Marmorat (p. 110-126).

VII

Un hôtel borgne



Les constructions nouvelles du boulevard des Batignolles ont remplacé la plus grande partie des cabarets, hôtels garnis et autres plus mauvais lieux encore qui faisaient de ce quartier, il y a moins d’une vingtaine d’années, un des plus dangereux et des plus laids de Paris, lorsque la nuit était venue.

Là où s’élèvent aujourd’hui de coquets ateliers, de riches maisons particulières, le collège Chaptal et cent autres habitations dignes de la grande ville, il existait jadis une innombrable quantité de bouges de toutes sortes dont la clientèle se composait parfois de cochers, de gens de maison sans place, d’honnêtes ouvriers de passage à Paris, mais le plus souvent de voleurs et de repris de justice en rupture de ban.

Un de ces refuges interlopes était décoré pompeusement du nom de l’Hôtel de Reims.

C’était, de tous ses congénères, un des plus mal famés.

Au rez-de-chaussée, une salle étroite et longue pour les consommateurs ; à l’arrière de cette salle, une autre petite pièce séparée de la première par une cloison vitrée en partie, ce qui permettait au directeur de l’établissement de surveiller l’arrivée et surtout le départ de ses clients.

Au premier et au second étage, où on parvenait après avoir parcouru un couloir obscur et gravi un escalier en forme d’échelle, une demi-douzaine de chambres garnies seulement des meubles les plus indispensables.

Le long des murs, du papier à six sous le rouleau, usé par les coudes, tâché par les têtes et zébré par les allumettes. Aux fenêtres, des rideaux de percale blanchis deux fois par an. Dans quelques-uns de ces réduits, sur une commode de bois peint, et, dans d’autres, tout simplement sur une chaise, un pot à eau ébréché et une cuvette affectant volontiers les contours d’un plat à barbe.

Ces chambres n’étaient séparées les unes des autres que par de minces cloisons, ouvertes çà et là, grâce au jeu du bois et aux déchirures du papier, par des solutions de continuité fort indiscrètes et ennemies de tout mystère.

Mais les locataires permanents ou passagers de l’hôtel de Reims s’en souciaient peu sans doute, car ils ne s’en plaignaient pas.

On y logeait à la nuit et pour un laps de temps moins long encore, pourvu qu’on payât d’avance.

Le directeur de cette honorable maison, Claude Manouret, était un de ces provinciaux bruyants, bavards, politiqueurs, comme il y en a tant, hélas ! à Paris, pour le malheur de Paris.

Solide et courageux, Manouret maintenait un certain ordre dans son établissement, où il réunissait volontiers ce qu’il appelait, par un euphémisme inconscient, les victimes du pouvoir, ce qui voulait dire en bon français, des gens frappés par la loi pour faits absolument étrangers à la politique, et il se passait peu de soirées sans qu’on démolît, à l’hôtel de Reims, le gouvernement qui ne s’en portait pas plus mal.

La femme ou plutôt la compagne de Manouret — car aucun officier municipal n’avait légalisé cette union extra-morganatique — était une belle fille d’une trentaine d’années, que nos lecteurs connaissent déjà : Françoise Méral, la propre sœur de Jeanne Reboul.

Son activité et son intelligence luttaient contre le laisser-aller de son amant, qui, logique au moins, ne mettait pas de limites au crédit qu’il accordait à ses amis politiques, et c’était grâce à elle que l’établissement équilibrait à peu près ses recettes et ses dépenses.

Debout dès l’aube, Françoise veillait comme un cerbère à la sortie de ses locataires d’une nuit, pour s’assurer qu’ils n’emportaient pas la literie ou quelque autre partie du mobilier de son garni ; puis, après avoir mis un peu d’ordre dans la maison, elle préparait le déjeuner du maître, parfois inutilement ou insuffisamment, car il arrivait aussi souvent à Manouret de ne pas rentrer que de revenir en nombreuse compagnie.

Un jour, vers midi, au moment où la maîtresse de l’hôtel de Reims guettait, sur le pas de sa porte, le retour de Claude, elle aperçut une jeune femme d’une tournure élégante, qui, après être descendue de voiture à l’angle de la rue du Rocher et du boulevard extérieur, venait de son côté, mais sur le trottoir opposé, en cherchant évidemment une adresse, car, à travers le voile épais qui cachait son visage, elle inspectait les maisons devant lesquelles elle passait.

