Marmorat (p. 126-149).

VIII

Double but, double infamie !



Mlle Reboul venait à peine de rentrer à l’hôtel et M. de Ferney était encore au Palais de Justice, où il avait repris ses fonctions dès le lendemain de l’enterrement de sa femme, lorsqu’un domestique vint prévenir la jeune fille qu’un commissionnaire apportait une lettre qu’il ne voulait remettre qu’à elle-même.

Jeanne ordonna qu’on fit monter cet homme, et, après l’avoir renvoyé avec cinq francs de pourboire, elle se hâta d’ouvrir ce billet qu’elle attendait si impatiemment.

Françoise lui écrivait :


« Le nom de Justin Delon a fait devenir tout pâle l’individu en question et, à la nouvelle de quelqu’un était venu le demander, il a filé.

« Manouret m’a dit que c’était un condamné politique sous la surveillance de la police. Il voulait qu’il partît aujourd’hui même, mais Gustave ou plutôt Justin a refusé sous le prétexte qu’il a pour ce soir un rendez-vous important.

« Voilà, ma chère amie, tout ce que j’ai à t’apprendre de nouveau. En attendant que j’aie le plaisir de te revoir, je t’embrasse bien pour le petit et pour moi. »


— Je le connais son rendez-vous ! murmura la jeune femme en déchirant la lettre de sa sœur, dont la dernière ligne n’avait éveillé aucun sentiment maternel dans son cœur de pierre : il faut bien que j’y aille si je ne veux pas qu’il vienne ici ! Ah ! maudits soient ce retour et cet obstacle ! Comment faire ? Condamné politique !

L’odieuse créature haussait ironiquement les épaules en répétant ce mot, sans se souvenir que c’était à elle seule, à son infâme combinaison, que Justin Delon devait la peine infamante qui l’avait frappé.

Indécise à l’égard de la conduite qu’elle tiendrait avec son ancien amant, elle vit arriver trop vite, à son gré, l’heure du dîner, et quand elle descendit se mettre à table avec M. de Ferney et ses enfants, elle eut besoin de faire appel à toute sa force de volonté pour dissimuler sa préoccupation.

Le repas fut triste et silencieux ; les petites filles, Louise surtout, avaient pleuré en pensant à leur mère, et Raoul, qui savait sa prochaine entrée au collège, mangea rapidement ; puis, après avoir embrassé son père et salué l’institutrice d’un « bonsoir, mademoiselle ! » bien sec, il sortit.

— Pardonnez-lui, Jeanne ! supplia M. de Ferney du regard.

Mlle  Reboul ne répondit qu’en prenant la petite Berthe sur ses genoux et en s’efforçant de la distraire, ainsi que sa sœur.

Touché de la résignation de celle qu’il aimait, le pauvre affolé ne quittait pas des yeux le groupe charmant que formaient la jeune femme et ses filles.

Ce tableau le ramenait à cette soirée où, pour la première fois, ce même spectacle l’avait attiré près de la charmeresse et déterminé l’explosion de l’amour qui couvait en son cœur, sans qu’il s’en doutât.

Du passé, son esprit allait à l’avenir, que la possession légale de Jeanne lui faisait entrevoir si complètement heureux, et il oubliait un peu les jours qu’il venait de traverser.

— Ah ! pardon, monsieur, lui dit tout à coup Mlle  Reboul, du ton le plus naturel et sans cesser de jouer avec Berthe, j’allais encore oublier de vous demander un renseignement qui est tout, à fait de votre compétence.

Voilà deux ou trois fois que je rencontre dans les journaux cette phrase : « Sous la surveillance de la police. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Je suis honteuse d’être aussi ignorante.

— Mais, ma chère demoiselle, répondit le magistrat en souriant, il est assez naturel que vous ignoriez ces choses-là. On dit qu’un individu est sous la surveillance de la police quand, après avoir subi sa peine, il lui est défendu, en raison d’un des dispositifs de l’arrêt qui l’a condamné, d’habiter certaines villes et de demeurer dans d’autres, sans avoir rempli les formalités qui permettent de toujours le trouver. C’est une véritable aggravation de châtiment, parfois cruelle, mais le plus souvent nécessaire.

— Comment, les malheureux qui ont payé leur dette à la justice ne peuvent aller où ils veulent, ne peuvent habiter où il leur convient ?

— Non, et cela se comprend. Un trop grand nombre d’entre eux viendraient à Paris, la ville où les malfaiteurs se cachent le plus facilement. Aussi leur interdit-on, à de rares exceptions près, Paris, Lyon, Bordeaux, les plus grandes villes enfin, où leur surveillance serait trop difficile.

— Paris leur est interdit ?

— De la façon la plus formelle, ce qui n’empêche pas qu’il soit infesté par de nombreux repris de justice qui y trouvent plus aisément que partout ailleurs pâture et protection. Leur chasse est du ressort de la police de sûreté.

— Qui les fait reconduire dans d’autres villes ?

— Non pas ! Ils sont tenus à la disposition de la justice qui peut, en vertu de l’article 45 du Code pénal, les condamner à un emprisonnement plus ou moins long, suivant les circonstances. Je vous demande pardon, je vous fais là un véritable cours de jurisprudence criminelle.

— Tout cela est, au contraire, fort intéressant. Que de choses on ignore quand on vit loin d’un certain monde ! Mais voici Berthe qui s’endort ; je vais la coucher moi-même. Venez aussi, Louise.

Jeanne, qui s’était levée doucement pour ne pas réveiller la fillette, s’approcha de M. de Ferney, dont les lèvres, après avoir effleuré le front de son enfant passèrent passionnément sur la main qui soutenait l’adorable tête du bébé.

Louise embrassa également son père, à qui Jeanne souhaita le bonsoir en ajoutant :

— Il me faut aller dans le faubourg Saint-Honoré, chez ma couturière ; et puisque je suis obligée de sortir, j’en profiterai pour prendre moi-même des nouvelles de Mme  de Blèves, qui est très souffrante.

Mme  de Blèves était une des rares amies que la pauvre morte avait eu le temps de faire à Paris.

— Fort bien, je vous en remercie, répondit M. de Ferney. Alors je ne vous reverrai pas ce soir, car j’ai rapporté du Palais un dossier fort important, dont le rapport doit être remis au procureur général sans nul retard, et je vais travailler une partie de la nuit. À demain !

Et, quittant lui-même la table, le magistral passa dans son cabinet, après une dernière caresse à ses filles et un long regard d’amour à Jeanne.

Un quart d’heure plus tard, Mlle  Reboul sortait de l’hôtel de Rifay et prenait une voiture à une station voisine, en disant au cocher :

— Aux Champs-Élysées ! Vous vous arrêterez à l’entrée du Cours-la-Reine, à droite.

Le temps était couvert ; bien qu’il fût à peine huit heures et demie, la nuit était tout à fait tombée.

En passant devant une station d’omnibus, Jeanne s’aperçut qu’elle était en retard, mais elle ne s’en émut pas le moins du monde et se dit :

— Je ne suis que trop certaine qu’il m’attend. Oh ! coûte que coûte, il faut qu’il parte ! S’il refuse, eh bien ! tant pis pour lui, il retournera d’où il vient. Il est sous la surveillance de la police et Paris lui est interdit.

C’est dans ces dispositions menaçantes que la jeune femme arriva à l’endroit qu’elle avait indiqué à son cocher.


