Marmorat (p. 15-22).

III

Un cabinet d’affaires.



Monsieur Pergous, ainsi que l’appelaient respectueusement les époux Dutan, était un de ces hommes d’affaires véreux comme il y en a tant à Paris, où la police les tolère, on ne sait trop pourquoi, mais où la justice les traque de temps à autre.

Huissiers chassés de la corporation, avocats rayés du tableau de l’ordre, condamnés ayant subi leur peine, ils apportent dans les opérations dont ils se chargent une adresse, une rouerie, une connaissance des lois et aussi un mépris du Code pénal qui les rendent terribles pour leurs victimes, même pour leurs clients.

Quelques-uns d’entre eux s’intitulent receveurs de rentes, d’autres tout simplement agents d’affaires.

La plaque de cuivre qui brille comme un phare sur la porte de leur cabinet, mais comme un de ces phares élevés au-dessus des récifs dont les navigateurs doivent se garer, porte orgueilleusement : « Contentieux. » C’est : « Casse-cou » qu’il faudrait lire.

Nul n’a jamais franchi le seuil de ces antres sans y laisser ses plumes.

Si on y pénètre une première fois en qualité de créancier, parfois on ne tarde pas à y revenir en qualité de débiteur. C’est fatal !

L’agent d’affaires est une robe de Nessus. Si on le prend d’abord comme auxiliaire, il ne tarde pas à s’emparer de vous pour vous ronger jusqu’à la moelle.

Certains de ces individus ont un bureau élégant et confortable, avec une demi-douzaine de commis. Ils ont aussi, pour ceux qui n’y regardent pas de trop près, des manières convenables, un ton de bonne société.

D’autres sont misérablement logés, sordidement vêtus, grossiers, d’un aspect repoussant.

Ce sont les premiers surtout qu’il faut craindre. M. Pergous appartenait à cette catégorie d’êtres malfaisants.

C’était un gros homme d’une cinquantaine d’années, brun, haut en couleurs, d’apparence bon enfant, mais qui eût vendu en souriant l’âme de son père. Il affectait parfois des airs dignes et graves, qui trompaient les malheureux livrés à ses tripotages.

Marius Pergous venait de province. Ancien avoué dans une des villes importantes de l’Est, il avait eu maille à partir, d’abord avec le conseil de sa compagnie, ensuite avec la justice. Condamné pour des actes habituels d’usure, il s’était réfugié à Paris, où il avait fondé son cabinet.

Moins de deux années plus tard, il était condamné de nouveau à un an de prison pour escroquerie ; mais, par une indulgence inexplicable, on le laissa en liberté. Car ce triste sire avait des protecteurs.

Quelques avocats auxquels il envoyait des dossiers obtinrent sa mise en liberté, et le bureau des grâces, si impitoyable souvent pour des malheureux dignes de pitié, rendit au bout de quelques semaines Pergous à la société, dont il était un des plus dangereux rongeurs.

C’est à cet homme que Jérôme et sa femme allaient demander conseil.

Adressés à ce misérable par un compatriote, dans les circonstances que nous avons rapportées plus haut, les époux Dutan s’étaient laissé séduire facilement par notre personnage, et c’est pleins de confiance en lui qu’ils venaient faire appel à son expérience.

Comme s’il eût flairé, à l’instar des chacals, quelque proie nouvelle, Pergous les reçut immédiatement.

Lucie prit la parole et lui raconta le dramatique épisode du coffret mystérieux.

Pergous, renversé dans son fauteuil, l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre. À certains détails du récit de l’ouvrière, son regard de fauve avait eu d’étranges lueurs.

— Que nous conseillez-vous ? demanda la femme de Jérôme, lorsqu’elle eut terminé. Nous ne pouvons pas garder cette caisse.

— Non, certes, répondit l’ancien avoué ; mais c’est très grave, il ne faut pas vous le dissimuler. L’important n’est pas qu’elle renferme tel ou tel objet, c’est que votre mari s’en est emparé et que, pour cela, il a assommé un homme. Il n’en serait pas quitte à moins de cinq ans de détention.

— Je vous en prie, mon bon monsieur Pergous, supplia l’ouvrier épouvanté ; tirez-moi de là.

— Je ne demande pas mieux. Il n’y a qu’un moyen : faire disparaître immédiatement le coffre.

