Saint Paul (Renan)/Introduction

Michel Lévy (p. iii-lxxvii).


INTRODUCTION.


CRITIQUE DES DOCUMENTS ORIGINAUX.


Les quinze ou seize années dont ce volume comprend l’histoire religieuse sont, dans l’âge embryonnaire du christianisme, celles que nous connaissons le mieux. Jésus et la primitive Église de Jérusalem ressemblent aux images d’un lointain paradis, perdues dans une brume mystérieuse. D’un autre côté, l’arrivée de saint Paul à Rome, par suite du parti qu’a pris l’auteur des Actes de clore à ce moment son récit, marque pour l’histoire des origines chrétiennes le commencement d’une nuit profonde, dans laquelle la lueur sanglante des fêtes barbares de Néron et le coup de foudre de l’Apocalypse jettent seuls quelque clarté. La mort des apôtres en particulier est enveloppée d’une obscurité impénétrable. Au contraire, le temps des missions de Paul, surtout de la deuxième mission et de la troisième, nous est connu par des documents de la plus grande valeur. Les Actes, jusque-là si légendaires, deviennent tout à coup assez solides ; les derniers chapitres, composés en partie de la relation d’un témoin oculaire, sont le seul récit complètement historique que nous ayons sur les premiers temps du christianisme. Enfin, par un privilège bien rare en un pareil sujet, ces années nous offrent des documents datés, d’une authenticité absolue, une série de lettres dont les plus importantes résistent à toutes les épreuves de la critique, et n’ont jamais subi d’interpolations.

Nous avons fait, dans l’introduction du précédent volume, l’examen du livre des Actes. Nous devons discuter maintenant, les unes après les autres, les différentes épîtres qui portent le nom de saint Paul. L’apôtre nous apprend lui-même que déjà de son vivant circulaient sous son nom des lettres fausses[1] ; il prend souvent des précautions pour prévenir les fraudes[2]. Nous ne faisons donc que nous conformer à ses intentions, en soumettant à une censure rigoureuse les écrits qu’on nous présente comme de lui.

Ces épîtres sont, dans le Nouveau Testament, au nombre de quatorze ; il y faut faire tout d’abord deux catégories. Treize de ces écrits portent en suscription, dans le texte de la lettre, le nom de l’apôtre ; en d’autres termes, ces lettres se donnent elles-mêmes comme des ouvrages de Paul ; si bien qu’il n’y a pas de choix entre ces deux hypothèses, ou que Paul en soit réellement l’auteur, ou qu’elles soient l’ouvrage d’un faussaire qui aura voulu faire passer ses compositions pour un ouvrage de Paul. La quatorzième épître, au contraire, celle aux Hébreux, n’a pas de suscription[3] ; l’auteur entre en matière sans se nommer. L’attribution de cette épître à Paul ne se fonde que sur la tradition.

Les treize épîtres qui se donnent elles-mêmes comme étant de Paul peuvent, sous le rapport de l’authenticité, être rangées en cinq classes :

1o Épîtres incontestables et incontestées ; ce sont l’épître aux Galates, les deux épîtres aux Corinthiens, l’épître aux Romains ;

2o Épîtres certaines quoiqu’on y ait fait quelques objections ; ce sont les deux épîtres aux Thessaloniciens et l’épître aux Philippiens ;

3o Épîtres d’une authenticité probable, quoiqu’on y ait fait de graves objections ; c’est l’épître aux Colossiens, qui a pour annexe le billet à Philémon ;

4o Épître douteuse ; c’est l’épître dite aux Éphésiens ;

5o Épîtres fausses ; ce sont les deux épîtres à Timothée et l’épître à Tite.