Il se pencha vivement et ramassa sous le lit un couteau taché de sang, qu’il montra à Jeanne en disant…


— Attendez-moi là, lui dit-elle, en sautant à terre.

Quelques secondes après, apercevant Justin qui se promenait dans l’ombre, près des chevaux de Marly, elle s’approcha de lui.

L’ami de Manouret la reconnut aussitôt.

— Vous, enfin ! s’écria-t-il en s’élançant vers elle ; j’ai cru que vous ne viendriez pas. Ah ! si je ne vous avais pas vue ce soir !

Le ton avec lequel Delon avait prononcé ces paroles effraya Jeanne tout d’abord.

Son ancien amant était dans un état d’exaltation qui lui promettait une explication plus orageuse encore qu’elle ne l’avait supposé.

Mais Mlle  Reboul n’était pas femme à craindre longtemps ni surtout à le laisser voir. Aussi, revenant immédiatement de la surprise que lui avait causée cet accueil, répondit-elle sèchement :

— Eh bien ! si je n’étais pas venue, c’est que cela m’aurait été impossible. Qu’auriez-vous donc fait ?

— Jeanne !

— Est-ce que vous croyez, interrompit-elle, avoir affaire à la jeune fille d’autrefois ! Si c’est pour continuer comme vous avez commencé que vous m’avez demandé ce rendez-vous, il est inutile de le prolonger davantage. Je ne suis pas d’humeur à supporter des reproches que je ne mérite pas, ni à être, grâce à vous, l’héroïne de quelque scandale. Je vous ai vu malheureux, je me suis souvenue. Voilà seulement pourquoi je suis près de vous, à pareille heure, au risque de me compromettre. Parlez donc avec calme et sans nous donner en spectacle, si vous voulez que je reste et vous écoute.

— Soit ! Jeanne, vous avez raison, dit Justin, en s’efforçant de rester maître de lui. Ah ! c’est que vous ignorez ce que j’ai souffert depuis quatre ans, depuis cette horrible condamnation qui m’a déshonoré, dont mon père est mort de chagrin et que je ne méritais pas ! Vous savez bien que je ne suis pas un voleur, que je ne m’étais introduit chez Mme  de Serville que pour vous rejoindre. D’un mot vous auriez pu me sauver. Ce mot vous ne l’avez pas prononcé !

— J’étais malade, presque mourante, lorsque cette triste aventure, dont je n’avais pu prévoir les conséquences, vous a conduit devant la justice. J’ai voulu parler. Mme  de Serville m’a fermé la bouche en me menaçant de me chasser, de me faire conduire à l’hospice ; puis elle a ajouté, en le jurant sur son honneur, qu’on avait véritablement retrouvé, sur le chemin que vous aviez parcouru, les couverts d’argent qui manquaient dans la salle à manger.

— Oh ! cela est épouvantable ! Vous ne me croyez pas capable d’avoir commis une aussi vile action ?

— Non, mais les faits, malheureusement, parlaient plus haut que nos protestations à tous deux.

— Par quelle coïncidence fatale ou par quelle combinaison infernale ces couverts ont-ils été trouvés justement auprès de la pièce d’eau ?

— Je l’ignore. Croyez-vous que je n’ai pas cherché à le découvrir. Est-ce quelque domestique, froissé par vous pendant que vous avez été employé au château, qui a voulu se venger ? C’est probable, car aucune autre explication n’est possible. Cependant, je ne puis nommer personne.

— Oh ! Jeanne, si vous saviez la terrible pensée qui a obsédé mon cerveau pendant mes longues nuits d’insomnie ? Je me suis parfois demandé si ce n’était pas vous qui m’aviez tendu ce piège infâme !

En disant, ces mots, Justin avait saisi le bras de la jeune femme et comme, tout en causant, ils s’étaient dirigés vers le Cours-la-Reine et se trouvaient dans un endroit désert, il avait de nouveau, élevé la voix avec un accent de colère.

— Vous êtes fou ! répondit Mlle  Reboul en se dégageant, et vous me faites regretter d’être venue. Finissons-en, car l’heure me presse. Que me voulez-vous ?

— Ce que je veux, reprit Delon ; je veux vous dire que je vous aime toujours ; que par vous ou pour vous j’ai été déshonoré, j’ai souffert, et que, maintenant, il faut que vous me rendiez en bonheur tout ce dont je suis à jamais privé.

— Je ne vous comprends pas.

— Je veux d’abord savoir ce qu’est devenu notre enfant et je veux ensuite que nous ne nous quittions plus. Suis-moi ! Je travaillerai pour nous deux. Pense donc que je n’ai plus que toi au monde, que mon père m’a maudit en rendant le dernier soupir. Je t’en supplie, ne m’abandonne pas ! Nous partirons demain, cette nuit même !

— Décidément vous avez tout à fait perdu la raison ! Croyez-vous donc que je suis libre, que je puis, du soir au lendemain, abandonner la position que je me suis faite, si modeste qu’elle soit. Et pour quoi devenir, pour où aller, pour vivre comment ? Pensez-vous que je n’ai pas eu, moi aussi, des jours d’angoisse et de désespoir ? Si vous n’étiez pas venu chez Mme  de Serville, je serais restée sa fille bien-aimée, honorée de tous, au lieu de devenir une institutrice, c’est-à-dire quelque chose d’un peu plus qu’une domestique à gages, et encore ! Voilà ce que me vaut votre amour ! Vous voyez que nous sommes quittes, ou à peu près !

— Et l’enfant que vous portiez dans votre sein lorsque je vous ai quittée ?

— Il est mort !

— Alors je n’ai vraiment plus que toi ! Jeanne, il faut me suivre ! Tout à l’heure, je suppliais ; maintenant, je le veux !

— Attendez quelques jours ; je ne saurais m’éloigner ainsi sans prévenir ceux chez qui je suis.

— Quels sont ces gens-là ?

— Ne le savez-vous pas ?

— Non, c’est le hasard seul qui m’a fait vous rencontrer. J’étais au bas de la rue de la Roquette lorsqu’il m’a semblé vous reconnaître dans une voiture de deuil ; j’ai suivi le convoi dont elle faisait partie, et c’est ainsi que je me suis assuré, quand vous avez mis pied à terre, à la porte du cimetière du Père-Lachaise, que je ne m’étais pas trompé.

— Vous voyez que, si je l’avais voulu, j’aurais pu ne pas venir.

— Oh ! je vous aurais retrouvée ! Rien ne m’eût été plus facile que de savoir le nom de la personne aux obsèques de laquelle vous assistiez, et de là à connaître votre demeure, il n’y aurait pas eu bien loin. Alors c’eût été devant ceux de qui vous dépendez que je serais allé vous dire : « Jeanne, ton amour m’a perdu, m’a déshonoré, tu es à moi, il faut me suivre ! » Ce scandale et cette honte vous ont été épargnés. Vous devriez m’en être reconnaissante. Allons, viens, je t’en conjure !

Il avait saisi de nouveau la jeune femme par le bras.

Ils se trouvaient en ce moment derrière la grande annexe construite pour l’Exposition sur le quai de la Conférence. L’obscurité était profonde ; ce point des Champs-Élysées était absolument désert.

Ni Delon ni Jeanne n’avaient aperçu un individu qui les avait suivis dans l’ombre et se tenait caché, à quelques pas d’eux, derrière un arbre.

— Viens ; je l’en supplie, répétait le jeune homme.

