leurs instances… »

Straton le banquier crut devoir intervenir au nom de ses collègues :

« Si tu le veux, Père, nous t’offrons l’argent pour le voyage. La voiture, les chevaux sont prêts. Tu n’as qu’à consentir : il est encore temps ! »

Des voix s’élevèrent parmi les artisans :

« Consens, Père très saint, nous t’en conjurons : sauve-toi ! sauve-nous !… par la charité du Christ !

– Tu entends ce qu’ils disent ? fit Cécilius en regardant son ami avec un air de tendre reproche.

– Non ! prononça l’évêque, je ne me sauverai pas, — ou plutôt je me sauverai pour l’éternité. Si je déserte le combat, d’autres m’imiteront. L’Église, trahie par ses chefs, sera vaincue. D’ailleurs pourquoi pleurez-vous sur moi ? Je ne marche pas à la mort, mais au triomphe… »

On l’écoutait plus religieusement encore que lorsqu’il parlait dans l’église. On savait que les dernières paroles des confesseurs leur sont directement inspirées par l’Esprit-Saint. Et, Cyprien lui-même avait maintes fois répété que son ambition la plus chère était de mourir en prêchant son peuple. Il reprit :

« Mon vénéré collègue, le pape Sixtus, vient de me frayer la route. J’apprends de Rome qu’il a été frappé par le bourreau sur sa chaire pontificale, dans la crypte du cimetière où il annonçait la parole de Dieu… »

Et, comme un frémissement d’horreur et d’indignation parcourait les rangs de l’assistance, il ajouta de sa voix calme :

« Sixtus a bien travaillé pour l’Église. Je suis heureux qu’il ait couronné une administration si intègre et si sage par une fin si honorable… Mais comprenons bien la leçon qu’il nous donne. Ne prenons pas prétexte de son martyre pour braver les Gentils. Le pape Sixtus a résisté à un pouvoir injuste, il ne l’a pas provoqué. Car il faut que je vous le redise encore, frères bien-aimés, nous devons confesser le Christ, mais non le professer avec ostentation. Évitons le faste des discours et des attitudes. Pas d’enflure tragique. Pas de tumulte surtout. Nous ne sommes point des séditieux. Nous devons rendre à César ce qui appartient à César. Nous acceptons César, nous acceptons l’Empire. Ce que nous ne voulons pas, ce sont leurs mœurs et leurs dieux. Quand ils auront abandonné leurs dieux, leurs mœurs changeront. Nous ne venons pas bouleverser l’Empire, ni sa politique, ni les conditions des citoyens. Les Gentils nous accusent d’être des fauteurs de désordre, parce que certains d’entre nous affranchissent en masse leurs esclaves. Sans doute c’est une pieuse pensée que de donner la liberté à de bons serviteurs, mais encore faut-il que ceux-ci en soient dignes. Il importe principalement qu’ils soient assurés de ne pas mourir de faim hors de votre maison. Que cette coutume ne devienne pas pour vous un prétexte de vous soustraire au premier de tous vos devoirs, la charité envers votre prochain pour l’amour de Dieu. Comme pères de familles, vous avez à votre charge les corps aussi bien que les âmes des vôtres… Ne l’oubliez pas !… »

Honoratus le rhéteur secouait la tête en écoutant Cyprien :

« A quoi bon, dit-il, nous préoccuper de toutes ces choses, — de l’Empire, de nos cités, de nos maisons et de nos biens ! La fin du monde est proche, tout cela va passer !

