Marmorat (p. 524-535).

XII

Châtiment.



À ce moment même, à peu près, M. de Serville entrait avec la blessée dans la pharmacie du faubourg Saint-Honoré où il l’avait fait porter.

La comédienne respirait encore, mais elle rendait par la bouche des flots de sang et paraissait ne plus avoir que quelques instants à vivre.

En attendant le médecin qu’un de ses aides était allé demander à l’ambulance voisine, le pharmacien avait étendu la malheureuse sur un matelas, dans son laboratoire, et il lui donnait les premiers soins.

Agenouillé près d’elle, son ancien amant suivait d’un regard effrayé les progrès de l’agonie douloureuse de cette femme de vingt-cinq ans à peine, qu’un terrible mais trop juste châtiment était venu si brusquement atteindre.

Il ne voulait pas croire qu’elle pût mourir ainsi.

Malgré les fautes et le crime de celle qui l’avait si indignement trompé, malgré toutes les douleurs qu’elle lui avait causées, Armand sentait son cœur s’ouvrir à la pitié.

Les yeux fixés sur ce visage décomposé, dont l’expression était toute de torture et d’épouvante, il se rappelait ces jours heureux d’autrefois où il avait cru à l’amour et à la pureté de Sarah, et en comparant ce passé de bonheur à ce présent sinistre, il restait épouvanté de cette route fatale que sa maîtresse infidèle avait si rapidement parcourue.

L’arrivée du docteur l’arracha à ces pénibles pensées.

Il se releva pour lui faire place.

Le praticien se pencha sur la jeune femme, mit à nu sa poitrine, examina longuement la plaie qu’elle avait au-dessus du sein droit, sonda la blessure, entrouvrit ses paupières à demi fermées, l’ausculta ; puis, ces opérations faites au milieu d’un silence lugubre que troublaient seuls les gémissements étouffés de Sarah, il se releva et dit à voix basse au peintre :

— Le mal est sans remède, monsieur ; le projectile a traversé le poumon et a dû se loger dans la colonne vertébrale. L’extraction est à peu près impossible. Ce serait, pour la blessée une souffrance inutile ; vous n’avez que le temps de faire appeler un prêtre. Pardonnez-moi de m’exprimer ainsi, mais il est de mon devoir de ne pas vous cacher la vérité.

— Merci, docteur ! merci ! balbutia M. de Serville profondément ému.

Et pendant que le médecin se retirait, précédé par le domestique que le pharmacien avait envoyé à Saint-Philippe-du-Roule, il s’agenouilla de nouveau auprès de Sarah dont les yeux grands ouverts s’étaient fixés sur lui.

Il était évident que la victime de Pierre avait conscience de sa situation et qu’elle reconnaissait l’artiste.

— Sarah, lui dit-il, en se penchant à son oreille, voulez-vous que Dieu vous pardonne comme je vous pardonne ? Dites-moi ce que vous avez fait des lettres de Mme  de Rennepont.

Il avait pris sa main et guettait ses paroles au passage, mais les lèvres de la mourante s’agitaient sans émettre aucun son.

— Vous me comprenez, n’est-ce pas ? demanda-t-il affectueusement.

Elle fit du regard un geste affirmatif et sa physionomie refléta une indicible angoisse.

On devinait qu’elle voulait parler et ne le pouvait pas. Le sang qui lui montait à la gorge l’étouffait.

— Ces lettres sont-elles dans vos malles ? poursuivit le peintre, épouvanté de la rapidité avec laquelle la mort s’emparait de sa proie.

Les traits de la malheureuse restèrent immobiles.

— Les avez-vous remises à la comtesse Iwacheff ? Les a-t-elle encore ?

— Non, murmura Sarah.

— Qui les a ? Je vous en prie : son nom, son nom ! Au lieu de me souvenir du passé, je vous bénirai.

Armand l’avait prise dans ses bras ; il la tenait contre son cœur comme autrefois, et, ses yeux humides attachés sur sa bouche entrouverte, il attendait avec anxiété ce mot qui pouvait être le salut de Fernande.

