V

Voyage dans le bleu.



Depuis le jour où, dans le récit qui précède celui-ci : La comtesse Iwacheff, nous avons quitté Armand de Serville conduisant au cimetière le corps de sa fille, la petite Gabrielle, le peintre avait eu une existence fiévreuse et tourmentée.

Après la condamnation de Mme de Ferney, c’est-à-dire de Jeanne Reboul, le cœur vide, l’esprit chagrin, il s’était remis au travail, et sa première œuvre avait été le portrait, en bergère Watteau, de cette jolie Marie Dutan, qu’il avait arrachée à la mort et délivrée des poursuites de l’ignoble Pergous.

Cette toile remarquable avait valu à Pétrus une deuxième médaille, et lui avait aussi rapporté l’amour de son modèle, amour timide, discret, dont la pauvre enfant avait d’autant plus souffert que son sauveur ne s’en était aperçu que trop tard, alors que seule, sans famille, sans soutien, elle était devenue, par lassitude, la maîtresse de l’un des amis de celui dont elle n’avait pu être aimée.

Déjà connue par son portrait, jolie, intelligente, suffisamment instruite, adorée du galant homme auquel elle s’était donnée par désespoir, Marie était entrée au théâtre, où elle avait rapidement pris place parmi les plus charmantes comédiennes de Paris.

Dans le monde où elle vivait, gaie d’une gaieté factice, se souvenant toujours du passé parce qu’elle aimait toujours Armand, on l’avait surnommée Saphir, mais elle était loin d’être heureuse. Ceux qui la connaissaient bien comprenaient qu’elle n’était pas faite pour cette existence frivole, et lui témoignaient un certain respect.

La douleur de Marie devint encore plus grande lorsqu’elle sut qu’Armand de Serville était sérieusement épris d’une jeune fille qui avait débuté avec succès à l’Odéon, en sortant du Conservatoire.

Cette débutante, dont la beauté candide avait séduit le peintre, était Sarah Bernier.

Pendant plusieurs mois, elle résista, mais, un beau soir, son directeur reçut d’elle une lettre lui annonçant que, pour des raisons de santé, elle était obligée d’aller dans le Midi, et le lendemain, tout Paris savait, grâce à l’indiscrétion des journaux, que la jolie pensionnaire du second Théâtre-Français était partie pour l’Italie avec maître Pétrus.

On parla de cet enlèvement pendant huit jours, puis plusieurs mois s’écoulèrent et on ne pensait plus depuis longtemps ni à Sarah ni à son amant, lorsqu’ils éveillèrent de nouveau tous deux la curiosité parisienne, en se séparant brusquement après une scène scandaleuse dont l’atelier de la rue d’Assas avait été le théâtre.

Tout naturellement, cette rupture fit grand bruit, et bientôt on en connut les motifs honteux pour Sarah Bernier.

Au lieu d’être épris d’une jeune fille naïve et pure, Armand de Serville avait tout simplement donné son cœur, avec l’intention peut-être de donner son nom, à une courtisane de bas étage qui, tout en suivant les cours du Conservatoire, était devenue une des fidèles du salon de la Louve et la maîtresse de plusieurs des débauchés qui fréquentaient l’hôtel de la rue de Monceau.

Lorsqu’il eut acquis la certitude que toute cette infamie était bien réelle, le peintre faillit devenir fou de douleur et de désespoir. Il avait été l’objet de la risée de ceux qu’il croyait envieux de son bonheur ; et c’était encore à cette misérable Jeanne Reboul qu’il devait cette déception, car il ne doutait pas, et il avait raison, de la complicité de l’ex-madame de Ferney dans toute cette affaire.

Ni sa bonne éducation, ni son respect de lui-même, rien ne put retenir sa colère, et devant dix de ses amis, qu’il avait réunis tout exprès rue d’Assas, Armand démasqua Sarah et la chassa comme il eût chassé une fille.

Celle-ci sortit de chez son amant en jurant de se venger, et, dès cette époque, elle devint l’inséparable de la comtesse Iwacheff, qui partageait si complètement sa haine pour celui qu’elles avaient aimé toutes les deux.

Quant à Marie Dutan, en apprenant ce qui s’était passé entre Pétrus et Sarah, n’osant aller voir le peintre, elle lui avait écrit pour lui exprimer avec tout son cœur, la part qu’elle prenait à son chagrin.

Touché de ce souvenir de la jeune fille, Pétrus lui avait répondu dans les termes les plus affectueux ; mais il avait ensuite fermé sa porte à tous, et il songeait à s’expatrier lorsqu’un vieil ami de sa famille, le général de Rennepont, qui avait été informé de sa résolution, vint le trouver, et le releva par de si bonnes paroles que l’artiste reprit courage, s’efforça de croire qu’il n’avait fait qu’un mauvais rêve et se remit au travail, tout en s’isolant du monde où il craignait de rencontrer celle qui l’avait si indignement trompé.