— Si nous le jetions à la Seine, proposa Lucie. Comment n’y avons-nous pas songé ?

— C’est vrai, fit Jérôme.

— Je n’approuve pas du tout votre idée, reprit Pergous avec un empressement qui eût éveillé les soupçons de gens moins confiants que ses visiteurs. On peut vous rencontrer en route, vous surprendre sur le quai : puis, la caisse reviendrait sur l’eau. Non, ça ne vaut rien ! Voyons un peu. Le mieux serait de l’enterrer quelque part, dans un lieu bien caché.

— C’est certain, mais où ? Il n’y a pas de jardin dans notre maison, observa Mme  Dutan. Ça serait aussi dangereux pour mon mari d’aller jusqu’à la plaine que de descendre à la Seine. De plus, il faudrait qu’il emportât une bêche, une pioche. Mon Dieu ! que devenir ?

— Tenez, dit soudain l’homme d’affaires, comme s’il lui venait une inspiration subite, apportez-moi ça à Nogent : vous ferez un trou dans mon jardin, au milieu du petit bois. Comme ça, on n’en entendra plus parler.

— Vous êtes notre sauveur ! s’écria Jérôme émerveillé de l’idée.

— Que voulez-vous ? je vous aime beaucoup, vous et votre femme, continua l’ex-officier ministériel avec bonhomie, et je ne veux pas vous laisser dans l’embarras. Ce soir, à dix heures, je vous attendrai en voiture, route d’Italie, en face de votre rue. Apportez l’objet ; nous filerons par le boulevard Daumesnil et, à travers le bois de Vincennes. Nous serons à Nogent à onze heures. Or, en cette saison, on ne rencontre pas un chat par les chemins, dès qu’il fait nuit. Surtout, pas un mot à qui que ce soit ! Je risque de me compromettre pour vous sauver. Ne m’en faites pas repentir.


Monsieur Pergous


Dutan et sa femme se confondirent en promesses de discrétion ainsi qu’en remerciements, et ils s’éloignèrent tout à fait rassurés.

Le soir, les choses se passèrent exactement comme Pergous les avait réglées.

À dix heures, Jérôme s’échappa de sa maison, traversa sans être vu la chaussée d’Italie avec son lugubre fardeau sur l’épaule, et vint prendre place dans la voiture de l’ex-avoué, qui avait été exact au rendez-vous.

Moins d’une heure plus tard ils arrivèrent à Nogent.

Comme un négociant honorable, Pergous avait un chalet dans l’île de Beauté.

Il était là en excellente compagnie et s’en montrait fort orgueilleux.

D’un côté, les nombreuses villas du célèbre éventailliste Duvelleroy, le véritable créateur de cet Éden aux portes de Paris ; de l’autre, des artistes et des gens du meilleur monde, voisins qui, ne connaissant rien du passé de l’agent d’affaires, l’accueillaient avec cette facilité de relations qu’on ne rencontre que dans le tourbillon parisien.

La maison de Pergous était d’ailleurs décemment tenue.

On y entendait bien, de temps à autre, pendant les nuits d’été, quelques éclats de rires féminins ; mais, comme le maître était garçon, cela ne scandalisait personne, et lorsqu’il se promenait le soir au bord de l’eau, en élégant costume de campagne, avec le calme et la satisfaction d’un bon bourgeois qui a gagné honorablement sa journée, nul ne songeait à soupçonner en lui l’usurier et le repris de justice.

Pergous ne s’installait à Nogent qu’au commencement de la belle saison et rentrait à Paris vers le milieu d’octobre ; mais lorsqu’il avait fait quelque conquête, il lui arrivait parfois, fût-ce en plein hiver, de l’emmener à sa villa.

Il se croyait alors un financier d’autrefois en galante aventure dans sa petite maison.

Seulement, en ces circonstances amoureuses, il était forcé d’être son propre serviteur, car, aussi économe que vaniteux, il n’avait aucun domestique en résidence à la campagne.

L’hiver, ainsi d’ailleurs que la plupart des autres maisons du lieu, son chalet était confié à la garde du surveillant de l’île.

Il était donc certain, en y venant au moment où nous le suivons, d’y pouvoir agir en toute liberté.

