Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 14

XIV

QUESTION FINANCIÈRE. — LIBÉRALITÉ ET BIENVEILLANCE. — LA MANCHOTTE. — MORT DE SAINTE-BEUVE. — CONCLUSION.


Le vieux critique d’art De Piles avait imaginé, pour juger avec précision du mérite relatif des peintres, d’établir une balance dans laquelle chacune de leurs qualités aurait son tarif : le plus haut point de perfection étant désigné par le chiffre 20, on pouvait, en descendant jusqu’à 0, situer chacun d’eux à son rang. L’idée est assez drôle.

Un tableau plus piquant serait celui qu’on établirait pour les auteurs, en plaçant en regard de leurs œuvres le prix qu’ils en ont retiré. En face, par exemple, de la chétive rétribution accordée à l’ouvrage de Port-Royal, qui a coûté à un laborieux érudit tant de veilles et de recherches, de voyages à Troyes et en Hollande, de montagnes de livres remuées et dévorées, vingt ans d’existence enfin, on placerait les sommes fabuleuses que l’on prodiguait à Ponson du Terrail pour le feuilleton qu’il venait, à cheval et en hâte, écrire à l’imprimerie du journal, ayant si bien oublié son sujet et le fil de l’imbroglio, qu’il demandait au compositeur ce qu’était devenu Rocambole.

De cette comparaison, que j’indique seulement, ressortiraient des contrastes et un enseignement qui ne seraient pas tout à l’honneur de notre goût et de notre culture intellectuelle. Il faut bien l’avouer, les œuvres de science et d’érudition, à moins de s’imposer à un public spécial, se vendent peu en France et se lisent encore moins. L’histoire la plus savante, fût-elle agrémentée d’un style superfin, nous laisse à peu près indifférents, si elle ne traite des temps rapprochés de nous en y mêlant nos propres passions. Lorsque M. Ernest Renan a voulu monnayer la mine de son talent, il est descendu des hauteurs où il plane pour composer un livre hybride, moitié figue, moitié raisin, où le roman dissimule et farde la réalité.

Nos grands éditeurs savent cela ; ils servent le public à son gré. Tous les deux ou trois ans, sans plus, ils publient pour la montre un beau livre, admirablement imprimé et illustré, sur d’excellent papier, qui leur revient cher et leur fait honneur. Moyennant quoi, ils inondent le marché d’avalanches de mauvais chiffons barbouillés d’encre, qui, dans cent ans d’ici, ne seront que fumier. « Nous sommes la crème fouettée de l’Europe. » Ce mot de Voltaire reste vrai. Notre attention se lasse vite et veut que l’on l’amuse. Au sérieux et au solide, elle préfère le piquant, le brillant, le pimpant, les colifichets. Le Dictionnaire de l’Académie rapporte moins que la Mode illustrée à la maison Didot.

Demandez à un libraire quels sont les volumes d’un débit assuré, jamais il ne vous citera de traité savant ni même d’ouvrage de critique. C’en est fait de la littérature proprement dite. Elle a beau s’émailler de jeux de mots et panacher ses tirades du pompon des bons principes, on n’en veut plus. Un écrivain qui ne manque assurément pas de réputation ni même d’esprit en est réduit, pour faire prendre ses livres, à consentir que l’on efface tout ce qu’il y a d’un peu vif contre les auteurs édités par la maison. N’est-ce pas navrant ?

On n’eût pas fait subir de si humiliantes conditions à Sainte-Beuve, qui avait le respect de son art et le souci de la vérité ; il eût préféré les céder pour rien. De fait, on ne lui en donnait pas grand’chose. La propriété entière d’un volume des Causeries ne lui était payée, par les frères Garnier, que 1,500 francs. Le succès croissant de la collection les décida cependant à élever le chiffre à 2,000 francs. Mais le bénéfice qu’ils en retiraient excita la concurrence. Un autre éditeur, Michel Lévy, offrit 2,500 fr. et l’emporta. Après avoir conclu cette belle affaire, Sainte-Beuve se frottait les mains de satisfaction : « Mon ami, nous voilà riches. Lévy donne 500 francs de plus et demande un quart moins d’articles, c’est double profit. »