Arrivée en face du garni, la promeneuse s’arrêta brusquement, puis traversa la chaussée.

Françoise la reconnut aussitôt.

C’était Rose, ou plutôt Jeanne.

— Toi ! fit-elle, lorsque sa sœur fut près d’elle.

— Moi-même, répondit Mlle  Reboul, qui avait également, reconnu Françoise ; j’ai cru que je n’arriverais jamais. Comment, c’est là l’hôtel de Reims !

Le ton avec lequel elle avait prononcé ces paroles disait assez la répulsion que lui causait l’aspect de l’établissement.

— Dame ! répondit Françoise un peu piquée, tu ne l’attendais pas à trouver les Tuileries sur le boulevard des Batignolles ?

— C’est bien ici que tu demeures ?

— Oui, je te l’ai écrit moins d’un mois après mon arrivée à Paris ; seulement, toi, sauf les quelques lignes dans lesquelles tu m’annonçais ton départ de Douai, tu ne m’as plus donné de les nouvelles.

— Ah ! c’est que, depuis ce moment, il s’est produit bien des événements ! C’est de tout cela que je veux te parler, mais sans qu’on puisse nous entendre. Montons chez toi.

— Viens ! Seulement ne te frotte pas trop aux murs ; ils ne sont pas dorés.

En disant ces mots d’un ton ironique, Françoise passa la première.

Jeanne la suivit dans le long couloir de l’hôtel.

Arrivée à l’extrémité de ce corridor où on y voyait à peine, bien qu’on fût en plein jour, la Manouret, comme l’appelaient ses clients, ouvrit une porte qui se trouvait au pied de l’escalier et fit entrer sa sœur dans cette petite pièce dont la paroi vitrée donnait sur la salle commune du rez-de-chaussée.

De la demi-douzaine de tables qui garnissaient cette salle, une seule était occupée. Deux hommes s’y tenaient accoudés et, tout en buvant, causaient à voix basse.

— Nous sommes seules ? demanda Jeanne à Françoise.

— Tu le vois bien, répondit cette dernière, en offrant une chaise à sa sœur. Justement Manouret n’est pas rentré. Il est probable qu’il gobelotte avec quelques amis.

— Comment, Manouret ? Je croyais que tu étais partie de Reims sans lui dire où tu allais et que tu ne devais plus le revoir.

— Ah ! ma petite Rose, qu’est-ce que tu veux ? Nous autres, vois-tu, nous ne changeons pas d’amants comme les grandes dames. Au bout de quinze jours, je me suis ennuyée toute seule à Paris ; j’ai écrit à Claude. Il avait eu à Reims des tracas avec ses patrons pour des causes politiques ; il est venu me rejoindre. Alors nous avons loué cet hôtel, grâce à l’argent que tu m’as donné. Nous ferions nos affaires si Manouret travaillait davantage, buvait moins et surtout n’avait pas autant d’amis, un tas de feignants qui passent leur temps à parler d’une foule de choses qui ne me paraissent pas claires.


— Tiens ! bonjour, père Jean. Que diable faites-vous dans ce quartier ?



Il était évident que la situation dans laquelle Jeanne trouvait sa sœur la contrariait beaucoup, car elle gardait le silence et semblait indécise.

— Voyons, lui dit Françoise, ce n’est pas simplement pour me faire une visite que tu es venue. Qu’as-tu à me raconter ? Tu ne m’as pas seulement demandé des nouvelles du petit.

— Du petit ! Qui ça ?

— Dame ! ton fils, M. Louis-Armand de Serville.

— Oui, c’est vrai ! Il va bien ?

— Fichtre ! l’amour maternel ne t’étouffe pas. Armand va à merveille ; c’est le plus futé et le plus joli gamin du quartier. Veux-tu le voir ? Il est là, chez une voisine.

— Non, pas maintenant ; j’ai à t’entretenir de tout autre chose.

— Ah ! Eh bien ! parle. On dirait que tu n’oses plus ?

— C’est que j’ai peur de…

— Peur de mon homme ? Pourquoi ?

— Parce que je ne voudrais pas qu’il sût rien de ce que je veux te demander.

— Je ne lui en dirai pas un mot.

— Me connaît-il ?

— Parbleu ! mais seulement de nom. Je ne pouvais lui dire que ton fils m’était tombé du ciel, pas plus que les cinq mille francs.

