Marmorat (p. 7-14).

II

Le trésor.



Après avoir quitté sa rue, Jérôme prit le milieu de la chaussée, afin de ne pas rencontrer quelque camarade attardé dans l’un des nombreux cabarets de la route d’Italie, et moins d’une demi-heure plus tard, il entrait dans le quartier en démolition, quartier à peu près désert.

On n’y apercevait çà et là que les feux de bivouac autour desquels se groupaient les gardiens ; puis, au loin, quelques curieux qui venaient jeter un coup d’œil sur le spectacle vraiment fantastique que présentaient les ruines.

Les circonstances étaient donc particulièrement favorables à l’expédition que l’ouvrier avait entreprise.

Cependant, par mesure de précaution, il ne s’engagea pas dans la rue où s’élevait la façade de l’hôtel de Rifay. Il avait remarqué que le jardin s’étendait jusqu’à l’impasse du Cygne, que la percée n’atteignait pas.

Cette impasse était occupée par des chantiers, des remises, des magasins, et ouvrait sur une ruelle peu fréquentée.

Il parcourut cette ruelle sans rencontrer personne, se glissa dans un terrain vague, contigu aux communs de l’hôtel, et de là, par une brèche déjà faite au mur, il pénétra dans le jardin.

Une fois dans la place, Jérôme s’orienta facilement, et il arriva sans difficulté au

premier étage, à l’entrée de la galerie qu’il devait traverser pour gagner la chambre où il se rendait.

De cette galerie, il pouvait voir les gardiens des démolitions frileusement groupés autour d’un feu dont les brusques lueurs dessinaient des ombres bizarres au milieu des décombres.

Dans la vieille demeure éventrée, tout était calme. On n’y entendait que les sifflements du vent, s’y promenant en maître, et les gémissements des grands arbres, qui, s’inclinant jusqu’aux murailles, semblaient vouloir les caresser une dernière fois avant leur chute.

Dutan se courba jusqu’à terre, afin que, de la rue, on ne le vît pas passer, et il parvint ainsi sur le seuil de la pièce, but de son excursion.

Mais, arrivé là, il étouffa un cri d’étonnement et de rage.

Penché sur le parquet, un homme venait d’attirer à lui de la cavité où il l’avait découverte, cette caisse, objet de ses convoitises.

Absorbé dans son travail, l’inconnu n’avait pas entendu venir Jérôme, dont les pas avaient, d’ailleurs, été étouffés par les bruits du dehors.

Cet individu était-il un compagnon qui avait surpris son secret ?

Il le crut un instant ; mais en reconnaissant qu’il n’en était rien, car cet individu était vêtu comme un bourgeois, et, à la pensée que c’était son trésor, la dot de sa fille, qu’on allait lui voler, pris de vertige, il franchit d’un bond la distance qui le séparait de l’étranger, et, avant que celui-ci ait pu seulement voir d’où venait le coup qui le frappait, il s’étendait à terre, en poussant un gémissement.

De sa pince, arme terrible entre ses mains, l’ouvrier l’avait assommé.

Épouvanté du lâche attentat qu’il venait de commettre, voyant à ses pieds ce corps inanimé, le mari de Lucie resta un instant immobile et sa première pensée fut de fuir ; mais, s’apercevant, à un mouvement de sa victime, que celle-ci vivait encore, il reprit aussitôt l’énergie du crime, et ne voulant pas du moins s’être rendu assassin sans profit, il saisit la caisse, et, sans souci du malheureux qui râlait, se hâta de reprendre le chemin qu’il avait déjà parcouru.

Il fut bientôt dans le jardin. Le coffre mystérieux ne pesait rien sur ses robustes épaules, et il allait atteindre la brèche par laquelle il avait pénétré dans l’hôtel, lorsqu’au moment de passer devant la porte qui donnait sur l’impasse du Cygne, il reconnut avec terreur que cette porte était grande ouverte.

Se rappelant fort bien qu’il ne l’avait pas vue dans cet état quelques minutes auparavant, il fit un saut en arrière et se blottit le long du mur.

Était-ce par là que s’était introduit l’inconnu ?

Cette porte, qu’il n’avait pas fermée derrière lui, avait-elle été poussée par le vent ?