Il n’était nullement jaloux de la fortune des autres ; il se réjouissait même de voir prospérer les maisons qu’il contribuait à enrichir. Invité à dîner avec M. Nisard par ce même Michel Lévy, en son hôtel de la place Vendôme, ils y furent traités avec tout le luxe et la somptuosité du confort moderne. En sortant, M. Nisard se répandait en jérémiades sur l’injustice du sort qui prodigue les millions à ceux qui vendent les livres, tandis que ceux qui les font n’ont souvent pas le sou. Sainte-Beuve l’interrompit : « Diantre ! que vous avez la digestion pénible ! Je ne trouve pas, moi, que la fortune soit si mal placée ; il en fait bon usage. Eh ! nous en tenons toujours un joli morceau dans le ventre. »

Il s’égayait volontiers sur le compte de son confrère, — M. Nisard est de l’Académie, — qui lui avait un jour, à propos de bottes, demandé sous quel nom il voyageait : « Mais sous le mien, répondit Sainte-Beuve, pourquoi voulez-vous que j’en change ? — Ah ! moi, je prends un nom d’emprunt, de crainte d’être importuné. » Sainte-Beuve n’en revenait pas : « Comprenez-vous ce Nisard ? il se croit célèbre. »

Beaucoup de nos auteurs, doublés d’un homme d’affaires, songent moins à produire des œuvres consciencieuses qu’à les vendre le plus cher possible. Je ne leur en fais pas un crime, quoique l’on puisse reprocher à quelques-uns d’avoir un peu trop l’œil au pécule et de viser plus à l’argent qu’à l’estime. Sainte-Beuve n’avait pas tant d’âpreté au gain ; il composait par plaisir, pour se satisfaire et aussi par un sentiment secret du devoir. Son rêve du côté de la richesse était l’aurea mediocritas : ne pas jeter un éclat de financier aux yeux des passants, et ne pas les attrouper non plus autour de ses misères.

La crainte de n’avoir pas de quoi soutenir ses vieux jours, qui rend tant de gens sourds aux cris de la souffrance, n’avait pas de prise sur lui. Quand il songeait aux années de l’extrême vieillesse, il en envisageait la perspective en souriant et sans nul effroi : « Bah ! nous nous en tirerons. Avec ce que j’ai, la pension à laquelle j’aurai droit comme professeur, le produit de mes livres et quelques économies, nous arriverons bien à mille francs de revenu par mois. Il ne m’en faut pas plus. Nous achèterons alors une petite voiture dans laquelle Marie ira me promener au Luxembourg. »

De tous côtés on lui demandait, pour lancer la publication, des préfaces ou biographies qu’il soignait avec amour, et dont bien souvent il refusait de toucher le prix. On en abusait et il finit par devenir plus exigeant. « Votre patron ne fait rien comme les autres, me disait quelqu’un que cela touchait ; d’ordinaire, en vieillissant, les gens se rangent et dépensent moins. Lui, plus il va, plus il lui en faut. »

En 1861, lorsque du Moniteur on voulut le faire passer au Constitutionnel, il se fit donner 25,000 francs de prime de réengagement en sus du prix de ses articles, qui lui étaient payés 300 francs chaque. Cela ne le rendit pas plus riche. Peu de temps avant son entrée au Sénat, il était si gêné que, contrairement à ses habitudes, il eut recours à un emprunt. Sa répugnance à escompter l’avenir était excessive. Deux fois seulement, je crois, il eut recours à la bourse d’autrui. La première fut pour aider la Revue des Deux-Mondes, en prenant une action dans l’entreprise, et la seconde à l’occasion d’une encyclopédie que devaient publier les MM. Péreire. On lui avança 20,000 francs sur sa part de collaboration. L’affaire ayant manqué, ces messieurs offraient de lui faire présent de la somme ; il refusa et ne voulut d’autre faveur que la faculté de s’acquitter par annuités de 5,000 francs. La dernière n’a été soldée que par ses héritiers.

