Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 13

XIII

JENNY DELVAL. — AMITIÉ DES PRINCESSES BONAPARTE.


À cueillir ainsi des roses à la volée, on risque de se piquer les doigts. Vous avez beau dire : « Je possède Laïs et Laïs ne me possède pas, » arrive toujours un moment où quelqu’une de ces fillettes, plus rouée que les autres, plante sur vous le grappin, fixe vos inconstances et convertit le Don Juan volage en Arnolphe amoureux. Alors commence une lutte dont les incidents sont faciles à prévoir : d’un côté, l’homme dont le cœur est resté jeune malgré les années, oubliant ses rides et son âge, espère, à force de soins, de présents, d’affection, attacher à sa personne et mitonner pour lui seul celle qu’il prend pour une Agnès et à qui il se flatte de consacrer les derniers restes d’un feu qui s’en va ; de l’autre, une drôlesse, avec les instincts pervers d’une corruption précoce, qui se joue de cette tendresse sénile, met tout ce qu’elle a de ruses à l’enlacer, la caresse et l’empaume afin de lui faire rendre de quoi fournir à d’autres appétits, et, lassée enfin de ce jeu décevant, abandonne le vieillard pour suivre un amant plus jeune et moins fortuné.

C’est ce qui arriva à Sainte-Beuve avec une fille appelée Jenny Delval. Elle n’avait de l’ouvrière que le nom et ne se contentait pas de peu. Grande, bien prise dans sa taille ronde, les chairs blanches et fermes, la bouche d’un incarnat que les dents n’avaient nul besoin de raviver, les yeux d’un azur mobile où la passion amenait parfois de sombres reflets, surtout une magnifique forêt de cheveux d’un blond doré qui la couvraient jusqu’à la chute des reins, telle enfin que les peintres représentent Ève, mais une Ève après le péché, par exemple. Rien ne lui manquait de ce qui charmait le tendre Racine chez les jeunes filles d’Uzès :

    Color verus, corpus solidum et succi plenum[1]. 

En revanche, elle était dotée de tous les mauvais penchants que le manque d’éducation laisse fleurir. Fainéante, gloutonne, menteuse à faire croire qu’elle entretenait ainsi la blancheur de ses dents, trop douce pour rebuter aucun hommage, trop charitable pour vouloir que les gens souffrissent de ses refus, s’abandonnant de préférence aux vauriens du quartier et recouvrant toutes ces tares d’un air d’innocence capable d’en imposer aux plus habiles.

Elle ne parvint pas à duper complétement un esprit si avisé et si au fait des fourberies féminines. Mieux que personne, il savait que la beauté veut aimer la jeunesse, et qu’elle peut tout au plus amuser ou consoler un vieillard. Il avait trop de tact pour être ridicule. Mais tout en ne se faisant aucune illusion sur les mobiles du sentiment qu’elle affectait pour lui, il ne pouvait s’en déprendre et, par bonté d’âme autant que par affection, il tâchait de lui inculquer au moins des goûts plus relevés. Il essaya d’abord de la retenir chez elle en l’entourant de ce luxe relatif et du bien-être après lequel aspirent toutes les grisettes. Effort inutile. Bien que son nid s’embellît chaque jour de quelque meuble nouveau, de quelque brimborion à la mode, la tourterelle n’en prenait pas moins la clef des champs à l’appel du premier godelureau venu.

Elle exigea bientôt qu’on la menât dans le monde. Sainte-Beuve, indulgent à ses caprices et peut-être même fier de se parer d’un si beau brin de fille, consentit à la présenter partout comme sa nièce. En vertu du privilège qu’a le talent d’ennoblir ce qu’il touche, il n’est pas rare de voir un grand artiste ou un grand écrivain produire ainsi sous son égide une personne qu’il dore un moment de ses rayons et qui, tant que dure sa faveur, est acceptée au titre fictif, de quelque part qu’elle sorte.

Jenny fut donc menée dans les maisons ouvertes à l’écrivain, où elle pouvait paraître sans choquer les bienséances. La chose, cependant, ne passa pas sans protestation. En leur présence, on n’osait souffler mot ni sourire, mais dès qu’ils avaient le dos tourné, Dieu sait comme on donnait sur leur arrière-garde : « Sa nièce ! sa nièce ! murmurait en ricanant un éditeur normand ; il en sera comme de la cousine qu’il nous avait présentée il y a deux ans, et que j’ai retrouvée à Toulon dans la rue des Trois-Mulets[2]. »

