Sanguis martyrum/Cinquième partie/I

Mame (p. 251-275).

CINQUIÈME PARTIE

I

SUR LES PAS DE CYPRIEN

Cécilius revit sa maison de Muguas, mais avec des yeux nouveaux. Quand il aperçut, derrière les cimes des platanes, les tourelles quadrangulaires de l’antique logis, il lui sembla qu’un abîme l’en séparait, que des siècles s’étaient écoulés depuis son départ. Là-haut, sous les arcades de la loggia, c’étaient les appartements déserts de Birzil. Maintenant, il songeait à elle sans amertume. Sa première pensée fut de lui transmettre au plus tôt le vœu de Cyprien. Il ne s’était pas détaché de sa fille, pour s’être guéri de son affection jalouse. Il croyait seulement l’aimer véritablement, d’un autre amour plus lumineux, plus profond, plus sûr. Il se sentait lui-même un autre homme. Il commençait une vie nouvelle. Le sang du martyr était comme un fleuve de flamme entre lui et son passé.

Il arriva de bonne heure à la villa, s’étant mis en route avant l’aube. Deux palefreniers l’escortaient. Trophime, parti de Carthage un jour plus tôt, était depuis la veille à Muguas, où il faisait tout préparer pour le retour du maître. Comme Cécilius longeait la partie basse de ses jardins, celle qui touchait à la propriété de Roccius Félix, il tomba dans un rassemblement de populaire, une cohue de mendiants et de gens sans aveu, venus sans doute de Cirta, qui vociféraient et lançaient des pierres contre la clôture. Des cris significatifs dominaient le tumulte :

« Mort aux athées !… Mort aux sacrilèges ! »

Des esclaves de Roccius, que Cécilius reconnut en passant, excitaient ces gueux de la parole et du geste. A l’aspect du « clarissime seigneur », ceux-ci se turent subitement, cachèrent sous les plis de leurs manteaux et laissèrent tomber sournoisement les pierres qu’ils avaient ramassées. Quelques-uns, retroussant leurs guenilles, prirent leur course et disparurent derrière des buissons. La mine hautaine, le regard assuré, Cécilius traversa les groupes hostiles. Il se rappela soudain que le diacre Jacques et Marien, le lecteur, habitaient précisément de l’autre côté de la muraille, dans le petit pavillon inoccupé, où, depuis le commencement de la persécution, il leur avait donné l’hospitalité. C’était contre eux sûrement que la canaille était ameutée… peut-être aussi contre lui-même. Rien de plus vraisemblable. Tout le monde savait qu’il était chrétien. Ces choses devaient s’accomplir. D’ailleurs, il y était préparé…

En descendant de cheval, il trouva le vieux Trophime dans un grand émoi. L’écuyer, homme sage et d’expérience, chrétien de foi sérieuse et d’esprit pondéré, réprouvait par principe tout excès de zèle. Sans dissimuler sa mauvaise humeur, il dit tout de suite à Cécilius :

« Maître, tu as vu ces bandits qui nous lapident ? C’est la faute de Jacques : il finira par se faire arrêter et par te compromettre toi-même, pour ne rien dire de plus !… Je t’assure, il devient un danger pour nous. Si tu m’en crois, tu l’éloigneras d’ici, tu l’enverras, lui et Marien, dans une de tes villas du Sud, ou bien dans les montagnes… »

Et, avec force récriminations contre une telle imprudence, il conta que le diacre, de sa propre autorité, avait reçu l’évêque Agapius et un prêtre nommé Secundinus, qui venaient de Lambèse, sous la garde d’un officier de police et de deux soldats, pour être jugés à Cirta par les magistrats municipaux. Jacques les avait hébergés pendant trois jours dans le pavillon, en attendant leur tour de comparaître. Ils y avaient tenu une synaxe nocturne à laquelle avaient participé en trop grand nombre des fidèles de la banlieue… Et, comme si cela ne suffisait pas, il avait encore fallu qu’il recueillît des réfugiés, qui fuyaient devant la persécution, des gens de la Byzacène, de la Zeugitane, quelques-uns des villes maritimes. Ils étaient là une centaine environ, arrivés par petits groupes pendant l’absence du maître. Jacques, sans consulter personne, les avait installés dans les granges, les celliers, les pressoirs, et il ne cessait de harceler l’intendant et les esclaves des cuisines, afin d’en obtenir de la nourriture pour les fugitifs…

« Il a fait cela au vu et au su de tout le monde, s’exclama Trophime. Le bruit s’en est répandu jusqu’à Cirta. De là cette invasion de la canaille et ces hurlements !… Entends-tu ?… Ils rugissent comme le fauve qui sent la chair fraîche !

– Ordonne aux esclaves des champs de les disperser ! dit froidement Cécilius. Quant à Jacques, je ne saurais le blâmer. J’entends que ma maison soit ouverte à tous nos frères… D’ailleurs, aujourd’hui, qui peut se vanter d’avoir encore une maison ?… Nos maisons ne sont plus à nous : elles sont à Dieu !