Son impatience d’entrer au Sénat s’explique par bien des motifs et tous fort légitimes. C’était d’abord un moyen d’échapper, par cette dignité, aux injures de certains journaux. Il n’est pas bon, je crois, de laisser trop longtemps dans la rue des hommes distingués qui ont fait dès longtemps leurs preuves, et qui ne peuvent que perdre à être éclaboussés. Puis on n’avait cessé de lui faire entrevoir cette récompense, et le public s’attendait à ce qu’on la lui accordât. N’était-ce pas humiliant de voir entrer là comme au moulin tant de vieux employés, sans autre titre que leurs années de service, et le grand écrivain rester sur le seuil ? Toute proportion gardée, il en était pour lui de cette dignité comme du couronnement de l’édifice pour le reste de la nation. À force de les promettre et de ne jamais les tenir, ces bienfaits avaient à la longue perdu toute leur grâce[1]. Enfin, dernier motif et non le moins sérieux, la fatigue s’emparait du vaillant producteur et ses forces trahissaient son courage. Il ne pouvait plus suffire, malgré les vingt ou vingt-cinq mille francs qu’il gagnait avec sa plume, aux dépenses toujours croissantes que lui imposaient le luxe d’alentour et des relations de jour en jour plus onéreuses.

Afin de donner une idée exacte de ce que fut son dernier attachement, il est nécessaire d’expliquer un trait particulier de sa nature, qui n’a jamais, ce me semble, été exposé comme il le mérite, je veux parler de son humanité.

Entre les diverses façons d’être humain, la plus originale est celle qui consiste à composer sur les misères de ce monde quelques bruyants ouvrages avec lesquels on se fait huit ou dix mille francs de rente, dont on ne distrait pas un centime en faveur des indigents.

Ai-je besoin de dire que tel n’était pas le cas de notre cher maître ? Affecté plus que personne des souffrances d’autrui, il regardait comme son premier devoir d’aider à leur adoucissement. Aussi, la meilleure partie de son argent allait-elle aux mains de ceux qui en avaient besoin. Héros de la charité silencieuse, il se cachait pour donner sans rien attendre en retour.

Dans sa manière de comprendre la morale sociale, le sentiment de la solidarité entrait pour beaucoup. Était-ce propension naturelle ou conviction d’obéir à son devoir d’honnête homme ? Peu importe le mobile, pourvu qu’il engendre de nobles actions.

Jamais je ne vis de sympathie plus universelle ; il compatissait d’un coeur si ému aux affections humaines, que l’on peut dire sans exagération qu’il avait mal à la douleur d’autrui, ne pouvant rencontrer un pauvre sans le secourir. Une telle tendresse le fit pendant toute sa vie se dépouiller au profit des malheureux. Aussi, malgré le travail persistant et fructueux de cinquante années, malgré les avantages d’une réputation toujours croissante et un état de fortune qui, vers la fin, était devenu quasi brillant, il n’a, de fait, augmenté l’héritage de ses parents que de deux mille francs de rente. Encore l’économie fut-elle due plutôt à la maladie qui le retenait chez lui en dernier lieu qu’à un dessein bien arrêté.

Dans l’accomplissement du devoir d’humanité, sa délicatesse avait des raffinements de scrupule, dont on jugera par la note suivante de ses portraits de femme :

« L’indulgence qu’on a pour les autres, on ne doit point, sans doute, la porter à l’égard de soi-même ; il faut, autant que possible, ne se rien passer. Mais, enfin, c’est une règle bien essentielle, dans la conduite, de ne jamais tirer raison d’une première faute pour en commettre une nouvelle, comme un désespéré qui le sait et qui s’abandonne. Quelqu’un voyait Mme de Montespan fort exacte aux rigueurs du carême et paraissait s’en étonner : Parce qu’on commet une faute, faut-il donc les commettre toutes, dit-elle. Je ne m’empare que du mot. Hier, vous méditiez une vie pure, dévouée, honorée de toutes les vertus, semant de chaque main les bienfaits. Ce matin, parce qu’un tort, une souillure grave a, depuis hier, obscurci votre vie, à l’heure du bienfait que vous projetiez, le ferez-vous moindre, comme quelqu’un qui déserte le combat, qui a perdu l’espoir de s’honorer lui-même ? Oh ! faites le bienfait comme si vous étiez resté pur ; faites-le, non pour vous honorer (ce n’est pas de cela qu’il s’agit), mais pour soulager le souffrant ! Que le pauvre ne s’aperçoive pas de votre tort, de votre souillure survenue envers vous-même ; c’est le moyen, d’ailleurs, qu’elle disparaisse, qu’elle s’efface un peu… Tendez, tendez votre main à celui qui tombe, même quand vous la sentiriez moins blanche à offrir. »

Ne sont-ce pas là de nobles sentiments exprimés en beau langage ? Peut-on mieux expier les torts d’une complexion amoureuse ? Ces épicuriens sont vraiment les plus aimables des moralistes ; ils mènent à la vertu par de doux sentiers. Je trouve aux lignes qui précèdent une fleur d’humanité qui me paraît bien supérieure à la charité chrétienne, et qui sent le commerce des grands philosophes de l’antiquité.