Nous n’avons rien à dire ici des épîtres de la première catégorie ; les critiques les plus sévères, tels que Christian Baur, les acceptent sans objection. À peine insisterons-nous même sur les épîtres de la deuxième classe. Les difficultés que certains modernes ont soulevées contre elles sont de ces soupçons légers que le devoir de la critique est d’exprimer librement, mais sans s’y arrêter, quand de plus fortes raisons l’entraînent. Or, ces trois épîtres ont un caractère d’authenticité qui l’emporte sur toute autre considération. La seule difficulté sérieuse qu’on ait élevée contre les épîtres aux Thessaloniciens se tire de la théorie de l’Antechrist exposée au deuxième chapitre de la seconde aux Thessaloniciens, théorie qui semble identique à celle de l’Apocalypse, et qui supposerait par conséquent que Néron était mort quand le morceau fut écrit. Mais cette objection se laisse résoudre, comme nous le verrons dans le cours du présent volume. L’auteur de l’Apocalypse ne fit qu’appliquer à son temps un ensemble d’idées dont une partie remontait aux origines mêmes de la croyance chrétienne, et dont l’autre s’y était introduite vers le temps de Caligula.

L’épître aux Colossiens a subi le feu d’objections bien plus graves. Il est sûr que les expressions employées dans cette épître pour exprimer le rôle de Jésus au sein de la Divinité, comme créateur et prototype de toute création[4], tranchent fortement sur le langage des épîtres certaines, et semblent se rapprocher du style des écrits attribués à Jean. En lisant de tels passages, on se croit en plein gnosticisme[5]. La langue de l’épître aux Colossiens s’éloigne de celle des épîtres certaines ; le dictionnaire est un peu différent[6] ; le style a plus d’emphase et de rondeur, moins d’élan et de naturel ; par moments, il est embarrassé, déclamatoire, surchargé, analogue au style des fausses épîtres à Timothée et à Tite. Les pensées sont à peu près celles qu’on peut attendre de Paul. Cependant, la justification par la foi n’occupe plus la première place dans les préoccupations de l’apôtre ; la théorie des anges est bien plus développée ; les éons commencent à naître[7]. La rédemption du Christ n’est plus seulement un fait terrestre ; elle s’étend à l’univers entier[8]. Certains critiques ont cru pouvoir signaler dans plusieurs passages soit des imitations des autres épîtres[9], soit le désir de concilier la tendance particulière de Paul avec les vues des écoles différentes de la sienne (désir si évident chez l’auteur des Actes), soit le penchant à substituer des formules morales et métaphysiques, telles que l’amour et la science, aux formules sur la foi et les œuvres qui, durant le premier siècle, avaient causé tant de luttes. D’autres critiques, pour expliquer ce mélange singulier de choses convenant à Paul et de choses qui ne lui conviennent guère, ont recours à des interpolations, ou supposent que Paul confia la rédaction de l’épître en question à Timothée. Il est certain que, quand on cherche à fondre cette épître et aussi celle aux Philippiens dans un récit continu de la vie de Paul, la chose ne réussit pas tout à fait comme pour les grandes épîtres sûrement authentiques, antérieures à la captivité de Paul. Pour ces dernières, l’opération se fait en quelque sorte d’elle-même ; les faits et les textes s’emboîtent les uns dans les autres sans effort et semblent s’appeler. Pour les épîtres de la captivité, au contraire, on a besoin de plus d’une combinaison laborieuse, on doit faire taire plus d’une répugnance[10]; les allées et venues des disciples ne s’arrangent pas du premier coup ; bien des circonstances de temps et de lieu se présentent, si l’on peut ainsi dire, à rebours.