— Sait-il où je suis, ce que je fais ?

— Comment le saurait-il puisque moi-même je l’ignore ? Ah ! ma petite Rose, tu es joliment cachotière !

— C’est qu’un rien pourrait me perdre. Or, je veux arriver à tout prix.

— Mais il me semble que ça ne va pas mal !

Françoise, en s’exprimant ainsi, relevait le manteau de sa sœur, pour mieux admirer la robe de soie noire dont elle était habillée.

— Oh ! c’est plus que cela qu’il me faut, répondit Jeanne. Écoute-moi, je vais tout te dire.

— Tout ! Vrai, tout ?

— Tout ! D’abord, il y a de nouveau cinq mille francs à gagner pour loi.

— Ça commence bien !

— Je suis sur le point de me marier dans des conditions inespérées, comme je l’ai toujours rêvé. Lorsque je t’ai écrit, je venais d’entrer, en qualité d’institutrice, chez une jeune dame très souffrante. Elle est morte, son mari m’adore et m’offre de devenir sa femme.

— C’est charmant ! Je ne suppose pas que tu refuses. Il est riche ?

— Très riche : seulement, il ne me connaît que sous le nom de Jeanne Reboul, il ne sait de mon passé qu’une seule chose, c’est que j’ai été recueillie et élevée par Mme  de Serville.

— Je pense bien que tu ne lui as pas raconté tes amours avec M.  Armand.

— Or, pour se marier, il faut des papiers, ou un acte de naissance, ou une déclaration d’enfant trouvé émanant soif de l’hospice où on a été déposé, soit des gens qui vous ont pris avec eux. Mon acte de naissance…

— Oui, tu ne peux guère t’en servir. Rose-Jeanne Méral, ça n’irait pas !

— D’autant plus que M. de… que mon futur mari…

— Ah ! c’est un noble, et tu tiens à ne pas le nommer. Tu te méfies de moi ? Ça n’est pas bien, Jeanne, tu as tort.

— Non, ma bonne Françoise, non, je ne crains rien de toi, mais je crains ton entourage. Une indiscrétion est bientôt commise. D’ailleurs, que te fait son nom ?

— Rien, ma foi ! D’autant plus, disais-tu, que M. de…

— Que si ce nom de Méral ne rappelait à mon… ami aucun souvenir, et il est dans une situation qui lui permet plus qu’à tout autre de savoir, il ne manquerait pas de se demander pourquoi je suis aujourd’hui Mlle  Reboul.

— Tu penses à tout. Comment faire ?

Jeanne, qui ne savait pas plus que sa sœur quel moyen elle pouvait employer pour sortir d’embarras, réfléchit un instant, puis elle dit tout à coup :

— Il faudrait trouver là-bas, dans notre pays, un homme habile qui me tirerait d’affaire en me procurant un acte de naissance au nom de Jeanne Reboul. Oh ! je le paierai bien. Ainsi qu’à toi, je lui donnerai cinq mille francs.

— Peste ! tu as la bourse bien garnie ! répondit la fille du décapité en souriant. Dame ! tout cela ne me paraît pas facile. Où ça se fabrique-t-il les actes de naissance, les vrais ?

— Dans les mairies.

— Et les faux ?

— Partout ailleurs. Si je connaissais quelqu’un à Paris, ce ne serait certes pas bien difficile, mais depuis plus d’un an que j’y demeure, je ne suis pas sortie deux fois seule.

— Ah ! je crois que j’ai ton affaire ! Du moins je crois que je tiens quelqu’un capable de nous donner un bon conseil.

— Qui est-ce ?

— Un malin, un ancien-avoué de chez nous qui a eu, je crois, des malheurs, mais qui est fort aimable.

— Comment connais-tu un avoué ?

— Ça, c’est mon secret. Du reste, c’était avant Manouret.

— Où demeure-t-il ?

— Voilà le plus ennuyeux ; il habite Reims. Quand je l’ai connu, j’avais dix-sept ans et, ne t’en déplaise, ma petite Rose, j’étais presque aussi jolie que toi. Je l’ai justement rencontré deux ou trois jours avant de partir pour Paris. S’il n’est pas mort, c’est l’homme qu’il nous faut.

— Il s’appelle ?

— Marius Pergous.

— Eh bien ! va à Reims et dis-lui ce dont il s’agit. Seulement, de la prudence ; ne te livre pas avant d’être sûre de lui.