Son jardin, comme tous ceux de l’île de Beauté, avait une porte sur le bord de la Marne ; mais c’était seulement par l’étroit chemin qui longe le petit bras du fleuve qu’on pouvait arriver en voiture jusqu’à son habitation.

Pergous était trop prudent pour se faire conduire près de chez lui.

À l’extrémité du bois de Vincennes, cent pas avant la station du chemin de fer, il fit arrêter le fiacre et mit pied, à terre.

Jérôme l’imita et, chargé de la caisse, suivit l’ex-avoué, qui avait donné cent sous d’arrhes au cocher.

La nuit était pluvieuse et froide ; nos deux personnages purent descendre jusqu’à la Marne sans rencontrer personne.

Arrivés au ponton des bains, ils tournèrent à gauche et suivirent la berge.

Cinq cents pas plus loin, Pergous arrêtait son compagnon.

Ils étaient arrivés à la propriété de l’agent d’affaires.

Celui-ci ouvrit la porte, fit passer Jérôme le premier et referma doucement la grille derrière lui.

Quoique les arbres fussent dépouillés de leurs feuilles, l’obscurité était profonde. Aussi fut-ce en trébuchant que l’ouvrier parvint jusqu’à l’endroit où le précédait son guide.

— Attendez-moi là, dit Pergous, je vais chercher ce qu’il vous faut.

Et, laissant Dutan au pied, d’un arbre, au milieu d’un taillis assez épais qui couvrait une partie du jardin, il se dirigea vers la maison.

Jérôme mit sa caisse à terre.

Le vent gémissait dans les branches, les eaux du fleuve, augmentées par les pluies, rongeaient les berges en grondant. On entendait dans le lointain les aboiements plaintifs de quelques chiens errants et les sifflets des trains qui traversaient comme des éclairs le viaduc du chemin de fer de l’Est.

Le mari de Lucie était brave ; cependant il avait peur.

Son isolement dans un pareil lieu, avec ce petit corps d’enfant, l’épouvantait. Son cœur battait à rompre sa poitrine.

Pergous, heureusement, ne resta absent que quelques minutes. Ce fut avec un soulagement inexprimable que Jérôme le vit revenir.

Il tenait à la main une lourde bêche qu’il lui tendit, en disant :

— Tenez, creusez là. Enlevez d’abord le gazon par tranches ; vous le remettrez ensuite en place.

Il lui désignait un espace de quelques pieds carrés auprès d’un platane, le seul grand arbre qui s’élevait à cet endroit du jardin.

L’ouvrier obéit, et pendant que celui qu’il appelait son sauveur fumait tranquillement son cigare, il creusa en moins d’une demi-heure un trou de plus de trois pieds de profondeur sur une largeur et une longueur à peu près égales.

— C’est parfait, approuva l’agent d’affaires, après avoir sondé la cavité avec sa canne. Maintenant, fourrez-moi le coffre là dedans et recouvrez-le.

Le front baigné d’une sueur glacée, Dutan obéit de nouveau. Instinctivement plutôt que par réflexion, il fit glisser doucement la caisse jusqu’au fond du trou, puis il le remplit de terre en la tassant au fur et à mesure que la fosse se comblait.

Cette partie de son travail terminée, il dispersa au loin ce qui n’avait pu trouver place dans l’excavation, et il recouvrit le terrain avec les morceaux de gazon qu’il avait mis soigneusement de côté, sans les briser.

— Très bien ! fit son compagnon ; deux jours de pluie, et il n’y paraîtra plus rien. Vous pouvez être tranquille !

Jérôme n’eut pas la force de répondre un seul mot. Il était brisé par l’émotion autant que par la fatigue.

Sans s’en inquiéter un instant, Pergous reporta la bêche où il l’avait prise, puis au bout d’un instant, il revint donner le signal du départ.

Vingt minutes après, l’ouvrier et l’agent [d’affaires retrouvaient leur voiture à l’entrée du bois de Vincennes. Ils y prirent place sans échanger une parole et une demi-heure plus tard, ils se séparaient auprès du pont d’Austerlitz.

Pendant que l’ancien officier ministériel se faisait reconduire jusqu’au bout de la rue, Dutan remontait à pied le boulevard de l’Hôpital.

On se figure aisément l’état dans lequel il était en arrivant chez lui. Sa femme, qui l’attendait, jeta un cri en l’apercevant souillé de boue et le visage défait.