— Le docteur ! gémit-elle enfin, d’une voix à peine perceptible.

— Le docteur ! répéta le jeune homme, tout étonné, le docteur ! Qui ça ? Tenez ! j’oublie tout, je vous pardonne ; mais ce nom, ce nom !

Ses lèvres se rapprochaient des lèvres de la comédienne, comme s’il eût voulu la ranimer de son haleine. Mais il poussa tout à coup un cri d’horreur et se rejeta en arrière en la laissant retomber sur sa couche.

Il venait de sentir passer sur son visage, en l’inondant d’une écume sanglante, le dernier souffle de celle qu’il avait tant aimée et si souvent maudite.

La morte avait emporté son secret.

Fou de désespoir, il s’élança dans la rue, où il arriva pour être témoin d’une scène odieuse.

Au moment où il allait atteindre le seuil de la porte de la pharmacie, le prêtre qu’on avait demandé à Saint-Philippe-du-Roule s’était croisé avec l’un des bataillons qui se rendaient à Asnières.

Ce prêtre était un vieillard à l’œil calme et serein, au visage bienveillant.

C’était un de ces saints pasteurs qui n’ont pas voulu fuir devant la tempête, mais sont restés au milieu de l’émeute, tout à la fois pour consoler les victimes et pardonner aux combattants fratricides.

Il n’avait répondu aux grossièretés que par de douces paroles.

— Je vais auprès d’une femme qui se meurt, avait-il dit à ces hommes ; laissez-moi passer, mes enfants !

Le plus acharné des insulteurs était une jeune et jolie fille à la bouche railleuse et dont le coquet costume de vivandière faisait ressortir toute la richesse de ses formes.

Elle avait saisi le prêtre par sa soutane et criait d’une voix stridente :

— Tiens ! c’est l’oncle de mon homme ! Viens donc plutôt te battre, grand corbeau !

Mais elle eut à peine le temps de terminer sa phrase, car un des fédérés qui s’était élancé des rangs la tira brusquement à lui et la rejeta en arrière en lui disant :

— En voilà assez, Clara ; je le défends d’insulter l’abbé !

— De quoi ! hurla-t-elle avec un éclair dans les yeux et en agitant ses longs cheveux rouges qui s’étaient échappés de son képi, de quoi ! toi, Charles, tu me défends quelque chose. Tiens !

Et bondissant en avant avec une agilité de tigresse, elle atteignit le prêtre de son poing et lui cracha au visage.

L’abbé Colomb pâlit ; deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, mais sans répondre à ce grossier outrage, il éleva son regard au ciel et croisa les bras.

Quant à Clara la Rouge, car c’était elle-même, elle avait disparu aussitôt, entraînée par des gardes nationaux que son action avait indignés et qui voulaient l’arracher à la colère de son amant.

Il était temps, d’ailleurs, que cette horrible scène cessât : M. de Serville, sans songer au danger qu’il allait courir, s’était élancé au secours du vieillard.

Au moment où il arrivait auprès de lui, Charles venait de se rapprocher du prêtre et lui disait avec tristesse :

— Pardon, mon oncle, pardon !

— Je te pardonne à toi et à elle, mon pauvre ami, répondit-il d’une voix douce et calme ; mais ce n’est là que le commencement de notre martyre. Dieu veuille que nous ne nous retrouvions pas dans des circonstances plus terribles ! Ta mère et moi, nous l’avions dit que cette fille te perdrait. Il en est temps encore, abandonne cette lutte, viens !

L’abbé Colomb lui tendait les mains comme il les tendait chaque jour aux petits enfants qu’il appelait à lui.

— Non ! non ! répétait le jeune homme dont l’âme était le siège d’un terrible combat. Non ! il est trop tard ! Ils me traiteraient de lâche ! Adieu, mon oncle, adieu !

Et, se jetant au cou du prêtre, Charles l’embrassa convulsivement, puis, s’arrachant à cette étreinte, il s’élança sur les traces du bataillon fédéré qui remontait le faubourg.