– Oui, maître, oui, sans doute ! concéda Trophime, qui néanmoins s’obstinait. Mais ces réfugiés sont trop nombreux. Nous ne pourrons jamais cacher leur présence dans ton domaine… Viens voir plutôt ! »

Par les jardins et les vignes, il l’emmena vers les habitations des fermiers, à la lisière des champs. La cour intérieure d’une de ces bâtisses agricoles était effectivement encombrée par une foule de pauvres gens, qui, d’un air hébété, allaient et venaient autour de la ferme et des écuries, cherchant un gîte, un petit coin propice où s’abriter. Quelques-uns, la tête dans les mains, sanglotaient à l’écart, assis sur des poutres ou des bottes de paille. C’étaient des paysans qui avaient été surpris par les soldats dans des villages isolés, où toute résistance était impossible. Les plus fortunés s’étaient enfuis avec leurs ânes et leurs mulets, ayant entassé en hâte sur le dos des bêtes de somme des matelas, des couvertures, de primitifs ustensiles de cuisine. Des riches, sans doute réveillés en sursaut à l’approche des légionnaires, portaient à leurs pieds nus des babouches d’intérieur toutes déchirées et souillées de poussière, et, sur une simple tunique de nuit, un manteau somptueux pris au hasard dans la trépidation de la fuite. La plupart avaient dû faire la route à pied, troupeau lamentable où il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, la soldatesque s’étant acharnée sur les hommes valides et les adolescents. Comme des bêtes fourbues, ils gisaient par terre, pêle-mêle, au milieu de la cour, parmi les débris navrants et risibles qu’ils traînaient avec eux.

Redressant sa haute taille malgré sa jambe boiteuse, le diacre Jacques se multipliait auprès des fugitifs. Deux petits garçons pendus aux plis de sa dalmatique embarrassaient sa marche. Marien le suivait, avec une équipe de panetiers et de cuisiniers portant des marmites et des outres. Il engageait les misérables à manger et à boire, leur prodiguait les mots de réconfort et de consolation. Il était extraordinaire de confiance, d’allégresse. On aurait dit qu’il laissait derrière lui un sillage de lumière et de joie. Les visages mornes se relevaient au son de la voix chaude et vibrante. Lui, il allait d’un groupe à l’autre, le front rayonnant, l’air enivré, jetant à la foule des images exaltantes, ne parlant que de gloire, de couronne, de triomphe, de rafraîchissement éternel…

Dès qu’il aperçut Cécilius, il courut à lui, en prenant par la main les deux petits garçons. Il les montra au maître :

« Cher seigneur, dit-il, tu les adopteras, n’est-ce pas ? Je les ai déjà adoptés pour toi. Ce sont des jumeaux. Leur mère est morte égorgée par les soldats. Comme celui-ci que tu vois, le plus faible des deux, s’accrochait désespérément au cadavre, les barbares lui ont tranché le poignet… Regarde ! C’est un petit martyr ! »

Et Jacques, le poussant devant lui, saisissait délicatement entre ses doigts le bras manchot encore enveloppé de linges sanglants. Cécilius caressa l’enfant d’un geste lassé : cette douleur se perdait dans la masse de toutes les autres souffrances qui gisaient là, confusément, sur la paille de la cour. Il embrassa du regard ce désolant spectacle. À cette vue, son cœur se serra. Il se rappela les exhortations suprêmes de Cyprien, et, connaissant le zèle souvent inconsidéré du diacre, il lui dit, en désignant les fugitifs :

« Je t’en prie, ne les livre pas, dans l’emportement de ta foi !… Il faut au contraire les sauver ! Ceux-là non plus ne doivent pas mourir !

– Ils sont prêts pour le sacrifice !» répliqua Jacques, les yeux étincelants.

Avec un calme feint, Cécilius reprit comme se parlant à lui-même :

« Une telle hécatombe livrée aux bourreaux ?… Non ! Dieu ne peut pas exiger le sacrifice de tant d’innocents. Il importe au contraire de les faire partir au plus vite et de prendre toutes les sûretés possibles pour leur protection et leur salut… Mais venez là-bas, toi et Marien ! Nous y causerons de tout cela plus tranquillement. »

Toujours suivi de Trophime, il conduisit le diacre et le lecteur vers un hangar rustique, qui se trouvait à quelque distance de la ferme, près d’un bouquet d’arbres. Un réfugié s’était joint à eux, qui salua cérémonieusement Cécilius. Aussitôt Jacques le lui nomma : c’était Flavien, de Tigisi, personnage important dans son municipe et appartenant à l’ordre équestre. Le maître de Muguas, ayant dévisagé le chevalier, sentit tout de suite qu’il trouverait un appui en cet homme de mine réfléchie et circonspecte. Regardant Flavien, il prononça lentement :

« Vous devez fuir ! Vous devez vous dérober. C’est l’ordre exprès de Cyprien. »

Et, s’étant retourné vers Trophime :

« Ce soir même, tu commenceras à faire partir ces fugitifs, par petites bandes de cinq ou six, pour ne pas attirer l’attention. Tu leur donneras des guides qui les mèneront dans mes fermes de l’Aurès. Avertis les intendants ! »

Jacques l’interrompit impétueusement :

« Seigneur, je te le répète : ils veulent mourir !

– Non ! dit Cécilius, tu ne peux pas savoir ce qui se passe dans l’âme de chacun d’eux !

– Et toi, tu ne sais pas ce que c’est qu’un martyr !