— Je vous l’ai dit, répondit-elle enfin, je ne puis me sauver ainsi comme une voleuse. Attendez quelques jours ; je verrai, nous chercherons un moyen.

Elle tentait de reprendre sa liberté, mais Justin, dont l’exaltation croissait, la retenait d’une main de fer.

— Je ne puis pas attendre un jour, une heure, disait-il, en serrant à le lui briser le poignet de Jeanne ; c’est déjà trop de temps perdu !

— Je vous en prie, gémissait-elle, laissez-moi, vous me faites mal ! Laissez-moi ou j’appelle à mon aide.

— Tais-toi, ou sinon…

Il approchait son poing fermé du visage de la jeune fille.

— C’est cela, frappez-moi, dit-elle en détournant la tête, mais prenez garde ! Vous savez bien que, si je le voulais, vous seriez perdu. Je n’ai qu’à crier au secours et on me délivrera de vous pour longtemps.

— Qui ça ? Essayez donc ?

— Est-ce que vous croyez que je ne sais pas que vous êtes sous la surveillance de la police !

— Ah ! misérable, tu n’aurais pas aujourd’hui plus de pitié pour moi que jadis.

Et plus rapide que la pensée, affolé par la colère et le désespoir, Justin prit dans sa ceinture le poignard dont il était toujours armé et frappa violemment la jeune femme au côté gauche de la poitrine, en lui disant :

— Tiens, Jeanne Reboul, tu ne perdras plus personne !

L’institutrice jeta un cri et tomba sur le banc auprès duquel se passait cette scène.

— Jeanne Reboul ! répéta avec étonnement l’individu qui avait suivi dans l’ombre les deux anciens amants. Comment, l’amie de ma femme est justement la maîtresse de Justin !

Manouret, que le lecteur a déjà reconnu, n’eut pas le temps de se livrer à un plus long étonnement.

Un homme, qui, d’une allée, avait entendu le cri de Jeanne, s’était élancé de son côté, et il maintenait solidement son meurtrier en appelant au secours ; appel auquel le patron de l’hôtel de Reims se gardait bien de se rendre, prêt qu’il était plutôt à venir en aide à son ami, pour faciliter sa fuite.

Justin cherchait à se dégager, mais il ne pouvait y parvenir et se sentait perdu, car il lui semblait entendre des pas sous les arbres, lorsque Mlle  Reboul, se soulevant à demi, saisit le bras de son défenseur et lui dit rapidement à voix basse :

— Je vous en conjure, monsieur, au nom de l’honneur d’une femme, laissez partir cet homme ; son arrestation serait ma perte !

La surprise que causa à l’inconnu le son de cette voix suppliante fut si grande qu’il lâcha son prisonnier, dont le visage, subitement éclairé par le rayon lointain d’un bec de gaz, le rendit immobile de stupeur.

Puis, revenant à lui, l’étranger se tourna vivement vers sa protégée, pour s’écrier aussitôt avec un accent impossible à rendre :

— Jeanne, vous ! Oh ! ce n’est pas possible !

La bouche entr’ouverte, l’œil hagard, une main sur sa poitrine, et, de l’autre, s’accrochant au banc d’où elle paraissait près de glisser, la jeune fille ne répondait pas.

Était-ce la douleur qui la rendait muette ? Était-ce la honte ? On n’aurait pu le dire, mais elle était livide.

Delon s’était élancé à travers la chaussée.

Poursuivi par trois ou quatre promeneurs attardés que le bruit de la lutte avait attirés et par Manouret lui-même, qui voulait le sauver, il gagna le quai, prit l’escalier du pont de la Concorde, qu’il franchit en deux bonds, et arrivé sur la berge, où les flots roulaient lugubres dans l’obscurité profonde de la nuit, il se jeta à l’eau, qui se referma sur lui comme un linceul.

Claude vit le malheureux reparaître à une dizaine de mètres de la rive, mais pour s’engloutir, après un moment de lutte, sous un train de bois qui descendait le fleuve.

— Nom de nom ! s’écria-t-il, en comprenant que son ami était perdu ; je pensais bien que ça n’irait pas tout seul, mais je ne m’attendais pas à ce que ça commencerait par un coup de couteau pour finir par une noyade.

— Oh ! vous ne le retrouverez pas, ajouta-t-il, en s’adressant à deux braves ouvriers qui avaient détaché une embarcation.

Et, songeant que le sort de la maîtresse de Justin ne l’intéressait pas moins que Justin lui-même, il remonta la rampe et courut vers l’endroit où il avait laissé la jeune femme avec son sauveur.

Il ne s’y trouvait plus personne.

— Sapristi, murmura-t-il, pas de chance ! C’est égal, quelle drôle de rencontre ! Mlle  Reboul, l’amie de ma femme, qui se trouve justement l’ancienne maîtresse de Justin ; cet étranger, qui la connaît aussi, puisqu’il l’a appelée par son nom. Mais, nom d’une pipe ! il n’y a que moi qui ne sais rien dans cette affaire-là ! Pauvre garçon tout de même !

En se parlant ainsi à lui-même, Manouret s’était dirigé de nouveau vers le quai. Il y arriva au moment où les deux sauveteurs revenaient de leur excursion. Ils n’avaient rien aperçu.

Jugeant alors inutile de prolonger davantage son séjour dans ce quartier, si éloigné du sien, il remonta philosophiquement les Champs-Élysées, pour retourner chez lui par les boulevards extérieurs.

Pendant ce temps-là, il s’était passé entre Mlle  Reboul et son défenseur une scène qu’il nous faut raconter.

Nous avons dit qu’en entendant prononcer son nom par celui qui était venu à son appel, la jeune femme s’était sentie défaillir.

Elle avait reconnu M. de Serville. Armand de Serville qu’elle croyait si loin, c’était lui qui la secourait, qui lui demandait :

— Êtes-vous blessée ?

Elle parvint à lui répondre :

— Quoique je souffre beaucoup, ça n’est pas grave, je l’espère.

— Venez, qu’on vous fasse du moins un premier pansement ; vous ne pouvez partir seule ainsi.

— Il le faut ; car il serait préférable que j’eusse été tuée sur le coup !

— Cependant !

— Ah ! maintenant que nous nous sommes retrouvés, je regrette que ce misérable ne m’ait pas frappée mortellement.

— Ce misérable ! Delon ! Mais vous vous soutenez à peine.

M. de Serville avait senti Jeanne se suspendre à son bras pour ne pas tomber ; il n’eut que le temps de la prendre par la taille.

C’est qu’en apprenant qu’Armand avait reconnu Justin, ce dont elle ne s’était pas douté, Mlle  Reboul se demandait avec terreur comment elle pourrait jamais expliquer cette rencontre à pareille heure, dans un semblable endroit et entourée des circonstances dramatiques dont M. de Serville avait été témoin.

Néanmoins elle eut la force de répondre, en refusant doucement l’aide de son protecteur :

— Non, je puis marcher. Allons !

Elle entraînait Armand du côté où elle avait laissé sa voiture.

— Un mot, un seul mot encore, lui dit le jeune homme au moment où Jeanne, reconnaissant son coupé, quittait son bras. Ce n’est pas le moment d’une explication entre nous, mais dites-moi où et quand je pourrai vous revoir ; ou plutôt laissez-moi vous reconduire jusqu’à votre porte. Je vous jure sur mon honneur de ne me souvenir ni du nom de votre rue ni du numéro de votre maison.