Un an s’était écoulé, et Armand commençait à oublier tout à fait Sarah, lorsqu’il reçut tout à coup la visite de M. de Rennepont, qu’il croyait en province.

Le général apprit en même temps à son jeune ami qu’il venait habiter Paris, où le ministre l’avait appelé, et qu’il allait se marier, non par amour, mais pour tenir la promesse qu’il avait faite à un frère d’armes, mort à ses côtés, à Magenta.

Le fait était absolument exact. Après la guerre d’Italie, M. de Rennepont avait recueilli la fille du capitaine Duré, l’avait fait élever au couvent, et comme il était sans proches parents, il avait résolu, pour que sa fortune ne passât pas à des collatéraux éloignés et inconnus, d’épouser cette jeune fille et d’en faire son héritière.

Mlle Duré avait dix-huit ans, mais bien qu’elle n’eût jamais quitté les Sœurs qui l’avaient élevée, elle savait ce qu’elle devait au vieil ami de son père. Aussi ne fut-elle pas surprise lorsque M. de Rennepont lui dit :

— Ma chère Fernande, j’ai promis à ton père de te protéger ; te voilà bientôt en âge de te marier, je n’ai ni parents ni amis qui puissent te présenter dans le monde et te guider dans le choix d’un époux ; veux-tu devenir ma femme, c’est-à-dire la maîtresse de ma maison et l’héritière, sans contestation, sans procès possible, d’une fortune que j’ai toujours eu l’intention de te laisser ?

Fernande, dont le cœur était calme et loyal, demanda seulement vingt-quatre heures pour réfléchir, et le lendemain, sans embarras, sans phrases, elle tendit la main à M. de Rennepont en lui disant :

— Général, je serai votre femme quand vous voudrez. Vous m’avez fait une jeunesse heureuse, je ne connais pas d’homme plus digne que vous d’affection, de dévouement et de respect.

Un mois plus tard, Mlle Duré était Mme de Rennepont, et le général en rentrant dans son hôtel avec sa jeune femme, la prit sur ses genoux comme il le faisait lorsqu’elle était enfant, et lui dit, en tremblant un peu :

— Fernande, tu n’as pas dix-neuf ans et j’en ai près de soixante ; tu es encore une enfant et je serai bientôt un vieillard ; tu étais ma fille bien-aimée, je t’ai faite ma femme ; je ne te demande qu’une seule chose, et le jour où je t’en demanderais davantage je te donnerais le droit de me mépriser : Grâce à moi tu as eu une jeunesse heureuse, tu le reconnais ; donne-moi en échange une vieillesse respectée.

La jeune femme ne répondit à ces dignes et loyales paroles qu’en passant ses bras autour du cou de M. de Rennepont, et en lui disant dans un chaste baiser :

— Mon ami, votre femme ne vous aimera pas moins que ne vous aimait votre enfant.

L’hôtel de Rennepont devint bientôt une des rares maisons fréquentées par Pétrus.

Il y avait trouvé une atmosphère honnête qui le faisait revivre, et si, par hasard, il se passait une semaine sans qu’il y fût venu, c’était le général lui-même qui lui reprochait son absence et qui, le prenant par la main, le conduisait auprès de sa femme, en la priant de hâter la guérison du pauvre malade et de le consoler.

Sarah commettait donc une calomnie infâme, lorsqu’elle affirmait que M. de Serville s’était séparé d’elle par amour pour Mme de Rennepont, puisqu’au moment de sa rupture avec sa maîtresse, il n’avait même jamais entendu prononcer le nom de Fernande.

Pétrus était avec M. et Mme de Rennepont dans les relations d’affectueuse intimité que nous venons de dire lorsque la guerre éclata, et le général, qui avait été appelé à un commandement à l’armée du Rhin, arriva un matin chez le peintre au moment où celui-ci l’attendait le moins.

Le petit hôtel que Pétrus occupait était une construction des mieux disposées pour un artiste. Il se composait, au rez-de-chaussée, d’une salle à manger et d’un petit salon ; au premier, d’un grand atelier, d’un fumoir et d’une chambre à coucher. Au-dessus se trouvaient les chambres des domestiques.

Le salon du rez-de-chaussée et l’atelier donnaient sur la rue ; le fumoir et la chambre à coucher prenaient jour sur le petit jardin qui s’étendait derrière l’hôtel et n’était séparé que par un mur d’une dizaine de pieds de hauteur d’un immense terrain vague, dont les constructeurs du voisinage avaient fait un chantier.