– Je viens de l’apprendre ! répondit Cécilius, dont la voix se brisa subitement. J’ai suivi jusqu’au champ du supplice mon ami le plus cher : Cyprien est mort à Carthage, en confessant le Christ. »

Il y eut un cri de stupeur :

« Cyprien est mort !…

– Il est vivant ! » lança Jacques, avec un étrange accent de jubilation…

Puis, s’adressant à Cécilius :

« En ce moment peut-être, sous les beaux ombrages des Jardins du ciel, il se lève pour aller au-devant d’Agapius, qui achève sa victoire… Ce matin, en m’embrassant, Agapius me l’avait dit : « Je vais rejoindre Cyprien ! » Il savait que Cyprien était désigné comme lui pour le triomphe. Il n’y arrivera pas seul ! Moi aussi je suis désigné et Marien avec moi !… Ah ! mon cher seigneur, tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir !… »

Il lui prit la main, qu’il étreignit fortement, et fixant sur lui des prunelles qui resplendissaient d’un extraordinaire flamboiement :

« Écoute ! Il faut que je te fasse part, à toi aussi, de ce qui m’est arrivé avant-hier, sur la route des Lauriers… Les Lauriers ! quel nom prophétique ! Car rien de tout cela n’est dû au hasard… J’étais donc allé avant-hier, de bon matin, à la ferme des Lauriers pour assister un moribond. Flavien que voici m’accompagnait ainsi que Marien portant dans une custode le Corps du Seigneur. Nous étions tous les trois dans la même voiture. C’était en plein midi. Les rochers de la route renvoyaient une lumière aveuglante. Il faisait une chaleur torride, mais sèche, qui nous donnait une sorte d’alacrité du corps et de l’esprit. Nous chantions des hymnes, chemin faisant… Tout à coup, à un endroit où la chaussée est mal empierrée, je m’assoupis, et, malgré les cahots de la voiture, malgré mes compagnons qui m’appelaient, qui me poussaient pour me réveiller, je tombai dans un sommeil profond… Alors, je vis venir un adolescent dont la taille était prodigieuse. Il était vêtu d’une tunique blanche tellement éclatante que je fermai les paupières. Ses pieds ne touchaient pas le sol, tandis que son front se cachait dans les nuées. Impétueusement, comme un vent d’orage, ou comme un éclair, il passa devant nous, en me jetant une ceinture de pourpre, et une autre à Marien. Et je l’entendis qui criait : « Vite, hâtez-vous ! Venez avec moi ! » J’écoutai, je prêtai l’oreille. La vision radieuse avait disparu. Et aussitôt je m’éveillai. Tu vois, mon bon Seigneur, Marien et moi, nous sommes désignés, nous avons cet insigne honneur ! Peut-être que toi aussi tu es appelé…

– Nous le sommes tous ! dit Cécilius, gagné par l’émotion mystique qui transportait le diacre. Mais je demande grâce pour ces malheureux, pour ces enfants ! Il vaut mieux qu’ils vivent : telle est la volonté suprême de Cyprien ! »

Soutenu par Flavien et par Trophime, il finit par obtenir de Jacques et de Marien que, tout de suite, sans tarder davantage, ils s’occupassent de préparer le départ des réfugiés. Puis il leur demanda la permission de les quitter un instant pour vaquer à ses affaires, mais surtout parce qu’il éprouvait un grand besoin de se recueillir.

Comme toujours, il se réfugia dans la bibliothèque, qui avait été son asile aux heures de mélancolie, de détresse et d’abandon. Il sentait que les événements se précipitaient, qu’il était inutile de détourner la tête : toute l’horreur annoncée par Cyprien était là, devant lui. Troublé par cette agitation du populaire qui venait le menacer jusque sous les murs de sa villa, encore frémissant des confidences et des exhortations de Jacques, il désirait mettre un peu d’ordre dans ses pensées, concerter sa conduite, en prévision d’une catastrophe, ne rien laisser au hasard.

Bientôt, il eut recouvré son calme habituel. La méditation l’avait apaisé. Il s’étonnait même de la tranquillité de son esprit. Déjà, à Carthage, le soir des funérailles de Cyprien, cette tranquillité l’avait surpris. Avec tous les fidèles portant des torches et des cierges, il était allé au Champ de Sextius chercher le corps du martyr, pour l’ensevelir, près des Piscines, dans la propriété du procurateur Macrobius Candidianus. Un moment, il avait contemplé, à la lueur des cires, la tête exsangue du supplicié, plus livide que la cire même des cierges, et qui paraissait plus morte que la mort, à cause du souvenir de l’extraordinaire vivant, dont le souffle palpitait tout à l’heure sur ces lèvres closes. Quel contraste avec le glorieux visage entrevu, le matin, sous les platanes de Sextius, — ce visage illuminé comme à l’approche d’une aube surnaturelle ! L’âme héroïque était trop cruellement absente de cette affreuse relique. Elle était partie emportant avec elle sa révélation, une révélation si soudaine, si terrassante, si victorieuse, que, dans la déroute des apparences, il avait vu surgir brusquement cette réalité unique, dont parlait Cyprien. Devant les yeux enivrés du martyr, il en avait perçu le reflet éblouissant. C’était comme un rayon sous la porte d’un lieu de splendeur, où il était sûr maintenant que l’on pouvait entrer. Avec le repos de son esprit et de son cœur, une confiance inébranlable lui était venue. Son âme débordait d’une force à toute épreuve. Désormais, il y avait Quelqu’un auprès de lui. L’horrible solitude était rompue. A travers le sang, les déchirements et les douleurs, Cyprien, l’ami qu’il croyait perdu, l’avait mené au seul Ami. Celui qui « demeure éternellement… »

Il songeait ainsi, dans le silence et la torpeur chaude de la méridienne, lorsqu’un nouveau tumulte se produisit devant l’entrée principale de la villa. En toute hâte, un esclave se précipita à la bibliothèque, disant qu’un centurion était là avec une troupe de soldats.