– Oui, reprit l’évêque, les signes précurseurs, tels qu’ils ont été prédits, paraissent annoncer l’approche du Juge. Les famines, les pestes, les tremblements de terre, les nations dressées les unes contre les autres, les Barbares aux portes, la guerre épuisant et désolant le monde entier, — toutes ces calamités, nous les souffrons aujourd’hui. Mais, en réalité, nous ne savons ni l’heure ni l’instant. Et même, si le jour de colère est imminent, il ne faut pas que la trompette de l’Ange ne convoque autour du Tribunal que des morts ou des infidèles. Il faut que nous entretenions ici-bas la race des Justes. Et c’est pourquoi vous devez vivre !… »

En disant ces mots, l’évêque se tourna vers les artisans et les misérables :

« Vous ne devez pas courir à la mort, mais y marcher d’un pas ferme, quand il vous est impossible de l’éviter. Le but du chrétien, ce n’est pas la mort, mais la vie, — la Vie éternelle. Vous ne devez rejeter cette vie mortelle que si elle vous empêche de gagner l’autre ! »

Quelques exaltés se méprirent sur le sens de ces paroles et, croyant que Cyprien blâmait la confession publique, firent entendre un léger murmure. Il les calma du geste :

« Je connais, dit-il, votre généreuse ardeur, votre impatience de gagner la couronne. Et pourtant, frères très aimés, laissez-moi vous le dire : le premier degré dans la vertu, c’est de confesser Notre-Seigneur, quand nous sommes pris à cause de notre foi. Le second, c’est de nous mettre à l’abri des persécuteurs et de nous réserver pour ce qu’il plaira à Dieu d’exiger de nous. »

De tels conseils, dans la bouche d’un homme qui n’avait jamais cessé de conformer sa conduite à ses discours, prenaient une autorité singulière. Et cette exhortation à la prudence, lancée par un martyr qui allait mourir volontairement pour sa foi, atteignait à une sublimité si émouvante que des larmes montaient aux yeux des auditeurs.

Cependant Delphin le cubiculaire, qui s’était approché discrètement de l’évêque, l’avertit à mi-voix que le repas était prêt : il conjurait son maître de prendre un peu de nourriture.

« C’est vrai, s’exclama Cyprien, je l’avais oublié !… Mes très chers, voici l’heure de rentrer dans vos maisons et de réparer vos forces. Prenez votre repas, puisque c’est la loi des créatures, et, demain, comme d’habitude, retournez à vos affaires… Je vous le répète une dernière fois : ne vous livrez pas ! Attendez qu’on vous arrête ou qu’on vous dénonce. Alors l’Esprit divin vous inspirera. Il n’est jamais avare de ses lumières. Si votre tour doit venir, il viendra.… Et maintenant, allez ! Pas de tumulte surtout. Dites à ceux qui sont dehors de rentrer chez eux sans bruit !… »

Un grand cri déchirant répondit à l’adieu du martyr : « Salut, Père !… Souviens-toi de nous !

– Porte-toi bien dans le Seigneur !

– Père, ne nous oublie pas ! »

Les artisans qui se serraient de plus en plus autour de Cyprien, semblaient vouloir l’emprisonner dans leur affection, lui faire un rempart de leurs corps. Des femmes prosternées baisaient avec ardeur le bas de sa dalmatique. Beaucoup sanglotaient :

« Excuse-nous, Père, nous ne pleurons pas de chagrin, mais de joie !…

– Mes très chers, dit l’évêque, je ne puis pas vous embrasser tous : j’embrasse pour vous Jader comme le plus ancien de l’Église… »

L’homme rude, ses yeux farouches voilés de pleurs, sous la broussaille hirsute des sourcils, s’avança pour recevoir de l’évêque le baiser fraternel. A cette vue, les protestations d’amour reprirent avec une ferveur délirante :

« Salut, Père !

– Ne nous oublie pas !

– Souviens-toi de nous au moment de ton sacrifice ! »

Quelques-uns jetaient leurs noms, afin d’être plus sûrs de participer à la gloire du martyr, d’être avec lui, pour une petite part, dans son triomphe tout proche.

« Mes bien-aimés, dit Cyprien en les congédiant, c’est à vous de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur… »

Les gens du peuple, les artisans s’en allaient lentement, comme à regret. Les banquiers eux-mêmes partirent. Il ne resta plus qu’une douzaine de personnes qui étaient des domestiques ou les amis les plus intimes de l’évêque. Alors Cécilius, croyant le moment propice, essaya de prendre à part Cyprien :

« Je t’en prie, dit-il, écoute-moi !