Au fond de ce jardin s’élevait un petit pavillon dont une partie avait été transformée en écurie tandis qu’Armand avait installé dans l’autre partie son véritable atelier de travail, celui de l’hôtel étant à plus proprement parler le grand salon de l’artiste.

Cette demeure était meublée avec un luxe sévère, qui disait au premier aspect que l’ami du général de Rennepont ne sacrifiait en rien au mauvais goût et au besoin de briller du jour.

Un large escalier, dont les murs étaient cachés par des tapisseries de haute lice admirablement conservées, conduisait au premier étage, jusqu’au vaste palier sur lequel on trouvait, à droite, la porte de l’atelier, à gauche celles de la chambre à coucher et du fumoir.


— Ma plus grande douleur, Fernande…


Le grand atelier était naturellement la pièce de prédilection du peintre, qui avait mis tous ses soins à n’y laisser entrer que des meubles et des objets d’art irréprochables. Il voulait que les yeux ne pussent s’y arrêter que sur des choses attrayantes ou dignes d’examen.

C’était là qu’Armand passait des journées entières, travaillant, rêvant et souvent seul, car sa mésaventure et sa mélancolie avaient éloigné de lui le plus grand nombre de ses amis.

Toute sa maison se composait d’une cuisinière, à laquelle il n’adressait pas dix paroles par mois ; d’un palefrenier, qu’il ne voyait qu’au moment de monter à cheval, et d’un valet de chambre, espèce de vieux serviteur muet dont il avait hérité d’un de ses oncles deux ans auparavant, et qui ne se serait jamais permis, en dehors de ses fonctions, d’adresser la parole à son maître sans que celui-ci l’eût interrogé.

Ce brave homme répondait, c’est bien le cas de le dire, au nom de Kervan. Depuis qu’il avait été témoin des malheurs de M. de Serville, son mutisme avait été en croissant.

Mais revenons à M. de Rennepont et à sa visite inattendue.

Pétrus s’était hâté d’aller au-devant de son vieil ami et, après lui avoir affectueusement serré la main, l’avait conduit jusqu’à un divan sur lequel le général s’était laissé tomber avec une espèce d’accablement, dont son hôte avait été tout surpris.

— Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-il respectueusement, en s’apercevant que son visiteur, le visage appuyé sur ses deux mains, ne paraissait pas décidé à prendre la parole. Vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux ?

— Non ! mon cher Armand, répondit M. de Rennepont en redressant la tête, non, mais les circonstances sont graves et je viens vous demander un service.

— Un service, à moi ! Vous savez bien qu’il vous est rendu d’avance.

— Eh bien ! voici ce dont il s’agit. Je pars dans quarante-huit heures pour Metz, et Dieu seul sait quand je reviendrai, si même je reviendrai jamais.

— Pourquoi de semblables pensées ?

— Oh ! si je n’avais que moi, je ne m’y arrêterais pas un instant, mais je laisse ici Mme de Rennepont, ma femme ou plutôt ma fille bien-aimée ; je la laisse seule, sans conseil, sans défenseur.

— Et moi, général ! se hâta de répondre l’artiste, avec un de ces élans de dévouement et de franchise qui lui étaient familiers lorsqu’il s’agissait de ceux qu’il aimait ; moi ! ne suis-je pas un peu votre fils ? J’ai l’intention de ne pas quitter Paris, et…

— Je n’ai plus rien à vous demander, mon ami, interrompit M. de Rennepont en serrant la main du peintre, vous avez répondu d’avance à la prière que j’allais vous adresser. Vous êtes un digne et brave cœur ; je vous confie Fernande, comme je la confierais à mon frère, si j’en avais un.

Mme de Rennepont peut compter sur mon dévouement absolu. Mon affection pour vous ne me dicterait pas cette conduite que je devrais la tenir par reconnaissance. N’est-ce pas vous qui m’avez sauvé du désespoir ? N’est-ce pas Mme de Rennepont qui m’a consolé ?

— Ce n’est pas tout.

— Quoi donc encore ?

— Nul se sait comment se terminera cette guerre, si brusquement déclarée. Pour ma part, j’en augure mal. L’empereur se trompe, ou plutôt il est trompé. Enfin, le sort en est jeté ! Le moment n’est plus à la discussion, mais à l’action. Or, je puis être tué.

— Général !

— Et Fernande serait veuve à vingt-deux ans. C’est la meilleure et la plus loyale femme que je connaisse, que j’aie jamais connue ; sa fortune sera, pour bien des gens, un aimant irrésistible. Promettez-moi, mon ami, de la défendre et de ne lui laisser prendre pour mari qu’un homme digne d’elle. Jurez-le moi, je vous en prie.