Cécilius descendit dans le jardin, où il vit s’avancer vers lui un centurion primipilaire de stature imposante, avec une grande barbe qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine, et, sur sa jaquette de laine brune, plusieurs rangées de décorations qui s’entre-choquaient comme les phalères d’un harnais. Il le reconnut aussitôt : c’était le même qui, à Lambèse, l’avait conduit à l’hôpital auprès de Victor malade de la fièvre. Ainsi, pour frapper davantage les populations, l’autorité ne s’était pas contentée d’envoyer un simple strator. Un officier, environné de tout un déploiement de force militaire, était chargé d’arrêter les chrétiens de Muguas. A l’approche du soudard, Cécilius eut un mouvement de révolte :

« Que viens-tu faire ici ? lui dit-il durement.

– M’assurer de Marien et de Jacques, prêtres des chrétiens et suborneurs du peuple.

– Ils sont mes hôtes : tu n’as pas le droit de violer ma maison !

– J’ai l’ordre du légat ! » répliqua le centurion en exhibant une tessère.

Et, la main tendue vers le manipule de légionnaires armés de piques :

« Tu vois : toute résistance est inutile !

– C’est bien ! Fais ta besogne ! Je saurai défendre les miens ! »

Se souvenant de son ancien métier d’avocat, il s’était décidé immédiatement à suivre les inculpés et à les protéger par tous les moyens légaux. Il pensait : « Nous ne devons pas nous laisser égorger sans résistance, ni leur laisser croire qu’ils viendront à bout de nous si facilement. Il importe au contraire de lutter jusqu’à la dernière extrémité, ne fût-ce que pour affirmer notre droit, pour prouver qu’en nos personnes on immole la justice !… » Et, tandis que le primipilaire emmenait Jacques et Marien, que les soldats, à coups d’épieu et à coups de fouet, poussaient devant eux la cohue des réfugiés, il remonta au plus vite pour changer d’habit et donner des ordres à ses serviteurs.

Il se revêtit de la tunique sénatoriale à larges bandes de pourpre, puis il demanda sa toge, une lourde toge à la romaine, de forme archaïque, toute blanche, sans broderies ni ornements d’aucune sorte, costume incommode et trop chaud qu’il ne portait jamais. Ensuite, on lui attacha aux pieds des brodequins de cuir blanc à lunule d’or. Quand il fut habillé complètement, drapé dans sa toge, il avait l’air d’un Père conscrit des vieux âges, d’un Caton sorti de la chambre des ancêtres pour rappeler leur devoir aux petits-fils dégénérés. Il prit des tablettes, afin de noter les principaux points de sa défense, et, ses dernières recommandations confiées à Trophime, il se fit transporter en litière jusqu’à la curie.

Sur la route de Cirta, il croisa des gens de mauvaise mine, qui couraient derrière les prisonniers et les fugitifs, en brandissant des bâtons. Des figures hostiles le défièrent au passage : il se sentit environné de haine. Certes, il n’avait jamais été populaire, malgré ses bienfaits. Mais on le respectait à cause de son éloquence, de sa science, de sa générosité, de son immense richesse surtout. Maintenant que cette richesse était menacée, la foule, abjecte comme toujours, se préparait à prendre sa revanche contre le grand seigneur déchu : en même temps que la haine, le mépris montait autour de lui.

Il ne voulait pas y prendre garde. S’efforçant de ne rien voir, il méditait sa harangue. Néanmoins, comme il entrait dans Cirta, son attention fut détournée par le spectacle insolite qu’offraient les rues. Leurs étendards déployés, des collèges d’artisans se dirigeaient vers le forum. Des victimaires traînaient par les cornes des vaches et des béliers. D’un bout à l’autre de la ville, des cérémonies lustrales recommençaient. Mal combattue par l’encens qui brûlait dans les carrefours, devant les niches des divinités protectrices, une âcre odeur de chair brûlée alourdissait l’air. En arrivant au forum, sous l’arc de triomphe élevé par son propre père, Cécilius dut faire arrêter sa litière pour laisser passer un cortège d’esclaves qui portaient une statue sur leurs épaules. Autour du brancard, des hommes tenant à la main des lampes de bronze chantaient des hymnes en l’honneur du dieu. L’idole était un Jupiter Capitolin que Roccius Félix, le triumvir, emmenait avec lui dans tous ses déplacements. Dorée et peinte, elle chatoyait sous un splendide manteau de soie rouge alourdi de pierres précieuses et d’applications d’or et d’argent. Autant par ostentation que par courtisanerie à l’égard du pouvoir, Roccius aimait à étaler cette statue : sur son ordre, on la portait au tribunal, comme pour présider aux débats qui allaient s’ouvrir et surtout pour recevoir les adorations des chrétiens, dont on escomptait l’apostasie.

Déjà les magistrats étaient en séance dans la basilique judiciaire. La vue de faisceaux plantés devant les portes fit craindre à Cécilius que le légat en personne ne fût dans la salle, venu tout exprès à Cirta pour diriger les interrogatoires. Mais il n’y trouva que son représentant, le préfet des camps, Rufus, qui trônait au siège présidentiel, entre les triumvirs en exercice, Roccius et Julius Martialis. En quelques instants, ils venaient d’expédier la condamnation du diacre Jacques. Ses noms et qualités sitôt entendus, les assesseurs avaient prononcé contre lui la peine de mort, à laquelle il fallait bien surseoir, les prisons regorgeant d’une foule d’autres condamnés, sans parler des prévenus. C’est pourquoi il fut conduit au cachot où il attendrait que des mesures eussent été prises pour son exécution.

Dans le moment que Cécilius pénétrait au prétoire, les gardes y introduisaient Marien. Ils le firent monter sur une petite estrade en bois, de façon qu’on pût le voir de tous les points de la basilique. Pendant ce temps, les esclaves de Roccius Félix installaient sur un piédestal, devant les juges, l’idole somptueuse. Le préfet Rufus gourmandait les tortionnaires, rudoyait l’accusé. C’était un gros homme sanguin, aux yeux injectés de rouge, avec des bourrelets de graisse sous la nuque. Tourmenté par une goutte chronique, il était, ce jour-là particulièrement, de fort méchante humeur.