– Tu vois ces hommes, dit l’évêque en montrant la foule qui s’écoulait, je leur appartiens, ce sont mes brebis, mais toi, je t’ai pris dans mon cœur. »

Et, ayant dit cela, il fit mine de revenir vers le groupe qui demeurait.

« Ah ! Cyprien ! protesta douloureusement Cécilius, est-ce que tu m’abandonnes ? Est-ce là la foi promise ? Te souviens-tu de ce matin radieux sur la route de la nécropole ?…

– C’était l’actuel triomphe annoncé d’avance ! Comme ce matin-là, tu seras de moitié avec moi dans la gloire ! Je te l’ai dit : je t’attends !

– J’en suis indigne, » dit Cécilius.

Il aurait voulu pouvoir parler, confier à l’ami tous les regrets, toutes les inquiétudes et toutes les hésitations qui oppressaient son âme. Il sentait que Cyprien n’avait pas le temps de l’entendre. En quelques mots hâtifs, précipités, il se borna à lui rappeler Birzil et Fabius Victor, le fils du centurion de Théveste, et le projet d’union de ces deux enfants.

« Qu’ils s’épousent ! s’écria aussitôt le saint. Ceux-là ne doivent pas mourir. C’est le couple chrétien de l’avenir, l’espoir de l’Église. Dis-leur que, par la pensée, l’évêque Cyprien les unit devant Dieu… Puisse un peu de mon sang contribuer à leur bonheur !… »

Mais Delphin, qui se tenait à distance près de la grotte, ne dissimulait plus son impatience. Il était tard, très tard. Cyprien ne voulut pas différer davantage l’heure du repas. Conduit par le cubiculaire, il se dirigea avec tous ceux qui étaient là vers une petite salle très fraîche qui se trouvait près du vestibule dans la partie la plus reculée des appartements. Elle ne prenait jour sur le dehors que par l’ouverture arrondie d’une coupole. Des lampes disposées autour de la corniche éclairaient les murailles entièrement peintes à fresques sur fonds rouges. Ces peintures étaient joyeuses à l’œil, comme à l’esprit, autant par la vivacité des couleurs que par la gaîté des motifs représentés. C’étaient des paysages champêtres, des scènes de pêche avec des ponts de bois enjambant des ruisseaux, des chaumières, de petites chapelles rustiques. Les convives les considéraient, tout en prenant place autour de la table. Outre Cécilius, il n’y avait à cette agape suprême que Pontius, le diacre, Julien, le sous-diacre, un autre Julien, également prêtre de l’Église de Carthage, Lucianus, le futur successeur de l’évêque, Célérinus, son secrétaire, le rhéteur Honoratus, Secundinus, l’ancien professeur de grammaire de Cyprien, Faustus, un philosophe platonicien récemment converti, une des célébrités de Carthage, Straton, le banquier syrien, et Donat, un de ses confrères. Comme ils s’accoudaient sur les lits, on entendit une grande rumeur du côté de la rue. La foule qui veillait devant la maison entonnait un hymne. Ils chantaient pour combattre le sommeil. Ces chants parurent contrarier vivement Cyprien :

« Pontius, dit-il, va les prier de ma part de retourner chez eux… S’ils refusent par affection pour moi, au moins qu’ils fassent rentrer les jeunes filles ! Il ne convient point qu’elles passent la nuit dehors, dans cette promiscuité des portiques et des rues. Surtout, tâche d’obtenir qu’ils se taisent ! »

Et, se retournant vers ses invités :

« Il ne faut pas que les Gentils nous accusent de rivaliser avec les chanteurs et les tragédiens de leurs théâtres, pas plus qu’avec leurs athlètes, leurs bestiaires et leurs gladiateurs !

– Tu as raison, répondit Honoratus le rhéteur, le vulgaire n’est point clairvoyant. Il ne distingue pas entre le comédien qui pousse des plaintes ampoulées et le martyr qui crie sa souffrance avec son espoir, entre le gymnosophiste qui prend des poses devant le public et le chrétien qui meurt pour sa foi… Ainsi il arrive souvent que la leçon donnée par les nôtres est perdue.