Dans la crainte d’abuser de la patience du lecteur, je ne citerai qu’une des mille anecdotes dans lesquelles on lui voit mettre en pratique sa vertu.

Quelques mois avant sa mort, la maladie l’ayant obligé de garder le lit, un vieillard, qu’il employait à faire ses courses et qu’il payait largement, vint le prier de lui accorder un secours un peu plus fort que d’ordinaire. En voyant son bienfaiteur au lit, il pâlit et se mit à pleurer. « — Qu’avez-vous donc, mon ami ? lui dit le malade. — Ah ! reprit le malheureux, voyez-vous, monsieur, si vous veniez à mourir, il ne me resterait plus qu’à me tuer aussi, car vous êtes mon seul moyen d’existence. »

Le mot le fit sourire. Il consola le bonhomme et lui donna ce qu’il demandait.

Il y avait quelque chose de plus précieux que l’argent et dont il était aussi prodigue envers les autres, c’étaient son temps et ses soins. Jamais une infortune ne fit en vain appel à son intercession, et il se mettait tout entier au service de ceux qui l’intéressaient. Parmi les grands écrivains de notre époque, je ne vois que Béranger qui ait été serviable au même degré. Mais le résultat obtenu par chacun d’eux était fort différent. Le chansonnier, dans son envie d’obliger l’univers, ayant fatigué de ses sollicitations les puissants et les riches, échouait souvent dans ses demandes, tandis que Sainte-Beuve, avec un tact discret, ne s’engageait que s’il voyait moyen de venir en aide par son crédit et réussissait presque toujours. « Je ne crois pas que l’on oblige mieux que lui ni qu’on l’oublie plus noblement, » disait avec raison Mme Desbordes-Valmore, au souvenir des nombreuses démarches qu’il avait tentées, soit pour elle-même, soit pour d’autres, à sa sollicitation.

L’histoire de ses relations avec M. Jules Levallois, qu’il faut lire da ns le volume où celui-ci, plus reconnaissant que tant d’autres, l’a racontée, est la meilleure preuve de la persistance que mettait Sainte-Beuve à rendre service aux gens.

En 1852, il voit venir à lui ce jeune inconnu qui sortait du collége, pauvre et malade, et qui lui soumet des essais de poésie aussi naïfs et inhabiles qu’on les produit à cet âge. Loin de le dédaigner, il l’accueille avec une affabilité cordiale et s’inquiète aussitôt de lui trouver de l’emploi au Moniteur, où il écrivait lui-même. Quelque temps après, ayant besoin d’un secrétaire, il le prend avec lui et le garde en cette qualité pendant trois ans. C’est M. Levallois qui le quitte pour entrer au journal l’Opinion nationale, et Sainte-Beuve en paraît d’abord froissé. Mais, à la première visite, son dépit s’évanouit et le voilà qui s’intéresse de plus belle au succès de son jeune ami, qui l’encourage et l’aide de ses conseils, qui applaudit à chacun de ses articles et qui, dans les siens, ne laisse échapper aucune occasion de le recommander aux suffrages du public. Écrivant un jour à la princesse Mathilde, le nom de son ancien secrétaire tombe sous sa plume, et il en sort immédiatement un portrait engageant, bien fait pour inspirer, à qui le lira, le désir de connaître l’original. Et notez que ce n’était pas là un disciple, quelqu’un que l’on patronne parce que ses idées sont en communion avec les nôtres ; tout au contraire, M. Levallois le critiquait, le contredisait, le taquinait, regimbait à ses idées sur presque tous les points ; mais il avait suffi d’un peu de bon vouloir et de quelques germes de talent pour lui conquérir estime et protection.