« Allons ! qu’on se hâte ! » cria-t-il aux valets du bourreau.

Et, apostrophant Marien, qui se tenait en face de lui sur l’estrade :

« Quant à toi, tu persistes à nier que tu es prêtre ? »

Sur un faux rapport du centurion primipilaire qui avait arrêté Marien, le préfet s’entêtait à lui faire avouer qu’il était diacre comme Jacques. Suivant les intentions du rescrit impérial, les magistrats s’acharnaient, en effet, tout spécialement contre les prêtres, comme plus dangereux que le commun des fidèles. Marien qui, en réalité, n’était que lecteur, répondit avec assurance :

« Pourquoi usurperais-je une qualité qui ne m’appartient pas ! J’ai dit que je suis lecteur. Je le répète encore, car telle est la vérité !

– Prends garde à toi ! gronda Rufus d’une voix tonnante. Si tu t’obstines, celui-ci saura bien te mettre à la raison. »

Il désignait le bourreau qui, les bras croisés, se tenait debout, appuyé contre un chevalet. Près de lui, la mine arrogante, Roccius Félix commentait ces menaces par toute une mimique d’intimidation. De l’autre côté, Julius Martialis, la tête basse, paraissait consterné : il avait reconnu son fils Marcus dans l’auditoire. Et voilà que le jeune avocat, se dégageant de la presse, prononça d’une voix qui tremblait un peu :

« Cet homme a dit vrai : je sais qu’il n’est que lecteur, comme il l’affirme ! »

Cécilius, qui était à côté de lui, répéta :

« J’affirme qu’il n’est que lecteur ! »

Mais le maître primaire, placé près du tribunal et qui semblait avoir une rancune particulière contre Marien, cria, en gesticulant comme un furieux :

« Ce sont les chrétiens qui disent cela ! Ce sont tous des faussaires et des menteurs. »

Julius Martialis, effrayé de voir son fils se compromettre à plaisir, tenta de faire dévier la discussion. Il prononça d’un air sage, en regardant l’accusé :

« Il y a un moyen bien simple de terminer cette contestation : c’est de renoncer à ton erreur !

– Jamais ! dit Marien : je méprise tes dieux ! »

Et, avec un geste insultant, il tendit la main vers l’idole, dont on n’apercevait plus que le visage aux joues teintes de vermillon, à la barbe frisée et dorée. Le reste du corps disparaissait dans une fumée d’encens, les esclaves de Roccius ayant allumé une cassolette d’argent au pied de la statue, sur le rebord du piédestal.

Ce geste déchaîna la fureur du dévot personnage. Récemment promu à la dignité de flamine perpétuel, après la démission de Cécilius, Roccius Félix confondait volontiers sa dignité avec celle des dieux et considérait tout sacrilège comme une injure personnelle :

« Misérable ! dit-il, tu es assez fou pour préférer des fantômes à des êtres vivants et triomphants ! Tu crois à des choses invisibles, alors que tu fermes les yeux à des réalités aveuglantes ! »

Pour faire sa cour au représentant de l’Empire, il crut devoir formuler toute une déclaration de principes, dont il avait soigneusement préparé les termes. Il ajouta, en regardant le préfet Rufus, comme s’il quêtait son approbation :

« Comment peux-tu nier nos dieux, quand tu vois partout, dans nos temples, sur nos forums, les images sacrées des augustes Empereurs, dont le divin génie s’atteste par des effets assez palpables, il me semble, dans le gouvernement du monde. La force du monde s’incarne en celui qui en est le maître visible. L’Empire est la manifestation la plus complète et la plus haute de la divinité. »

Un silence gêné accueillit ces paroles. Rufus lui-même, qui n’ignorait pas l’indifférence ni l’hostilité secrète des Africains à l’égard de Rome et du pouvoir, trouva que Roccius allait trop loin. Marien, toujours debout sur l’estrade, haussait les épaules dédaigneusement. Il finit par dire :

« Notre Dieu aussi est visible. Il a habité parmi nous et il s’est manifesté après sa résurrection.

– Illusions ! Contes de bonne femme ! vociféra Roccius. Nos histoires à nous sont pleines des apparitions de nos dieux. On les a vus. Te faut-il des exemples fameux ?… Pendant que les Romains se battaient auprès du lac Régille, les Dioscures vinrent annoncer dans Rome le gain de la bataille, avant même qu’elle ne fût gagnée. Un citoyen de haute naissance, Domitius Ænobarbus, vit sur le forum, devant l’abreuvoir, deux jeunes gens d’une taille et d’une beauté extraordinaires qui faisaient boire leurs chevaux tout couverts de sueur, et qui lui dirent : « Rome a remporté la victoire ! » Et, comme Ænobarbus paraissait en douter, un des jeunes gens lui toucha la barbe qui, de noire qu’elle était, devint rousse…

– Illusions ! Contes de bonnes femmes ! » rétorqua Marien en ricanant, au grand scandale de l’auditoire que ce pieux récit avait émerveillé.