Le ministre de Dieu le suivit un instant des yeux et, le visage inondé de larmes, poursuivit son chemin.

Il reconnut alors Armand.

— Vous ! mon enfant, vous ! lui dit-il avec stupeur.

Lorsque M. de Serville l’eut mis rapidement au courant de ce qui venait de se passer, l’homme de bien ajouta :

— Dieu veut-il donc, mon ami, que j’arrive toujours près de vous dans des moments douloureux ! Que sa volonté soit faite ! Conduisez-moi.

Cinq minutes plus tard, il s’agenouillait à côté de Sarah, en commençant les prières des morts.

Pendant ce temps-là, Armand donnait au maître de la maison ses instructions pour que la malheureuse fût décemment ensevelie, puis, après un dernier regard de pitié sur le cadavre, il sortit, le cœur oppressé, la tête en feu, en s’efforçant de se rappeler et de comprendre les dernières paroles que la comédienne avait prononcées.

Que voulait exprimer ce mot : « le docteur » qu’il lui avait entendu murmurer ?

Était-ce le cri d’une mourante appelant la science à son secours ?

Voulait-il dire, au contraire, qu’un médecin était le dépositaire des lettres de Mme  de Rennepont ?

Maintenant que Sarah n’était plus, qui pourrait lui donner la clef de ce redoutable mystère ?

Ces réflexions l’amenèrent tout naturellement à penser que la comtesse Iwacheff, la complice ordinaire de Sarah, celle qui l’avait perdue, ne devait pas ignorer ce secret, bien qu’elle s’en fût défendue.

Alors, quoiqu’il eût à craindre que son hôtel ne fût encore occupé par les fédérés, il n’hésita pas à tout tenter pour retrouver la misérable.

Il remonta vivement vers la rue de Monceau, et, quelques minutes après, il était sur le seuil de la maison.

La porte en était entrouverte ; il la poussa.

La cour était vide : l’omnibus qu’il avait aperçu une demi-heure auparavant avait disparu. Le concierge n’était pas dans sa loge ; aucun domestique n’apparaissait.

On eût dit un logis abandonné.

Armand monta au premier étage et, arrivé dans le grand salon où s’était passée la scène dramatique que nous avons racontée, il lui sembla entendre des cris étouffés qui venaient de la chambre dans laquelle il avait vu le capitaine des fédérés entraîner la maîtresse de la maison.

S’étant hâté de pénétrer dans cette pièce, il fut quelques instants sans pouvoir se rendre compte de l’étrange spectacle qu’il avait sous les yeux.

Des meubles étaient renversés, les malles ouvertes jetées pêle-mêle les unes sur les autres, et la comtesse gisait étendue sur son lit, où sa femme de chambre et un de ses serviteurs s’efforçaient de la maintenir.

— Que faites-vous donc là ? demanda-t-il à ces gens.

Ce fut la Louve elle-même qui se chargea de lui répondre.

Par un violent effort, elle s’était dégagée, et, l’œil hagard, le visage contracté, elle s’écria en étendant les bras vers le peintre :

— Je n’ai plus rien, Pierre a tout pris, allez-vous-en ! Vous savez bien ? Pierre le forçat, mon frère Pierre ! Il a tué Sarah ! Après l’amant, la maîtresse ! Il tuera Louis !

Puis elle ajouta, en se renversant en arrière et en jetant un cri sauvage :

— C’est mon fils ! Au secours, docteur, à moi !

La marâtre était folle !

Déjà fortement ébranlée par l’apparition de Pierre et ses violences, sa raison n’avait pas résisté à la nouvelle que Sarah avait été mortellement blessée, et que leur ancien amant à toutes les deux l’avait emportée mourante.

Une fois rentrée dans sa chambre, elle était tombée dans un étal de prostration complète et n’en était sortie que pour être en proie à un délire furieux, délire dont l’arrivée de M. de Serville avait provoqué un nouvel accès.