Qui donc, parmi les littérateurs les plus obscurs, n’a eu recours à sa bienveillance et ne l’a trouvé toujours prêt à tendre la main ? Qui donc, si petit et si éloigné qu’il fût, n’a entendu de lui un de ces mots décisifs qui engagent une vocation en faisant le jour devant elle ? Écoutez ce que dit, à ce propos, M. Philippe d’Auriac : « Ne voulait-il pas me faire tâter de Buloz ! Je repoussai doucement ses offres, heureux de prendre en flagrant délit d’obligeance désintéressée l’homme qu’on représentait comme un type d’égoïsme et de calcul. »

Ses ennemis ou adversaires le savaient si dévoué à la cause des lettres et de leur indépendance, qu’ils n’hésitaient pas à s’adresser à lui en cas de danger. Le journal le Figaro, qui l’avait souvent attaqué et qui préludait alors, par une rédaction spirituelle et gaie, à l’heureuse fortune qu’il a eue depuis, avait, à propos de je ne sais quel article, attiré sur lui les sévérités de l’administration. Afin d’esquiver le coup, on expédia à Sainte-Beuve l’homme de lettres de la maison. Voici en quels termes M. Jouvin raconte le succès de sa démarche :

« J’avais sonné en client à sa porte, ce fut le confrère qui m’ouvrit. Le service fut rendu, et l’illustre écrivain en doubla le prix en ne le faisant point attendre, comme en se dérobant sur l’heure au remercîment. Il donna même au-delà de ce qu’il avait promis ; il se fit, de son chef, solliciteur auprès d’une haute influence et me garda le secret de la démarche, tentée victorieusement, et à laquelle je n’aurais pas eu certes l’indiscrétion de le pousser. J’appris un peu plus tard, et par un autre que par lui, ce que sa main droite avait fait en se cachant de sa main gauche. »

On écrirait un volume rien qu’avec des traits de ce genre.

J’ai peu connu la jeune fille, vulgairement désignée sous le nom de Manchotte et appelée Célina Deb…, à qui il a laissé une partie de sa fortune. Mais je trouve sur elle d’amples détails dans une étude publiée par Mme Colet, où est dépeint l’intérieur du sénateur académicien dans ses dernières années. Le philosophe que nous venons de voir si humain avait sans doute été attiré vers cette enfant par son infirmité, son air souffreteux, ses apparences timides et maladives, par le besoin qu’il avait de se dévouer au soulagement de la faiblesse.

Il la prit chez lui et l’entoura d’égards et de prévenances. Une honnête institutrice, toujours avenante et gaie, qui tenait alors sa maison, lui donna des leçons, dont Célina profita avec intelligence. Placée par le hasard dans une sphère si attrayante, dans un milieu si caressant et si doux, elle se montra digne de cet heureux sort. Pour plaire à son protecteur, elle corrigea son langage, se composa un maintien décent, qui forçait chacun à la politesse et à la bienveillance. Il y a dans la nature des femmes une telle souplesse et une finesse si déliée, que les paroles et les regards réservés de celle-ci déjouaient tout examen. Aussi, les amis de l’illustre critique, sachant gré à la jeune personne de son attitude résignée et pensive, lui offraient des bonbons et des fleurs, comme si elle eût été la véritable enfant de la maison.

« J’aime encore beaucoup à respirer les fleurs, leur disait Sainte-Beuve, mais je n’en cueille plus. » Cette explication suffisait aux honnêtes gens qui le surprenaient dans son cercle intime et les empêchait de s’étonner qu’un dernier caprice survécût à son ardeur épuisée.

Qu’il est difficile de se résigner à l’abdication ! Tout nous avertit de notre décadence physique, l’indifférence des femmes, ou même leur dédain, et les plaisanteries insolentes de ceux à qui l’âge n’a pas encore rabattu le caquet. Nos infirmités et l’effort chaque jour plus grand, que nous coûte la vie, nous ordonnent de dételer ; le souvenir des naufrages essuyés conseille de ne plus se risquer sur l’élément perfide. Mais quoi ! des tentations nous reviennent, des envies de s’y reprendre, de prouver que nous ne sommes pas si infirmes, d’avoir une dernière saison, une semaine du moins, un bon jour. On a beau s’irriter soi-même contre ces vieilles passions et leur faire la guerre : « Que ne leur fait-on pas ? On dit des injures, des rudesses, des cruautés, des mépris, des querelles, des rages, et toujours elles remuent ; on ne saurait en voir la fin ; on croit que, quand on leur arrache le cœur, c’en est fait, et qu’on n’en entendra plus parler ; point du tout, elles sont encore en vie, elles remuent encore[2]. »

Auprès de ce vieillard, bien moins accablé sous le poids des ans que sous l’étreinte d’une maladie cruelle, Célina apparaissait, avec sa mine d’élégie et son profil fluet, comme l’ange consolateur de l’automne à son déclin. D’ailleurs Sainte-Beuve demandait si peu à celle qui régnait chez lui, que sa tendresse craintive simulait pour elle une sorte d’amour paternel. Pourtant, s’il fallait en croire Mme Collet, elle aurait eu les exigences et les mutineries d’une vraie maîtresse. Lorsque le sénateur recevait à sa table les princes et leurs amis, elle en témoignait de l’humeur.

