Marmorat (p. 445-463).

VI

L’honnête Louis chasse de race.



Le surlendemain de son retour, M. de Rennepont vint rendre visite à Armand.

Il tenait à lui exprimer encore une fois toute sa reconnaissance ; mais comme il était accompagné de Fernande, celle-ci, on le comprend, s’efforça d’abréger cette visite.

La vue de cet atelier ne lui rappelait pas seulement les moments heureux qu’elle y avait passés, mais éveillait aussi en elle le remords de cette infidélité de l’âme dont elle était coupable, et elle sentait bien que celui qui l’aimait souffrait au moins autant qu’elle-même de l’expansive gratitude de son mari.

Elle entraîna donc le général aussi vite que possible, mais néanmoins, les relations entre la rue de Varennes et la rue d’Assas reprirent comme par le passé.

M. de Rennepont et le peintre se voyaient presque tous les jours, soit chez l’un, soit chez l’autre, et le premier, dans les longues causeries qu’il avait avec le second, ne lui dissimulait pas les craintes que lui faisait éprouver la marche des événements.

Le jour où il apprit que l’Assemblée devait aller à Versailles, il courut chez Armand et lui dit :

— Mon cher ami, les affaires vont de mal en pis ; si j’en crois mes pressentiments, la guerre civile n’est pas loin.

— Qui vous fait supposer cela ? demanda le jeune homme avec un air de doute.

Il s’était remis au travail. Tout entier à son art et à son amour, il était fort peu au courant de ce qui se passait.

— Qui me fait supposer cela ? répéta le général avec amertume et colère. Tout ! Dans cette Chambre nommée à la hâte, il n’y a peut-être pas vingt députés qui comprennent la situation présente et soient disposés à sacrifier leurs opinions à l’intérêt du pays. Ce que chacun veut, c’est l’avènement ou le retour du régime qui lui donnera place et honneurs ; je dis honneurs au pluriel, et argent, argent surtout !

« Pendant ce temps-là, la démagogie se prépare, monte, monte toujours. Comme elle n’a rien à attendre de quelque gouvernement que ce soit, elle fait son possible pour qu’il ne s’en établisse aucun… afin de gouverner elle-même et de jouir à son tour. Pauvre pays, où on démolit sans cesse sans se demander quand et comment on reconstruira !

— Vous avez bien raison !

— Ah ! la question sociale, l’instruction gratuite et obligatoire, les associations ouvrières, la séparation de l’Église et de l’État ! Que sais-je encore ? Tout cela est superbe… en théorie. Ça enrichit deux ou trois rêveurs et une demi-douzaine de philosophes de mauvaise foi dont les éditeurs se ruinent : mais, voyez-vous, ce sont là autant de voiles hautes que les marins expérimentés ne font hisser qu’en temps calme. Alors, c’est sans danger ; tandis que si on en charge sa mâture lorsque l’ouragan gronde, il n’en faut pas davantage pour vous faire chavirer, et, quand on n’a pas de radeaux, pour vous engloutir !

— Parfait, parfait ! L’image est pleine de vérité, mais j’espère que vous exagérez un peu le péril.

— Il est plus imminent que vous ne le croyez. En attendant, me voilà forcé de nouveau de quitter Paris.

— Comment cela ?

— Je suis chargé de la réorganisation d’un corps d’armée dans le Midi.

— Vous emmenez Mme de Rennepont ?

— Non pas ! Pauvre et chère Fernande, je ne veux pas aussi vite lui donner les ennuis d’une installation. Elle viendra me rejoindre dès que la chose sera possible. Du reste, elle ne saurait partir aussi brusquement. Vous ne m’en voudrez donc pas de vous prier de veiller sur elle quelques jours de plus.

— Vous ne pouvez douter de mon dévouement.

— Seulement, mon cher ami, veillez au grain ! Aux premiers cris de : « Vive la liberté ! » faites vos malles. C’est toujours comme ça que les révolutions commencent. Tiens, une visite !

— Une visite pour moi.

— Fernande avec Mlle Dutan.

Le général, qui, depuis quelques instants, arpentait l’atelier tout en causant, venait de reconnaître par la fenêtre Mme de Rennepont et Marie, qui descendaient de voiture.

M. de Serville s’empressa d’aller au-devant d’elles.

— Je savais que vous étiez ici, dit Mme de Rennepont à son mari, après avoir salué le peintre, et comme nous devons partir demain, j’ai voulu faire en même temps que vous mes adieux à notre ami. Or, comme je me suis rendue d’abord à notre ambulance de La Tour-Maubourg, j’en ai ramené Mlle Marie qui s’y trouvait.

La vérité, c’est que Mme de Rennepont, ne voulant pas venir seule chez Armand, était allée tout exprès à l’hôtel Bibesco pour prier la jeune femme de l’accompagner.

— Eh bien ! ma chère enfant, ce sont des adieux anticipés que vous désirez faire là ; je suis venu justement dire à M. de Serville que je vous confiais encore à lui pour quelques jours.

— Comment cela ? demanda Fernande en rougissant.

— Ah ! mon Dieu ! tout simplement parce que je ne sais pas au juste où je vais, et que je ne veux point vous emmener avec moi sans m’être assuré d’abord du campement que j’ai à vous offrir.

— Cependant, mon ami…

— Il n’y a pas de « cependant, mon ami », répéta affectueusement le brave soldat. Toutefois ne craignez rien ; Toulouse n’a pas assez souffert de la guerre pour qu’il n’y ait pas encore quelques bons hôtels, et je n’ai pas besoin de vous promettre que j’abrégerai cette nouvelle séparation autant que possible.

Pendant que le général échangeait ces quelques paroles avec sa femme, Marie s’était approchée de l’artiste et, tout en le complimentant sur une esquisse à laquelle il travaillait, son regard semblait lui dire :

— Prenez garde, ayez du courage pour deux, ou vous êtes perdu !