– Tu te trompes, dit l’évêque. Ce n’est pas en vain que le sang chrétien coule dans leurs théâtres… Hélas ! une des plus grandes infirmités humaines est de ne pouvoir convaincre, ni être convaincu par la raison ! C’est pourquoi nous devons recourir à la vertu persuasive du sang. Il n’y a que nos plaies et notre sang qui puissent parler au monde, forcer à raisonner les habiles et les sages et toucher ceux de la plèbe.

– Toi, dit Faustus, tu persuaderas par la raison. Tu n’es pas l’exalté qui ameute les foules, qui défie les gradins et les loges de l’amphithéâtre et qui se précipite à la mort avec un zèle souvent téméraire. Toi, tu sais pourquoi tu veux mourir. Ton sacrifice a été longuement délibéré !

– Ne soyons pas injustes, dit Cyprien, pour tant d’humbles serviteurs du Christ qui sont morts comme Lui sur la croix ou sous la dent des bêtes !… Encore une fois, leur sacrifice consommé au grand jour de l’arène, devant des multitudes assemblées, n’a pas été vain, — nous en avons la certitude. Et puis nous sommes tous égaux devant la souffrance. La même sueur, les mêmes affres de la chair et de l’âme accompagnent l’agonie de l’esclave et celle du sénateur. Eux aussi, tout aussi bien que moi, ils savaient pourquoi ils donnaient leur vie. Ils la donnaient, ils souffraient la torture pour affirmer que le Christ est ressuscité et que son règne doit venir. En l’affirmant moi aussi, je proteste avec eux contre le règne de la force, contre un monde livré uniquement au marchand et au soldat. Le monde sans le Christ, sans la justice, sans l’amour, sans l’intelligence du Verbe, est une chose abominable à désespérer les âmes. Nous mourons donc pour que son règne arrive. Et nous le devons d’autant plus, nous les chefs, qu’on ameute le peuple contre nous. On lui dit : « Voyez ! Les riches vous poussent au martyre, tandis qu’eux, bien tranquilles dans leurs palais, se rient des persécuteurs ! » Or, aujourd’hui, nous sommes mis en cause personnellement. L’édit nous désigne par nos dignités : nous ne pouvons pas nous soustraire au combat, abandonner les foules à elles-mêmes et à leurs mauvais bergers. Il importe, au contraire, de leur montrer, par la facilité joyeuse avec laquelle nous la dépouillons, que cette vie éphémère n’est rien, qu’il n’y a de vie véritable qu’avec le Christ : mourir pour sauver la liberté de nos âmes, se donner pour ne pas se perdre, pour s’enrichir de l’opulence et de la magnificence de Dieu qui est le Riche des riches, voilà le grand devoir !…

– Oui ! interrompit Faustus, il importe beaucoup d’affirmer cela, car la plupart ne pensent point ainsi. La vie présente leur suffit : ou bien elle comble tous les désirs, ou bien ils en sont tellement excédés qu’ils n’aspirent plus qu’au repos pour l’éternité…

– Je les connais, dit Cyprien, ces voluptés du monde ! Ceux qui s’y livrent sans retour ne comprennent pas que ces plaisirs ne sont que de beaux supplices et que leurs cœurs sont liés par des chaînes d’or. Les uns et les autres, les voluptueux et les désespérés, sont des âmes débiles. Ils ne veulent pas vivre, ils tendent à la mort de tout le poids de leur inertie. Nous autres, nous sommes les vivants, les éternels vivants, — par la rédemption et la grâce du Christ !…

– Père, tu t’en vas vers cette gloire, dit Lucianus, l’évêque désigné, sois indulgent à ceux qui restent.

– Tu sais bien que ma pensée est constamment avec eux, dit Cyprien. Jusqu’à ces derniers instants, je me suis occupé de vous tous, comme si je devais, ô fils très chers, rester toujours parmi vous… »

Et il leur rappela ce qu’il avait fait pour l’Église de Carthage ; il descendit aux plus humbles détails de son administration.