Alors sentant que la faveur de l’assistance lui revenait, le nouveau flamine se mit à déclamer intrépidement :

« Pauvre fou, qui nie l’évidence ! Homme sans culture, tu récuses par ignorance le témoignage de l’histoire. Mais tu ne peux pas contester les preuves que nos dieux nous prodiguent journellement de leur réalité et de leur omnipotence. Regarde ces temples et ces lieux sacrés, qui sont l’ornement et la protection de nos villes : tu y verras des inscriptions et des ex-voto qui affirment d’une manière irrécusable les bienfaits, les prédictions, les interventions de la divinité. Regarde ces temples, — plus augustes par la présence des dieux qui les habitent que magnifiques par les offrandes et les richesses qu’ils renferment… Ah ! ces dieux que tu nies, nous vivons au milieu d’eux ! Nos cités en sont pleines. Ils nous parlent, nous coudoient dans nos rues, nous révèlent l’avenir par leurs oracles, nous avertissent des périls, nous guérissent de nos maladies. Ils sont le refuge des misérables, la consolation des affligés, le remède de tous nos maux !… »

À ces mots, Marien, qui ne se contenait plus, s’écria d’une voix haute et ferme :

« Il y a des souffrances que vos dieux ne peuvent pas consoler ! Il y a des maladies qu’ils ne peuvent pas guérir. Pour le reste, ce sont des puissances mauvaises qui agissent sous leur nom !

– Assez ! » cria Rufus, impatienté par l’éloquence intempestive de Roccius Félix, autant que par l’obstination de l’accusé.

D’un geste furibond, il fit signe au bourreau en roulant ses gros yeux :

« Qu’on le suspende ! »

Aussitôt les valets se précipitèrent vers l’estrade, afin d’en arracher Marien. C’est alors que Cécilius, qui guettait l’occasion propice pour intervenir, rompit le cordon des licteurs et s’avança vers le tribunal.

« Je demande, dit-il, à défendre cet homme qui est mon hôte. Je suis avocat, et d’ailleurs assez connu parmi vous. Comme mes ancêtres, j’ai parcouru dans votre cité toute la carrière des honneurs : vos monuments et vos arcs de triomphe s’en souviennent, si vous l’avez oublié. »

Là-dessus, la foule cria :

« C’est un complice du sacrilège !

— Un mauvais citoyen qui dilapide sa fortune au profit des chrétiens et qui ne donne rien aux anciens clients de son père ! clama un parasite.

— C’est un criminel !

— Et voilà votre erreur et votre injustice ! » reprit Cécilius, en rejetant les plis de sa toge.

Il avait escaladé les rostres où, malgré l’irritation non dissimulée de Rufus, il prit place et se dressa avec un air de maître :

« Si nous sommes des criminels, dit-il, prouvez nos crimes. Sinon, relâchez-nous ! Que signifie cette procédure illégale ?

— Tu le sais, dit le préfet avec irritation, vous êtes poursuivis comme ennemis de Rome et de l’Empire !

— Et nous n’acceptons pas cette accusation calomnieuse. Ce n’est pas nous qui assassinons vos Empereurs : ils n’ont pas de meilleurs soldats que les nôtres. Si nous voulions, nous pourrions exciter des émeutes dans vos villes et dans vos provinces : nous sommes assez nombreux pour cela ! C’est pourquoi vous pouvez nous décimer : vous ne viendrez pas à bout de notre multitude. Il vous faudrait pour cela dépeupler l’Empire ! Si nous mourons, c’est afin d’accroître votre injustice, de la rendre plus manifeste et plus scandaleuse. Tuez-nous : il en restera toujours ! À quoi bon nous défendre ? Nous avons assez prouvé que nous n’avons pas peur de la mort ! »

À l’autre extrémité de la basilique, un prêtre de Saturne vociféra :

« C’est parce qu’on vous tolère que les dieux se vengent en nous envoyant des fléaux et des guerres !

— Vous seuls en êtes responsables ! riposta Cécilius. Ce sont vos vices qui attirent le châtiment ! Changez vos dieux pour changer vos mœurs : le salut est à ce prix. Toutes les lois militaires ou somptuaires, tous les impôts du monde ne vous sauveront pas. D’ailleurs, la paix que vous nous faites est pire que la guerre. Est-ce que la tyrannie de vos fonctionnaires, de vos riches, de vos sectaires, n’est pas plus à craindre que toute la puissance des Barbares ? Vous vous plaignez de la stérilité et de la famine, comme si les exactions du fisc et les brigandages de vos soldats n’en étaient pas cause autant que la sécheresse ! Vous vous plaignez que la mer soit fermée, accapareurs qui fermez vos greniers aux pauvres ! Vous avez murmuré de la peste, et la peste a découvert ou accru vos crimes. Car on ne secourait point ceux qui en étaient atteints. On fuyait les moribonds. On pillait les morts. Timides pour les assister, on se montrait hardis pour les voler. Et maintenant on ne craint ni accuseurs, ni juges, parce qu’on est de connivence avec les uns et qu’on a corrompu les autres… »

Cécilius se laissait emporter par son indignation et ses rancunes. Il desservait la cause de celui qu’il voulait défendre et il se trahissait lui-même. Il s’en aperçut trop tard, en entendant les protestations et les clameurs furibondes de l’auditoire. Ses dernières paroles se perdirent dans le tumulte.

Pendant ce temps, Rufus délibérait à voix basse avec Roccius Félix et Julius Martialis. Il secouait la tête, l’air contrarié, hésitant à prendre un parti. Sans doute il s’agissait de raisons de poids, de considérations importantes qui ne pouvaient pas être exposées en public. Tout à coup, devant les huées excitées par les derniers mots de Cécilius, il frappa violemment sur l’appui de son siège, et, apostrophant l’orateur :

« Ce scandale a trop duré ! dit-il. Je t’ordonne de quitter les rostres !… Qu’on l’emmène ! »

Deux licteurs s’avancèrent, sur le geste menaçant du préfet qui désignait l’orateur. Puis, se retournant vers Marien, Rufus lui fit une dernière sommation :

« Tu avoues que tu es prêtre ?