Quant à Mme de Rennepont, malgré tous ses efforts pour rester maîtresse d’elle-même, elle se sentait épouvantée du nouveau danger auquel la fatalité allait l’exposer. Ce fut en tremblant qu’elle prit le bras de son mari pour sortir de l’atelier, après avoir salué de nouveau M. de Serville, sans même lever les yeux sur lui.

Le coupé du général attendait devant la porte ; il y fit monter sa femme et son amie, en leur disant qu’il avait une course à faire dans le voisinage et retournerait à l’hôtel à pied.

Marie Dutan remarqua alors, au moment où la voiture tournait pour redescendre la rue d’Assas, un jeune matelot qui, campé en face de la maison de maître Pétrus, l’examinait avec une étrange curiosité.

Cet individu, d’une vingtaine d’années à peine, à la mine éveillée, à l’air plein de décision, portait avec beaucoup d’aisance le costume des marins de l’État.

Son chapeau ciré, brillant comme un miroir d’acier, était crânement rejeté en arrière et semblait ne tenir sur sa tête que par un miracle d’équilibre.

Le grand col bleu de sa chemise, réglementairement ouverte et laissant voir son tricot rayé, s’étendait sur ses épaules ; les boutons de sa veste reluisaient comme de l’or.

On eût dit que notre personnage se préparait à passer une inspection générale, tant sa tenue était d’ordonnance.

Il avait enfin la mine d’un gaillard que le sourire d’une jolie fille ne devait pas plus effrayer qu’une empointure de ris à prendre par un gros temps.

Il attendait sans doute, pour se présenter chez le peintre, que celui-ci n’eût plus de visiteurs, car seulement après le départ de la voiture du général, il se dirigea vers le no 124, avec ce dandinement dont les matelots ne peuvent jamais se défaire.

À ce moment même un des traits du coupé dans lequel se trouvaient les deux jeunes femmes s’étant détaché et le cocher ayant mis pied à terre, Marie Dutan vit passer rapidement une voiture dans laquelle elle reconnut le docteur Harris et un étranger.

Elle étouffa un cri de surprise.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda Mme de Rennepont.

— Rien, madame, rien, répondit-elle ; j’avais cru reconnaître quelqu’un.

La vérité, c’est qu’à la vue du docteur Harris, elle avait été reprise de ce pressentiment qui l’avait saisie une première fois, lorsque le médecin américain avait été présenté au général.

Le docteur et l’individu qui l’accompagnait devaient se rendre chez le peintre, et, sans qu’elle sût pour quelle cause, cela l’effrayait.

Harris et son ami allaient, en effet, chez M. de Serville. La jeune comédienne n’en put douter, car, au moment où sa propre voiture s’ébranlait de nouveau, elle aperçut celle du docteur qui s’arrêtait devant l’hôtel de la rue d’Assas.

Elle était arrivée si rapidement au terme de sa course que le jeune marin que Marie avait vu se diriger vers la porte n’avait pas eu le temps de sonner. Il s’était rejeté vivement de l’autre côté de la chaussée, comme s’il eût l’intention bien ferme de ne pénétrer chez maître Pétrus que lorsqu’il ne s’y trouverait plus d’étrangers.

Rien de tout cela n’avait échappé à la perspicacité inquiète de la jeune amie de Mme de Rennepont, qui eût été fort intriguée si elle avait pu entendre le matelot se dire à lui-même, en reprenant sa faction sur le trottoir :

— Encore une visite ! Et des gens huppés, s’il vous plaît ! Nom d’un sabord ! mon oncle sert dans une maison rudement bien ! Pauvre bonhomme, tout de même ! Je voudrais bien le dévisager un peu avant de l’embrasser, car enfin je ne le connais pas du tout cet oncle-là, tandis que mon autre oncle, le bel homme, je ne le connais que trop ! Ah ! le voilà ! Oui, je parierais que c’est lui !

Il venait d’apercevoir Kervan qui ouvrait la porte de la rue.

— C’est bien lui, poursuivit-il. Alors attendons un peu. Ça le gênerait peut-être de me recevoir en ce moment. Allons, Jean-Marie, reprends ton quart et ouvre l’œil !


— Mon oncle, vous ne me reconnaissez pas ? — Votre… ton oncle ! balbutia le vieillard.


Et, fourrant philosophiquement ses mains dans les poches de son large pantalon, le jeune homme reprit sa promenade.

Kervan avait précédé les deux visiteurs et les avait annoncés à son maître.

Armand, qui s’était remis au travail, quitta son chevalet pour venir à leur rencontre.

— Bonjour, docteur ! dit-il à l’Américain, en lui serrant la main, voilà qui est aimable. Il y a longtemps que vous m’aviez promis votre visite ; mais les médecins oublient vite les malades qu’ils ont guéris. Il est vrai qu’avec votre talent, il vous faudrait trop bonne mémoire.

— Vous savez, cher maître, répondit Harris avec un sourire, pour remercier le peintre de ces gracieuses paroles, que je suis fort occupé. Mais j’ai profité de mon premier moment de liberté pour accourir chez vous avec mon compatriote, M. Burton, que j’ai l’honneur de vous présenter.

— Vous avez fort bien fait, fit l’ami du général de Rennepont, en saluant courtoisement Justin Delon. Si vous désirez visiter ma modeste demeure, je suis tout à vos ordres.

Justin, avec un léger accent anglais, remercia l’artiste de sa cordiale réception, et Armand fit alors à ses hôtes les honneurs de son atelier et des objets d’art qu’il renfermait.

Il les conduisit ensuite dans le jardin, leur montra son second atelier, son écurie, et les ramena au premier, dans le fumoir, où ils trouvèrent servis, par les soins de Kervan, du tokay et des biscuits.

La conversation continua dans cette pièce pendant quelques instants, sans que M. de Serville s’aperçût de l’étrange regard avec lequel le compagnon du docteur le fixait par moments ; puis Harris dit à maître Pétrus, en se levant :

— Où couchez-vous ?