— Puisque vous le voulez, je le jure, quoique, vraiment…

— Vous avez juré, cela me suffit, je partirai tranquille.

Et, après avoir pressé une dixième fois les mains de son hôte, le général mit la conversation sur un autre terrain.

Une heure plus tard, calme et souriant, il prenait congé du peintre.

Le surlendemain matin, pendant que M. de Rennepont s’éloignait de Paris pour rejoindre son corps, Fernande et Armand qui l’avaient accompagné à la gare, reprenaient le chemin du faubourg Saint-Germain, le cœur oppressé, les larmes aux yeux, sans échanger une parole.

Avant de quitter Mme de Rennepont à la porte de son hôtel, M. de Serville lui tendit la main en lui disant :

— Madame, le général m’a chargé de vous protéger et de vous défendre pendant son absence, et j’ai accepté cette mission, bien que je ne sache pas quels dangers vous pourrez jamais courir. Disposez donc de moi, en toutes circonstances, comme vous disposeriez d’un frère ; et rappelez-vous que si, par discrétion, je ne me présente chez vous que de loin en loin, vous avez, rue d’Assas, un ami sincère et dévoué, dont tous les instants vous appartiennent.

— Merci, monsieur, répondit Mme de Rennepont ; mais venez souvent, au contraire. Ainsi qu’autrefois, ma porte vous sera toujours ouverte.

Et comme l’émotion ne lui permettait pas d’en dire davantage, Fernande se hâta de se séparer du jeune homme avec un triste sourire, puis elle remonta dans son appartement, épouvantée de la solitude dont elle était menacée.

Quant à l’artiste, après avoir renvoyé sa voiture, il se dirigea à pied du côté du Luxembourg, l’esprit obsédé par de tristes pressentiments.

En se rappelant ce que le général lui avait dit à propos de la campagne qui s’ouvrait, il se demandait avec terreur si le vieux soldat n’avait pas lu dans l’avenir.

Mais le lendemain matin, lorsque, sur les boulevards, où il était descendu pour se mettre au courant des événements, il vit passer, musique en tête et la résolution peinte sur le visage, les soldats qui quittaient Paris, au milieu de l’enthousiasme de la foule, il reprit courage et confiance.

Hélas ! moins d’un mois plus tard, la France n’avait accumulé que désastres sur désastres, et la catastrophe de Sedan ouvrait aux Allemands la route de Paris.

Quand Armand apprit cet épouvantable malheur, lorsqu’il comprit que Paris était en danger, il n’hésita point. Laissant son pinceau, il s’enrôla dans l’un des bataillons qu’on formait à la hâte.

Ce premier devoir accompli, il courut chez Mme de Rennepont, pour la supplier de se retirer en Bretagne, chez une vieille parente à lui qui serait heureuse de la recevoir.

— Non, mon ami, répondit Fernande : à chacun sa tâche ! Mon mari est prisonnier ; où ? je l’ignore ; il m’a confiée à vous, je resterai près de vous. Vous vous battrez, moi je soignerai les blessés. Je veux être digne du nom que le général m’a donné.

Armand insista, mais la jeune femme fut inébranlable dans sa résolution ; et quand, le 16 septembre, alors que la capitale allait être investie, il voulut faire une dernière tentative, Mme de Rennepont lui répondit en lui montrant fièrement le brassard à croix rouge qu’elle portait.

Elle était allée offrir ses services, avec deux autres dames de son monde, à l’ambulance qu’un médecin américain organisait dans l’hôtel du prince Bibesco, avenue de La Tour-Maubourg.

Cet hôtel, véritable bijou artistique, construit sur les plans d’un des amis du noble Roumain, M. Le Cœur, était à peine achevé ; mais le prince Georges, qui avait repris du service au début de la guerre et était prisonnier, avait eu le temps d’ordonner à ses gens d’ouvrir sa maison aux victimes de la lutte.

Pendant qu’il se dévouait en Allemagne pour ses frères d’armes, il avait voulu que son hôtel fût inauguré à Paris par une bonne action.

Le médecin américain qui s’était installé, lui et son matériel, dans l’aristocratique demeure, était le docteur Harris, et c’est avec le plus vif empressement qu’il accepta les offres de service de Mme de Rennepont et de ses amies, bien qu’il eût déjà près de lui, pour donner aux blessés ces soins maternels et si précieux, plus puissants souvent que toute la science, un certain nombre de jeunes femmes appartenant au monde des théâtres, entre autres Marie Dutan.

Cette dernière surtout plut à Fernande à la première vue, non pas tant par sa douceur et sa bonté, la générale pensait que c’étaient là des qualités que toutes les femmes devaient avoir, mais surtout à cause de sa physionomie triste et résignée.