– Non, je ne le suis pas !

– Tu mens !… Qu’on le suspende ! »

Tandis que les aides du bourreau se jetaient sur le misérable, Cécilius, écartant les licteurs, descendait de lui-même les degrés des rostres. De nouveau, la force l’écrasait, sans résistance possible. Encadré par les soldats, il se laissa conduire jusqu’à une porte latérale et il fit semblant de sortir.

Les tortionnaires avaient dépouillé Marien. Sans autre vêtement qu’un lambeau d’étoffe nouée autour de la ceinture, il grelottait sur les dalles du prétoire. On l’obligea à lever ses deux bras joints au-dessus de sa tête, on lui lia les deux pouces avec une cordelette accrochée à une corde plus grosse, puis on attacha à ses pieds un cylindre de pierre qui servait à peser l’huile…

Encore une fois, veux-tu avouer ? dit Rufus.

« Non ! »

La corde fila sur une poulie fichée dans une poutre : en une horrible tension, le corps du malheureux se souleva du sol, la pierre oscilla au bout des pieds, les articulations craquèrent, les côtes remontèrent affreusement, tandis que les flancs se creusaient. Le martyr étouffa un hurlement de douleur :

« Christ, aide-moi ! »

Deux valets se mirent à le flageller avec des lanières de bœuf : ils ne lui arrachèrent pas un cri. Entre ses deux bras tendus à se briser, dans l’étirement atroce des nerfs et des jointures, les yeux hagards, il considérait Rufus congestionné et torturé, lui aussi, par les pointes lancinantes de sa goutte :

« Je te plains ! lui dit-il : tu agis injustement. »

Le préfet, hors de lui, enjoignit aux bourreaux de déchirer le corps du patient avec les ongles de fer. A la première morsure des griffes dans sa chair, un long frisson lui secoua l’échine et les côtes. Il poussa un soupir convulsif et profond comme s’il entrait en agonie :

« Mon Dieu, aie pitié de moi !… Seigneur, je te rends grâces ! »

Et, ses yeux dolents fixés de nouveau sur Rufus :

« Nous n’avons pas commis d’homicides ni de fraudes. Nous sommes des innocents ! »

Exaspéré, le préfet ordonna aux tortionnaires de redoubler leur jeu, d’appuyer davantage sur leurs sinistres engins. Bientôt le ventre du supplicié ne fut plus qu’une plaie. Des lambeaux de chair se rabattaient sur ses cuisses, le sang l’inondait, coulait jusqu’à terre, en ruisseaux. Les yeux vitreux, dans l’anesthésie de l’extase, il ne faisait que murmurer, d’une voix douce comme une caresse :

« O Christ, je te loue !… A toi mes louanges ! »

Puis, sur une morsure plus pénétrante, plus aiguë :

« Mon Dieu, je te rends grâces !… Je ne suffis pas à te rendre grâces ! »

Maintenant, les entrailles de la victime étaient à nu. Les spectateurs hurlaient, trépignaient d’aise. Des femmes s’évanouissaient… Tout à coup, un cri formidable, terrible, traversa toute la basilique :

« Moi aussi je suis chrétien !… Suspendez-moi ! »

C’était Cécilius qui, à la dérobée, était rentré dans la basilique par la porte principale, et qui, se glissant à travers la foule, était parvenu, sans se faire remarquer, jusqu’aux premiers rangs de l’assistance, tellement l’attention passionnée du public était prise par cette scène de torture. L’abominable spectacle l’avait soulevé de colère et de dégoût. Il répéta, d’une voix éperdue :

« Moi aussi !… Qu’on me suspende ! »

Ses voisins, se jetant sur lui, voulurent le bâillonner. Des gens crièrent :

« Il est fou !

– Tais-toi ! On ne te croit pas ! »

Au milieu du tapage, le préfet avait donné l’ordre de détacher Marien évanoui. On l’emportait tout saignant à la prison, tandis que des soldats de police saisissant Cécilius par les bras le poussaient devant le tribunal. Rufus et ses assesseurs, visiblement irrités de cette obstination, se concertaient.

Le maître primaire qui se tenait toujours près de l’estrade du prétoire, à côté des scribes et des sténographes, ayant reconnu l’illustre élève des rhéteurs de Carthage, l’interpella quinteusement :

« Comment ! Toi, un savant, tu soutiens des illettrés !

– Il a l’esprit troublé ! dit Julius Martialis, en se penchant à l’oreille de Rufus. Depuis qu’il a perdu sa fille, il est devenu comme un insensé ! »

Et Roccius Félix, ravi d’humilier son ancien rival, ajouta :

« C’est une tête faible ! Il a toujours été incapable de remplir ses charges ! »

Cécilius haussa les épaules en dévisageant le vaniteux parvenu :

« Ne sois pas si fier, Roccius, de ta nouvelle dignité ! Tu manges les reliefs de mon festin ! »

Puis, montrant des accusés qu’on venait d’introduire, et qui, enchaînés, attendaient leur tour :

« Je suis avec ces hommes. Je suis l’un d’eux ! S’ils ont mérité le supplice, je l’ai mérité aussi… »

Alors Rufus, outré d’une telle audace, rejeta décidément son masque de prudence officielle :

« Tu le veux ! dit-il. Tu as réfléchi aux conséquences de ton acte ?

– Oui ! dit fermement Cécilius.