Tous se mirent alors à parler. Ils disaient que les biens des pauvres étaient en sûreté, que la discipline survivrait à tous les troubles, soit du dedans, soit du dehors. Les places vacantes dans le clergé étaient déjà pourvues par les soins de l’évêque. Ils parlaient aussi des compétiteurs suscités par les dissidents et les hérésiarques. Cécilius écoutait vaguement ces propos, comme perdu dans des songeries pénibles. De temps en temps, la rumeur de la foule qui stationnait encore devant la maison pénétrait jusque dans la salle. Une lassitude manifeste s’emparait de quelques-uns parmi les convives… Tout à coup, un peu après la troisième heure, un chant de psaume soutenu par des milliers de poitrines, un chant à l’accent funèbre, d’une indicible désolation, plana par-dessus tous les bruits. Delphin, qui se tenait derrière l’évêque, lui dit à l’oreille :

« Mon bon seigneur, tu entends comme ils chantent. Ils resteront là tant qu’ils sauront que tu veilles. Je t’en prie, épargne-les. Épargne-toi toi-même. Il est nécessaire que tu prennes un peu de repos.

– Tu as besoin d’être fort pour demain ! insista le diacre Pontius. Nous nous relaierons pour garder ton sommeil. »

Mais Cyprien s’y opposa :

« Je dormirai sans crainte, dit-il. Quoi qu’il arrive, mon esprit est calme, et, comme il est écrit, « ma chair elle-même se reposera dans l’espérance… »

Et, malgré leurs instances filiales, il leur enjoignit à tous de se retirer pour aller dormir. Puis il baisa chacun d’eux, en murmurant :

« Que la paix soit avec toi ! »


Cécilius qui avait gagné une hôtellerie voisine se débattait en vain contre l’insomnie. Il souffrait cruellement de ce qu’il appelait la froideur de Cyprien. Quelle déception pour son inconscient égoïsme ! Il était accouru à Carthage sous prétexte d’assister le martyr à ses derniers moments : en réalité, il n’était venu que pour se faire plaindre de lui, pour trouver une oreille complaisante au récit de ses malheurs comme à la confession de ses fautes. Et voilà que Cyprien, se retranchant dans son caractère sacerdotal, l’avait traité comme le premier venu d’entre les fidèles. Il l’avait humilié sous la terrible égalité chrétienne. La leçon était trop dure pour sa faiblesse de cœur : il se refusait à l’accepter ! Après sa fille il accusait son ami d’indifférence et d’insensibilité. Maintenant, tout était bien fini pour lui ! Plus rien, absolument plus rien ne le rattachait au monde !… »

Il roula pendant de longues heures ces pensées désolantes. Vaincu par la fatigue, il commençait à peine à s’assoupir, quand il fut réveillé en sursaut par Trophime, tout frémissant d’émotion.

« Maître, dit-il, ils viennent d’enlever Cyprien à la pointe de l’aube. Ils l’ont fait partir immédiatement, en lui laissant tout juste le temps de se vêtir ! Lève-toi, si tu veux le voir encore !… »

Les chevaux harnachés étaient déjà prêts. Ils s’élancèrent sur la route de Mégara. La journée s’annonçait radieuse. Un vent d’est ayant soufflé vers la fin de la nuit, l’atmosphère était débarrassée de ses brouillards tièdes et amollissants. Dans la courbe harmonieuse des rivages, sous les masses architecturales des hautes montagnes, le golfe d’un bleu laiteux resplendissait à la façon d’un immense parvis d’albâtre, comme si la terre d’Afrique se purifiait et se faisait belle pour le triomphe de son martyr.