— Je sais ce que valent vos serments, monsieur de Serville, répondit Mlle  Reboul d’une voix faible. Donnez-moi, vous, votre adresse. Si je pense que nous devons nous revoir, je vous écrirai.

— Je ne veux pas que vous partiez seule. Si vous alliez vous trouver mal en chemin.

— Oh ! je suis une fille du peuple, je sais souffrir. Où demeurez-vous ?

— Rue d’Assas, 124.

— Je ne l’oublierai pas. À bientôt peut-être !

Jeanne avait prononcé ces derniers mots en fermant sur elle la portière de sa voiture, après avoir ordonné au cocher de gagner le quai Voltaire.

La jeune femme était déjà loin que M. de Serville était encore immobile, appuyé contre un des arbres du Cours-la-Reine.

Armand de Serville n’était plus l’adolescent, l’enfant pour ainsi dire, que nous avons connu à la Marnière ; c’était un beau garçon dont le teint bronzé disait les longues excursions sous le soleil de l’Orient. Ses yeux avaient des regards tout à la fois doux et fermes, mais sa physionomie, pleine de franchise, exprimait en ce moment une profonde douleur.

— Est-ce que je ne rêve pas ? se disait-il. Ou plutôt, n’est-ce pas le ciel qui a voulu qu’il en fût ainsi ! Après cinq ans de séparation, je rencontre Jeanne, et c’est au moment où Justin la frappe d’un coup de couteau. Cet homme ne se vengeait-il pas ? Ce qu’il affirmait jadis pour se défendre était-il donc vrai ? Et j’ai failli oublier l’ordre que ma mère m’a donné de son lit de mort ! Oh ! non, non, cela ne peut être, ce serait une lâcheté !

Le malheureux ne se souvenait pas seulement de ses longs mois d’amour sous les grands ombrages de la Marnière, mais encore de tout ce qu’il avait souffert depuis cinq ans chaque fois que son cœur lui avait reproché d’avoir abandonné sa maîtresse.

Laissons M. de Serville à ses douloureuses pensées et retournons à Mlle  Reboul, à qui les mouvements de la voiture causaient de violentes douleurs.

Sans s’être encore exactement rendu compte de la gravité du coup qu’elle avait reçu, Jeanne avait la certitude que l’arme de Justin, arrêtée par les baleines de son corset, n’avait pas pénétré profondément dans les chairs, mais cependant et bien qu’elle n’en eût pas sur ses vêtements extérieurs, elle s’en était assurée en passant devant les lumières du quai, elle se sentait la poitrine inondée de sang.

Il lui semblait de plus que ses forces s’affaiblissaient.

Il lui tardait donc d’être arrivée.

Le fiacre entra enfin dans la rue du Cloître pour s’arrêter au no 9.

S’armant de courage, l’institutrice mit pied à terre et, après avoir donné à son cocher une pièce de dix francs dont elle ne songea guère à attendre la monnaie, elle sonna à la porte de l’hôtel.

Puis elle entra d’un pas ferme, dit bonsoir de la tête, avec sa politesse habituelle, au concierge, et se dirigea vers le grand escalier.

Mais au moment où elle fermait derrière elle la porte du vestibule, elle aperçut M. de Ferney qui sortait de son cabinet de travail.

Un instant interdite, elle se remit rapidement et, croisant son manteau sur sa poitrine, le sourire aux lèvres, sans presser le pas, sans qu’un muscle de son visage trahît ses souffrances et ses angoisses, avec une volonté surhumaine enfin, elle tendit la main au magistrat, en lui disant d’une voix douce et calme :

— Quelle bonne chance de vous rencontrer avant de remonter chez moi ! J’ai cru que ma couturière n’en finirait pas et je lui en voulais de me retarder ainsi. Je lui sais gré au contraire de sa lenteur, puisqu’elle m’a fourni l’occasion de vous souhaiter le bonsoir une seconde fois.

— Jeanne ! supplia M. de Ferney.

— De la patience, Robert ! je vous aime ! répondit la terrible créature en mettant coquettement un doigt sur ses lèvres.

Et légère comme une de ses élèves, elle gravit rapidement l’escalier, suivie par les regards passionnés de son amant.

Tout ce qu’elle put faire fut de gagner le premier étage, où elle arriva à ce point épuisée qu’elle dut, en traversant la galerie qui conduisait à sa chambre, s’appuyer contre la grande table de travail des enfants.

Tout à coup ses yeux lancèrent un éclair et sa physionomie prit une expression étrange.

Sa main s’était posée sur un couteau oublié sur cette table. Elle s’en saisit et, faisant un dernier appel à sa volonté, s’élança dans sa chambre, où elle s’enferma, mais pour y tomber aussitôt à demi-morte sur une chaise longue.

Lorsqu’elle revint tout à fait à elle, une demi-heure plus tard à peu près, l’hôtel était plongé dans le plus profond silence. Le premier soin de la jeune femme fut de se rendre compte de son état. Elle se sentait faible, mais souffrait peu.

Ce point constaté, elle alluma des bougies et commença à se déshabiller.

Elle comprit alors tout le danger qu’elle avait couru, L’arme dont s’était servi Justin n’avait pas glissé sur son corset, elle en avait percé la soie épaisse. Sans cette résistance de cotte-de-mailles, elle eût été tuée sur le coup.

La pointe, au contraire, n’avait pénétré que de deux centimètres et obliquement dans sa poitrine, entre la première fausse côte et la seconde. Cependant la blessure, quoique légère, avait laissé échapper une certaine quantité de sang. Tous ses vêtements en étaient tachés.


— Eh bien ! vrai, mademoiselle, moi si j’étais à marier…


Après s’être fait, et fort habilement, un pansement sommaire avec un long foulard, Jeanne ouvrit le couteau qu’elle avait trouvé sur la table de la galerie, elle en couvrit la lame de sang et le jeta sous son lit, mais de façon à ce qu’en entrant dans sa chambre on pût aisément l’apercevoir.

Cela fait, elle cacha son corset et son corsage ensanglantés au fond d’un tiroir, entrebâilla légèrement sa porte, renversa un siège à terre et se coucha.

Il était à peu près onze heures et demie.

Le lendemain matin, à sept heures, la femme de chambre qui logeait au second étage fut brusquement appelée par un coup de sonnette.

Cette fille, qui était en train de s’habiller, reconnut d’où venait cet appel et descendit immédiatement chez Mlle  Reboul, dont elle fut fort étonnée de trouver la porte entr’ouverte et la chambre en désordre.

— Annette, lui dit l’institutrice d’une voix faible et en empêchant la domestique de tirer ; les rideaux de la fenêtre, je me sens un peu souffrante ; rendez-moi le service de prendre une voiture et d’aller chez le docteur Trousseau. Vous le prierez de venir de suite, mais de monter directement chez moi. Ne dites rien à personne, je vous prie. Ce ne sera pas grand-chose, je l’espère, et il est inutile de déranger qui que ce soit.

— Je vais courir chez le docteur, répondit avec empressement la femme de chambre, et je ne dirai pas un mot. En attendant, mademoiselle, n’avez-vous besoin de rien ?

— Non, merci, allez vite !

Une demi-heure après, Annelle était de retour et introduisait l’éminent praticien dans la chambre de Jeanne.

— Que vous est-il donc arrivé, mademoiselle ? lui demanda affectueusement le docteur, lorsque la domestique fut sortie.

— Voyez, monsieur, fit la jeune fille.