— Là, répondit-il en soulevant une tenture qui cachait la porte de sa chambre à coucher.

— On n’y peut entrer, peut-être ?

— Du tout, docteur, du tout, reprit-il en riant ; je suis un homme vertueux. Seulement, de ce côté la porte est fermée ; je vais l’ouvrir.

Et après être passé par le palier dans sa chambre à coucher, il poussa jusque sous les larges rideaux de son lit le portrait de Mme de Rennepont, puis il introduisit aussitôt ses visiteurs, en leur disant :

— Vous voyez, chambre de garçon, peu curieuse à visiter !

— Elle est charmante, au contraire, et vous êtes décidément un homme de goût, fit le médecin étranger, en se penchant sur un petit bureau placé entre les fenêtres. Quel ravissant meuble !

— Oui, il est fort beau, c’est un Boulle authentique ; je ne le donnerais pas pour tout ce qu’il y a dans cet hôtel. Il me vient de ma mère.

— Quelle vue agréable ! interrompit Justin, en plongeant ses regards dans le jardin.

— Pour un artiste, un peu de verdure est précieux, cela repose les yeux.

En disant ces mots, Armand avait ouvert la fenêtre et s’y était accoudé avec l’ami du docteur. Il ne s’aperçut pas que ce dernier prenait rapidement l’empreinte de la serrure du meuble de Boulle, sur lequel il s’était appuyé comme pour regarder de plus près une marine accrochée au-dessus.

Lorsqu’il se retourna, l’Américain était déjà absorbé par un bronze antique dont la conservation le remplissait d’enthousiasme.

— Allons, n’abusons pas plus longtemps des instants de maître Pétrus, dit le médecin à son compatriote, et remercions-le de son gracieux accueil. À bientôt, n’est-ce pas, monsieur ?

Ces derniers mots s’adressaient au peintre, qui voulut reconduire ses hôtes jusque sur le pas de sa porte.

Il remonta ensuite dans sa chambre, où, tirant à lui le portrait de Fernande, véritable chef-d’œuvre, il se laissa aller à ses rêves en le contemplant avec amour.

Au même instant, le pseudo-William Burton répondait au docteur, qui lui avait demandé son opinion sur maître Pétrus :

— Ce que j’en pense, c’est que si la vie de cet homme pouvait suffire à ma vengeance et satisfaire ma haine, je l’aurais étranglé, de mes mains, tout à l’heure, devant vous ! Ne m’en demandez pas plus.

— Je vous ferai remarquer que je ne vous interroge pas. Ce que vous venez de me dire me suffit, et au delà. Vous haïssez M. de Serville, c’est le nécessaire, car tous nos moyens vous sembleront meilleurs, puisqu’en faisant mes affaires, je ferai les vôtres.

La haine que Justin Delon amassait dans son cœur depuis quinze ans s’était, en effet, réveillée tout entière.

Il avait voulu venir chez le fils de Mme de Serville, certain que celui-ci ne reconnaîtrait pas l’ancien intendant de la Marnière, et lorsqu’il s’était trouvé en face de celui qui, en lui enlevant l’amour de Jeanne Reboul, avait aidé cette misérable, si inconsciemment que cela eût été, à le faire accuser de vol pour se débarrasser de lui, il avait failli céder à sa colère et se trahir par un acte de violence.

Mais, par un effort surhumain, il s’était dominé : il voulait qu’Armand souffrît à son tour comme il avait lui-même souffert jadis.

Aussi répondit-il au docteur :

— Oui, certes, vous pouvez compter sur moi, quoi que vous décidiez !

Une demi-heure plus tard, la Louve allait recevoir, griffonné au crayon sur le feuillet d’un carnet de poche, le renseignement suivant :


« Les lettres ne peuvent être que dans la chambre à coucher ; très probablement dans le petit meuble de Boulle qui s’y trouve entre les deux fenêtres. Je vous en enverrai la clef demain. »


Pendant ce temps-là, le portrait de Fernande en face de lui, Armand était tout à ses pensées d’amour. Il en fut subitement arraché par des exclamations de Kervan.

Or, comme depuis qu’il était entré rue d’Assas, jamais son fidèle serviteur n’en avait dit autant à la fois, il se précipita au haut de l’escalier pour avoir l’explication de ce fait anormal.

De là, il aperçut le vieux Breton qui, tout ému, serrait dans ses bras un jeune matelot, et sa surprise augmenta encore.

— Mon bon oncle, disait le marin ; mon bon oncle Yves !

— Mon cher neveu, mon petit Jean-Marie ! répétait le vieillard.

Voici ce qui s’était passé.

Deux ou trois minutes après le départ d’Harris et de son ami, le matelot avait sonné, Kervan était venu ouvrir, et la vue de ce jeune homme et de son costume lui avaient rappelé mille souvenirs, car, lui aussi, il avait servi pendant sa jeunesse et la mer lui avait enlevé deux êtres bien chers : son frère qui s’était perdu au Sénégal avec l’oncle de M. de Serville, et le neveu de ce frère, qui avait embarqué, il y avait déjà près de dix ans, comme mousse, sur la frégate la Danaé, et n’avait plus reparu.

Le commissaire des armements à Brest lui avait dit que l’enfant avait eu le sort du père.

Kervan regardait donc ce nouveau venu avec des yeux étonnés et pleins de larmes, lorsque le marin lui dit :

— Mon oncle, vous ne me reconnaissez pas ?

— Votre… ton oncle, balbutia le vieux domestique.

— Le fils de Bernard Kervan, de Banallec, le mousse de la Danaé !

— Vous… toi ! Tu serais ?

— Votre neveu, mon oncle Yves !

— Mon neveu, mon petit Jean-Marie !

Et le brave Breton, en s’appuyant contre la muraille, car l’émotion le brisait, ouvrit ses bras à son jeune parent.