Nous étions tous trois un soir au Théâtre-Français dans une de ces loges du second étage, disposées en entonnoir, d’où il semble à chaque instant que l’on va être précipité sur la tête des gens assis à l’orchestre. Sainte-Beuve sommeillait au ronron des alexandrins, et je m’amusais à suivre le regard errant de Jenny qui, du paradis au parterre, cherchait à dénicher quelqu’une de ses connaissances parmi les chevaliers du lustre, lorsque la porte de la loge s’ouvrit et livra passage à M. Edouard Thierry, qui dirigeait alors les Français. D’un coin des coulisses il avait sans doute aperçu l’illustre critique, facilement reconnaissable à son crâne à double étage, luisant et pelé comme celui du vieil Eschyle. Il venait lui offrir une loge à salon du premier étage, et sa proposition fut volontiers acceptée. On se leva pour descendre ; le galant directeur offrit le bras à Jenny ; Sainte-Beuve les suivait, portant avec précaution le mantelet et le chapeau de son amie. Je fermais la marche, ne portant rien comme le troisième page de Malbrough, mais songeant à part moi quels heureux privilèges confèrent à Paris la jeunesse et la beauté. Car cette grande fille, à qui deux hommes distingués prodiguaient les égards et les hommages, et qui se pavanait par les corridors avec des airs de duchesse, était la même que j’avais vue la veille au bal Constant — et Dieu sait ce qu’était ce bal, — polker avec rage, amoureusement enlacée au flanc d’un Alphonse de la barrière.

Ne vint-on pas dire un jour au protecteur que l’on avait vu sa belle en chemise, attablée avec un truand de mauvaise mine et croquant de compagnie le perdreau qu’il avait envoyé pour dîner avec elle ?

De si ignobles hantises, qu’elle ne parvenait pas toujours à lui dérober, n’étaient pas de nature à lui concilier son estime. Parfois, dans son écoeurement, il ne pouvait s’empêcher de dire : « Cette fille a décidément la nostalgie de la boue. » Et cela ne l’empêchait point de secouer des gouttes d’ambroisie sur cette fange du ruisseau. Hélas ! que ne faisait-il sur lui-même un sincère retour. Le moindre instant de réflexion lui aurait appris que l’on n’élude pas les lois de la nature en les flétrissant de noms odieux et que, pour mater la jeunesse et l’ardeur du sang, pas n’est besoin de beaux discours ni d’une langue subtile ; il y faut un poignet robuste et autre chose encore. Dans ce duel où l’imagination cherche à exciter le tempérament, qu’importe de déployer les ressources et les séductions d’un esprit supérieur, si l’essentiel fait défaut ? Or Sainte-Beuve n’avait jamais été grand abatteur de bois et son second était tué depuis longtemps ! Il ne pouvait plus guère caresser que du regard et de la main les beautés qui s’offraient à lui. Si quelque ami s’étonnait de le voir, vieux coq écrêté au milieu de poules alléchantes : « Que voulez-vous ? répondait-il en manière d’excuse, j’aime encore à reposer ma vue sur de frais visages. »

La princesse B…O, après plusieurs années de constance, rassasiée à la fin du docte et b eau Mignet, le congédia et prit un vigoureux maçon. De là grand scandale. Une de ses amies lui en faisait des remontrances et la grondait sur l’étrangeté de sa préférence : « Eh ! ma chère, riposta l’Italienne impatientée, celui-là du moins, il ne pense pas ! »

Moins franche et plus adroite, Jenny aurait bien voulu conserver en catimini un ou plusieurs maçons et ne pas perdre l’académicien. Cela ne faisait pas le compte de ce dernier. Pour châtier les fugues de l’infidèle, il usait quelquefois de violence, persuadé que toutes les femmes ont mêmes goûts que celle de Sganarelle. Il est vrai de dire qu’elles lui pardonnaient généralement ces vivacités, qui ne sont en réalité qu’une preuve de faiblesse.

Enfin, après mainte rupture et de nombreux pardons, acceptés chaque fois d’un air moins contrit, il se décida, quoique le cœur lui saignât et qu’il en eût les larmes aux yeux, à retirer des bienfaits qui n’excitaient plus de reconnaissance. Il s’était, pendant le cours de cette liaison, montré si aveuglément généreux que, lorsqu’il mourut, Jenny eut un moment l’espoir d’être couchée sur le testament. Apprenant qu’elle n’avait rien, elle s’en plaignit au docteur Veyne. — Il y avait trop longtemps qu’il ne vous voyait plus, observa celui-ci. — Mais moi, je ne l’avais pas oublié, dit-elle ; j’ai assisté à ses funérailles. — Oh ! reprit en riant le docteur, si toutes celles qu’il a connues avaient fait comme vous, c’eût été un beau convoi. Quand vous auriez défilé sur dix de front, le chemin de la maison au cimetière n’eût pas suffi pour vous contenir.