Et, se découvrant chastement, elle montra la plaie qu’elle avait au côté gauche.

— Un coup de couteau ! s’écria l’homme de l’art après un examen attentif. Ce ne sera rien ; mais, un ou deux centimètres plus haut, ce pouvait être fort grave. Vous avez dû perdre beaucoup de sang ?

Mlle  Reboul ne répondit qu’en indiquant sa chemise et ses draps ensanglantés.

— Qui vous a frappée ? demanda le médecin.

— Peu importe ! Ne m’interrogez pas, je vous en supplie.

Tout surpris qu’il fût de ce mystère, M. Trousseau n’insista pas : il se contenta de panser la blessée, qui lui dit tristement au moment où il se retirait :

— Si vous ne le jugez pas utile, monsieur, ne revenez pas ; je désire vivement n’inquiéter personne.

— Soit, mademoiselle ! répondit le médecin ; je ne crois pas, d’ailleurs, que ma présence puisse vous être nécessaire de nouveau, la plaie est à peu près cicatrisée ; il vous suffira d’y maintenir la compresse que je vais vous envoyer de chez le pharmacien. Toutefois, ne vous fatiguez pas, vous avez un peu de fièvre. Allons, bon courage !

L’illustre savant avait prononcé ces mots sur le seuil de la chambre et il venait d’atteindre l’escalier, lorsqu’il se trouva tout à coup face à face avec M. de Ferney.

— Vous, docteur ! fit le magistrat avec surprise. Qui donc est malade chez moi ?

Mlle  Reboul, répondit M. Trousseau assez embarrassé.

— Qu’a-t-elle donc ?

— Une petite blessure insignifiante.

— Une blessure ?

— Oui, et tenez, mon cher monsieur, j’aime mieux tout vous dire, car cela me semble singulièrement mystérieux.

— Dites, dites vite ; vous m’effrayez !

— Eh bien ! Mlle  Jeanne a reçu dans le côté gauche de la poitrine un coup de couteau qui aurait pu la tuer net, si la main qui l’a frappée avait été plus forte ou plus expérimentée.

— Un coup de couteau ! Mon Dieu ! est-ce que la malheureuse aurait attenté à ses jours ?

— Il ne s’est rien passé de semblable.

— Mais, hier soir, je l’ai rencontrée dans le vestibule, au moment où elle rentrait ; nous avons causé un instant et certes elle n’était pas blessée.

— Elle a été frappée dans son lit, pendant son sommeil, par un bras étranger. Cela est facile à reconnaître à la direction de la plaie et à la place où elle se trouve. On ne saurait ainsi se blesser soi-même.

Stupéfait par cette révélation inattendue, ce ne fut qu’après un instant d’hésitation que M. de Ferney demanda :

— Qui a pu commettre ce crime ? Le sait-elle ? Vous l’a-t-elle dit ?

Mlle  Reboul a refusé de répondre aux questions que je lui ai adressées dans ce sens, reprit le docteur. Vous comprenez que je n’avais pas à insister.

— Oh ! cela est horrible ! Jeanne n’a pas d’ennemis dans la maison.

Dans sa colère et son désespoir, M. de Ferney oubliait d’appeler l’institutrice de ses filles : Mademoiselle.

Le médecin devina aussitôt ce qui se passait dans l’âme du malheureux, et comme c’était, aussi bien par devoir que par nature, un homme discret, il crut plus convenable de rompre l’entretien en disant :

— Enfin, ce ne sera rien ! Le mieux serait peut-être de tenir cet événement secret, car je doute fort que cette jeune femme vous en dise plus que moi-même. Du calme, cher monsieur, et adieu ! Je ne reviendrai pas, à moins que vous ne le désiriez, et je crois que c’est inutile. Avec quelques précautions, Mlle  Reboul pourra se lever aujourd’hui même.

Et, serrant la main du magistrat, l’éminent praticien descendit l’escalier pour remonter dans sa voiture.

Après être resté un moment indécis, M. de Ferney traversa rapidement la galerie, d’où, pénétrant sans frapper dans la chambre de Jeanne, il s’élança vers son lit.

L’institutrice jeta un cri qui exprimait tout à la fois la surprise et le chagrin.

Son amant lui avait pris la main et lui disait :

— Je viens de rencontrer M. Trousseau ; il ne m’a rien caché. Quel est donc ce mystère ? Quel misérable…

— Que voulez-vous dire, mon ami ? Je ne me plains de personne ; la docteur a eu le plus grand tort de vous effrayer. Une égratignure que je me suis faite moi-même !

— C’est faux, tu mens avec la noblesse ordinaire de ton cœur. Tu es la victime d’un crime odieux et lâche que je ne laisserai pas impuni ! Dis-moi donc qui a osé s’introduire ici pendant ton sommeil. Jeanne, ce n’est pas l’amant, le mari qui t’en supplie : c’est le chef de la maison souillée, c’est le magistrat qui te l’ordonne !

En disant ces mots, le malheureux affolé pressait les mains de la jeune femme et couvrait son front de baisers.

— Laissez-moi, Robert, lui répondit-elle, comme avec effort ; je n’ai personne à vous dénoncer que moi-même. Dans un accès de folie et de désespoir, car je vous aime et mon honneur m’ordonne, aussi bien que mon amour même, de ne pas accepter votre nom, j’ai voulu mourir. Mon bras a été trop faible, pardonnez-moi !

— N’essayez pas de me tromper par ce généreux mensonge ; le docteur affirme que l’examen de votre blessure démontre que vous ne vous êtes pas frappée vous-même. Mais, soit ! puisque vous ne voulez pas parler, je chercherai, et, je vous le jure, je trouverai votre assassin.

M. de Ferney, en s’exprimant ainsi, parcourait la chambre à grands pas, en proie à un véritable égarement.

Tout à coup ses yeux se fixèrent avec stupeur sur un objet qu’il venait d’apercevoir. Il se pencha vivement et ramassa sous le lit un couteau taché de sang, qu’il montra à Jeanne en disant :

— Niez encore !

Puis, aussitôt, le malheureux poussa un horrible cri, laissa tomber l’arme homicide et saisit sa tête à deux mains comme pour y retenir la raison prête à s’en échapper.

Ses yeux hagards restaient fixés sur ce couteau ensanglanté, qu’il reconnaissait pour être celui de son fils.

— Oh ! non ; ce n’est pas vrai, bégaya-t-il ; ce n’est pas vrai, je suis fou ! Ce serait monstrueux !

— Robert, supplia Jeanne en se levant à demi. Vous m’épouvantez ; revenez à vous. Robert, je t’en conjure.

À cette voix chérie, le magistrat reprit immédiatement, par un effort surhumain, empire sur lui-même ; il se baissa, ramassa le couteau et dit, avec un calme bien autrement effrayant que la colère à laquelle il s’était laissé emporter :

— Jeanne, un crime a été commis sous mon toit ; moins que tout autre, j’ai le droit de le laisser impuni. Quel que soit le coupable, justice sera faite !

Ce n’était ni le père, ni l’amant qui parlait. M. de Ferney était redevenu le magistrat intègre ne connaissant plus que son devoir.

En prononçant cette terrible menace, il avait fait un pas vers la porte.