Il lui sembla, dès les premiers jours qu’elle la vit, que son air grave, presque austère, lui venait de quelque grand chagrin, et elle se sentit si vivement attirée vers elle, bien qu’elle n’ignorât pas sa situation sociale, qu’elle lui dit un jour :

— Vous êtes de nous toutes, mademoiselle, la plus adroite et la plus courageuse, et je partage, je vous l’assure, la sympathie du docteur Harris pour vous.

Marie s’inclina toute confuse et en même temps bien heureuse de cet éloge ; mais une de ses pudeurs était de comprendre que l’effacement était son devoir au milieu de ces femmes honnêtes ; aussi se contenta-t-elle de répondre en rougissant :

— Merci, madame ; si vous saviez quel bien vous me faites !

— Je ne sais qu’une chose, interrompit Mme de Rennepont, c’est que vous êtes charmante et bonne.

Et elle lui tendit affectueusement une main que Marie pressa avec émotion dans les siennes.

Cependant, tout en soignant les blessés, la générale ne se sentait plus calme et paisible comme autrefois ; elle était sujette à des terreurs soudaines, involontaires, sans causes définissables. Un rien l’effrayait. Le craquement d’un meuble, une porte qu’on ouvrait trop brusquement, une voiture qui faisait trembler les vitres de son hôtel, le moindre bruit inattendu lui causaient un tressaillement douloureux. Elle rougissait et pâlissait en un instant.

Quand Armand arrivait, elle mettait moins d’abandon à lui tendre la main ; elle ne cessait pas de lui parler de son mari, de son affection et de son respect pour lui, de la douleur qu’elle ressentait de ne pas recevoir de ses nouvelles, de la consolation qu’il devait éprouver dans son exil à la savoir sous sa sauvegarde, et de la foi qu’elle avait dans sa protection.

Lorsque sa visite se prolongeait, lorsque l’entretien tombait un peu ou prenait une tournure plus intime, elle sonnait sa femme de chambre, trouvait dix ordres à lui donner, la rappelait sous le motif le plus futile, prétextait une course indispensable, une lettre à écrire, et paraissait craindre enfin de rester seule avec l’homme à qui son mari l’avait confiée.

Armand, lui, était toujours le même pour Fernande, c’est-à-dire respectueusement dévoué ; mais il s’était surpris plusieurs fois à prendre instinctivement le chemin de la rue de Varennes sans qu’il eût projeté cette visite ; et il lui était arrivé souvent, en rentrant chez lui, après une nuit de fatigue aux remparts, de regretter amèrement de trouver sa maison vide, son foyer désert, et de ne point avoir pour compagne une sainte et douce créature comme Mme de Rennepont.

Cela dura ainsi de longues semaines, puis, au fur et à mesure que l’existence se fit à Paris plus triste et plus anxieuse, que l’isolement de la grande ville devint plus complet, que l’égoïsme restreignit les relations, Armand et Fernande se sentirent plus vivement attirés l’un vers l’autre, jusqu’au jour où l’artiste fut conduit blessé à l’ambulance de l’avenue de La Tour-Maubourg, et, se croyant mortellement frappé, murmura à l’oreille de Mme de Rennepont, qui, tremblante et les larmes aux yeux, s’était penchée vers lui :

— Ma plus grande douleur n’est pas de mourir, mais de me séparer de vous que je vais laisser seule et que j’aime plus que la vie !

— Armand ! fit la jeune femme épouvantée et en s’efforçant d’arrêter de la main les paroles sur les lèvres du malheureux.

Mais M. de Serville ne répondit à cette prière qu’en appuyant sur la main de Mme de Rennepont sa bouche décolorée, et, brisé par ce dernier effort, il retomba en poussant un soupir qui arracha un cri de désespoir à la malheureuse.

Pensant qu’il mourait, elle comprit alors instantanément ce qui se passait en elle depuis plusieurs semaines, c’est-à-dire combien elle aimait cet ami dévoué, dont la dernière parole était un aveu.

Au cri de la générale, Harris et Marie accoururent. La jeune fille non moins émue que Mme de Rennepont puisque, elle aussi, aimait le mourant, reçut Fernande dans ses bras.

Cinq minutes s’écoulèrent, cinq minutes de tortures et d’angoisses que l’Américain termina tout à coup, en se tournant vers la jeune femme pour lui dire :

— Rassurez-vous, madame, la blessure de M. de Serville est grave, mais je réponds de lui.

Fernande crut avoir mal entendu, et, relevant la tête, elle interrogea le docteur des yeux plus encore que de la voix, car les sanglots faisaient trembler ses lèvres et arrêtaient ses paroles.