Mais si, dans sa folie, Jeanne Reboul avait prononcé des paroles sans aucun sens pour l’artiste, il en était d’autres, au contraire, qui avaient frappé son oreille.

Elle aussi, comme Sarah, avait appelé « le docteur ».

Armand voulait savoir quel était cet être mystérieux.

Il se pencha vers elle :

— Le docteur, lui dit-il, voulez-vous qu’il vienne ?

La misérable ne parut pas avoir entendu ni compris. Les yeux démesurément ouverts, l’oreille attentive, elle semblait suivre ou guetter quelque bruit dans le lointain.

— Peut-être a-t-il les lettres ? hasarda le peintre.

— Les lettres ! fit la folle en se redressant brusquement, les lettres ! Taisez-vous ! Pierre a tout volé, il va revenir pour m’assassiner ! À moi ! au secours ! Puisque je vous dis que je n’ai plus rien ! Chut ! voici Sarah ; nous allons partir… Louis le dira à M. de Fressantel et au docteur. Toul est prêt, n’est-ce pas ?… Les chevaux sont attelés ?


— Oui, je suis M. Armand de Serville, que me voulez-vous ?



La Louve voulut descendre de son lit, sur lequel ses domestiques la repoussèrent doucement.

M. de Serville comprit que, momentanément du moins, il n’en pourrait rien obtenir.

Il questionna alors la femme de chambre sur les personnes qui fréquentaient la maison de sa maîtresse, mais cette fille ne savait rien que des noms qui ne pouvaient enseigner grand-chose à Armand.

Il s’étonna, cependant, d’apprendre que le docteur Harris était venu plusieurs fois, mais il mit ces visites sur le compte de la curiosité malsaine qui pousse si souvent les étrangers à fréquenter à Paris certains salons.

Quant à M. de Fressantel, il savait depuis longtemps ses relations avec Sarah, — leurs amours avaient fait grand bruit, — et il lui répugnait tout naturellement de s’adresser à cet homme qu’il croyait d’ailleurs incapable, malgré son existence orageuse, de s’être fait le complice d’une infamie.

La mort dans l’âme, voyant toutes ses espérances s’enfuir une à une, il résolut alors de consulter Marie Dutan.

Il sentait qu’il était indispensable que Mme  de Rennepont fût mise au courant de ce qui se passait. Laisser plus longtemps la générale dans l’ignorance du danger qui la menaçait ne lui paraissait pas possible.

Cette détermination bien arrêtée dans son esprit, il courut à l’ambulance de l’hôtel Bibesco, dans l’espoir de rencontrer la jeune fille. Elle s’y trouvait, en effet, et s’écria en voyant M. de Serville :

— Qu’avez-vous, monsieur ? Que vous est-il donc arrivé ?

— Un grand malheur, mademoiselle, répondit Armand, en tendant la main à Harris. Au moment même où j’allais apprendre ce que sont devenues les lettres qui m’ont été volées, celle qui pouvait tout me dire a été assassinée. Elle est morte sans prononcer une parole.

— Assassinée ! répéta la jeune femme avec effroi.

— Oui, tuée devant moi d’un coup de fusil qui m’était destiné. Vous la connaissez, docteur, car cet horrible drame s’est passé il y a une heure à peine dans une maison où vous êtes souvent allé, m’a-t-on dit : chez la comtesse Iwacheff.

— C’est vrai, fit l’Américain, en affectant de rappeler ses souvenirs ; mais de qui parlez-vous ?

— De Mlle  Sarah Bernier. J’avais appris que c’était à son instigation que des voleurs s’étaient introduits chez moi et qu’elle devait quitter Paris ce matin même. J’ai couru chez elle ; elle n’y était plus. Je l’ai rejointe alors chez son amie, et c’est là qu’elle a été tuée par un capitaine de fédérés qui, à la tête d’une vingtaine de soldats, avait envahi l’hôtel sous un prétexte que j’ignore. Oh ! je reconnaîtrais cet homme entre mille. C’est un hideux contrefait dont les traits ne sortiront pas de ma mémoire.

— Et la comtesse ? demanda le docteur.