La jeune fille se jeta alors au bas de son lit, courut à lui, arracha de sa main l’arme accusatrice et, l’entourant de ses bras, lui dit :

— J’ignore ce que vous voulez faire ; je ne sais pas, je ne veux pas savoir de qui vous voulez parler ; mais, je vous le jure, si vous sortez d’ici, si vous mêtiez à exécution, à l’égard de qui que ce soit, l’horrible projet que vous avez conçu ; si vous dites un mot de ce qui s’est passé, dans une heure j’aurai quitté cet hôtel, et, j’en fais le serment sur notre amour même, vous ne me reverrez jamais !

Rien ne saurait peindre la toute-puissante beauté de la misérable.

La poitrine à demi-nue, les cheveux épars, elle se suspendait au cou de ce malheureux père, que l’aveuglement rendait le complice de son infamie.

Elle l’enivrait de ses regards et de son haleine, et cet homme oubliait tout : son devoir, son indignation, le crime dont il accusait son fils, un enfant de quinze ans ! pour ne plus être que l’esclave soumis de cette Dalila dont la générosité feinte exaltait encore sa passion insensée.

Assurée de son empire, Mlle  Reboul garda le silence pendant quelques secondes ; mais ce fut pour reprendre bientôt d’une voix suppliante :

— Non, je l’en conjure, non, Robert, tu ne puniras pas ! Comme moi, tu pardonneras, tu oublieras tout. Je t’aime !

Ses yeux se fermaient ; on eût dit qu’elle allait mourir.

Épouvanté, M. de Ferney pressa l’odieuse créature contre son cœur, l’emporta comme il l’eût fait d’un enfant et, la couchant doucement sur son lit, il lui dit en s’agenouillant près d’elle :

— Oui, Jeanne, je t’obéirai ; je ne punirai pas, mais reviens à toi. Oh ! parle-moi, je t’en supplie !

Mlle  Reboul répondit d’abord par un serrement de main ; puis, rouvrant faiblement les yeux, elle, murmura avec un accent d’ineffable reconnaissance :

— Merci ! Toute ma vie t’appartient !

— Oh ! oui, ta vie tout entière, car bientôt tu seras ma femme, ma compagne bien-aimée. Nous verrons alors si, pour tous, Mme  de Ferney ne sera pas sacrée !

Cette fois, la jeune fille ne prononça pas un mot, mais attirant à elle la tête de son amant, elle couvrit son front de baisers.

Et le silence se fit de nouveau dans cette chambre, que la duplicité d’une infâme et la faiblesse d’un homme épris venaient de faire le théâtre du plus lâche des crimes.

Jeanne comprimait les battements de son cœur rempli d’orgueil ; Robert ne sentait bondir le sien que d’amour.

Quelques instants plus tard, M. de Ferney fit appeler son fils et lui signifia, sans la moindre allusion au meurtre dont il le croyait coupable, qu’il partirait le soir même pour Douai, où il l’envoyait au lycée.

À la voix sévère de son père, le pauvre enfant resta d’abord stupéfait, puis bégaya :

— Pourquoi si loin de vous ?

— Parce que je le veux, répondit sèchement le magistrat ; la vie en commun assouplira votre caractère. Dieu veuille que vous me fassiez oublier !

— Ma mère ! ma pauvre mère ! balbutia Raoul en donnant enfin un libre cours à ses larmes.

Nulle exclamation ne pouvait aigrir davantage M. de Ferney. Dans son esprit, c’était là, de la part de son fils, une insulte nouvelle.

Aussi reprit-il avec dureté :

— La meilleure preuve que vous eussiez pu me donner du respect que vous avez conservé pour la mémoire de votre mère, c’eût été de me respecter moi-même et de respecter ceux que j’estime. Rentrez dans votre chambre ; vous n’en sortirez que pour vous rendre à la gare, sous la surveillance d’une personne sûre.

L’enfant comprit aussitôt qu’il devait son éloignement au peu de sympathie qu’il avait toujours témoignée à l’institutrice, et son orgueil natif se révolta d’être aussi cruellement sacrifié à une étrangère.

Il eut alors le courage d’arrêter ses larmes et, sans prononcer un seul mot, se dirigea vers l’escalier pour remonter chez lui.

À demi-étage, il rencontra ses sœurs qui descendaient. La plus jeune, Berthe, lui sauta au cou en disant :

— Tu pleures, frère, pourquoi ? Papa l’a donc grondé ?

— Non, je ne pleure pas, répondit Raoul d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme ; embrasse-moi, et toi aussi, Louise ; je ne vous verrai plus.

Et sans donner le temps aux fillettes de lui demander l’explication de ses paroles, il les embrassa convulsivement, l’une après l’autre, puis gagna d’un bond le premier étage.

M. de Ferney, qui suivait son fils des yeux, s’était senti, au spectacle de ses enfants groupés, comme une morsure au cœur, et peut-être sa colère allait-elle faire place à la pitié, lorsqu’il entendit Raoul, qui s’était arrêté devant la porte de la galerie, s’écrier, avec un accent, d’une étrange énergie et un geste de menace du côté de l’appartement de Jeanne :

— Oh ! mademoiselle Reboul, je me vengerai un jour, je vous le jure par la mémoire sacrée de ma mère bien-aimée !

— Et j’allais pardonner ! gronda le malheureux, en s’élançant sur les pas de celui qui venait si involontairement de fournir une nouvelle preuve de sa culpabilité.

Mais un de ses domestiques entrant au même instant dans le vestibule, le magistrat se contint pour ne pas violer le serment qu’il avait fait à sa maîtresse, et il courut s’enfermer chez lui.

Le soir même, sans avoir revu son père, Raoul partait pour Douai sous la conduite d’un homme dans lequel M. de Ferney avait toute confiance.

Il était adressé à un conseiller à la cour, qui devait le placer immédiatement au collège, en le signalant au directeur de cet établissement comme un jeune garçon d’un caractère difficile qu’il fallait traiter avec la plus grande sévérité.

Le lendemain, dans la maison où sa mère venait de mourir, il n’était pas plus question de l’aîné des enfants de Mme  de Ferney que s’il n’avait jamais existé.

Bien qu’ils ignorassent la véritable cause de la colère de leur maître contre son fils, les serviteurs n’osaient prononcer son nom.

Quant à Jeanne, lorsque son amant était venu s’agenouiller près de sa chaise longue, car elle avait quitté son lit, elle s’était contentée de lui dire :

— Vous m’aviez cependant promis de pardonner !

Pendant qu’elle s’exprimait ainsi, pendant qu’elle jouait à l’hôtel de Rifay, avec une duplicité satanique, ce rôle infâme dont nous avons retracé les divers épisodes, Mlle  Reboul n’en était pas moins préoccupée de ce qui se passait loin d’elle.

Depuis vingt-quatre heures, elle se demandait incessamment ce qu’était devenu Justin, ce qu’il allait tenter de nouveau, ce que ferait M. de Serville.

Elle craignait que Delon, soit qu’il eût été arrêté, soit qu’il fût parvenu à s’échapper, ne parlât ou n’écrivît quelque lettre compromettante à un des grands journaux parisiens.

Aussi ne saurions-nous exprimer que d’une façon imparfaite l’horrible satisfaction qu’elle éprouva lorsque, le soir même du départ de Raoul, elle lut dans le Moniteur universel, le seul journal qu’on reçût à l’hôtel de Rifay :


« Hier, au milieu de la nuit, les Champs-Élysées ont été le théâtre d’un événement dramatique qui pourrait bien rester mystérieux. Appelés par des cris partant du Cours-la-Reine, quelques promeneurs attardés s’élancèrent de ce côté, et pendant que l’un d’eux portait secours à une femme renversée sur un banc, les autres se mirent à la poursuite de l’agresseur.