Elle crut d’abord qu’il lui était arrivé quelque accident, qu’il avait été surpris, arrêté ; mais Jérôme la rassura en lui racontant ce qui s’était passé à Nogent, et tranquilles tous deux sur la suite de cette aventure dramatique qui était venue troubler leur existence heureuse et paisible, les deux époux s’endormirent ce soir-là en bénissant leur protecteur.

Le lendemain matin, remis par une bonne nuit, Jérôme se leva l’esprit dispos, et vers sept heures, après avoir embrassé sa femme et sa fille, il descendit presque gaiement son escalier. Il ne voulait plus se souvenir de ce qui s’était passé la veille.

Arrivé au rez-de-chaussée de sa maison, il allait en franchir le seuil, lorsqu’un individu, qui entrait au même instant, l’arrêta au passage en lui demandant :

— N’êtes-vous pas Jérôme Dutan ?

— Oui, monsieur, répondit-il.

Mais il n’eut pas plus tôt prononcé ces mots qu’il le regretta, car il reconnaissait l’homme qu’il avait vu la veille avec l’inspecteur des démolitions, au moment où il était allé prévenir au chantier qu’il ne ferait qu’une demi-journée.

— Oh ! ne craignez rien, fit l’étranger, qui avait surpris le mouvement de l’ouvrier, je ne vous veux aucun mal, au contraire, bien que vous m’ayez durement traité.

— Moi ! bégaya le mari de Lucie en s’efforçant de payer d’audace.

— Ne niez pas, riposta son interlocuteur. Ce n’est pas de cela, d’ailleurs, dont je désire vous entretenir. Ne pourrions-nous entrer chez vous pour causer ?

— Chez moi ! c’est que ma femme…

— Ignore-t-elle ce qui s’est passé là-bas ?

— Non ; mais…

— Je n’ai rien à vous dire qu’elle ne puisse entendre.

— Alors, venez, monsieur.

Et montrant le chemin à son visiteur inattendu, il le précéda dans l’escalier qui menait à son logement.

En voyant revenir Jérôme avec un inconnu, Mme  Dutan ne put dissimuler son étonnement mêlé d’inquiétude. Elle pressentait qu’il allait être question de l’affaire de l’hôtel de Rifay.

— Madame, lui dit aussitôt l’étranger, rassurez-vous, je ne viens ici dans aucune mauvaise intention ; je l’ai déjà dit à votre mari, et je vais vous en donner la preuve en vous parlant avec franchise. Il a découvert, sous le parquet de la maison à la démolition de laquelle il travaille, un coffret qu’il a emporté, supposant sans doute qu’il renfermait de l’argent ou des objets de valeur. Je vous jure ma parole d’honneur que je n’ai pas l’intention de vous dénoncer. Je ne lui reproche ni de s’être approprié ce coffre, ni même d’avoir failli me tuer pour en rester le libre possesseur.

— Comment, c’est vous ! ne put s’empêcher de s’écrier la mère de Marie.

— C’est moi-même, madame. Si le coup n’avait pas été amorti par mon chapeau, ou s’il avait porté quelques centimètres plus bas, je serais aujourd’hui un homme mort. Voyez plutôt !

En prononçant ces derniers mots, celui qui s’exprimait ainsi avait écarté ses cheveux sur le sommet du crâne, pour montrer la plaie qu’il devait à l’agression dont il avait été la victime.

— J’en suis désolé, monsieur, balbutia Jérôme ; mais, vous comprenez, je ne savais pas… je pensais…

— Oui, vous avez cru que je voulais vous voler. Enfin, cette caisse, vous l’avez ouverte ?

— Oui, répondit brusquement l’ouvrier, et je vous jure que je donnerais volontiers deux doigts de ma main droite pour qu’elle soit encore où je l’ai trouvée.

— Je le comprends ; ce qu’elle renferme n’est pas précisément ce que vous pensiez y trouver.

— Je le crois bien !

— Qu’en avez-vous fait ?

— Nous nous en sommes débarrassés, monsieur, dit vivement Lucie à son tour, en faisant signe à son mari de se taire. Ce n’était pas bien agréable à garder chez soi. Un cadavre d’enfant ! Quelque grande dame qui aura voulu cacher une faute ; peut-être même un crime !