L’homme qu’il venait de surprendre et de frapper, mortellement peut-être, n’était-il pas attendu par quelqu’un dans l’impasse ?

Toutes ces pensées, qui se pressaient dans l’esprit du meurtrier, lui causaient une indicible épouvante. Accroupi dans l’ombre, son étrange fardeau sur l’épaule, il s’efforçait de percer les ténèbres et il écoutait, décidé à tout, même à un second crime, plutôt que d’abandonner son butin.


C’était une petite tête de mort, celle d’un enfant de trois à quatre ans. Elle n’était pas à l’état de squelette, mais momifiée.


Mais il n’avait pas d’arme, sa pince était restée au premier étage de l’hôtel, là où il en avait fait un si terrible usage.

Soudain, il lui sembla percevoir, au milieu des sifflements de la brise, un gémissement étouffé.

Il pensa que ce pouvait être celui qu’il avait frappé. Revenu à lui, le blessé allait-il appeler au secours ?

Sans hésiter plus longtemps, l’ouvrier s’élança, dépassa la porte ouverte, franchit d’un bond la brèche, traversa le terrain vague en courant, et vint prêter l’oreille le long de la cloison qui séparait ce terrain de l’impasse.

Mais cette impasse était silencieuse. Après s’être assuré qu’elle était également déserte, Jérôme s’y engagea en frôlant les murailles.

Il atteignit ainsi la ruelle du Cygne et il venait d’en tourner l’angle, lorsque, d’une voiture qui stationnait contre le trottoir, il entendit une voix de femme qui demandait :

— C’est vous ? Enfin !

Puis la même femme jeta aussitôt, un cri d’épouvante, qui réveilla sur son siège son cocher endormi.

Dutan comprit aussitôt que celle qui s’était adressée à lui ne l’avait fait que par erreur, et qu’elle attendait l’homme qu’il venait d’assassiner. Alors, véritablement affolé, il se précipita vers l’extrémité de la rue, où il disparut dans l’ombre.

Cependant, revenue de son émotion, l’inconnue avait mis pied à terre.

C’était une femme d’une quarantaine d’années, fort belle. Elle était d’une pâleur livide et bien évidemment sous le coup d’une terrible angoisse, car elle se soutenait à peine.

— Qu’est-ce qu’il y a, bourgeoise ? lui demanda encore tout sommeillant le cocher qui ne se rendait pas compte de ce qui venait de se passer.

Il avait bien entendu un cri, puis des pas dans le lointain, mais il ne comprenait pas.

— Rien, répondit-elle sèchement, attendez là.

— Toute la nuit, si ça vous convient, ma petite dame, fit l’automédon de ce ton gouailleur que prennent si volontiers les hommes du peuple avec les gens du monde, lorsque ceux-ci les font involontairement leurs complices.

Or, le cocher était persuadé que sa jolie voyageuse guettait quelque galant.

Celle-ci prit hardiment la ruelle du Cygne et s’enfonça dans l’impasse, comme si elle la connaissait de longue date. Mais, parvenue à la porte du jardin, elle s’arrêta brusquement. On eût dit qu’elle n’osait franchir le seuil de l’hôtel de Rifay.

Son hésitation, toutefois ne fut que momentanée, et elle s’élançait pour disparaître sous les grands arbres, lorsqu’une plainte, en se faisant entendre du côté de la maison, la rendit de nouveau immobile.

Bientôt elle aperçut un individu qui se traînait plutôt qu’il ne marchait, en se dirigeant vers elle. Reconnaissant aussitôt celui qu’elle attendait, elle se jeta à sa rencontre.

— Eh bien ! lui demanda-t-elle, vous n’avez rien trouvé ?

Puis elle ajouta immédiatement, en voyant que celui auquel elle s’adressait se soutenait à peine :

— Qu’avez-vous ? Que vous est-il donc arrivé ?

— Au moment où je venais de m’emparer du coffre, j’ai reçu sur la tête un coup violent, répondit la victime de Dutan avec effort, et je suis tombé. Lorsque je suis revenu à moi, j’étais seul, et la caisse avait disparu.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? Mais alors celui qui vous a frappé, c’est un homme qui a passé tout à l’heure près de ma voiture en courant. En effet, il portait quelque chose sur l’épaule. L’avez-vous vu, vous ?