C’est à ce moment qu’Armand apparut en haut de l’escalier.

Kervan s’aperçut enfin, en éloignant de lui son neveu, comme pour mieux l’admirer à son aise et tout entier, que son maître assistait à cette scène de famille.

— Ah ! pardon, monsieur, pardon ! lui dit-il, mais c’est le fils de mon pauvre Bernard. Il m’arrive là, tout à coup. Moi qui le croyais perdu comme son père !

— Oui, j’ai entendu, répondit le peintre ; fais donc monter ce garçon-là.

Jean-Marie ne se fit pas répéter cette invitation indirecte. Sans attendre son oncle, il grimpa l’escalier en vrai gabier, c’est-à-dire en deux bonds, et vint se placer respectueusement, le chapeau à la main, devant M. de Serville, à qui sa mine éveillée et son air intelligent plurent à première vue.

— Ainsi, lui dit-il amicalement, vous tombez comme cela sur votre oncle, après dix ans d’absence, sans dire gare ! Comment diable avez-vous appris où il était ?

— Oh ! je savais, monsieur, depuis plus d’un an, que mon bon oncle Yves était chez vous à Paris, car, la première chose que j’ai faite, en arrivant à Toulon, a été d’écrire au pays pour demander des nouvelles de la famille. Seulement je ne connaissais pas votre adresse, mais comme j’ai une langue et qu’on n’a pas fait deux ou trois fois le tour du monde sans être un peu débrouillard ; comme je savais aussi que vous faisiez des portraits, je suis entré chez un marchand de tableaux du boulevard, le premier venu ; il m’a dit où vous demeuriez ; j’ai mis le cap sur la rue d’Assas, et me voilà !

— Bravo ! Jean-Marie ! fit Kervan qui s’était hâté de rejoindre son neveu.

— Vous avez bien fait, reprit Armand ; votre oncle vous logera près de lui pendant votre séjour à Paris.

— Je vous remercie, monsieur, répondit le matelot, mais ça ne sera pas pour longtemps. Tenez, voilà ma feuille de route. Huit jours de permission, pas davantage !

En disant ces mots, Jean-Marie avait tiré de sa poche une feuille de route où le mot impériale après celui : marine, était remplacé à la plume par nationale, et qui lui ordonnait de se présenter à Brest, au bureau des revues, le vingt du mois.

— Jusque-là vous vivrez ici. Il ne sera pas dit que le fils d’un vieux compagnon de mon oncle aura d’autre logis que ma maison. Kervan, installe ton neveu et qu’il ne manque de rien.

— Oh ! merci, monsieur ! dit le fidèle serviteur les larmes aux yeux.

Et il s’empressa d’entraîner le jeune homme dans sa chambre, afin de lui faire raconter comment il avait échappé à la mort.

Le marin apprit alors à son oncle qu’envoyé à terre, à Bornéo, avec six de ses compagnons pour reconnaître la côte, l’embarcation avait chaviré et qu’on l’avait cru noyé, mais qu’il avait pu gagner le rivage, ainsi que deux autres matelots, et qu’ils étaient restés là quatre ans avant d’être rapatriés à Bourbon.

— De Bourbon, ajouta-t-il, j’ai été envoyé en station en Océanie, et je ne suis rentré en France que peu de temps avant la guerre. Vous aviez déjà quitté le pays pour venir à Paris.

— Mon Dieu ! mon bon Jean-Marie, dit Kervan à son tour, lorsque je me suis vu tout seul après la mort de l’oncle de M. Armand, je n’ai plus eu d’autre désir que celui de vivre auprès de son neveu, et, comme il me connaissait déjà, il m’a accueilli. Il n’a pas eu à s’en repentir lorsque le malheur est venu aussi pour lui. À mon tour, je l’ai consolé !

— Comment cela ?

— Oh ! ce ne sont pas là nos affaires. Ainsi, c’est convenu, tu coucheras là, près de moi. Tu seras logé comme un commandant.

— Parfait, mon oncle ; vous pensez si j’accepte ! Je ne vous demande que le temps d’aller chercher mon sac. Je l’ai laissé dans une auberge, près de la gare de Lyon.

— Alors, cours et reviens vite !

Le vieillard descendit bras dessus bras dessous avec son neveu, et, après l’avoir encore une fois serré sur son cœur, il lui ouvrit la porte en lui recommandant de se hâter.

— Je mets toute voile dehors, répondit Jean-Marie en sautant sur le trottoir. Deux bordées, et j’arrime !

Il se mit à descendre en courant la rue d’Assas, pendant que Kervan le suivait d’un regard attendri.

Mais, arrivé au coin du Luxembourg, le matelot ralentit le pas, et cent mètres plus loin, rue de Vaugirard, apercevant une voiture qui passait, il y bondit comme s’il montait à l’abordage, en criant au cocher stupéfait :

— Aux Batignolles, Grande-Rue, 82, et rondement !

— À la course, mon amiral ? demanda l’automédon, d’un air goguenard.

— Oui, à la course, maquignon, répondit le marin, et bon pourboire en débarquant.

Immédiatement le carrosse numéroté brûla le pavé, et moins d’une demi-heure plus tard, car ce train inaccoutumé s’était assez bien soutenu, il s’arrêtait à l’adresse indiquée, c’est-à-dire devant la boutique de la Fismoise.

Les marchandises les plus disparates s’étalaient toujours à la vitrine du magasin, mais la porte en était fermée.

Le voyageur jeta noblement trois francs sur le siège du cocher et disparut lestement dans l’allée de la maison.

Dix secondes après, il faisait son entrée dans cette salle à manger où nous avons déjà introduit nos lecteurs.

Inutile de dire que la porte de cette pièce ne s’était aussi rapidement ouverte devant lui que parce qu’il y avait frappé un nombre de coups convenu.

— Ah ! c’est toi, mauvais garnement ! dit la marchande à la toilette d’un ton bourru et en refermant soigneusement sa porte.