— Oui, madame, j’en réponds, répéta le médecin, la balle a traversé les chairs sans toucher aucun organe essentiel ; tenez, le voici qui revient à lui. Seulement, pas d’émotions, je vous prie ! Il est probable qu’il va être pris d’une fièvre ardente : le plus grand calme lui est nécessaire.

Mais Mme de Rennepont n’écoutait plus Harris ; elle n’avait compris qu’une seule de ses phrases : « Je réponds de lui. »

Tournée vers le blessé, dont les yeux troublés la cherchaient, son cœur le lui disait, elle se sentait envahie par une joie immense, par un bonheur indéfinissable.

Sans force contre ce sentiment nouveau, elle s’y livra tout entière avec la loyauté de son âme ; elle s’agenouilla près du lit tout à la fois pour remercier Dieu et pour dire, par une douce étreinte, à celui qu’elle aimait : « Courage, ami, je suis là ! »

Le jeune homme comprit et voulut parler ; mais elle lui imposa silence d’une voix si tendre qu’il obéit comme un enfant et ne la remercia que du regard.

Lorsque Mme de Rennepont se retourna vers Marie, qui, la mort dans l’âme, s’était éloignée de quelques pas, ce fut pour lui dire avec une grâce charmante :

— Vous avez appris mon secret en même temps que moi, mademoiselle ; M. de Serville y gagnera d’avoir à son chevet deux sœurs de charité. Nous le sauverons, et, si cela est possible, je vous aimerai encore davantage.

Huit jours plus tard, Armand était hors de tout danger.

Il se fit transporter chez lui, et bien qu’il eût quitté son amie la veille au soir, car elle et Marie s’étaient installées toutes deux à l’hôtel Bibesco afin de soigner à tour de rôle leur cher malade, il se préparait à lui écrire, lorsque Kervan lui remit une lettre que le domestique de la générale venait d’apporter.

L’artiste était à ce moment étendu sur le divan de son atelier. En recevant cette lettre, il fut pris d’un sentiment étrange ; il lui semblait qu’elle allait lui annoncer un malheur ; il n’osait l’ouvrir.

Il s’y décida cependant.

La jeune femme lui écrivait :


« Mon ami, il serait indigne de nous de ne pas nous rendre compte de la situation nouvelle que la fatalité nous a faite, de ne pas en comprendre les dangers, de ne pas en accepter courageusement les douleurs. Vous m’aimez et je vous aime, mais nous sommes deux âmes honnêtes qu’une mauvaise pensée ne saurait souiller. Je suis la femme du général de Rennepont dont vous êtes l’ami. Dans sa loyauté de soldat, c’est sous votre protection qu’il m’a mise. C’est là ce que ni vous ni moi ne pouvons oublier.

« Si vous vous sentez assez fort pour me défendre moi-même contre vous ; si vous avez le courage de m’aimer sans espoir, sans remords et sans faiblesse ; si vous pouvez me jurer de ne pas me parler de votre amour, auquel je crois comme je crois en Dieu, reprenons nos relations d’autrefois, restez le protecteur de l’isolée et commandez à votre cœur, afin que, le jour où mon mari reviendra vous demander le dépôt sacré confié à votre honneur, nous n’ayons à rougir ni l’un ni l’autre devant lui.

« Sinon, ne nous voyons plus, séparons-nous, fuyons-nous, dussions-nous en mourir tous les deux.

« Fernande de Rennepont. »


Armand relut cette lettre plusieurs fois, comme s’il eût voulu y puiser le courage qui lui manquait ; puis, d’une main fiévreuse, il répondit :


« Fernande,

« On ne saurait être atteint à la fois par une aussi profonde douleur et par une aussi grande joie. Vous m’aimez, moi, le pauvre délaissé, que vous avez déjà arraché au désespoir et à la mort ; vous m’aimez et vous voudriez que, mon cœur dût-il se briser, je ne sache pas en comprimer les battements pour vous conserver le calme et l’honneur.

« Oh ! ne doutez pas de moi ; j’aurai devant vous tous les courages ; jamais, je le jure, un mot d’amour ne sortira de mes lèvres ; j’éteindrai mes regards, j’étoufferai ma voix ; vous me laisserez vous écrire ; vous laisserez mon âme causer à votre âme, et nous vivrons ainsi, sachant que nous nous aimons, sans nous le dire jamais.

« Si vous me refusiez ce bonheur, je vous obéirais aveuglément ; mais, je le sens bien, je maudirais la main qui m’a sauvé et je n’aurais plus qu’un rêve : celui d’être frappé une seconde fois par une balle ennemie, pour avoir le droit de vous dire une dernière fois : Je vous aime !