« Mais cet homme gagna la berge de la Seine et se précipita dans le fleuve avant même qu’on eût pu distinguer les traits de son visage. Deux mariniers se mirent immédiatement à sa recherche, mais comme un train de bois descendait au moment même, il est probable que cet individu n’est pas revenu à la surface de l’eau et que son cadavre ne sera découvert que fort loin en aval.

« Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que lorsque ceux qui s’étaient élancés sur les pas du fugitif revinrent à l’endroit où cette scène s’était passée, il n’y avait plus personne.

« La dame a-t-elle immédiatement trouvé un protecteur dans celui qui était resté près d’elle pour lui donner ses soins ? Il est permis de le supposer, le bras d’un nouvel adorateur lui ayant paru préférable à sa comparution devant le commissaire de police. Seules, peut-être, ces lignes lui apprendront la fin tragique de son brutal amoureux. »


Mlle  Reboul ne vit, dans ce récit assez exact, que deux choses, c’est que Justin n’était plus à craindre et qu’on ne pouvait l’y reconnaître. M. de Ferney ne lisait d’ailleurs, dans son journal, que la partie officielle et l’article politique.

Elle le remit donc elle-même sur son bureau, mais pour le faire disparaître le lendemain, de peur qu’il ne tombât sous les yeux de l’un des gens de la maison.

Il ne restait que M. de Serville ; mais elle était certaine de son silence, d’abord parce qu’il devait tenir fort peu à être mêlé à une aventure de ce genre, et ensuite parce qu’elle avait aisément reconnu que son amour pour elle était toujours aussi vif qu’autrefois.

Ce qui, pour le moment, intéressait particulièrement Jeanne, c’était la mission dont elle avait chargé sa sœur.

Elle prévoyait que M. de Ferney, en raison même de ce qui venait de se passer, voudrait avancer l’époque de son mariage, et il fallait qu’elle pût présenter à l’officier de l’étal civil des papiers, quels qu’ils fussent : un acte de naissance ou la preuve de son admission aux Enfants-Trouvés.

Quelques jours plus tard, en effet, le père de Raoul dit à la jeune femme :

— Le moment de tenir ma promesse est arrivé ; fixez vous-même la date de notre mariage.

— Je vous ai supplié, mon ami, répondit l’ex-institutrice, de ne pas m’en parler avant un mois ; nous devons tous deux supporter courageusement cette épreuve. Pensez-vous donc qu’elle me soit moins pénible qu’à vous-même ?

— Soit ! fit M. de Ferney avec résignation ; il faut toujours faire ce que vous voulez.

Il ne croyait pas dire si exactement, si terriblement la vérité !

Mlle  Reboul, d’ailleurs, n’attendit pas longtemps des nouvelles de Françoise. Moins d’une semaine après le jour où elle s’était hasardée à l’hôtel de Reims, sa sœur lui faisait parvenir par le père Jean la lettre suivante :


« Tout est arrangé, mais le Pergous ne veut lâcher les papiers que contre finances. Il est venu les apporter lui-même à Paris. Comme, très probablement, tu ne veux pas le recevoir, dis-moi quel jour et à quelle heure tu pourras aller chez lui. Il est descendu à l’hôtel Molière, rue Fontaine-Molière.


L’artiste s’inclina devant ses visiteurs ; mais, en relevant la tête il étouffa un cri de stupeur.


« Moi aussi, je voudrais bien te voir, car j’ai à te parler de quelqu’un que tu as aperçu à la maison. »


Jeanne s’empressa de répondre à sa sœur que le lendemain, à deux heures, elle serait chez l’homme d’affaires et qu’elle eût à s’y trouver elle-même.

À ce moment de la journée, M. de Ferney étant toujours au Palais, Mlle  Reboul était donc certaine de pouvoir s’absenter.

Le jour suivant, à l’heure indiquée, elle arriva à l’hôtel Molière, où ce Pergous l’attendait.

Ainsi que Françoise l’avait dit à sa sœur, ce nouveau personnage était un ancien avoué dont la corporation s’était débarrassée depuis longtemps.

À cette époque il avait à peu près la quarantaine.

Il était à peu près déjà tel que nous l’avons présenté à nos lecteurs dans le prologue de ce récit : solidement charpenté, rougeaud, commun, mais, somme toute, de bonne plutôt que de mauvaise figure.

À la suite de plaintes nombreuses, la chambre des avoués l’ayant forcé de vendre son étude, il végétait à Reims au moment où Françoise lui avait proposé, par écrit, l’opération criminelle dont les bénéfices devaient être pour lui la base d’une fortune nouvelle.

Pergous avait donc accepté avec enthousiasme de fournir à Mlle  Jeanne Reboul tous les papiers qui lui étaient nécessaires. Il ne lui avait pas fallu plus de huit jours pour y parvenir.

Françoise, qui se trouvait chez l’ex-officier ministériel, lui présenta sa sœur, sans faire allusion aux liens de parenté qui les unissaient, et Pergous, cyniquement, en homme pratique, alla droit au but en disant à sa visiteuse, dont la splendide beauté l’avait frappé :

— Eh bien ! vrai, mademoiselle, moi, si j’étais à marier, je ne demanderais aucuns papiers à une aussi jolie personne que vous.

L’orgueil de Jeanne se révolta à cette familiarité ; cependant elle se contint, et comme elle se taisait, le triste personnage, poursuivit :

— Enfin, puisqu’il les faut, les voici. Ah ! ça n’a pas été facile, mais c’est complet ! Vous pourrez les présenter en toute sécurité à M. le maire ; celui de Reims, lui-même, n’y verrait que du feu. Cinq mille francs, c’est pour rien ! Si Françoise n’était pas une vieille amie ! Il faut bien faire quelque chose pour les femmes !

Jeanne ne répondit qu’en tirant de son porte-monnaie cinq billets de banque qu’elle tendit au faussaire.

Celui-ci s’en empara avidement d’une main, tandis que de l’autre il remettait à sa complice le document si précieux pour elle.

Désirant très vivement abréger sa visite chez cet homme qu’elle eût préféré ne pas voir, Mlle  Reboul se contenta alors de lui dire en se levant :

— Je vous remercie, monsieur.

— Déjà ! observa Pergous. Je comprends que vous soyez pressée ; permettez-moi cependant d’espérer que nous nous reverrons.

Il ne se doutait guère que ce devait être quelques années plus tard, dans de terribles circonstances.

L’ex-avoué ajouta, en se tournant vers la maîtresse de l’hôtel de Reims :

— Et vous, ma belle enfant, vous me quittez aussi ?

— Oh ! moi, je viendrai vous rendre visite avant votre départ, répondit Françoise en riant ; mais j’ai beaucoup à causer avec mademoiselle.

Et faisant respectueusement passer sa sœur la première, elle la suivit.

— Voilà bien les femmes ! murmura philosophiquement Pergous lorsqu’il fut seul ; à peine n’ont-elles plus besoin de vous qu’elles vous plantent là. C’est égal, ces cinq mille francs ne me coûtent pas cher et me mettent en goût. Décidément, je ne suis pas fait pour la province ; Paris est mon véritable théâtre. Dans six mois, il faut que j’y joue, moi aussi, mon rôle, d’autant plus que je serai plus près de Mlle  Reboul, qui est une personne fort intéressante à surveiller. J’ai comme une idée que nous nous retrouverons, bien qu’elle ne paraisse pas, je dois le reconnaître, le désirer outre mesure.