— Je n’ai vu personne. Mais donnez-moi votre bras, la tête me tourne, il me semble que je vais défaillir de nouveau.

— Oh ! pardon, dit l’étrangère, comme honteuse du sentiment égoïste qui ne lui avait fait penser qu’à elle jusque-là.

Et, soutenant le blessé, elle le conduisit jusqu’à la voiture, où il s’affaissa sur les coussins, en fermant les yeux.

Le sang coulait sur son visage, on eût dit qu’il allait mourir.

Épouvantée, la voyageuse enveloppa de son mouchoir la tête de son compagnon, puis, d’une voix étranglée, jeta une adresse au cocher, qui réveilla brutalement son cheval d’un vigoureux coup de fouet.

La voiture s’éloigna du quartier désert.

Pendant ce temps-là, Jérôme gagnait la rue de Tournon.

Arrivé à la station du Luxembourg, il prit un fiacre et y plaça près de lui le coffre enveloppé dans sa blouse.

Un quart d’heure plus tard, il se faisait arrêter en face de la rue Vandrezanne, mais de l’autre côté de la route d’Italie, dans l’ombre.

Quelques minutes après, il gravissait l’escalier de son logement.

En le voyant entrer pâle, échevelé, les yeux hagards, sa femme, qui l’attendait, ne put retenir un cri d’effroi.

— Tais-toi, lui dit Jérôme, en se débarrassant de son fardeau et en se laissant tomber sur un siège, tais-toi ! La voilà, cette caisse ! Ah ! elle ne renfermera jamais rien d’assez précieux pour ce qu’elle me coûte !

— Que veux-tu dire ? demanda Mme Dutan avec terreur.

— Laisse-moi me remettre un peu. À boire ! j’ai la gorge en feu.

La ménagère s’empressa de verser à son mari un grand verre de vin, qu’il avala d’un seul trait, puis, passant la main sur son front comme pour en chasser la pensée qui l’obsédait, il laissa retomber sa tête.

Lorsqu’il la releva, ses yeux se tournèrent comme malgré lui vers le mystérieux coffret, et ses regards, ainsi que ceux de sa femme, s’y attachèrent.

Tous deux se taisaient ; on eût dit que, maintenant qu’ils étaient en possession de ce trésor si ardemment convoité, si chèrement payé, ils n’osaient plus étendre vers lui la main.

Lucie était bien loin, cependant, de se douter du prix qu’il coûtait à son mari.

Ce fut celui-ci qui rompit ce silence que le remords peuplait de fantômes.

— Enfin, fit-il, en se levant brusquement, il faut bien voir ce qu’il y a là-dedans !

En disant ces mots, il avait dépouillé la caisse de la blouse dont elle était restée enveloppée et l’avait placée sur la table.

Par le seul fait de son transport et des divers mouvements qu’il avait subis, le coffre était débarrassé en partie de la couche de plâtras et de poussière sous laquelle l’ouvrier l’avait découvert.

D’un geste instinctif de femme soigneuse, Lucie passa sur sa partie supérieure un chiffon, et Jérôme reconnut aussitôt qu’il avait devant lui un coffret précieux, en bois de santal, avec des coins et des incrustations de cuivre doré.

Il était impossible qu’il ne renfermât pas des objets de grande valeur.

Cette conviction imposa silence aux derniers murmures de la conscience des deux époux.

Il ne restait plus qu’à ouvrir la mystérieuse caisse, mais la chose ne paraissait pas devoir être facile, car la serrure en semblait solide.

— Parbleu ! dit Lucie, impatientée des efforts inutiles de son mari pour crocheter cette serrure, fais sauter le couvercle.

— C’est vrai, répondit-il en riant ; on dirait que j’ai peur de l’abîmer.

Et saisissant un ciseau à froid, il exécuta d’une seule pesée ce que venait de lui indiquer sa femme.

Mais celle-ci, qui avait avidement plongé sa main dans l’intérieur de la caisse, la retira en poussant un cri d’horreur et en se rejetant en arrière.

Quant à Jérôme, le masque livide, il ne pouvait détacher ses yeux hagards de l’horrible objet qui apparaissait à l’une des extrémités du coffret.

C’était une épouvantable apparition : une petite tête de mort, celle d’un enfant de cinq à six ans peut-être.