« En secret dépitée, elle entr’ouvrait la persienne de sa chambre et regardait arriver les hôtes privilégiés, dont la compagnie lui était interdite. Si une femme se trouvait parmi eux, elle examinait ou enviait sa toilette : de quel droit, à moins que ce ne fût la princesse, une autre femme venait-elle s’asseoir à cette table, qu’elle considérait comme sienne ? Tantôt elle y avait vu étalés l’argenterie et les cristaux de réserve ; elle avait, avant les convives, savouré du regard les mets choisis qu’ils allaient déguster. Pourquoi ce luxe et ces primeurs pour eux et pas pour elle ? Ne devait-elle pas désormais, afin de tenir sa place dans la maison, exiger tout ce qui était offert à ceux qu’on y fêtait ? »

« Elle ne se laissait désarmer et amadouer les jours suivants qu’à force de prodigalités et de condescendance ; tout lui était accordé pour éviter ces querelles. »

Je crois bien que le peintre a forcé ici quelque peu les couleurs. Il en est des femmes auteurs comme des chattes : quand elles se font vieilles, elles deviennent féroces et enfoncent leurs griffes jusqu’au sang.

Un autre fait, rapporté par M. Troubat, montrera mieux l’incompatibilité que l’âge et l’éducation avaient mise entre le sénateur et la pauvre enfant qu’il abritait sous son toit.

Sur le désir qu’elle exprima un jour d’aller voir Orphée aux enfers, Sainte-Beuve, jugeant du goût des autres par le sien, fit louer une loge au Théâtre-Lyrique, où l’on représentait en ce moment l’opéra de Gluck. À la vue du coupon, sa Benjamine fit la moue et eut un mouvement de dépit : « Ce n’est pas ce que je voulais ; je me moque bien de Gluck ; on dit que c’est un éléphant qui chante. Je n’irai pas ; c’est trop ennuyeux. » Toujours complaisant, Sainte-Beuve fit prendre le lendemain des billets aux Bouffes, où l’on jouait l’opérette d’Offenbach. Du coup, il obtint un gracieux sourire et la promesse d’aller avec lui à ce spectacle. Ce qui prouve que le véritable Orphée est l’Orphée où l’on s’amuse.

Pendant la semaine qui suivit, il ne cessa, malgré ses douleurs, de fredonner La plus belle ombre, Ma chérie ! sur l’air particulier qu’il avait inventé à son usage et sur lequel il transposait tous les autres.

Laissons là des distractions qui amusent et trompent la souffrance pour ne plus voir que l’homme de génie aux prises avec la maladie qui le minait. Il fut, dans cette dernière épreuve, courageux et ferme comme toujours, sans affecter de stoïcisme, et, bien que certain de perdre la partie, ayant le courage de la jouer jusqu’au bout. Un jour, étant venu le voir, je le trouvai en proie à d’atroces douleurs et véritablement exaspéré : « Eh quoi ! s’écriait-il, je n’aurai pas un ami qui me délivre de ces tourments et me brûle la cervelle ? » Je ne sais par quelle étourderie il m’échappa de répondre : qu’il est des cas où le meilleur ami, c’est soi-même. À ce conseil indirect, il me regarda d’un œil de reproche et justement blessé. Ne valait-il pas mieux soutenir le combat et affirmer vaillamment le triomphe de l’esprit sur la matière ? Il le fit et fit bien.