Malgré l’heure matinale, la route regorgeait de monde, de gens du peuple surtout qui se hâtaient vers le Champ de Sextius et la villa proconsulaire. Quand Cécilius y arriva, il apprit qu’au moment même, Galerius Maximus interrogeait Cyprien dans une salle publique qu’on appelait l’atrium de Sauciolus. Une grande foule silencieuse bloquait les abords de cet édifice. Il ne fallait pas songer à y pénétrer. Non seulement la foule en barrait l’accès, mais une consigne sévère interdisait l’entrée de la salle à quiconque ne faisait point partie des Offices. Impatientes, des femmes criaient :

« Écartez-vous ! Cyprien va sortir ! »

Cependant personne ne bougeait. De groupe en groupe on se répétait et on se commentait les paroles de l’évêque transcrites à mesure par les sténographes. Il circulait déjà des copies du procès-verbal, échappées on ne savait comment du prétoire. Cyprien s’était borné à répondre ce qu’il avait auparavant répondu au prédécesseur de Galerius, lors de son exil à Curube : « Je sais le prix de ma résistance. Fais ton devoir, je ferai le mien ! » Cécilius, qui écoutait tout cela, attendait, haletant d’angoisse, le dénouement inévitable. A côté de lui, un gros homme à la barbe noire clairsemée et au visage noyé de graisse causait à mi-voix avec un artisan. C’était Saturninus, le marchand de curiosités. Il dit à l’oreille de l’autre :

« Tu as vu, il est arrivé de Carthage tout en sueur. Alors je me suis entendu avec un de ses gardes, un sergent qui a été autrefois chrétien, pour qu’il lui propose des vêtements secs en échange des siens… »

Et, comme son interlocuteur tardait à comprendre, il ajouta, en clignant de l’œil :

« Cela se vend très cher aux fidèles !… »

Cécilius n’eut pas le temps de s’indigner contre ce cynisme mercantile. Le bruit de la condamnation se répandait déjà par toute la place. Le proconsul venait de prononcer contre Thascius Cyprien la peine de la décollation. Cette rapidité du jugement et de la procédure était d’ailleurs conforme aux édits impériaux. L’identité du coupable sitôt établie, il devait être immédiatement traîné au supplice. À cette nouvelle, une clameur s’éleva :

« Nous sommes tous Thascius Cyprien ! Qu’on nous décapite avec lui ! »

Parmi les païens eux-mêmes, beaucoup s’indignaient. Ils se rappelaient l’héroïsme, l’abnégation et la charité admirables de l’évêque pendant la peste récente. « N’était-ce pas ce Thascius qui s’en allait par les rues ramasser les moribonds, sans distinguer entre les chrétiens et les autres, qui les soignait, les faisait ensevelir, secourait les pauvres, nourrissait les affamés ! Et voilà la récompense de son dévouement ! »

Ils disaient tout haut :

« C’est une indignité !… ou bien Galerius a la fièvre, il perd la tête ! »

Tout à coup les portes de l’atrium s’ouvrirent. Encadré par un tribun et par un centurion, le martyr parut. Une acclamation formidable s’élança au-devant de lui :

« Cyprien, salut !… Salut !

– Nous voulons tous mourir avec toi ! »

Les soldats, sentant la foule houleuse, n’osaient réprimer ces cris dans la crainte d’un soulèvement. Le condamné n’ouvrit pas la bouche, ne fit pas un geste, mais, par toute son attitude et l’expression de son visage, il semblait dire au peuple : « Si vous m’aimez, gardez le silence ! » Il s’avançait d’un pas ferme, escorté par les officiers et encadré par une escouade de soldats. Derrière lui, d’un seul mouvement, la foule s’ébranla. Il passa devant Cécilius qui était resté à l’entrée de la place. Il marchait les yeux baissés, le front rayonnant, comme si toute sa pensée était retirée au dedans, comme s’il voulait signifier aux hommes que, maintenant, il en avait fini avec eux et qu’il était tout à Dieu. En le voyant si près de lui, Cécilius eut envie de crier, de l’appeler ; mais ce n’était plus celui qu’il avait connu. C’était un être de lumière devant lequel il sentait ses genoux fléchir. Entre lui et le martyr, il y avait comme un mur de clarté éblouissante.