Pendant ce temps-là, le coupé de Jeanne, dans lequel Françoise avait pris place, remontait vers les Champs-Élysées.

— J’espère que tu es contente et que ça s’est bien passé ? dit l’aînée des Méral, en prenant la première la parole.

— Oui, parfaitement, répondit sa sœur, à moins que cet homme, qui me paraît un gredin, ne m’ait trompée en me vendant cinq mille francs des papiers de nature à me nuire plutôt qu’à m’être utiles. Du reste, je ne m’en servirai pas avant de les avoir fait examiner.

— Oh ! il n’y a pas de danger. D’abord ça n’est pas son intérêt ; ensuite c’est un malin ! Mais ce n’est pas de cela dont je veux le parler. Gustave, ou plutôt Justin, tu sais ce qui lui est arrivé ?

— Non, fit naturellement Jeanne.

— Il s’est noyé !

— Bah !

— C’est comme ça ! Mon homme me l’a raconté, mais il doit en savoir plus qu’il ne veut me dire. Depuis ce jour-là, il est drôle. De plus, à chaque instant, il me parle de toi, et lorsqu’il m’a annoncé la mort de Justin, car il est convaincu qu’il est mort, il a grogné : « Ça ne fera peut-être pas de peine à tout le monde ! »

— Tu ne lui as rien dit, au moins ! Il ne sait pas ce que je suis devenue, où je demeure ?

— Je ne suis pas une imbécile, il ne me fera pas causer. Toutefois, j’ai peur qu’il ne se doute de quelque chose.

— Il faut absolument, toi, le faire parler. Tu es sûr de ton commissionnaire ; Manouret ne le connaît pas ?

— Il ne l’a jamais vu ; il poste auprès de la boutique d’un marchand de vin de la rue de Clichy. Tu penses bien que je n’en ai pas pris un dans mon quartier.

— Souviens-toi de ne pas me l’envoyer avant onze heures ni après quatre ; jamais le dimanche ni les jours de fête, et encore seulement si tu as des choses tout à fait urgentes à me faire savoir.

— C’est entendu. Et ton gamin ?

— Armand ! Eh bien ?

— Il va aller à l’école,

— Ce qui est une façon de me rappeler ce que je l’ai promis.

— Dame ! c’est encore le meilleur moyen.

— Soit ! mais il ne faut pas que ton… que Manouret sache que je l’ai donné une somme aussi importante. Tiens, voilà mille francs. C’est d’ailleurs tout ce qui me reste sur moi. Je t’en enverrai autant dans quelques semaines, puis les autres trois mille francs au fur et à mesure. De cette façon cet argent te sera vraiment utile. Maintenant que nous voilà à l’Arc de Triomphe, veux-tu que je le reconduise plus loin ?

— Non, répondit Françoise, en glissant dans son corsage le billet de banque que sa sœur lui avait remis ; je vais prendre l’omnibus du boulevard extérieur. Laisse-moi t’embrasser ; tu es une bonne fille tout de même ! C’est dommage que tu n’aimes pas plus le petit. L’autre jour, tu l’as jeté à terre et il s’est fait très mal.

— Je ne savais pas que ce fût lui qui était venu se fourrer dans mes jambes, et je ne pouvais guère m’arrêter. Et puis, vois-tu, cet enfant-là me coûte trop cher. Cependant, j’y pense, fais-le habiller convenablement et tâche qu’il n’ait pas trop l’air d’un petit vaurien. On ne sait ce qui peut arriver.

— Est-ce que tu aurais par hasard l’intention de le présenter à monsieur son père ?

— Tu es folle !

En faisant ces recommandations trop peu maternelles à sa sœur, Jeanne avait ordonné à son cocher d’arrêter.

Une fois Françoise à terre, la voiture redescendit les Champs-Élysées.

Mlle  Reboul examina alors la feuille de papier que Pergous lui avait remise.

C’était un extrait de naissance qui semblait régulièrement délivré par la mairie de Livours, petite commune voisine de la Marnière. Rien n’y manquait, ni la signature du secrétaire, ni le cachet de la mairie.

Cet intéressant document apprit à la fille légitime du décapité qu’elle s’appelait Victorine-Jeanne et qu’elle était née à Livours le 25 novembre 1830, de Philippe-Isidore Reboul, jardinier, et de Marie-Marthe Cresoul, son épouse, sans profession.

Si peu d’expérience que la jeune femme eût de ce genre de papiers, celui qu’elle avait sous les yeux lui paraissait parfaitement en règle. Elle se promettait, d’ailleurs, de se procurer l’extrait de naissance de l’une des filles de M. de Ferney, afin de le comparer avec celui qu’elle tenait de Pergous.

— Avec cela, se dit-elle, en glissant le faux dans sa robe, et mon certificat de première communion, qui me désigne également sous le nom de Jeanne Reboul, je crois que tout ira bien et que je n’aurai pas dépensé inutilement cinq mille francs.

C’était en effet, sous ces deux noms que Mme de Serville avait fait faire à sa petite protégée ce premier acte sérieux de la vie des enfants.

En agissant ainsi, l’excellente femme ne s’était pas imaginé qu’elle commettait une faute grave ; elle n’avait pu se douter surtout qu’elle posait les premiers jalons d’une combinaison infâme dont un homme de son monde serait la victime quelques années plus tard.

Le nom de Jeanne lui ayant rappelé un de ses anciens serviteurs du château, Reboul, dont une des filles, morte depuis longtemps, s’était nommée également Jeanne, elle avait donné ce nom à l’enfant de l’assassin, pour lui constituer, à l’égard des gens de son entourage, une espèce d’état civil, de nature à la mettre à l’abri de toute supposition malveillante.

Il n’y avait à craindre aucune revendication : Reboul et sa femme étaient morts depuis longtemps et n’avaient pas laissé de famille dans le pays. Jeanne était donc orpheline, c’est-à-dire complètement libre d’elle-même.

Armée de la sorte, l’ancienne maîtresse de Justin Delon attendit habilement que M. de Ferney lui reparlât de mariage, et lorsque, quinze jours après les événements que nous venons de raconter, son amant la supplia passionnément de fixer elle-même la date de leur union, la jeune femme, qui s’était assurée de l’apparence régulière du faux de Pergous, le remit au père de ses élèves en lui disant :

— Voyez, Robert, si vous pouvez donner votre nom à une pauvre fille de paysans telle que moi.

— Peu m’importe, ma bien-aimée, qui tu es et d’où tu viens, répondit le malheureux en parcourant d’un œil indifférent l’acte de naissance. Je te sais digne de mon cœur et je t’aime !

Moins d’un mois plus tard, la fille du guillotiné Méral se nommait Mme de Ferney.

Le mariage civil du magistrat et de l’ex-institutrice, prononcé à huit heures du matin à la mairie du dixième arrondissement, devant quelques intimes, avait été béni immédiatement après à Saint-Sulpice, dans une des chapelles latérales.

Jeanne avait exigé qu’il en fût ainsi, et son mari avait cédé à ce désir qui n’était pour lui qu’une preuve de la modestie de celle à laquelle il donnait son nom.

Le lendemain, après avoir confié Louise et Berthe aux soins d’une femme de chambre en laquelle ils pouvaient avoir toute confiance, les deux époux partaient pour les bords du Rhin.