« Armand. »

 

Cette lettre écrite, M. de Serville la fit remettre au domestique de Mme de Rennepont, et il s’étendit de nouveau sur son divan, où, brisé d’émotion et de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir.

Moins d’une heure plus tard, il fut réveillé brusquement par le bruit d’une voiture qui s’arrêtait devant sa porte, et il tressaillit, car personne autre que la générale ne savait qu’il était rentré chez lui. Cette voiture ne pouvait être que la sienne.

Tout tremblant alors, il se traîna jusqu’à la porte de son atelier, mais avant même qu’il l’eût atteinte, le brave Kervan l’avait ouverte pour introduire les personnes qu’il précédait.

C’étaient Fernande et Marie.

En reconnaissant Mme de Rennepont, le blessé se sentit défaillir et fut obligé de s’appuyer contre la muraille, mais la jeune femme avait sans doute fait provision de calme et de courage, car, plus maîtresse d’elle-même, elle lui dit en souriant et en s’avançant rapidement de son côté :

— Ami, voilà qui n’est pas bien, et nous allons vous gronder fort, mademoiselle et moi, si vous ne voulez pas être plus raisonnable.

— Madame ! murmura l’artiste.

— Il n’y a pas de « madame », continua Fernande, en le prenant par le bras et en le conduisant doucement jusqu’au divan ; le docteur Harris vous recommande le plus grand calme, le repos le plus absolu, et nous ne sommes ici, toutes deux, que pour faire respecter son ordonnance. Si vous vous révoltez, nous vous abandonnons sans pitié. N’est-ce pas, mademoiselle ?

— Oui, monsieur, dit à son tour la jeune fille : sans pitié ! Et je vous préviens que si Mme de Rennepont avait pour vous quelque faiblesse, vous n’en avez pas à attendre de moi. Elle ne viendrait plus, et je vous soignerais toute seule.

Son regard semblait ajouter ironiquement : Or, moi, je ne vous aime pas !

À ces douces paroles, Armand fermait les yeux comme s’il eût craint, en les ouvrant, de voir s’enfuir cette vision céleste qui lui semblait un rêve, et il se laissait bercer par le bonheur inespéré qui l’envahissait.

À partir de ce moment-là, ce fut, pour notre héros, une existence toute nouvelle, pleine d’heures charmantes que le bruit de la mitraille ne parvenait pas à troubler.

La générale venait tous les jours, et le soir, lorsqu’elle était partie, M. de Serville lui écrivait des pages brûlantes dans lesquelles il mettait toute son âme et se vengeait de son mutisme de la journée.

Le matin, avant qu’elle fût arrivée, il se mettait à l’œuvre qu’il avait entreprise dès qu’il avait pu manier un pinceau, c’est-à-dire au portrait de sa bien-aimée, portrait qu’il faisait de souvenir.

Mais cette œuvre, il ne la montrait à personne, tant il en était jaloux. C’était son trésor, qu’il, dérobait, en avare, aux yeux profanes. Il n’y travaillait que dans sa chambre à coucher, où personne n’entrait jamais.


— Qui vous fait supposer cela ? demanda le jeune homme.

 

Mme de Rennepont ne répondit d’abord que quelques lignes aux lettres d’Armand, puis elle se laissa aller au charme de cette correspondance ; elle se dit qu’elle devait au moins cela à celui qui tenait si bien son serment, et elle se livra alors tout entière, sans arrière-pensée, chaque jour plus fière de son innocence et de son courage, parce que chaque jour elle se sentait aimer davantage.

Mais cette vie trop heureuse ne pouvait durer longtemps ; elle semblait un sacrilège au milieu de l’infortune publique, et l’artiste fut un matin rappelé brusquement à la réalité par sa nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur.

La croix ne lui disait pas seulement qu’il avait bien mérité de la patrie, mais aussi tout ce que la patrie attendait encore de lui, et il se hâta de rentrer dans le bataillon dont il n’avait pas cessé de faire partie.

Loin de lutter contre cette résolution, qui cependant glaçait son cœur d’épouvante, Fernande eut le courage héroïque d’y applaudir, et lorsqu’un matin, le bataillon d’Armand ayant été désigné pour une sortie, celui-ci vint lui faire ses adieux, elle fut assez maîtresse d’elle-même pour lui tendre la main sans trembler et pour lui répondre : Au revoir ! dans un sourire.

Toute cette énergie de l’adorable créature n’était que factice ; car, pendant les trois jours que dura l’absence de M. de Serville, elle fut en proie à une espèce de délire et ne put trouver aucun repos.

Sans Marie, qui s’efforça de la calmer, elle se fût laissée aller au désespoir.