— Aller à Reims, tu n’y penses pas ! Et Manouret !

— C’est vrai. Alors, écris à cet homme de venir à Paris, et, comme il pourrait craindre de se déranger pour rien, envoie-lui moitié de ce billet. Tu garderas l’autre moitié pour toi, en attendant les cinq mille francs que je t’ai promis.

Et tirant de sa poche un coquet portefeuille, Jeanne y prit un billet de mille francs qu’elle tendit à sa sœur et que celle-ci s’empressa de faire disparaître dans son corsage, car la porte du cabaret venait de s’ouvrir brusquement pour livrer passage à trois individus, parmi lesquels elle avait reconnu Manouret.

— Tiens, le voilà mon homme, dit-elle à Jeanne. Heureusement qu’il arrive trop tard et que nous n’avons plus rien à nous dire. Ah ! ne pars pas au moins sans me donner ton adresse, afin que je puisse te faire connaître la réponse de Pergous dès que je l’aurai reçue.

Mais la jeune femme ne répondait pas. Elle avait soulevé un coin du rideau qui séparait la pièce où elle se trouvait de la salle commune, et ses regards inquiets restaient fixés sur le groupe que formaient l’amant de sa sœur et ses deux compagnons.

Les trois hommes causaient avec une certaine animation dans un des angles du cabaret. L’un d’eux faisait face à la muraille.

Tout à coup ce dernier se présenta de profil et Jeanne, étouffant un cri de surprise, dit à Françoise :

— Tu connais les amis de Manouret ?

— À peu près. Oh ! pas tous, il en a tant ! De plus, ce sont souvent des étrangers, des Italiens surtout.

— Celui-là, là-bas, le grand brun !

Elle lui désignait l’individu dont la vue lui avait causé une si vive émotion.

— Oh ! celui-là, répondit la fille Méral, Claude prétend que c’est un bon. On l’appelle tout simplement Gustave.

— Gustave ! Gustave comment ?

— Ah ! je n’en sais pas plus. Je crois que c’est quelque condamné politique. Qu’est-ce que cela te fait ? Tu es toute pâle.

— Écoute, Françoise, tu vois bien cet homme, il faut que tu saches ce qu’il est venu faire à Paris et où il demeure ; cela, le plus tôt possible. Demande-le à Manouret et fais-le moi savoir aujourd’hui même. Écris-moi un mot que tu m’enverras par un commissionnaire.

— Où cela ?

— À mon adresse : « Mademoiselle Jeanne Reboul, chez M. de Ferney, rue du Cloître, no 9. »

— Rue du Cloître, no 9. Bien !

— Tu vois que j’ai confiance en toi. Ne me trahis pas, je veux dire involontairement, et je ne serai pas une ingrate. Mais peut-être que Claude ne voudra rien te dire ?

— Ça, je l’ignore.

— Eh bien ! voilà le moyen de le faire parler. Tu lui diras devant son ami que quelqu’un que tu ne connais pas est venu demander ce matin Justin Delon.

— Justin Delon ? Il me semble que j’ai déjà entendu ce nom-là.

— C’est possible, mais ne me demande aucune explication, tu sauras tout plus tard. En attendant, fais ce dont je te prie, et écris-moi de suite.

— C’est entendu : « Mademoiselle Jeanne Reboul, chez M. de Ferney, rue du Cloître, no 9. »

— Oui, c’est cela ! Mais Manouret vient par ici ; il ne faut pas qu’il me voie.

— Tu vas sortir par où tu es entrée, par le couloir.

— N’oublie pas non plus ta lettre à Pergous.

— Ce sera fait.

Tout en prononçant ces mots, Françoise avait poussé sa sœur dans le corridor et refermé derrière elle la porte de la chambre.

Il était temps ; son homme, comme elle disait, y entra presque aussitôt.

Au même instant, Jeanne, qui s’était élancée dans le couloir obscur, faillit tomber.

Dans sa précipitation et entièrement au souci de ne pas être vue, elle avait renversé un enfant qui rentrait dans l’hôtel.

Jeté brutalement sur le sol, le gamin se mit à pousser des cris perçants, mais la jeune femme se garda bien de lui porter secours.

Craignant que le cabaretier et ses amis ne vinssent à cet appel, elle se hâta au contraire de gagner la porte pour franchir le seuil de la maison.