Elle n’était pas à l’état de squelette, mais momifiée.

La peau bistrée, un peu ardoisée, y adhérait de toutes parts au système osseux. Les lèvres entrouvertes laissaient voir les dents jaunies et déchaussées. Les paupières fermées sur des yeux vides formaient deux cavités noirâtres. Les longs cheveux qui entouraient cette tête indiquaient que c’était celle d’une petite fille.

Il s’échappait du coffre une odeur tout à la fois aromatique et aigre.

Le corps disparaissait sous un vêtement d’une étoffe jaunâtre.

On n’en découvrait que les pieds, chaussés de petits souliers bleus, et les mains fermées, peut-être par les dernières crispations de l’agonie.

Dutan fixait ces tristes restes d’un air hébété.

Lucie, pâle, tremblante, s’appuyait sur la porte de la chambre où dormait sa fille, comme pour la défendre contre la mort qui avait frappé cette autre enfant.

Ainsi, c’était là le trésor que l’ouvrier était allé conquérir au péril de son honneur, au prix d’un crime !

Au lieu de renfermer de l’or, des bijoux, la richesse, ce coffret maudit ne contenait qu’un cadavre.

D’abord muets, le désespoir et la colère de Jérôme finirent par éclater, et il s’écria, après avoir débuté par un juron :

— Qu’est-ce que nous allons faire de cela ?

Il ajouta aussitôt :

— Et c’est pour rapporter un corps d’enfant que j’ai tué un homme !

— Que veux-tu dire ? demanda Lucie en se rapprochant vivement de son mari.

Celui-ci lui raconta ce qui s’était passé.

— Oh ! mon homme ! murmura la pauvre femme en sanglotant.

— C’est le ciel qui m’a puni ; une fois là-bas, je n’ai pas voulu en sortir les mains vides. Ah ! malédiction !

— Cet individu, tu es sûr qu’il est mort ?

— Ah ! je n’en sais rien ! Tu comprends, il était là, prêt à emporter la caisse ; j’ai levé ma pince… et il est tombé à terre !

— Si demain on découvre son corps ! Si on découvre que c’est toi qui l’as…

— Il faut que je retourne là-bas !

— Tu es fou ! c’est miracle que tu n’aies été vu par personne avec ça sur l’épaule. À cette heure, au milieu de la nuit, le premier sergent de ville que tu rencontreras te mènera au poste.

— Mais que faire ? Que faire ?

— Je ne sais ; réfléchissons !

— Et ma pince qui est restée !

— Ta pince ressemble à toutes les autres. Vois-tu, il n’y a qu’un moyen de te tirer de là : il faut aller au chantier demain matin, de bonne heure, de façon à arriver le premier et qu’on te voie rentrer. Une fois en haut, si le… est toujours là… Il ne t’a pas vu, n’est-ce pas ?

— Non.

— Eh bien ! s’il est toujours là, tu appelleras les gardiens et tu diras que tu viens de le trouver. S’il n’y est plus, tu ramasseras ton outil et tu te mettras au travail.

— Mais, ça, ça ?

L’ouvrier montrait la caisse béante.

— J’ai une idée, poursuivit Lucie, qui ne songeait au crime commis par son mari que pour le sauver. J’irai te voir à midi sous prétexte de manger la soupe avec toi ; tu me diras ce qui se sera passé et je courrai tout raconter à M. Pergous.

— Tu as raison ; c’est un homme de bon conseil. En attendant, il faut refermer ça !

— Voyons, est-ce que tu as peur ? C’est lorsque tu as été là-bas qu’il fallait trembler. Pauvre petite, quelle idée de l’avoir ensevelie là dedans ! Dis donc, Jérôme, si cette enfant avait été assassinée ! Cet homme savait peut-être bien, lui, ce qu’il y avait dans la caisse. Tu dis qu’une femme l’attendait ?

— Je le suppose, puisque je me suis entendu appeler au coin de la rue du Cygne. D’ailleurs, qu’aurait fait cette voiture, à cette heure-là, dans le quartier ?

— Tout ça, c’est un motif de plus pour consulter M. Pergous. Finis-en vite !

Et comme Jérôme ne se rapprochait qu’avec hésitation de la fatale caisse, Lucie en rabattit elle-même le couvercle.