— Elle est devenue folle, répondit le peintre ; je n’ai pu en obtenir aucune explication. Elle ne prononce que des mots sans suite : « Pierre, le docteur, Louis, M. de Fressantel. » Ce nom seul m’est connu et pourrait peut-être me servir de jalon, si je ne désespérais pas !

Tout entier à son exaltation, M. de Serville n’avait pas vu que, pendant ce récit, Marie était devenue fort pâle, et que le médecin, après avoir tracé quelques lignes sur une feuille arrachée de son carnet, avait mis ce billet sous enveloppe, puis l’avait donné à un domestique avec ordre de le porter à son adresse.

Marie Dutan, on se le rappelle, soupçonnait depuis longtemps Harris de ne pas être étranger au mystérieux et sanglant événement dont l’hôtel de la rue d’Assas avait été le théâtre dans la nuit du 17 au 18 mars ; et, sans qu’il s’en fût aperçu, elle ne l’avait pas quitté des yeux pendant le récit du peintre.

Or, malgré le masque impénétrable dont le pseudo-Américain avait l’habitude de se couvrir le visage, quelque empire qu’il eût sur lui-même, il avait paru inquiet et troublé, et lorsqu’il remit à un serviteur, avec ordre de le porter sans retard, le billet qu’il avait si rapidement écrit, la jeune fille se demanda si ces lignes ne concernaient pas l’ami de Mme de Rennepont.

Elle se promit alors d’exiger de Harris, dès qu’elle serait seule avec lui, l’explication devant laquelle elle avait reculé jusqu’ici, et, pour que cette explication pût avoir lieu le plus tôt possible, elle ne retint pas Armand, mais l’engagea, au contraire, à aller trouver immédiatement M. de Fressantel, quoiqu’elle comprît combien cette démarche devait lui coûter.

— Oui, vous avez raison, répondit l’artiste, je dois vaincre mes répugnances et ne rien négliger. Je vais m’informer de l’adresse de M. de Fressantel, et je me rendrai chez lui aujourd’hui même. Merci de vos bonnes paroles, car il me semble que, moi aussi, je perds la raison !

En prononçant ces mots, le malheureux pressait les mains de Marie, dont le regard affectueux semblait lui dire : Courage et espoir.

Quant au docteur Harris, il paraissait si vivement préoccupé qu’il répondit à peine au salut que lui adressa M. de Serville en partant, et il allait sortir lui-même du salon où s’était passée cette scène lorsque la jeune ambulancière l’arrêta par le bras, en lui disant d’une voix ferme et les yeux dans les yeux :

— Docteur, pourquoi haïssez-vous M. Armand de Serville ?

— Vous êtes folle, mademoiselle ! répondit l’étranger en rougissant, et je me demande avec stupéfaction ce qui a pu vous suggérer une semblable pensée. J’ai sauvé la vie à M. de Serville et je le tiens pour un parfait galant homme.

Le médecin avait dit cela d’un ton si naturel que Marie hésita un instant à continuer, bien que son cœur lui affirmât qu’elle était dans le vrai ; mais au moment où peut-être elle allait s’excuser de son étrange question, elle surprit, dans une glace, le froncement de sourcils de son interlocuteur. Elle fut, dès lors, convaincue qu’il mentait.

— Tenez, docteur, reprit-elle aussitôt, en lui barrant de nouveau le passage, jouons cartes sur table : je suis certaine que mes pressentiments ne me trompent pas. Vous n’êtes pas étranger au vol des lettres de Mme de Rennepont.

— Moi ! s’écria Harris, moi !

— Oui, vous ! Pourquoi ce vol ? Je l’ignore. Dans quel but ? Je n’en sais rien. Quelle œuvre mystérieuse poursuivez-vous à Paris, vous qui n’êtes pas Américain, je le jurerais, mais Allemand ? Oh ! je vous ai entendu parler cette langue que je connais un peu, et on m’a appris que vous vous mêliez beaucoup de politique. Qui êtes-vous enfin, vous qui, étranger, avez passé le siège à Paris et y demeurez encore pendant cette lutte fratricide ? Je devrais peut-être vous contraindre à me le dire ! Mais je ne vois qu’une chose en ce moment : c’est que deux êtres qui me sont chers souffrent par vous. Or, à tout prix, je veux les défendre.