La Manouret accourut, en effet, et releva le petit garçon. Il avait reçu au front une blessure assez profonde ; son visage était couvert de sang. Devinant ce qui venait de se passer, en apercevant sa sœur qui traversait rapidement la chaussée, elle ne put s’empêcher de murmurer :

— Eh bien ! si Rose n’est pas plus tendre que ça pour ses élèves, je plains les pauvres fillettes. Pour la première fois qu’elle rencontre son fils, c’est une drôle de caresse tout de même qu’elle lui a faite là.

Et, prenant l’enfant dans ses bras, elle retourna sur ses pas.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? lui demanda Claude, en la voyant rentrer avec le petit blessé. Tiens, le môme s’est cogné !

— Oui, il est tombé dans le couloir. Ça ne sera rien, répondit-elle. D’où viens-tu, toi ?

— Tu comprends, après avoir assisté à la chose de ce matin avec les amis, nous n’avons pas eu le courage d’aller à la besogne. Il est bien mort tout de même ! N’est-ce pas, Gustave ?

Claude s’adressait à celui de ses camarades qui l’avait suivi dans la pièce où la fille de Méral venait de recevoir sa sœur.

— Oui, répondit d’une voix sombre l’individu que Manouret appelait Gustave et qui était vraiment Justin. Il n’a nommé personne. C’était un homme ! Pauvre Pianori !

— Ah ! tu pourrais bien ne pas parler de ça devant moi ! fit sèchement Françoise en comprenant ce que voulait dire l’ouvrier.

Ce dont il était question lui rappelait, en effet, d’horribles souvenirs.

Claude et ses amis venaient d’assister à l’exécution du misérable qui avait tenté d’assassiner l’Empereur aux Champs-Élysées, un soir qu’accompagné des colonels Valabrègue et Ney, il se dirigeait vers le bois de Boulogne, et la fille Méral se reportait par la pensée au jour où son père, lui aussi, était monté sur l’échafaud.

Or, Pianori avait été, à plusieurs reprises, le client de l’hôtel de Reims, où on ne le connaissait que sous son nom d’emprunt : Liverani.

Ses opinions politiques en avaient fait l’ami de Manouret, ainsi que celui de ses camarades, et ces hommes, après avoir suivi les audiences du procès de l’Italien, avaient, voulu accompagner jusqu’à sa dernière étape d’infamie celui que leur aveuglement politique ou plutôt leurs instincts mauvais leur faisaient considérer comme un héros.

— Tu as raison, répondit Claude, en se souvenant que cet événement rappelait à sa maîtresse une triste époque ; parlons d’autre chose.

— À propos, dit tout à coup Françoise, ce matin, un personnage dont la mine ne m’a pas semblé bien catholique, est venu demander si ce n’était pas ici que logeait un nommé Julien ; non, pas Julien, Justin ; oui, Justin Delon.

— Que dites-vous : Justin Delon ? répéta Gustave, en devenant livide.

— Tais-toi, dit Manouret à son ami, en le rassurant du regard ; Justin Delon, est-ce que tu connais ça ?

— Non, fit le jeune homme.

— Et toi, Claude ? demanda la cabaretière, qui s’était bien aperçue de l’émotion de l’étranger.

— Moi non plus, répondit l’ouvrier. Tu dis que cet individu marquait mal ?

— Hum ! ça flairait la rousse. Du reste, tu le verras, car il doit revenir !

Et tournant le dos à son amant, Françoise parut ne plus s’occuper que de l’enfant dont, en causant, elle avait épongé le visage et pansé la blessure.

Tout en consolant le gamin, la sœur de Jeanne ne perdait cependant de l’œil rien de ce qui se passait autour d’elle.

Elle avait parfaitement vu Manouret retenir vivement par le bras Gustave. À la nouvelle du retour probable de l’inconnu qui était venu le demander, il avait fait un mouvement pour gagner la porte.

— Allons, se dit-elle, en voyant Claude entraîner son ami dans un des angles de la salle, Rose ne s’est pas trompée. Que diable lui est ce beau garçon ? Il faudra bien que je le sache un jour ou l’autre !

Manouret rentra au même instant. Le jeune homme n’était plus avec lui.

— Tiens, tu es seul ? lui dit Françoise.

— Oui, répondit-il, Gustave est allé à l’atelier.