À un certain âge, quand on en est réduit à regretter tout bas ce que rien ne peut rendre et qu’arrive l’heure triste où les amours désertent notre toit envahi par l’hiver des ans, la vraie sagesse consiste à ne plus demander aux femmes d’autre faveur que leur amitié. C’est à cela que Sainte-Beuve s’était résigné vis-à-vis des femmes du monde qui, attirées par le charme de son esprit, venaient le visiter dans son ermitage et acceptaient quelquefois de s’asseoir à sa table. Parmi les plus assidues, vers ce temps, se faisait remarquer la fille de Mme Sand, Solange Clésinger, alors en délicatesse avec sa mère, et qui parlait des admonestations morales qu’elle en recevait avec la fine ironie et le ton dégagé d’un Hamilton.

De temps à autre la maisonnette se remplissait des éclats de voix et des falbalas de Mme de Solms, petite-fille de Lucien Bonaparte et qui devait plus tard épouser le ministre italien Ratazzi. Un pied dans le monde politique et l’autre dans le journalisme, elle usa, pour obtenir une pension de l’Empereur, du crédit dont pouvait disposer l’illustre rédacteur du Constitutionnel. Celui-ci fut enchanté de la mission et s’y employa avec son zèle habituel, de concert avec M. Schneider, président du Corps législatif. Un jour qu’ils vantaient devant Napoléon III les mérites de sa parente et les nombreux amis qui l’entouraient. « Je n’ai jamais douté qu’elle n’en ait beaucoup » répondit le flegmatique souverain et il accorda 25,000 francs de pension sur sa cassette.

Les amis de la rayonnante beauté restèrent fidèles à sa bannière jusqu’après le second mariage. Lorsqu’elle revint d’Italie avec Ratazzi, ces messieurs, Polignac et Pomereu en tête, offrirent aux nouveaux époux un dîner au Palais-Royal d’où personne, j’aime à le croire, ne s’avisa d’emporter son couvert. Il régna même une si franche cordialité que tous les convives, à l’exception du mari, usaient envers la belle d’une douce familiarité avant d’être au dessert.

Sainte-Beuve ayant fait, pendant les allées et venues de sa négociation, un rapide voyage à Aix en Savoie, y consentit pour la première fois à ce que M. de Solms fît de lui une photographie dont M. Levallois a dit très-justement : « Je n’en connais pas qui rende plus exactement la physionomie de Sainte-Beuve. Lorsque je la regarde, il me semble que je vois, revivre mon vieux maître. C’est bien lui, saisi dans un de ses meilleurs moments, dans une de ses heures trop rares de douce sérénité ; quand, par exemple, il descendait au jardin vers quatre heures de l’après-midi, après avoir lu un chant d’Homère, et qu’il oubliait les contrariétés ou les souffrances du présent pour songer à cette antiquité qu’il n’a jamais cessé d’aimer, qu’il comprenait et sentait à merveille. »

Une autre personne de la famille Bonaparte, la princesse Julie, eut aussi recours à lui, mais pour un motif différent. Voulant connaître son avis sur des travaux littéraires qu’elle avait en manuscrit, elle les lui communiqua. Par une étourderie inqualifiable, elle oublia dans le paquet un portrait à la plume dans lequel Sainte-Beuve était outrageusement défiguré et où se trouvait entre autres cette phrase : « Il mène, malgré son âge, une vie crapuleuse ; il vit avec trois femmes à la fois, qui sont à demeure chez lui. » À quoi il ne manqua pas de répondre : « Ma vie privée a un avantage, si elle a ses faiblesses : elle est naturelle, et au grand jour. Or, l’histoire des trois femmes à domicile est une légende vraiment herculéenne, et dont je n’ai pas à me vanter. De tout temps, ç’a été faux et archifaux, comme le savent tous les amis qui m’ont visité, même en mes beaux jours. » La lettre se terminait, tout naturellement, par un congé bien mérité

« Veuillez agréer, princesse,

l’hommage définitif d’un respect qui n’aura plus lieu de s’exprimer. »

Sa correspondance avec la princesse Mathilde a fait connaître, sous un jour bien favorable, la noblesse de leurs sentiments à tous deux et la dignité que Sainte-Beuve, malgré son titre de sénateur, savait conserver dans ses relations avec les Altesses. Il est touchant, au milieu de ce monde que l’on nous peint si futile et si corrompu, de voir l’écrivain et la princesse uniquement préoccupés de secourir les malheureux et de grouper autour d’une gracieuse influence les intelligences d’élite.