— Moi-même, excellente tante, répondit avec un respect affecté le neveu de Kervan et de la Fismoise, qui n’était qu’un seul et même personnage, on l’a déjà compris ; et avec de bonnes nouvelles. Bonjour, mon oncle !

Ces derniers mots s’adressaient au forçat Pierre qui, tout en fumant sa pipe dans un coin, le regardait d’un mauvais œil.

Mais afin de savoir pourquoi notre ex-passager du Prince-Impérial se trouvait ainsi transformé de groom en matelot, et comment il osait se représenter devant sa tante après la manière peu délicate dont il avait reconnu son hospitalité, il nous faut revenir sur nos pas être trouver l’intéressant neveu de la brocanteuse au moment où nous l’avons laissé, s’enfuyant les mains sur ses poches si étrangement remplies.

Son premier soin, dès qu’il eut atteint le boulevard des Batignolles, ayant été de songer à un gîte, il prit instinctivement à droite pour aller du côté du parc Monceau, où foisonnaient les logeurs des gens de maison sans places : cochers et palefreniers surtout. Là, il entra dans le premier hôtel borgne qui s’offrit à lui.

Pour vingt sous qu’il paya d’avance, le maître du bouge lui donna une chambre, un lit avec des draps ombrés, une chaise, une cuvette ébréchée, un pot à eau sans anse et une serviette en toile à voile.

Mais Louis n’était pas difficile. Ce qu’il cherchait en ce moment, c’était la solitude.

Il ferma sa porte, s’assura qu’on ne pouvait le voir, ni par le trou de la serrure, ni par quelque fente de la cloison, ni à travers les rideaux en calicot de la fenêtre, et, ces précautions prises, il vida lentement ses poches, sourit en reconnaissant que, des trois montres qu’il avait empruntées à sa tante, l’une était en or et les deux autres en argent, eut un regard de mépris pour le malencontreux cornet acoustique qu’il avait supposé, grâce à l’obscurité, un objet précieux, et un éclair de satisfaction pour les pistolets ; puis il se laissa tomber sur son lit et se mit à réfléchir.

Le digne neveu de la Fismoise était un garçon sérieux et un grand philosophe. Après la manière un peu leste dont il venait de se conduire avec sa tante, devait-il retourner chez elle et affronter sa colère ? C’était hasardeux !

D’un autre côté, s’il n’y retournait pas, il perdait la position qu’elle pouvait lui faire avoir auprès de M. de Fressantel. Or M. de Fressantel l’attirait ; il lui semblait qu’il s’entendrait à merveille avec lui et son ami du Charmil.

Il y avait bien un moyen de reconquérir d’un seul coup la bienveillance de la marchande à la toilette, c’était de lui rendre ses montres, ses chemises, ses foulards et le reste, mais nous sommes obligé d’avouer que notre héros n’y songea pas un seul instant, et que lorsqu’il s’écria : « Imbécile que je suis ! » avec autant d’orgueil qu’Archimède avait dit : Eureka, c’était de tout autre chose qu’il s’agissait.

Louis, qui avait une excellente mémoire, venait tout simplement de se rappeler la conversation qu’avait eue l’ex-maîtresse de M. de Serville avec la Fismoise, puis la promesse que cette dernière avait faite à la comédienne de lui envoyer son neveu pour qu’elle le recommandât à M. de Fressantel, et il se disait que, somme toute, il n’avait pas besoin de sa tante pour se rendre chez l’amie de la Louve.

Ces réflexions faites et ce parti pris, le jeune chenapan s’endormit du sommeil de l’innocence.

Le lendemain matin, après n’avoir été bercé que par des songes venus jusqu’à lui par la porte d’ivoire, il s’éveilla frais et dispos, et se mit en mesure de se présenter avec tous ses avantages chez Sarah Bernier.

Il commença par avertir son logeur en le payant d’avance, qu’il gardait sa chambre pour toute la semaine, et comme cette lourde dépense l’avait à peu près mis à sec, attendu que sa fortune se composait des dix francs de sa tante, il sortit pour se livrer à une opération de libre échange.

Le résultat de cette transaction fut de troquer, chez un confrère de la Fismoise, ses deux montres en argent et ses foulards pour une cravate blanche immaculée et ornée d’un fer à cheval en acier, un superbe gilet de peluche orange et trois pièces de cent sous.

Cela fait, il confia sa chevelure quelque peu rebelle à un barbier du voisinage, et rentra chez lui pour achever sa toilette.

Une demi-heure plus tard, grâce à quelques coups de brosse intelligents, il sortait de son garni dans une tenue à peu près irréprochable, pourvu qu’on n’y regardât pas de trop près, et il se dirigeait, de ce pas grave qui est l’allure de tout domestique de bonne maison, vers la demeure de la comédienne.

Celle-ci habitait à l’extrémité de la rue de la Pépinière, au troisième étage d’un immeuble suffisamment bien occupé.

— Veuillez dire à Mme Bernier que j’ai une commission à lui faire de la part de Mme de Fismoise, répondit Louis à la femme de chambre qui était venue ouvrir et lui avait demandé ce qu’il désirait.

— Faites entrer, Justine, commanda Sarah, qui, au coup de sonnette, avait entr’ouvert la porte du petit salon où elle se trouvait, et que l’anoblissement de la brocanteuse avait fait sourire, bien qu’elle ne fût certes pas dans une disposition d’esprit des plus gaies.

L’ancienne maîtresse de Pétrus, en effet, n’avait exprimé que bien faiblement à la Louve la rancune qu’elle avait conservée de la conduite du peintre envers elle.

Loin d’amoindrir ce sentiment, le temps l’avait augmenté ; il était devenu de la haine, surtout depuis qu’elle savait que Mme de Rennepont était restée à Paris pendant le siège, confiée par son mari lui-même à l’homme qu’elle croyait son amant.