Honteux que sa femme fût plus brave que lui, Dutan prit alors un marteau et referma le coffre tant bien que mal ; puis, cette lugubre besogne terminée, il le mit à terre, le poussa du pied sous une table et le recouvrit d’une vieille couverture.

— Allons, c’est bon, viens dormir, lui dit Mme Dutan en le voyant essuyer du revers de sa main calleuse son front inondé de sueur. Ainsi que tu le disais tout à l’heure : ce qui est fait est fait !

Et, prenant son mari par le bras, elle l’entraîna dans la chambre voisine.

Le malheureux se laissa faire et se coucha, mais on pense bien qu’il dormit peu. Le lendemain matin, Lucie n’eut pas besoin de le réveiller. À cinq heures il était debout.

Les travaux ne commençaient qu’à sept heures à l’hôtel de Rifay ; il était bien sûr d’y entrer le premier.

Cependant, comme il eût été imprudent d’y arriver trop tôt, il attendit. Lorsqu’il passa devant les gardiens, les autres ouvriers paraissaient à l’extrémité de la rue ; sa présence n’éveilla donc aucun soupçon.

Une fois dans la maison, il grimpa au premier étage, pensant y trouver le cadavre de sa victime. Aussi hésita-t-il un instant sur le seuil de cette pièce, où le vol l’avait rendu assassin quelques heures auparavant ; mais la crainte d’être surpris le poussa, et il ne respira librement qu’en reconnaissant que la chambre était vide.

Son premier soin fut de ramasser sa pince qu’il aperçut auprès du trou ; puis, pensant que l’inconnu avait pu se traîner jusqu’au jardin pour y mourir, il descendit.

Mais le jardin, qu’il parcourut rapidement, était désert. La porte de l’impasse était toujours ouverte. L’étranger n’avait donc pas été frappé mortellement, puisqu’il avait pu quitter l’hôtel.

Cette certitude calma un peu les remords de Jérôme, et il retourna à son travail, qu’il poursuivit fiévreusement jusqu’au moment où sa femme vint le rejoindre.

Il avait pris la précaution de remplir de sable et de plâtras la cavité du parquet, de sorte qu’il ne restait trace que dans son esprit de la scène de la nuit précédente.

— Eh bien ? demanda Lucie à son mari dès qu’elle fut seule dans la rue avec lui.

— L’homme a disparu, répondit-il ; sans doute je ne l’avais qu’étourdi.

— Dieu soit loué ! Maintenant tu vas aller prévenir le contremaître que tu ne fais qu’une demi-journée.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut voir M. Pergous.

— Je pourrais bien y aller ce soir.

— Non, je ne veux pas que cette horrible caisse passe encore une nuit à la maison. Ce squelette d’enfant auprès de notre Marie, si belle et si gaie, m’épouvante.

— Oui, c’est vrai, il faut mieux en finir !

Et laissant là sa femme, Jérôme se dirigea vers la baraque en planches qui s’élevait à quelques pas de là et où il savait trouver celui auquel il avait affaire.

Au moment où il allait frapper à la porte de ce bureau, elle s’ouvrit pour donner passage au contremaître.

Celui-ci répondait à un visiteur qu’il accompagnait :

— Je le regrette, monsieur, mais il est trop tard, les parquets que vous voulez acheter sont vendus et à peu près tous enlevés. Tenez, voici justement un des ouvriers employés à ce travail.

Il désignait Dutan, qui ne put réprimer un mouvement surprise : l’homme qui était là avait le front caché en partie par un bandeau noir, et il le fixait d’un regard étrange.

Cet individu n’était-il pas celui qu’il avait frappé ? Ce bandeau ne dissimulait-il pas la blessure qu’il lui avait faite ?

Malgré son émotion, l’ouvrier parvint cependant à dire avec assez de calme qu’il ne reviendrait pas au travail ce jour-là, et il courut rejoindre sa femme, à laquelle il fit part de cette rencontre inattendue.

— Raison de plus pour en terminer aujourd’hui même, répondit Lucie. Allons d’abord manger la soupe ; nous irons ensuite chez M. Pergous.

Quelques minutes après, les deux époux étaient attablés chez un marchand de vin, d’où ils sortirent bientôt pour se diriger vers la rue du Four-Saint-Germain.