Rien de tout cela cependant n’est décisif. Si l’épître aux Colossiens (comme nous le croyons) est l’ouvrage de Paul, elle fut écrite dans les derniers temps de la vie de l’apôtre, à une date où sa biographie est bien obscure. Nous montrerons plus tard qu’il est fort admissible que la théologie de saint Paul, qui, depuis les épîtres aux Thessaloniciens jusqu’à l’épître aux Romains, s’est si fort développée, se soit développée aussi dans l’intervalle de l’épître aux Romains à sa mort ; nous montrerons même que les plus énergiques expressions de l’épître aux Colossiens ne font qu’enchérir un peu sur celles des épîtres antérieures[11]. Saint Paul était un de ces hommes qui, par leur nature d’esprit, sont disposés à passer d’un ordre d’idées à un autre, bien que leur style et leur manière de sentir offrent les traits les plus arrêtés. La teinte de gnosticisme qu’on trouve dans l’épître aux Colossiens se rencontre, quoique moins caractérisée, dans d’autres écrits du Nouveau Testament, en particulier dans l’Apocalypse et dans l’épître aux Hébreux[12]. Au lieu de rejeter l’authenticité des passages du Nouveau Testament où l’on trouve des traces de gnosticisme, il faut quelquefois raisonner à l’inverse et chercher dans ces passages l’origine des idées gnostiques qui prévalurent au iie siècle. On peut même dire, en un sens, que ces idées étaient antérieures au christianisme, et que le christianisme naissant y fit plus d’un emprunt. En somme, l’épître aux Colossiens, quoique pleine de singularités, ne renferme aucune de ces impossibilités qu’offrent les épîtres à Tite et à Timothée ; elle présente même beaucoup de traits qui repoussent l’hypothèse d’un faux. De ce nombre est sûrement sa connexité avec le billet à Philémon. Si l’épître est apocryphe, le billet est apocryphe aussi ; or, peu de pages ont un accent de sincérité aussi prononcé ; Paul seul, autant qu’il semble, a pu écrire ce petit chef-d’œuvre. Les épîtres apocryphes du Nouveau Testament, par exemple celles à Tite et à Timothée, sont gauches et lourdes ; l’épître à Philémon ne ressemble en rien à ces pastiches fastidieux.

Enfin, nous verrons bientôt que l’épître dite aux Éphésiens est en partie copiée de l’épître aux Colossiens ; ce qui semble supposer que le rédacteur de l’épître dite aux Éphésiens tenait bien l’épître aux Colossiens pour un original apostolique. Notons aussi que Marcion, qui fut en général si bien inspiré dans la critique des écrits de Paul, Marcion, qui repoussait avec tant de justesse les épîtres à Tite et à Timothée, admettait sans objection dans son recueil les deux épîtres dont nous venons de parler[13].

Infiniment plus fortes sont les objections qu’on peut élever contre l’épître dite aux Éphésiens. Et d’abord, notons que cette désignation n’est rien moins que certaine. L’épître n’a absolument aucun cachet de circonstance ; elle ne s’adresse à personne en particulier ; les destinataires occupent dans la pensée de Paul moins de place que ses autres correspondants du moment[14]. Est-il admissible que saint Paul ait écrit à une Église avec laquelle il avait eu des rapports si intimes, sans saluer personne, sans porter aux fidèles les salutations des frères qu’ils connaissaient, et en particulier de Timothée, sans adresser à ses disciples quelque conseil, sans leur parler de relations antérieures, sans que le morceau présente aucun de ces traits particuliers qui forment le caractère d’authenticité des autres épîtres ? Le morceau est adressé à des païens convertis[15] ; or, l’Église d’Éphèse était en grande partie judéo-chrétienne. Quand on songe avec quel empressement Paul, dans toutes ses épîtres, saisit et fait naître les prétextes pour parler de son ministère et de sa prédication, on éprouve une vive surprise en le voyant, dans tout le cours d’une lettre adressée à ces mêmes Éphésiens, « que durant trois ans il n’a cessé d’exhorter jour et nuit avec larmes, » perdre toutes les occasions qui se présentent à lui de leur rappeler son séjour parmi eux, en le voyant, dis-je, se renfermer obstinément dans la philosophie abstraite, ou, ce qui est plus singulier, dans des formules émoussées pouvant convenir à la première Église venue[16]. Combien il en est autrement dans les épîtres aux Corinthiens, aux Galates, aux Philippiens, aux Thessaloniciens, même dans l’épître à ces Colossiens que pourtant l’apôtre ne connaissait qu’indirectement ! L’épître aux Romains est la seule qui à cet égard ressemble un peu à la nôtre. Comme la nôtre, l’épître aux Romains est un exposé doctrinal complet, tandis que, dans les épîtres adressées à des lecteurs qui ont reçu de lui l’Évangile, Paul suppose toujours connues les bases de son enseignement, et se contente d’insister sur quelque point qui a de l’à-propos. Comment se fait-il que les deux seules lettres impersonnelles de Paul soient, d’une part, une épître adressée à une Église qu’il n’avait jamais vue[17], et de l’autre, une épître adressée à l’Église avec laquelle il avait eu les rapports les plus longs et les plus suivis ?