Aussi quand le peintre, sain et sauf, après avoir fait bravement son devoir, reparut brusquement devant elle, au moment où elle ne l’attendait pas encore, la pauvre femme, n’écoutant plus que son amour, oubliant tout : ses serments, sa réserve et ses craintes, se jeta dans les bras de celui qu’elle avait craint de ne revoir jamais.

Puis aussitôt, désespérée, honteuse de cet élan et de cet aveu, elle fit un bond en arrière pour tomber dans un fauteuil, en se voilant le visage dans les mains pour cacher sa rougeur.

Mais Armand l’avait suivie ; il s’était agenouillé devant elle, il couvrait de baisers ses joues inondées des larmes, il murmurait à son oreille des paroles brûlantes. Mme de Rennepont se crut perdue.

Les battements de son cœur l’étouffaient, elle fermait les yeux pour ne pas voir l’abîme vers lequel l’entraînait, tout à la fois douloureux et enivrant, un irrésistible vertige ; elle se sentait mourir et remerciait Dieu de la faire mourir ainsi.

Tout à coup la porte du salon s’ouvrit pour livrer passage à Marie, et l’affolée, s’arrachant brusquement à l’étreinte de celui qu’elle aimait, s’élança vers celle dont l’arrivée la sauvait.

La jeune ambulancière était envoyée par le docteur Harris pour une question de service.

Pendant quelques instants, les acteurs de cette scène gardèrent le silence.

Ce fut la comédienne qui le rompit la première, pour dire à M. de Serville :

— Vous m’en voulez peut-être aujourd’hui, mais vous me remercierez demain.

Armand ne répondit qu’en s’inclinant ; et, s’approchant de Fernande, qui tremblait, il porta doucement sa main à ses lèvres, en murmurant : « Pardon ! »

Et il sortit sans jeter un regard en arrière.

Moins d’une heure après, il recevait les lignes suivantes :


« Mon ami,

« Nous sommes moins forts et moins courageux que nous le pensions. Après ce qui vient de se passer entre nous, nous devons cesser de nous voir, au moins pendant quelque temps.

« Faites-moi ce sacrifice, si vous m’aimez comme je vous aime, si vous voulez que nous restions dignes tous deux de l’homme qui a eu foi en nous. »


Ces derniers mots rappelèrent M. de Serville à lui-même ; il comprit qu’il avait déjà trop manqué à ce qu’il devait à M. de Rennepont, à ce qu’il devait à son propre honneur, et, huit jours plus tard, lorsqu’il se présenta chez Fernande, ce ne fut, après avoir fait une allusion discrète à ce qui s’était passé, que pour lui jurer qu’il saurait rester désormais plus maître de lui.

La jeune femme, qui n’aurait peut-être pas résisté à la douleur que lui eût causée une rupture complète, tendit la main à son ami pour le remercier, et à partir de ce jour-là, bien que leur amour fût toujours aussi profond, ils n’eurent plus ensemble que des entretiens que le général lui-même aurait pu entendre.

Aussi, deux mois plus tard, lorsque M. de Rennepont rentra à Paris, fut-ce avec un légitime orgueil que celle qui portait son nom et son ami allèrent au-devant de lui et se jetèrent dans ses bras.

Le premier soin du général fut de remercier Armand de la protection qu’il avait donnée à Fernande, puis il le complimenta sur sa belle conduite pendant le siège, sans se douter que le peintre avait un bien autre sujet d’être fier de lui-même ; et lorsqu’ils se séparèrent après cette première entrevue, pendant laquelle M. de Serville avait eu le temps de juger combien la captivité et la douleur de nos désastres avaient changé le mari de Fernande, il se dit en s’éloignant :

— Dieu fait bien ce qu’il fait ; si j’avais trahi la confiance de ce vieillard, je n’aurais plus aujourd’hui qu’à me brûler la cervelle.

Au même instant, — intime union de ces deux âmes, — Fernande se réfugiait dans sa chambre pour cacher son émotion ; et, au souvenir de ce qui avait eu lieu, du danger qu’elle avait couru, elle se jetait à genoux pour remercier Dieu de l’avoir sauvée.

Le lendemain même, elle pria son mari de l’accompagner à l’hôtel Bibesco pour y visiter l’ambulance où elle avait donné ses soins aux blessés, et elle lui présenta le docteur Harris, ainsi que Marie Dutan.

Tout entière à ses amis, la jeune femme ne remarqua pas l’éclair qui jaillit des yeux de l’Américain au nom de M. de Rennepont, mais la comédienne surprit ce regard au passage, et comme elle avait entendu dire que l’étranger poursuivait en France une œuvre mystérieuse et politique, elle se promit de veiller sur ceux qu’elle aimait.

Son cœur lui disait qu’ils étaient menacés.