De plus, sa scandaleuse aventure avait nui à ses succès de théâtre, et la guerre était venue achever sa débâcle, en lui enlevant ses amis les plus précieux et en lui rendant M. de Fressantel complètement à bout de ressources.

Elle avait deux buts : se venger de M. de Serville, en gagnant, par cette vengeance même, une somme importante qui la remettrait à flot, et aider le gentilhomme ruiné à épouser sa cousine, dans la certitude où elle était que ce que Gaston aimait chez la malheureuse veuve, c’était seulement les cent mille livres de rente que lui avait données sa maternité, et que, par conséquent, une fois marié, il laisserait promptement là sa jeune femme pour revenir auprès d’elle, Sarah Bernier.

On conçoit donc avec quelle impatience la misérable attendait des nouvelles de la Fismoise qui lui avait promis son concours, et combien son nom résonna doucement à son oreille lorsqu’elle l’entendit prononcer par son envoyé.

S’empressant d’obéir à sa maîtresse, Justine introduisit Louis dans le boudoir.

Ensuite, camériste bien dressée, elle sortit en fermant la porte derrière elle ; mais, vraie fille d’Ève, fit le tour par une pièce voisine dans le but d’aller écouter et regarder par le trou de la serrure.


— Oui, chenapan ! ça va assez bien pour te tordre le cou, répondit le forçat.


Malheureusement, elle avait affaire à une femme au moins aussi rouée qu’elle. Sarah, devinant ses intentions, la rappela tout à coup pour lui donner un ordre qui devait l’éloigner de la maison pendant une heure au moins, et elle s’assura qu’elle l’exécutait immédiatement.

Elle se retourna ensuite vers Louis.

Celui-ci, le chapeau à la main, en groom qui connaît son service, attendait d’être interrogé.

— Alors, lui dit-elle, c’est la Fismoise qui vous envoie ?

— Oui, madame, répondit-il ; ma tante m’a fait espérer que madame pourrait me faire entrer chez un de ses amis.

— C’est vrai ! poursuivit Sarah Bernier, en s’efforçant de lire sur la physionomie du neveu de la brocanteuse s’il était bien l’auxiliaire qu’il lui fallait.

Mais le vaurien avait sur le visage cet æs triplex qu’Horace veut au cœur des marins, et la comédienne, malgré son regard perçant, n’y fit pas naître le moindre tressaillement.

— M. de Fressantel, dont il s’agit, continua-t-elle alors, est en effet un de mes amis. Arrivé à Paris depuis peu de jours, il n’a pas encore de maison montée et je ne demande pas mieux que de vous recommander à lui ; seulement je voudrais être certaine que… que…

— Que je rendrai fidèlement compte à madame des faits et gestes de mon maître.

— Comment ?

— Tenez, mademoiselle Sarah, dit le neveu de la Fismoise avec effronterie, jouons cartes sur table ; j’étais chez ma tante hier soir, lorsque vous y êtes venue ; j’ai tout entendu, et vrai ! la main sur le cœur, je suis le garçon qu’il vous faut. Je puis même vous être plus utile encore que vous ne le pensez. Surveiller M. de Fressantel, c’est facile, mais s’emparer des lettres de Mme de Rennepont à maître Pétrus, voilà qui est moins commode. Ma tante vous a promis de parler à son frère de cette expédition. Mauvaise affaire ! Mon oncle est pour les moyens violents ; c’est un brutal qui fera du bruit et vous compromettra, tandis que moi…

— Vous ? dit l’actrice stupéfaite.

— Moi, je m’y prendrai autrement. Comment ? je n’en sais rien ; mais vous aurez vos lettres, je vous le promets, foi de Louis ! Nous penserons ensuite à M. de Fressantel.

— Et si je refusais vos bons offices, monsieur Louis ?

— Comme je suis ambitieux et que je veux me faire un avenir le plus rapidement possible, j’irais tout simplement trouver M. Pétrus pour lui raconter le petit complot formé contre lui. Il me paierait mon secret fort cher, plus que les quinze cents francs que vous avez promis à ma tante, et je me retirerais ensuite des affaires pour me lancer dans la politique. Tiens, que je suis bête !… Pourquoi ne prendrais-je pas immédiatement ce parti ? Je ne risquerais rien et gagnerais davantage.

En prononçant ces derniers mots, il avait fait un mouvement pour se retirer.

— Non, j’accepte, dit vivement la jeune femme, tout à la fois effrayée de sentir son secret à la merci d’un tel personnage et convaincue que, pour de l’argent, le chenapan était prêt à tout faire.

— À la bonne heure, vous êtes raisonnable, répliqua-t-il, en s’asseyant dans un fauteuil ; alors causons et donnez-moi sur l’intérieur de M. Pétrus les détails nécessaires.

Sans se froisser de ce sans-gêne, Sarah poussa un siège jusqu’en face de Louis et lui apprit ce que nous avons dit de la façon dont vivait son ancien amant.

— Mais ce Kervan, quel homme est-ce ? demanda le jeune homme.

— Un pauvre diable que M. Armand a recueilli après la mort de son oncle. Kervan n’avait plus de famille ; son unique neveu, mousse d’une douzaine d’années, est mort dans un naufrage en Chine ; rien ne le retenant plus en Bretagne, il vint à Paris.

— Il avait un neveu, dites-vous, qu’il croit mort ?

— Qui est mort ; le commissaire de la Danaé lui a envoyé son acte de décès.

— Comment s’appelait-il ? De qui était-il fils ?

— Il s’appelait Jean-Marie. Il était né à Banallec et fils de Bernard Kervan, noyé lui-même au Sénégal avec l’oncle de M. Armand. Pourquoi ces questions ?

— Pourquoi ces questions ! Parce que ce neveu est ressuscité ; parce que le mousse Jean-Marie, c’est moi, et qu’avant deux heures d’ici, lorsque, grâce aux cinq louis que vous allez me donner, j’aurai fait cadeau à la marine de l’État d’un nouveau matelot en grande tenue, le vieux Kervan… Ah ! son nom de baptême ?