La lecture de l’épître dite aux Éphésiens suffirait donc pour faire soupçonner que le morceau en question n’a pas été adressé à l’Église d’Éphèse. Le témoignage des manuscrits transforme ces soupçons en certitude. Les mots ἐν Ἐφέσῳ, dans le premier verset, ont été introduits vers la fin du ive siècle. Le manuscrit du Vatican et le Codex Sinaiticus, tous deux du ive siècle, et dont l’autorité, au moins quand ils sont d’accord, l’emporte sur celle de tous les autres manuscrits ensemble, n’offrent pas ces mots. Un manuscrit de Vienne, celui qu’on désigne dans les collations des épîtres de Paul par le chiffre 67, du xie ou du xiie siècle, les présente biffés. Saint Basile nous atteste que les anciens manuscrits qu’il a pu consulter n’avaient pas ces mots[18]. Enfin des témoignages du iiie siècle prouvent qu’à cette époque l’existence desdits mots au premier verset était inconnue[19]. Si dès lors tout le monde croyait que l’épître dont il s’agit avait été adressée aux Ephésiens[20], c’était en vertu du titre, non en vertu de la suscription. Un homme qui, malgré l’esprit d’à priori dogmatique qu’il porta souvent dans la correction des livres saints, eut souvent des éclairs de vraie critique, Marcion (vers 150), voulait que l’épître dite aux Éphésiens fût l’épître aux Laodicéens dont saint Paul parle dans l’épître aux Colossiens[21]. Ce qui paraît le plus vrai, c’est que l’épître dite aux Éphésiens n’a été adressée à aucune Église déterminée ; que, si elle est de saint Paul, c’est une simple lettre circulaire destinée aux Églises d’Asie composées de païens convertis. La suscription de ces lettres, copiées à plusieurs exemplaires, pouvait offrir, après les mots τοῖς οὖσιν, un blanc destiné à recevoir le nom de l’Église destinataire. Peut-être l’Église d’Éphèse posséda-t-elle un de ces exemplaires, dont l’éditeur des lettres de Paul se sera servi. Le fait de trouver une telle copie à Éphèse lui aura suffi pour écrire en tête Πρὸς Ἐφεσίους[22]. Comme on négligea de bonne heure de ménager un blanc après οὖσιν, la suscription devint : τοῖς ἁγίοις τοῖς οὖσιν καὶ πιστοῖς, leçon peu satisfaisante[23], qu’on aura cru rectifier, au ive siècle, en insérant après οὖσιν, conformément au titre, les mots ἐν Ἐφέσῳ.

Ce doute sur les destinataires de l’épître dite aux Éphésiens pourrait fort bien se concilier avec son authenticité ; mais la réflexion critique excite sur ce second point de nouveaux soupçons. Un fait qui frappe tout d’abord, ce sont les ressemblances qu’on remarque entre l’épître dite aux Éphésiens et l’épître aux Colossiens. Les deux épîtres sont calquées l’une sur l’autre ; des membres de phrase ont passé textuellement de l’une à l’autre. Quelle est l’épître qui a servi d’original et celle qui doit être considérée comme une imitation ? Il semble bien que c’est l’épître aux Colossiens qui a servi d’original, et que c’est l’épître dite aux Éphésiens qui est l’imitation. Cette seconde épître est plus développée[24] : les formules y sont exagérées ; tout ce qui distingue l’épître aux Colossiens parmi les épîtres de saint Paul est encore plus prononcé dans l’épître dite aux Éphésiens. L’épître aux Colossiens est pleine de détails particuliers ; elle a un dispositif qui répond bien aux circonstances historiques où elle a dû être écrite ; l’épître aux Éphésiens est tout à fait vague. On comprend qu’un catéchisme général puisse être tiré d’une lettre particulière, mais non qu’une lettre particulière puisse être tirée d’un catéchisme général. Enfin, le verset vi, 21, de l’épître dite aux Éphésiens suppose l’épître aux Colossiens antérieurement écrite[25]. Dès qu’on admet l’épître aux Colossiens comme une œuvre de Paul, la question se pose donc ainsi qu’il suit : comment Paul a-t-il pu passer son temps à contrefaire un de ses ouvrages, à se répéter, à faire une lettre banale avec une lettre topique et particulière ?