La foule courut derrière le cortège qui se hâtait. Cécilius courut avec la foule, entraîné à la poursuite du saint par il ne savait quel espoir. On arriva bientôt au champ de Sextius qui se trouvait tout proche. C’était un vallon minuscule, une sorte de terre-plein entouré d’éminences boisées et aménagé en jeu de paume. Des platanes et des cyprès en ombrageaient les bords, mais, au milieu, il y avait un grand espace libre et ensoleillé. Tandis que les soldats se formaient en carré autour de l’évêque et de ses acolytes, des gens grimpaient dans les arbres, escaladaient, pour mieux voir, les hauteurs avoisinantes. Parmi les rangs pressés des spectateurs, des individus louches, aussi avisés que Saturninus, s’agitaient, s’insinuaient, prêts à mettre la main sur les dépouilles du condamné. Celui-ci, comme absent de la scène, dégrafa de ses épaules le byrrus léger, long manteau rouge, qui le couvrait jusqu’aux pieds. Puis, s’étant agenouillé à la place même où il allait mourir, il se mit à prier, il s’abîma profondément dans sa prière. Soudain, il se releva avec une sorte de légèreté juvénile, comme s’il eût puisé dans l’oraison une vigueur et une souplesse nouvelles. Il ôta sa dalmatique qu’il tendit à ses diacres, et, le cou découvert dans sa chemise de lin blanc, qui laissait voir sa poitrine encore robuste, debout au milieu de la place inondée de soleil, il attendit le bourreau…

Ce fut une minute d’inexprimable angoisse. Cécilius ne quittait pas des yeux la victime ainsi offerte aux regards de tout un peuple. Le martyr était ailleurs. Une flamme extraordinaire, pareille à la palpitation d’un grand foyer qui s’allume, éclaira sa pâle figure. Cécilius ne cherchait plus son ami. En cette minute, sur le visage transfiguré de Cyprien, il avait vu avec les yeux de sa chair, — la splendeur du Christ !

Mais un scribe des Offices venait d’amener l’exécuteur portant sur son épaule un énorme coutelas à deux tranchants. Eu égard à la dignité du condamné qui appartenait à l’ordre sénatorial, on avait désigné pour lui trancher la tête un centurion de taille colossale renommé pour sa force et son habileté à manier le glaive. Au bruit des pas, Cyprien, comme tiré de son extase, se tourna vers celui qui venait :

« C’est toi ! » dit-il simplement.

Et, s’adressant au diacre Pontius :

« Tu feras donner pour sa peine cinq pièces d’or à cet homme ! »

Puis il se banda les yeux de ses propres mains, pendant que les fidèles disposaient alentour de grands carrés de linge pour recueillir le sang. Le prêtre Julien, aidé d’un sous-diacre, après lui avoir lié délicatement les poignets, attacha derrière son dos les manches de sa chemise qu’il avait rabattue jusqu’à la ceinture. Sous les yeux béants des spectateurs, le saint s’agenouilla de nouveau, et, comme un homme qui se penche pour boire, il tendit le cou au bourreau…

Celui-ci, habitué à frapper des voleurs, des assassins ou des barbares féroces, était comme pétrifié d’effroi devant cet homme doux, qui ne se défendait pas et qui paraissait tout environné de clartés… Il tremblait, n’osait pas asséner le coup mortel. Le peuple commençait à murmurer. Il fallut que le martyr lui-même l’encourageât :

« N’aie pas peur, fais ton devoir, toi aussi ! »

Brusquement le fer s’abattit, mais la main était mal assurée : le colosse manqua son coup. Une huée s’éleva. On lui lança des pierres. Enfin le coutelas retomba pour la seconde fois, une trombe rouge jaillit, et toute la place couverte de linges s’imbiba de sang, comme un pré qu’on arrose…

Les yeux de Cécilius s’étaient voilés. A demi écrasé par des hommes aux visages convulsés qui, rompant toutes les barrières, se précipitaient vers le corps du martyr, il fuyait, ivre d’horreur.