— Eh ! que vous fait donc l’honneur de Mme de Rennepont, puisque vous croyez que c’est de son honneur qu’il s’agit ?

— L’honneur de Mme de Rennepont m’est aussi précieux que le bonheur de M. de Serville. Je les aime tous les deux : M. Armand parce qu’il m’a sauvé la vie ; parce que, depuis le jour où il m’a recueillie, je lui ai donné mon âme tout entière, et Mme de Rennepont parce que, à moi, fille déclassée et perdue, elle a tendu sa main de femme honnête et sans reproche.

— Décidément vous perdez la tête.

— Laissez-moi continuer. Vous comprenez donc bien que je ne veux pas qu’on profite de je ne sais quelle faute pour satisfaire quelque vengeance personnelle, et qu’on se fasse une arme contre elle de ses lettres volées chez M. de Serville. Eh bien ! j’engagerais mon salut éternel que c’est par vos ordres que ce vol a été commis. Voyons, répondez-moi ! répondez-moi donc !

— Calmez-vous, mademoiselle ; calmez-vous, je vous prie, dit le docteur, effrayé de l’exaltation de la jeune fille, tremblant d’être aussi complètement deviné et craignant que cette scène bruyante ne fût entendue des pièces voisines. Je vous affirme que j’ignore de quelles lettres vous voulez parler.

— Alors, monsieur, puisqu’il en est ainsi, puisque mes prières réitérées ne peuvent rien sur vous, je vais aller dire moi-même à M. de Serville le nom de l’homme qui menace l’honneur de la femme qu’il aime. À lui peut-être, vous répondrez !

Et sans même jeter un regard en arrière, superbe de colère et de résolution, elle ouvrit brusquement la porte et disparut.

— Heureusement qu’elle arrivera trop tard, murmura Harris en haussant les épaules. Dans quarante-huit heures le général aura les lettres de sa femme ; et, comme en même temps que cette correspondance, il recevra l’avis que les deux amoureux sont au Havre, prêts à s’embarquer, il quittera son commandement pour leur donner la chasse. Or, c’est le seul des chefs de corps que l’insurrection doit craindre.

Tout en se livrant à cet aparté, il avait traversé les salons de l’hôtel et rejoint sa voiture qui l’attendait dans l’avenue de La Tour-Maubourg.

En y prenant place, il donna l’ordre à son cocher de le conduire à l’Hôtel de Ville, où la Commune décrétait la mise en accusation des ministres et la confiscation de leurs biens.

Pendant ce temps-là, le cœur brisé, l’esprit à la torture, M. de Serville se dirigeait à pied vers le Luxembourg.

Instinctivement il passa par la rue de Varennes, mais il n’osa entrer chez Mme  de Rennepont, tant il craignait qu’elle ne lût sur son visage bouleversé tout ce qu’il souffrait.

Lorsque, chez lui, il se fut étendu sur un divan, dans son atelier, pour tâcher de trouver un peu de repos, il lui sembla vraiment qu’il venait de faire un mauvais rêve, et que tout ce qui s’était passé depuis quelques heures n’était qu’une horrible hallucination.

Il était là depuis quelques instants, s’efforçant de mettre un peu d’ordre dans ses idées, cherchant à quel parti il serait plus sage et prudent de s’arrêter, lorsqu’il entendit tout à coup sonner à sa porte.

Il craignit d’abord que ce fût la générale, mais il fut bientôt tiré de son erreur en voyant entrer brusquement dans son atelier une demi-douzaine de gardes nationaux qui avaient écarté brutalement le vieux Kervan.

— Vous vous nommez Armand de Serville ? lui demanda le capitaine qui les commandait.

À la voix de cet officier, le peintre tressaillit et le regarda fixement.