On n’a pas osé nier, tant les preuves en sont multipliées et évidentes, qu’il n’ait produit ses plus brillantes œuvres pendant les années mêmes où son corps était en lutte avec la destruction. À la suite d’un travail lent et continu, ainsi qu’il arrive au développement de toute vie supérieure, il avait conquis la dictature intellectuelle et le gouvernement des esprits. Le sien devenait en avançant de plus en plus dégagé et hardi. Sans rien perdre de sa grâce et de sa vivacité, il gagnait en profondeur, en étendue, en maestria. Ses jugements, dans les questions de métaphysique ou d’art, étaient, pour ainsi dire, décisifs et sans appel. Vers la fin, chacun de ses articles fondait une réputation. Le talent, chez lui, atteignit au comble au moment où les forces physiques étaient au plus bas. Déjà ruiné dans ses racines, l’arbre donnait ses plus beaux fruits à l’extrémité du rameau. Parvenu à cet oubli de soi et à ce dédain de la douleur et de la mort, qui est le trait le plus élevé de notre nature et de sa mystérieuse grandeur, Sainte-Beuve a vu la vérité sans nuages et l’a rendue en traits immortels. En vain la manie du paradoxe irait-elle jusqu’à soutenir que le scepticisme voilait son regard et qu’il a d’autant mieux éclairé le chemin qu’il s’était lui-même égaré dans la route. Si le mensonge porte de telles marques, dites-nous, je vous prie, à quel signe on reconnaît la vérité ?

Non, le penseur ne s’est pas trompé en poussant la recherche jusqu’aux limites du possible, et il a choisi le bon lot en restant jusqu’au bout fidèle à l’amour des lettres antiques par lequel il s’initia aux horizons sereins et aux paysages lumineux. M. Gaston Boissier, qui occupait sa chaire au Collége de France, lui ayant rendu visite à son lit de mort, l’entretien tomba sur Ovide, que Sainte-Beuve reprochait à son successeur de ne pas aimer assez. Peu à peu sa parole s’anima, la rougeur revint à ses joues, ses yeux reprirent leur éclat et il se mit à discuter avec tant de feu que l’on dut l’avertir et le prier de contenir son enthousiasme. Ce qui avait été la vraie passion de sa vie persistait jusqu’à la fin. Aussi, avant d’expirer, n’arrêta-t-il point ses regards sur la forme gracieuse de la femme qui avait été le dernier leurre d’un bonheur introuvé, mais sur les pages où il avait fixé les rayonnements de son génie. On dirait que la mort ait voulu consacrer cette attitude suprême ; car, même après le trépas, le pouce et les doigts de l’écrivain convergeaient comme pour saisir une plume absente.

Je ne veux pas conclure, par crainte de manquer d’impartialité. Je laisse donc ce soin à l’un de ceux qui continuent après lui la même lutte et qui sont plus capables que moi de juger les résultats de son oeuvre. Voici l’éloge funèbre que M. Francisque Sarcey lui consacra, quelques jours après sa mort, dans le Gaulois du 22 octobre 1869 :

« Que d’idées justes Sainte-Beuve n’a-t-il pas semées autour de lui ? Que d’erreurs n’a-t-il pas corrigées ? Que d’heures n’a-t-il pas rendues plus agréables et plus douces ! Il est bien probable qu’un jour, le monument qu’il a élevé et qui est aujourd’hui ramassé sous son nom, s’en allant pierre à pierre à mesure des siècles, se dissipera dans ce renouvellement incessant de toutes choses, qui est la loi de l’univers. Mais si l’édifice disparaît, et avec lui le nom de l’homme de génie qu’il portait à son fronton, la matière dont il fut composé est immortelle. Les idées, les notions, les renseignements, les formes de style, les façons de voir, les images, rien de tout cela ne sera perdu. Ce sont des biens qui ne périront qu’avec l’humanité même qui en a reçu le dépôt. Sainte-Beuve n’est donc point mort, puisque vit et vivra toujours ce pour quoi il a vécu, ce qui était lui. »

  1. Dès 1852, il semble avoir voulu discrètement indiquer à l’Empire, qui n’en tint nul compte, le moyen de se concilier la littérature : « Les gens de lettres, ceux qui sont vraiment dignes de leur nom et de leur qualité, ont été de tout temps sensibles à de certains procédés, à certaines choses faites à temps et d’une manière qui honore… Qu’on veuille bien m’entendre : une distinction, une louange juste et bien placée, de l’attention, ce sont de ces faveurs qui rattachent les âmes, même les plus libres. Dans mon parfait désintéressement, j’ai peut-être le droit de dire ces choses. »
  2. Mme de Sévigné.