— Il avait un air tout drôle.

— Ça se comprend ; maintenant qu’il n’y a plus personne, je puis bien te le dire : tu lui as porté un rude coup en lui apprenant qu’un mouchard était venu demander ici Justin Delon.

— Comment ça ?

— Justin Delon, c’est lui.

— Pas possible ! Eh bien, après ! Est-ce qu’il a quelque chose à craindre de la police ?

— Oh ! pas plus que d’être empoigné. Il est sous la surveillance, et comme on sait probablement qu’il était l’ami de Pianori, son affaire serait bientôt bâclée.

— Tu as de jolies connaissances !

— Justin est un brave et bon républicain ! Il a eu des malheurs, voilà tout !

On sait ce que les gens comme Manouret appellent des « malheurs ».

— Pianori aussi avait eu des malheurs, reprit la fille Moral en haussant les épaules ; il avait tout bonnement été condamné aux galères pour assassinat et incendie, comme quelqu’un que tu te rappelles. Je l’ai lu dans le journal.

— C’était pour politique, comme Justin. Les juges qui l’ont condamné à trois ans de prison savaient bien qu’il n’avait rien volé chez Mme  de Serville et qu’il ne s’était introduit dans le château que pour aller trouver sa maîtresse ; mais il avait été compromis dans les affaires de Reims et on a profité de ce qu’on le tenait.

À ces détails donnés par Claude sur son ami, Françoise avait étouffé un cri de surprise.

Sans rien connaître du rôle odieux que sa sœur avait joué dans toute cette affaire, elle comprenait qu’ayant connu jadis Justin, elle ne devait pas être extrêmement flattée de le savoir à Paris.

— Le pauvre garçon ! dit-elle avec un calme parfait ; qu’est-ce qu’il va devenir ?

— Oh ! il faut qu’il file, car, lui, il est filé. À sa place, je partirais aujourd’hui même. Je le lui ai conseillé, mais il ne veut pas ; il a un rendez-vous important ce soir. Il y a une femme sous jeu ! J’ai vu ça, et une femme qui pourrait bien passer un vilain quart d’heure ! mais ça ne nous ne regarde pas. Donne-moi à déjeuner, je meurs de faim. Ça creuse l’estomac toutes ces émotions-là. Et le môme, comment va-t-il ? Allons, viens ici, monsieur Armand.

Le petit garçon qui ne souffrait plus mais n’aimait pas le cabaretier, dont il recevait souvent des taloches, répondit en grognant :

— Non, je ne veux pas !

— Charmant enfant ! fit Claude en faisant un mouvement pour s’emparer du gamin, qui se sauva dans les jupons de Françoise ; si mademoiselle sa mère lui ressemble au moral, ça doit être une jolie société. À propos de sa mère, femme, est-ce qu’elle va nous laisser comme ça son rejeton à perpétuité ? On n’en entend pas parler souvent ! Qu’est-ce qu’elle est devenue, ta sœur ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?

— Dame ! son fils a bon appétit et ses dents grandissent. Et puis, il va falloir l’envoyer à l’école. Or, il y a longtemps que les cinq mille francs sont loin. Si elle renouvelait, comme au beuglant, ça ne ferait pas de mal !

— Je m’en charge.

— Tu l’as vue ?

— Non, mais j’ai reçu de ses nouvelles.

— Et tu ne me le disais pas !

— Tu es toujours fourré dans la politique ; il n’y a pas moyen de causer un instant avec toi.

— Le pays avant tout ! Moi, je suis pour la sociale et la liberté.

— C’est comme ça qu’on meurt de faim. De quoi vivrions-nous si nous n’avions pas le peu que rapporte le garni ? Avec ça que l’ouvrage manque pour ceux qui veulent travailler ! jamais l’ouvrier n’a eu l’occasion d’être si heureux.

— Fais bouillir la marmite, soigne Armand et ne t’occupe pas de politique : les femmes n’y comprennent rien !

Et comme, pendant cet entretien, Manouret avait dévoré le déjeuner que Françoise lui avait servi, il alluma sa pipe, et sortit en murmurant :

— C’est drôle tout de même que Françoise ait reçu des nouvelles de sa sœur sans m’en avoir parlé. Il doit y avoir là-dessous quelque chose qu’on me cache. Il faudra voir.


Elle entraînait Armand du côté où elle avait, laissé sa voiture.