Cela n’est pas tout à fait impossible ; mais cela est peu vraisemblable. On diminuera l’invraisemblance d’une telle conception en supposant que Paul confia ce soin à l’un de ses disciples. Peut-être Timothée, par exemple, aura-t-il pris l’épître aux Colossiens pour l’amplifier et en faire un morceau général susceptible d’être adressé à toutes les Églises d’Asie. Il est difficile de se prononcer là-dessus avec assurance ; car il est supposable aussi que l’épître ait été composée après la mort de Paul, à une époque où l’on se mit à rechercher les écrits apostoliques, et où, vu le petit nombre de ces écrits, on ne se fit pas scrupule d’en fabriquer de nouveaux en imitant, en mêlant ensemble, en copiant et en délayant des écrits tenus antérieurement pour apostoliques. Ainsi la seconde épître dite de Pierre a été fabriquée avec la Ia Petri et avec l’épître de Jude. Il serait possible que l’épître dite aux Éphésiens doive son origine au même procédé[26]. Les objections qu’on adresse à l’épître aux Colossiens sous le rapport de la langue et des doctrines s’adressent encore plus à celle-ci. L’épître aux Éphésiens, pour le style, s’écarte sensiblement des épîtres certaines ; elle a des expressions favorites, des nuances qui n’appartiennent qu’à elle, des mots étrangers à la langue ordinaire de saint Paul, et dont quelques-uns se retrouvent dans les épîtres à Timothée, à Tite et aux Hébreux[27] ; la phrase est diffuse, molle, chargée de mots inutiles et de répétitions, enchevêtrée d’incidentes parasites, pleine de pléonasmes et d’embarras[28]. Même différence pour le fond des idées : dans l’épître dite aux Éphésiens, le gnosticisme est tout à fait manifeste[29] ; l’idée de l’Église, conçue comme un organisme vivant[30], y est développée d’une manière qui reporte l’esprit aux années 75 ou 80 ; l’exégèse s’écarte des habitudes de Paul[31] ; la façon dont il est parlé des « saints apôtres[32] » surprend ; la théorie du mariage est différente de celle que Paul expose aux Corinthiens[33].