— Yves !

— Le brave Yves Kervan, frère de Bernard, serrera dans ses bras, en l’arrosant de ses larmes, son petit Jean-Marie échappé miraculeusement au naufrage. Qu’en dites-vous ?

— C’est hardi !

— Il n’y a que les choses hardies qui réussissent. Mon oncle Kervan m’invitera à revenir le voir, peut-être même me donnera-t-il un lit, car M. Armand de Serville ne refusera pas à son vieux serviteur cette joie d’avoir son neveu près de lui. Le reste me regarde ! Une fois le loup dans la bergerie, je me charge des moutons, ou mieux des poulets.

Et, tout fier de lui, Louis tendit la main pour en recevoir les cent francs qu’il destinait à l’achat de son costume.

Sarah s’empressa de lui compter cette somme.

Voilà comment, deux heures plus tard, la Fismoise voyait entrer chez elle un marin qu’elle ne reconnut pas tout d’abord, mais dont la vue lui arracha bientôt un juron de colère, lorsqu’elle s’aperçut que le nouveau venu n’était autre que son coquin de neveu.

— Ah ! canaille, voleur ! s’écria-t-elle, en le prenant à la gorge. Mes montres, scélérat, ou je te fais arrêter !

— Vous dites, ma bonne tante ? fit Louis d’un air goguenard en se dégageant des griffes de la brocanteuse.

— Je dis que tu es un misérable et que si tu ne me rends pas tout ce que tu m’as volé, j’appelle un sergent de ville.

— Envoyez-le chercher par mon oncle, ce sera bien plus simple, poursuivit-il, en apercevant la tête de Pierre par l’entrebâillement de la porte du fond, mais en ayant soin de se tenir hors de portée du forçat. Ça va bien, mon oncle ? Vous avez bien dormi ?

Pierre ne répondit pas à cette première question. Au mot « sergent de ville », sa tête avait disparu comme s’il l’eût rentrée dans une carapace.

— Allons, assez de plaisanteries, interrompit Françoise d’un ton plus radouci, car elle se sentait un peu au pouvoir de son neveu. Pourquoi ce déguisement ? Polisson, vaurien !

— Ah ! ma tante, vous devenez gentille, reprit le gavroche ; mais avant de vous expliquer ce que vous appelez mon déguisement, permettez-moi de me justifier et de repousser vos déshonorantes accusations.

— Tu ne m’as peut-être pas volé trois montres, six foulards, cinq chemises, une paire de pistolets…

— Et un cornet acoustique que vous oubliez ! Madame Fismoise, vous ne connaissez pas toutes vos richesses.

— Oui, c’est bien ! Où est tout cela ?

— D’abord, tout cela je ne l’ai pas volé, ma respectable tante. Voici l’histoire : hier soir, pendant que vous receviez mon oncle bien-aimé qui revenait… D’où revenait-il donc ? Enfin, n’importe, je ne suis pas curieux ; vous m’avez laissé dans l’obscurité, j’ai heurté malgré moi certains objets ; oh ! mon Dieu ! bien au hasard ; et ne sachant qu’en faire, je les ai mis dans mes poches, en attendant le moment où il me serait possible de les replacer exactement là d’où je les avais fait tomber ; puis vous êtes entrée brusquement, Mme Sarah est arrivée, et vous savez que vous m’avez renvoyé vous-même.

— Eh bien ! depuis ce temps-là ?

— Oh ! depuis ce temps-là, ma bonne tante, il s’est passé des choses étranges. Sachant l’intention que vous aviez de me trouver une position et n’ignorant pas la promesse que vous aviez faite à Mlle Sarah, je suis allé au-devant de vos désirs en me présentant chez elle.

— Toi, polisson !

— Moi-même, mon excellente tante, moi-même. Je suis au mieux maintenant avec cette charmante femme.

— Au mieux avec Mlle Sarah ! Comment cela ?

— Je ne vous cacherai rien ; tout simplement parce que je lui ai offert de lui donner certaines lettres qu’elle voudrait bien posséder.

— C’est pour cela que tu es déguisé en matelot ?

— Vous l’avez dit ! Je suis en ce moment le neveu ressuscité d’un brave Breton, domestique de M. Pétrus. Ah ! je n’ai pas le droit de me plaindre : depuis quarante-huit heures j’ai retrouvé une foule de parents… Tiens ! rebonjour, mon oncle, ça va bien ?

Ces mots s’adressaient à Pierre, dont la tête venait d’apparaître de nouveau à la porte entr’ouverte de la petite salle.

— Oui, chenapan, ça va assez bien pour te tordre le cou, répondit le forçat ; c’est à moi que Françoise a promis l’affaire des lettres ; je n’entends pas que tu me la souffles.

— Il ne s’agit pas de vous rien souffler du tout, répondit Louis, sans trop s’éloigner de la porte de sortie de la boutique, car les regards de son oncle n’étaient pas rassurants. Seulement, comme l’opération me semblait assez difficile pour vous, attendu votre situation délicate avec M. le préfet de police, je me suis dit comme ça qu’elle serait pour moi un joli début. Mais nous partagerons.

La Méral, absolument stupéfaite, écoutait son neveu avec une espèce d’admiration mêlée de terreur. Sa précocité la flattait et l’épouvantait tout à la fois.

— Enfin, que vas-tu faire ? lui demanda-t-elle, en imposant silence du geste à son frère que la colère aveuglait et qui, au risque d’être vu du dehors, paraissait décidé à se jeter sur son neveu.

— Je vais vous le dire, ma tante, répliqua le gamin ; mais que mon oncle reste d’abord tranquille, ou je file pour faire mes opérations moi-même. Voyons, causons raison. Comment votre frère se serait-il introduit chez M. Armand de Serville ? Il n’a pas besoin de modèle pour un Apollon, tandis que moi, grâce à mon costume, la chose a marché comme sur des roulettes. Dans quarante-huit heures je connaîtrai la maison aussi bien que ma poche, et nous aviserons.