Claude fut interrompu dans ses réflexions par la rencontre d’un camarade d’atelier avec lequel il se mit à causer de l’exécution de Pianori, et ils bavardaient depuis une vingtaine de minutes, lorsqu’il aperçut tout à coup sa femme qui se dirigeait du côté de la barrière de Clichy.

— Tiens ! tiens ! se dit-il, où va-t-elle à cette heure-ci ?

Et trouvant immédiatement un prétexte pour quitter son ami, il se mit à la suivre, non pas qu’il fût jaloux, mais instinctivement et parce que sa curiosité était éveillée par la façon dont la cabaretière lui avait répondu quelques instants auparavant, à propos de sa sœur.

Françoise suivit le boulevard jusqu’à la place Clichy, puis franchit la barrière et gagna l’angle de la rue, où, le long de la boutique d’un marchand de vin, un commissionnaire dormait, étendu sur son crochet.

Arrivée auprès de cet homme, la fille Méral le réveilla, lui remit une lettre qu’elle avait tirée de son sein et parut lui donner certaines explications.

— Ah ! mais ! murmura le cabaretier, qui assistait à cette scène, caché derrière le poste de la douane, est-ce que Mme  Manouret se permettrait d’avoir une correspondance amoureuse ?

Puis, comme si cette pensée lui paraissait stupide, il haussa les épaules en disant :

— Raison de plus alors pour savoir ce dont il s’agit. Si j’interroge Françoise, je la connais, je ne saurai pas la vérité. Le plus simple est de la chercher moi-même. Je n’ai rien à faire : suivons le commissionnaire. Si elle est venue en prendre un par ici, c’est que la chose en vaut la peine et qu’elle ne voulait pas la confier à un homme du quartier.

La sœur de Jeanne avait déjà repris le chemin de l’hôtel et le commissionnaire descendait la rue de Clichy.

Manouret s’élança sur les pas de cet homme, mais en passant devant le marchand de vin, il lui prit une idée. Il entra dans la boutique et dit au garçon qui se trouvait au comptoir :

— Vous ne savez pas, mon brave, où est le commissionnaire ?

— Le père Jean, celui qui se tient à la porte ? demanda le jeune homme.

— Oui, le père Jean.

— Il vient de partir en course, et ça doit être loin, car il a rentré son crochet.

— Ah ! tant pis alors, je vais en prendre un autre. Merci !

C’était là sans doute tout ce que le maître de l’hôtel de Reims voulait savoir, car il sortit aussitôt et se mit à courir le long de la rue de Clichy, pour ne s’arrêter qu’en reconnaissant, à quelques pas devant lui, sur le trottoir de la prison pour dettes, celui qu’il ne voulait pas perdre de vue.

Le père Jean s’en allait, d’ailleurs, tout doucement, en homme sagement ménager de ses forces.

Il atteignit ainsi la place de la Trinité, prit la Chaussée d’Antin et s’en fut traverser la Seine au pont Royal, pour remonter ensuite la rue des Saints-Pères.

— Sapristi ! pensa Manouret en allumant une seconde pipe, quelle promenade ! Nous voilà bientôt en plein faubourg Saint-Germain ; ma femme a de belles relations !

Dix minutes plus tard, le commissionnaire entrait dans la rue du Cloître et sonnait au numéro 9.

Au moment où il pénétrait dans la maison, Claude, qui marchait sur ses talons, aperçut par la porte entrebâillée le jardin ; puis il lut au-dessus de cette même porte : Hôtel de Rifay.

— Mâtin ! se dit-il, c’est un peu mieux que l’hôtel de Reims ! Qui ma femme connaît-elle dans ce palais-là ?

Il se mit à se creuser la tête pour découvrir le moyen de le savoir sans le demander à Françoise.

Il n’avait encore rien trouvé lorsque le commissionnaire sortit de l’hôtel. Sa vue lui suggéra sans doute immédiatement une idée, car, s’approchant du bonhomme, il lui dit sur un ton de vieille connaissance :

— Tiens ! bonjour, père Jean. Que diable faites-vous dans ce quartier ?

L’Auvergnat le regardant avec une certaine surprise, Manouret ajouta :

— Mais je ne me trompe pas cependant, vous êtes bien le commissionnaire de la rue de Clichy. Comment, vous ne reconnaissez pas mieux que ça les amis ! Nous avons souvent trinqué ensemble là-bas, chez le marchand de vin, en face de la barrière.