— Non, madame, lui répondit l’étranger, ces restes ne sont pas ceux de la victime d’un crime, mais les personnes qui m’envoient n’en sont pas moins intéressées à ce que mystère reste secret. Rendez-moi ce coffret et je vous donnerai cinq mille francs en échange.

C’était la moitié de la petite fortune que les Dutan avaient perdue jadis.

Jérôme se le rappela sans doute, car à ces mots : cinq mille francs, ses yeux eurent un éclair de convoitise, et ce fut avec un accent de regret facile à comprendre qu’il répondit en soupirant :

— Il est trop tard, je n’ai plus ce coffre.

— Qu’en avez-vous donc fait ? interrogea l’inconnu avec inquiétude.

Au lieu de répondre, Jérôme regarda sa femme.

Après avoir juré à Pergous de ne raconter à personne ce qui s’était passé à Nogent, il ne voulait pas trahir celui qui l’avait sauvé ; mais Lucie, elle, n’avait rien promis, et il ne demandait pas mieux qu’elle parlât.

Tout en s’expliquant parfaitement le silence de son mari, Mme  Dutan hésitait elle-même.

Cet homme ne leur tendait-il pas un piège ? Une fois qu’il saurait tout, donnerait-il les cinq mille francs ?

Le visiteur comprit ce qui se passait dans l’esprit de l’ouvrière, car il reprit aussitôt :

— Pourquoi chercherais-je à vous tromper ? J’ai tout autant d’intérêt que vous à ce que cette affaire ne soit jamais divulguée. Si je vous dénonçais, ce serait me dénoncer moi-même. Voici une partie de la somme. En échange du coffre, je vous remettrai le reste.

Il avait tiré de son portefeuille deux billets de mille francs, qu’il tendit à Jérôme.

Celui-ci allait s’engager dans le récit de son excursion avec l’agent d’affaires, car la vue de cet argent l’avait ébloui, mais sa femme le prit par le bras et dit au tentateur :

— Tenez, monsieur, tout peut s’arranger. Dutan a porté cette caisse maudite à la campagne, chez un de nos amis ; elle est enterrée dans un coin de son jardin. Si vous voulez nous donner votre parole de ne pas chercher à savoir le nom de cet ami, Jérôme ira avec vous la nuit prochaine et vous ferez votre affaire.

— Parfaitement, répondit l’inconnu ; je vous jure de ne pas même me souvenir du lieu où j’irai.

— Tu reconnaîtras l’endroit, au moins ? demanda Lucie à son mari.

— Oh ! certainement, fit Jérôme avec un sourire d’admiration pour sa femme.

— Fort bien, reprit le mystérieux personnage ; et, comme j’ai confiance en vous, je vous laisse les deux mille francs. Où vous trouverai-je ce soir ?

— Sur la place de la Bastille, à dix heures, au pied de la colonne de Juillet.

— C’est entendu ; à ce soir. Mais, pardon, est-ce loin de Paris ? Vous comprenez que je ne pourrai revenir par le chemin de fer avec ce coffre.

— Non, ce n’est pas très loin. Du reste, je vous le dirai ce soir et nous prendrons une voiture, ça vaudra beaucoup mieux.

— Alors, à dix heures, place de la Bastille.

— Je serai exact.

Ces derniers mots échangés, l’étranger salua et sortit.

— Après tout, femme, dit Jérôme à Lucie en poussant vers elle les deux mille francs qui étaient restés sur la table, M. Pergous n’en saura rien et c’est toujours la moitié de notre petite fortune qui nous revient.

— Cependant, si nous nous faisons les complices d’un crime, en aidant ceux qui l’ont commis à le cacher, observa Mme  Dutan, que sa conscience troublait.

— Que veux-tu y faire ? Il est trop tard. Si le coffre reste là-bas, nous les aiderons tout autant et cela ne nous rapportera rien. Si je vais au contraire raconter la chose au commissaire de police, il commencera par m’arrêter, sois-en bien certaine.

— C’est possible, mon pauvre homme ; mais c’est égal, j’aimerais mieux que tout cela ne fût pas arrivé.

— Ce qui est fait est fait ! Allons, prends cet argent ; moi je file au chantier.

Et pour en terminer avec cet entretien qui ne laissait pas que de lui être pénible, Dutan embrassa rapidement sa femme, jeta ses outils sur son épaule et s’élança dans son escalier.