— C’est vrai, dit la brocanteuse : tu n’aurais guère pu y aller, toi, Pierre.

Le bossu poussa un grognement pour toute réponse.

— Ainsi, c’est bien convenu, vous ne m’en voulez plus ? Demain, vous aurez de mes nouvelles, peut-être même ce soir.

Et avant que la Fismoise ait eu le temps de s’en défendre, Louis l’avait embrassée sur les deux joues et était déjà loin.

Nous savons comment, quelques heures après, il avait fait son entrée chez le peintre, et nous le retrouvons maintenant, au moment où, sous le prétexte d’aller chercher son sac, il avait laissé le trop confiant Kervan tout attendri et s’était représenté au no 82 de la Grande-Rue, aux Batignolles.

— Oui, ma tante, c’est moi-même, et avec de bonnes nouvelles, lui avait-il dit en entrant, sans s’inquiéter autrement de la mine renfrognée de Pierre.

— Quoi ! fit la brocanteuse toute surprise, tu reviens déjà de la rue d’Assas ?

— Par le train-poste ! Ah ! quel honnête homme d’oncle j’ai trouvé là-bas ! Quelle belle chose que la famille ! Il m’a reconnu tout de suite. Et il pleurait ! Moi aussi, du reste. C’était à se croire à un cinquième acte de l’Ambigu. Et le peintre, a-t-il assez coupé dans le pont ! Il ne veut pas que je loge ailleurs que chez lui ! Il est capable de vouloir faire mon portrait. Vrai ! mon oncle, il n’aurait jamais songé à faire le vôtre !

— Assez ! gronda le forçat ; arrive donc au fait, mauvais drôle !

— Ah ! ce n’est pas mon oncle Kervan qui me traiterait ainsi, exclama Louis avec un soupir mélodramatique ; mais enfin, je vous obéis. Me voilà donc dans la maison ; il ne me reste plus qu’à découvrir où sont les fameuses lettres.

— Je le sais, moi, interrompit Françoise.

— Bah ! Alors le tour est joué.

— Non, pas encore, car elles se trouvent dans un meuble qui est dans la chambre à coucher de l’ancien amant de Sarah et qui ferme à clef.

— Et si M. de Serville te pince au moment où tu crochèteras sa serrure ? dit Pierre à son tour, d’un air goguenard.

— Ah ! mon oncle, que vous avez de vilains mots ! Qui vous parle de crocheter une serrure ? M. Armand ne dort pas avec sa clef et…

— Cette clef, je te la donnerai demain, interrompit la boutiquière.

— Vous ! ah bah ! Ma tante, vous cachez vos atouts, ce n’est pas bien ! Comment aurez-vous cette clef ? Est-ce que le docteur Harris est serrurier ?

— Ça ne le regarde pas, mauvais galopin. Qui te parle du docteur Harris ? Je ne le connais même pas. Reviens demain, je le donnerai cette clef.

— Un instant, fit Méral. Et si, une fois qu’il aura les lettres, nous ne le revoyons plus, ce polisson-là ?

— Oh ! mon oncle !

— Il n’y a pas de : Oh ! mon oncle ! Je te crois capable de tout.

— Merci bien ! Alors voici ce que je vous propose. Derrière le jardin de M. Armand, il y a un terrain vague ; vous y viendrez lorsque le moment sera arrivé, et je vous jetterai les poulets par-dessus le mur. Êtes-vous content ?

— Oui, comme cela, ça me va !

— Vous ne ferez plus les gros yeux à votre petit neveu Louis ?

— Non, mais je te jure que si tu me trompes, je te rattraperai pour te tordre le cou.

— Oui, c’est convenu, vous me l’avez déjà dit. Alors, ma tante, à demain !

— À demain !

— Au revoir, mon bon oncle. C’est égal, voyez-vous, j’ai bien fait d’aller à votre place chez l’amoureux de la générale. Jamais le brave Kervan ne vous aurait pris pour son petit Jean-Marie.

Et sans attendre la réponse du forçat qui, de meuble en meuble, s’était sensiblement rapproché, Louis fit un bond jusque sur le seuil de la porte et s’élança dans la rue.

— Tu verras que ce maudit gamin nous jouera quelque tour, dit Pierre furieux d’avoir manqué son neveu et en s’adressant à sa sœur.

— Pourquoi donc ? fit celle-ci en haussant les épaules, ça n’est pas son intérêt.

— Pourquoi ? Parce qu’il chasse de race et ne vaut pas mieux que sa coquine de mère !

— Pierre !

— Quoi ! ta sœur n’est pas le bon Dieu ; on peut en parler sans ôter sa casquette.

— Jeanne nous a donné beaucoup d’argent pour nous taire ; nous n’avons pas le droit de dire son secret. Tu sais bien qu’au premier mot, elle a le bras long, notre affaire serait claire.

— Oh ! patience ! ses amis n’en ont pas pour longtemps à être les plus forts. Nous verrons !

Puis, sans en dire davantage, mais en appuyant sa péroraison d’un geste menaçant, Méral se versa un verre d’eau-de-vie et l’avala d’un trait.

Pendant ce temps-là, Louis, après s’être procuré un sac de matelot et y avoir fourré les chemises qu’il avait volées à sa tante, une veste de rechange et quelques menus objets, reprenait gaillardement le chemin de la rue d’Assas, où bientôt il retombait dans les bras du bon Kervan, qui ne savait comment remercier le ciel de lui avoir rendu aussi miraculeusement le fils de son malheureux frère.

Le soir même, il prenait possession de la petite chambre que le brave serviteur lui avait préparée près de la sienne, et il savait, grâce aux questions qu’il lui avait adroitement adressées, que le peintre consacrait ses journées entières au travail et ne sortait que le soir pendant quelques heures.