Le père Jean avait trinqué avec tant de monde qu’il pouvait bien avoir oublié quelques figures. Il le pensa ainsi et répondit en riant :

— C’est vrai tout de même ; je ne vous remettais pas !

— Je ne vous en veux pas, et comme preuve, j’offre un canon.

— Ça va ! mais sur le comptoir ; je suis pressé.

— Vous remontez dans notre quartier ?

— Oui, on attend la réponse !

— Ah ! vous êtes en course ?

— Parbleu ! Si vous croyez que c’est pour me promener que je viens aussi loin de mon crochet.

— Oui, mais des commissions comme ça, on les paie bien.

— Ah ! il a fallu que la lettre fasse un rude plaisir à la jeune dame, car elle m’a donné une jolie pièce de cent sous, sans me demander sa monnaie.

— Quelque affaire d’amour sans doute ?

— Ma foi non ! Je ne crois pas du moins, puisque c’est une belle fille qui m’avait remis la lettre pour Mlle  Reboul.

Claude, qui avalait justement son verre de vin, car, tout en causant, il avait conduit le commissionnaire dans un débit voisin de l’hôtel de Rifay ; Claude, disons-nous, faillit s’étrangler de joie. Sans qu’il le lui eût demandé, le père Jean venait de lui nommer la personne à laquelle Françoise avait écrit. Il est vrai que ce nom ne le renseignait pas beaucoup, mais enfin, c’était un jalon.

— Alors, c’est une belle dame ? demanda-t-il en riant. Ah ! c’est que vous êtes un finaud, père Jean ; vous vous y connaissez.

— Eh ! eh ! dans notre métier, on en voit tant, répondit le commissionnaire, intérieurement flatté ; mais je n’en ai jamais rencontré une aussi jolie que cette demoiselle Jeanne.

— Jeanne ? Vous disiez Mlle  Reboul ?

— Oui, Jeanne Reboul. Un air de reine, mon garçon ; et des yeux, des dents ! Mais je bavarde, il faut que je me sauve.

— Encore une tournée ?

— Non, un verre ça donne des jambes ; deux, ça les casse. Je n’ai que le temps ; on doit venir prendre la réponse à quatre heures.

— Ah ! il y a une réponse ?

— Oui et non ; la jolie dame m’a dit de répondre que c’était bien.

— Alors, à une autre fois, père Jean ; là-bas, rue de Clichy.

— Ça va, mon garçon, et c’est moi qui régalerai.

Et, sortant avec Manouret, le commissionnaire le quitta pour reprendre, de son pas automatique, la longue route qu’il avait déjà parcourue.

Pendant ce temps-là, le patron de l’hôtel de Reims s’éloignait lui-même en se disant :

Mlle  Reboul, Mlle  Reboul ? Où diable ma femme a-t-elle fait cette connaissance-là ? Que peut-elle lui avoir écrit ? Jeanne Reboul ? Mais, saperlotte, est-ce que ce ne serait pas tout simplement la sœur de Françoise, la mère d’Armand ? Car enfin, il faut bien qu’elle soit quelque part cette sœur qui donne comme ça des cinq mille francs. Que je suis bête ! Qu’est-ce que la fille de Méral le guillotiné ferait dans cette maison ! Enfin, faudra voir, car tout cela me paraît louche. D’abord, qui habite cet hôtel de Rifay ? C’est bien le diable si je ne trouve pas moyen de l’apprendre !

Manouret avait raison ; moins d’une heure plus tard, après avoir fait diverses stations dans les débits du voisinage, il savait que le locataire de l’hôtel de Rifay était M. de Ferney, magistrat dont la femme avait été enterrée la veille et qui restait veuf avec trois enfants.

Ce qui l’ennuyait un peu, c’est que nul de ceux auxquels il s’était adressé n’avait prononcé le nom de Jeanne Reboul. Cela s’expliquait naturellement puisque personne, dans le quartier, ne connaissait l’institutrice, qui ne sortait jamais et n’avait aucun rapport avec les fournisseurs.

Cependant il n’en prit pas moins gaiement le chemin de la rive droite, tout fier d’avoir fait parler le père Jean et en répétant avec la ténacité d’un homme ivre :

— Jeanne Reboul, M. de Ferney, hôtel de Rifay, faudra voir ! faudra voir !