Il faut dire, d’un autre côté, qu’on ne voit pas bien le but et l’intérêt qu’aurait eus le faussaire en composant cette pièce, puisqu’elle ajoute peu de chose à l’épître aux Colossiens. Il semble d’ailleurs qu’un faussaire aurait fait une lettre nettement adressée et circonstanciée, comme c’est le cas pour les épîtres à Timothée et à Tite. Que Paul ait écrit ou dicté cette lettre, il est à peu près impossible de l’admettre ; mais qu’on l’ait composée de son vivant, sous ses yeux, en son nom, c’est ce qu’on ne saurait déclarer improbable. Paul, prisonnier à Rome, put charger Tychique d’aller visiter les Églises d’Asie[34] et lui remettre plusieurs lettres, l’épître aux Colossiens, le billet à Philémon, l’épître, aujourd’hui perdue, aux Laodicéens[35] ; il put en outre lui remettre des copies d’une sorte de lettre circulaire où le nom de l’Église destinataire était en blanc, et qui serait l’épître dite aux Éphésiens[36]. En passant à Éphèse, Tychique put montrer cette lettre ouverte aux Éphésiens, et il est permis de supposer que ceux-ci en prirent un exemplaire ou en gardèrent copie. La ressemblance de cette épître générale avec l’épître aux Colossiens viendrait, ou bien de ce qu’un homme qui écrit plusieurs lettres à quelques jours d’intervalle et qui est préoccupé d’un certain nombre d’idées fixes retombe sans s’en apercevoir dans les mêmes expressions, ou plutôt de ce que Paul aurait chargé soit Timothée[37] soit Tychique de composer la circulaire en calquant l’épître aux Colossiens et en écartant tout ce qui avait un caractère topique[38]. Le passage Col., iv, 16, montre que saint Paul faisait quelquefois porter ses lettres d’une Église à une autre. Nous verrons bientôt qu’une pareille hypothèse doit être faite pour expliquer certaines particularités de l’épître aux Romains. Il semble que, dans ses dernières années, Paul adopta les lettres encycliques comme une forme d’écrits bien appropriée au vaste ministère pastoral qu’il avait à remplir. En écrivant à une Église, la pensée lui venait que les choses qu’il dictait pourraient convenir à d’autres Églises, et il s’arrangeait pour que celles-ci n’en fussent pas privées. On arrive ainsi à concevoir l’épître aux Colossiens et l’épître dite aux Éphésiens dans leur ensemble, comme un pendant de l’épître aux Romains, comme une sorte d’exposition théologique destinée à être transmise en guise de circulaire aux diverses Églises fondées par l’apôtre. L’épître aux Éphésiens n’avait pas le degré d’authenticité de l’épître aux Colossiens ; mais elle avait un tour plus général ; elle fut préférée. De fort bonne heure, on la tint pour un ouvrage de Paul et pour un écrit de haute autorité. C’est ce que prouve l’usage qui en est fait dans la première épître attribuée à Pierre[39], opuscule dont l’authenticité n’est pas impossible, et qui est en tout cas de l’âge apostolique. Parmi les lettres qui portent le nom de Paul, l’épître aux Éphésiens est peut-être celle qui a été le plus anciennement citée comme une composition de l’apôtre des gentils[40].

Restent les deux épîtres à Timothée et l’épître à Tite. L’authenticité de ces trois épîtres souffre des difficultés insurmontables. Je les regarde comme des pièces apocryphes. Pour le prouver, je pourrais montrer que la langue de ces trois écrits n’est pas celle de Paul ; j’y pourrais relever une série de tours et d’expressions ou exclusivement propres ou particulièrement chers à l’auteur[41], qui, étant caractéristiques, devraient se trouver en proportion analogue dans les autres épîtres de Paul, et qui ne s’y trouvent pas, au moins en la proportion voulue. D’autres expressions, qui sont en quelque sorte la signature de Paul, y manquent. Je pourrais surtout montrer que ces épîtres renferment une foule d’inconvenances, soit au regard de l’auteur supposé, soit au regard des destinataires supposés[42]. Le trait ordinaire des lettres fabriquées avec une intention doctrinale est que le faussaire voit le public par-dessus la tête du prétendu destinataire, et écrit à celui-ci des choses que celui-ci sait très-bien, mais que le faussaire tient à faire entendre au public. Les trois épîtres que nous discutons ont à un haut degré ce caractère[43]. Paul, dont les lettres authentiques sont si particulières, si précises, Paul, qui, croyant à une prochaine fin du monde, ne suppose jamais qu’il sera lu dans des siècles, Paul serait ici un prêcheur général, assez peu préoccupé de son correspondant pour lui faire des sermons qui n’ont aucune relation avec lui, et lui adresser un petit code de discipline ecclésiastique en vue de l’avenir[44]. Mais ces arguments, qui seraient à eux seuls décisifs, je peux m’en passer. Je ne me servirai pour prouver ma thèse que de raisonnements en quelque sorte matériels ; j’essayerai de démontrer qu’il n’y a moyen de faire rentrer ces épîtres ni dans le cadre connu, ni même dans le cadre possible de la vie de saint Paul.