Il lui semblait l’avoir entendue jadis, mais son visage presque entièrement envahi par une épaisse barbe noire ne lui rappelant rien, il répondit :

— Oui, je suis M. Armand de Serville. Que me voulez-vous ?

— Je viens vous arrêter.

— M’arrêter, moi ! De quel droit ?

— Ordre de la Commune.

— Vous devez vous tromper.

— Lisez vous-même.

L’officier des fédérés, qui avait tiré de dessous sa tunique son mandat d’arrêt, le montrait au peintre.

Il était signé Raoul Rigault ; mais il ne s’aperçut pas qu’en même temps que son mandat, il avait enlevé de sa poche un billet qui était tombé à terre.

Armand eut un instant l’idée de résister à cette arrestation arbitraire, mais ne pouvant croire qu’il y eût là rien de sérieux, il réfléchit qu’il était plus prudent de se soumettre, afin de recouvrer plus promptement sa liberté.

— C’est bien, monsieur, dit-il avec calme, je vous suis. Où allons-nous ?

— À la Préfecture de police d’abord, répondit le fédéré.

Sans ajouter un seul mot, le peintre descendit au milieu de sa sinistre escorte.

Arrivé sur le seuil de sa porte, il aperçut tout à coup Marie Dutan.

Il allait lui adresser la parole, mais la jeune fille lui imposa silence en portant vivement un doigt à ses lèvres, et lorsqu’il passa à ses côtés, elle affecta de ne pas le connaître.

Puis elle se dirigea vers la voiture de place qui l’avait amenée. Elle allait y monter, lorsqu’elle s’entendit appeler.

Elle se retourna et reconnut Kervan.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? bégaya le vieux serviteur d’une voix étranglée. M. Armand arrêté ! Mon Dieu ! que vont-ils faire de lui ? Tenez, voici un papier que le capitaine a laissé tomber dans l’atelier.

— Calmez-vous, mon ami, dit Marie en ouvrant le chiffon que lui tendait le Breton.

Elle étouffa aussitôt un cri de surprise.

Sur cette feuille qu’elle reconnaissait pour une de celles du carnet du docteur Harris, elle venait de lire, sans signature, mais d’une écriture qui lui était familière depuis plusieurs mois :


« Il faut vous débarrasser immédiatement de M. Armand de Serville et faire partir Pierre avec les lettres. »


Plus de doute, le docteur était l’auteur de tout le mal, ainsi qu’elle en avait eu le pressentiment.

— Rentrez chez vous, Kervan, et prenez courage, reprit-elle en s’adressant au vieillard ; moi, je vais veiller sur votre maître.

Et sautant dans sa voiture, elle dit à son cocher, en lui désignant les soldats et leur prisonnier qui allaient disparaître au bout de la rue d’Assas :

— Il y a cent francs pour vous si vous ne perdez pas ces hommes de vue.

Si communard qu’il pût être, c’était là, pour l’automédon, une trop bonne aubaine pour qu’il ne s’efforçât pas de la gagner.

Deux heures plus tard. Marie Dutan rentrait chez elle après avoir vu Armand disparaître sous la voûte d’entrée de la prison de la Santé, mais elle n’avait pas entendu le chef de l’escorte du peintre lui dire à l’oreille :

— Chacun son tour, monsieur de Serville ; souvenez-vous de la Marnière et du malheureux que Jeanne Reboul et vous avez déshonoré jadis.

Seulement alors l’artiste avait reconnu Justin Delon, et comprenant à quels ennemis Mme  de Rennepont et lui avaient affaire, il s’était senti envahi par une indicible épouvante.

Quant à Marie, décidée à tenter l’impossible pour sauver ceux qu’elle aimait, et certaine maintenant du rôle joué par l’Américain, elle se disait, en relisant le billet si heureusement trouvé par Kervan :

— Quel est ce Pierre qui doit partir avec les lettres de Mme de Rennepont ? À tout prix, il faut que je le découvre. Ah ! vous voulez la guerre, docteur ! Eh bien ! soit ! À nous deux !