Oserai-je glisser ici une réflexion à propos de certains détails de cette correspondance ? Dût-on la trouver déplacée, je la risque. Nous autres enfants du peuple, fils de paysan ou d’ouvrier, qui n’avons jamais eu l’heur de pénétrer dans ces sphères aristocratiques, nous devons être mauvais juges des façons de s’y conduire. Pourtant si quelque dame de haut parage eût daigné visiter de temps à autre notre logis et y laisser des témoignages d’une amitié si attentive à notre bien-être, tels que tapis, fauteuils, bijoux pour notre maisonnée, il ne nous fût jamais venu à l’esprit de répondre à tant de gracieusetés, comme le fit Sainte-Beuve, par l’envoi successif, une première fois des oeuvres complètes de Platon, la seconde fois des œuvres complètes de Cicéron, et la troisième des œuvres complètes de Sénèque ! Oh que l’Altesse, qui était femme avant tout et des plus franches, a dû sourire de l’atmosphère factice qui se créait autour d’elle ! À la suite d’une de ces leçons d’histoire que lui débitait à jour fixe le solennel M. Zeller, sur la grandeur et décadence des Grecs ou des Romains, elle ne put se retenir et, opposant son bon sens à la faconde empesée du professeur : « Il me semble toujours, lui dit-elle, que vous avez un casque. »

Théophile Gautier l’amusait mieux avec de croustillantes anecdotes qu’il savait couler en douceur de sa voix flûtée et paresseuse. Jadis la Fontaine en usait de même avec Mme de la Sablière et faisait dans ses entretiens la part de la bagatelle, que Sainte-Beuve oublia trop : « J’étais trop sérieux pour elle, disait-il après leur brouille. Elle s’est fatiguée de venir me voir tous les di manches. »

Lui-même, une fois la paille rompue, refusa de se réconcilier. Trois mois après la scène de rupture, on lui avait dépêché, afin de ménager le rapprochement, un ami commun, M. Charles Edmond, qui l’aborda avec de bonnes paroles, lui dit que la princesse, chez qui il avait dîné la veille, s’était informée de sa santé et avait manifesté l’intention de renouer avec lui. Sainte-Beuve accueillit ces avances avec plaisir et parut près de céder, mais après un moment de réflexion : « Non, décidément, dit-il, son procédé m’a rendu ma liberté ; je la garde. » Ce ne fut que plus tard, à son lit de mort, qu’il consentit à dicter pour elle quelques lignes que M. Zeller écrivit sur le marbre de la cheminée.

Son irritation provenait, j’aime à le croire, de l’excès de complaisance auquel leur relation l’avait obligé. Il y a parmi nos contemporains un gentil esprit, écrivain de race, pétillant de malice et de finesse, vers lequel l’attirait un vif sentiment de sympathie[3], et à qui il s’était promis de rendre justice. « Pourquoi, se disait-il, les spirituelles et vives peintures de M. About ne m’ont-elles pas sauté aux yeux et pris de force ? » Un premier crayon de lui avait déjà saisi ce jeune homme ironique, espiègle même, le nez au vent, la lèvre mordante, alerte à tout, frondant sans merci, à l’exemple de Lucien, ne respectant ni les hommes ni les dieux, mais sous sa forme satirique et légère faisant presque toujours pétiller et mousser le bon sens dans le meilleur des styles.

Le portrait en pied de ce nouveau venu méritait bien de figurer dans la galerie à côté de ceux de MM. Renan et Taine. Le peintre s’y préparait. On avait demandé à la maison Hachette les ouvrages qu’elle avait publiés de cet auteur ; M. Chéron était en train de rassembler les autres à la Bibliothèque nationale, quand la polémique dirigée par M. About contre M. de Niewekerke, surintendant des beaux-arts, le fit tomber en disgrâce auprès de la châtelaine de Saint-Gratien. Le critique n’osa pas continuer son étude, et l’occasion ne se représenta plus. Faiblesse déplorable d’un homme qui a fait preuve de fermeté toutes les fois qu’il s’est agi de la chose littéraire, et qui montre de quel prix on paie la faveur des grands ! À leur contact, on perd toujours un peu de son indépendance. Le fait me paraît d’autant plus fâcheux que M. About, encouragé par cette marque d’estime, eût probablement tenu à honneur d’y répondre avec une production digne de lui, avant de se retirer dans son opulent pachalik.

  1. Ce que La Fontaine traduit gaillardement en deux vers : Elle était fille à bien armer un lit, Pleine de suc et donnant appétit.
  2. Fréquentée par les matelots les jours de paie.
  3. Il offrait volontiers à ceux qui le visitaient, à l’issue de son dîner, un mélange de curaçao et de rhum dont M. Edmond About lui avait appris la recette.