– C’est bien !… Conformément aux édits des sacrés Empereurs, je prononce contre toi la peine de la confiscation. Je te déclare déchu de tes titres et honneurs. Je te dégrade… Qu’on lui enlève le laticlave ! Licteurs, saisissez-le ! »

Des claquements de mains, des clameurs frénétiques accueillirent la sentence du préfet :

« Mort au sacrilège !

– Cécilius aux bêtes ! »

Les aides du bourreau lui arrachèrent sa tunique à bande de pourpre, ses souliers à lunules d’or. Il était là pieds nus, frissonnant sur les dalles, comme tout à l’heure Marien. On l’affubla de haillons, d’une vieille blouse en toile bise, d’une espèce de couverture faite de lambeaux de toutes couleurs et de toute provenance, sordide et trouée, malgré des rapiéçages sans nombre. Sous ces loques dérisoires, le descendant des rois numides n’était plus qu’une lamentable épave, un pauvre être à la fois ridicule et touchant. Rufus le montra au peuple :

« Voilà ce qu’il en coûte de désobéir aux ordres des très saints Empereurs ! »

Et, comme les licteurs, au commandement du centurion, emmenaient le condamné, Rufus lui lança ce suprême sarcasme :

« Puisque tu dédaignes si fort les biens de ce monde, va méditer en prison sur leur fragilité ! »

Cependant Marcus Martialis, le jeune avocat, veillait sur le père de Birzil. Il le suivit de loin jusqu’à la porte de la geôle municipale. Il se glissa derrière lui dans le vestibule, et là, avec la complicité du gardien qu’il connaissait, il put aborder Cécilius. Il l’embrassa, lui offrit ses services pour tout le temps de sa détention :

« Je t’en prie ! protesta celui-ci, ne t’occupe pas de moi. Si tu as aimé ma fille, comme je le crois, fais-lui parvenir un message. Dis-lui que Cyprien bénit son union avec Fabius Victor. Dis-lui que je désire ardemment la voir avant de mourir, qu’en tout cas elle me pardonne, comme je lui pardonne… Et maintenant, je demande à Dieu qu’elle vive heureuse avec l’époux de son choix.

– Je te promets tout, dit Marcus, qui éclata en sanglots… Au revoir, frère. Peut-être que je te rejoindrai bientôt. »


Huit jours plus tard, à la suite d’une nouvelle comparution devant le préfet des camps, Quintus Cécilius Natalis, coupable de rébellion envers les Empereurs et d’impiété envers les dieux, convaincu de superstition étrangère et persévérant dans son erreur, s’entendit condamner aux mines pour un laps de dix ans : c’était la mort lente, mais certaine, dans un délai plus ou moins rapproché, après des épreuves et des tortures épouvantables. En même temps, Marien, le lecteur, qui avait survécu par miracle à ses horribles blessures, fut condamné à la peine capitale. Considéré comme prêtre malgré ses dénégations, il devait avoir la tête tranchée, à Lambèse, avec le diacre Jacques. On avait différé leur exécution, parce que les prisons étaient bondées et que les bourreaux ne suffisaient pas à leur tâche. Déjà, pour faire de la place dans la prison de Cirta, on venait de massacrer d’un seul coup les soixante réfugiés capturés à Muguas. Les enfants eux-mêmes n’avaient pas été épargnés. On les avait précipités dans le lit de l’Amsaga du haut d’un rocher qui surplombe les gorges et qui, depuis la plus haute antiquité, servait à ce genre de supplice.

Le lendemain du jugement, à la pointe de l’aube, Cécilius et ses compagnons de chaînes, conduits par un peloton de légionnaires à cheval, partirent pour Lambèse et Sigus. Jacques et Marien venaient en tête, puis, avec Cécilius, Flavien de Tigisi, qui avait été dégradé et condamné aux mines, lui aussi. Des malfaiteurs de droit commun, au nombre d’une cinquantaine, fermaient la marche. C’était par un froid matin d’automne : il y avait de la glace dans les rues, au creux des pavés. Cécilius, déjà très affaibli par le régime de la prison, claquait des dents et frissonnait sous son manteau troué. Il était triste et abattu. Une détresse immense l’envahissait. Birzil le laissait sans nouvelles et Marcus Martialis n’avait point reparu… Cependant, Jacques, qui, comme toujours, débordait d’allégresse et de foi, s’efforçait de le consoler. Il inventait, pour l’égayer, mille propos joyeux. Mais Cécilius secouait la tête d’un air désespéré.

Lorsqu’ils parvinrent au pont de pierre qui enjambe le torrent de l’Amsaga, à l’entrée des gorges, tout près de l’endroit où les réfugiés de Muguas avaient été précipités, il se retourna pour considérer les roches encore éclaboussées de sang, où les corps des martyrs étaient venus s’écraser. Un peu plus haut, sur la berge étroite, dans des cuves de maçonnerie quadrangulaires, des foulons piétinaient du linge, comme s’ils s’acharnaient à laver toutes les souillures du massacre. On entendait un fracas d’eaux qui rebondissaient et dévalaient dans les gorges et, sous les voûtes sonores, dans la pénombre du sinistre couloir rocheux, la plainte profonde du gouffre. Cécilius, soulevant sa chaîne dont le poids lui brisait les chevilles, enviait les misérables qui étaient venus mourir là. Eux au moins, ils en avaient fini tout de suite, tandis que lui il s’épouvantait à la pensée de la longue souffrance qu’il lui faudrait endurer. Le cri de Marien pendant sa torture lui montait invinciblement aux lèvres : « Christ aide-moi ! » Et il se répétait : « La mort n’est rien ! La chose horrible, c’est cette douleur sans trêve et sans limite ! Ah ! puissé-je résister jusqu’au bout !… »