Une observation préliminaire très-importante, c’est la similitude parfaite de ces trois épîtres entre elles, similitude qui oblige de les admettre toutes trois comme authentiques ou de les repousser toutes trois comme apocryphes. Les traits particuliers qui les séparent profondément des autres épîtres de saint Paul sont les mêmes. Les expressions étrangères à la langue de saint Paul qu’on y remarque se trouvent également dans les trois. Les défauts qui en rendent le style indigne de Paul sont identiques. C’est quelque chose d’assez bizarre que, chaque fois que saint Paul prend la plume pour écrire à ses disciples, il oublie sa façon habituelle, tombe dans les mêmes lenteurs, les mêmes idiotismes. Le fond des idées donne lieu à une observation analogue. Les trois épîtres sont pleines de vagues conseils, d’exhortations morales, dont Timothée et Tite, familiarisés par un commerce de tous les jours avec les idées de l’apôtre, n’avaient nul besoin. Les erreurs que l’on y combat sont toujours une sorte de gnosticisme[45]. La préoccupation de l’auteur dans les trois épîtres ne varie pas ; on sent le soin jaloux et inquiet d’une orthodoxie déjà formée et d’une hiérarchie déjà développée. Les trois écrits se répètent parfois entre eux[46] et copient les autres épîtres de Paul[47]. Une chose est certaine, c’est que, si ces trois épîtres ont été écrites sous la dictée de Paul, elles sont d’un même période de sa vie[48], d’un période séparé par de longues années du temps où il composa les autres épîtres. Toute hypothèse qui mettrait entre les trois épîtres en question un intervalle de trois ou quatre ans, par exemple, ou qui placerait entre elles quelqu’une des autres épîtres que nous connaissons, doit être repoussée. Pour expliquer la similitude des trois épîtres entre elles et leur dissemblance avec les autres, il n’y a qu’une hypothèse possible, c’est de supposer qu’elles ont été écrites en un espace de temps assez court, et longtemps après les autres, à une époque où toutes les circonstances qui entouraient l’apôtre étaient changées, où il avait vieilli, où ses idées et son style s’étaient modifiés. Certainement on réussirait à prouver la possibilité d’une telle hypothèse, qu’on n’aurait pas résolu la question. Le style d’un homme peut changer ; mais, du style le plus frappant et le plus inimitable qui fut jamais, on ne passe pas à un style prolixe et sans vigueur[49]. En tout cas, une telle hypothèse est formellement exclue par ce que nous savons de plus certain sur la vie de Paul. Nous allons en fournir la démonstration.

La première épître à Timothée est celle qui offre le moins de traits particuliers, et cependant, fût-elle seule, on ne pourrait encore lui trouver une place dans la vie de saint Paul. Paul, quand il est censé écrire cette épître, a quitté Timothée depuis peu de temps, puisqu’il ne lui a pas écrit depuis son départ (i, 3). L’apôtre a quitté Timothée à Éphèse. Paul à ce moment partait pour la Macédoine ; n’ayant pas le temps de combattre les erreurs qui commençaient à se répandre dans Éphèse, et dont les chefs étaient Hyménée et Alexandre (i, 20), Paul a laissé Timothée afin de combattre ces erreurs. Le voyage que fait saint Paul sera de courte durée ; il compte revenir bientôt à Éphèse (iii, 14-15 ; iv, 13).

Deux hypothèses ont été proposées pour faire rentrer cette épître dans la contexture de la vie de Paul telle qu’elle est fournie par les Actes et confirmée par les épîtres certaines. Selon les uns, le voyage d’Éphèse en Macédoine qui a séparé Paul et Timothée est celui qui est raconté dans les Actes, xx, 1. Ce voyage a lieu dans la troisième mission. Paul est resté trois ans à Éphèse. Il part pour revoir ses Églises de Macédoine, puis celles d’Achaïe. C’est, dit-on, de Macédoine ou d’Achaïe qu’il écrit au disciple qu’il a laissé à Éphèse avec ses pleins pouvoirs. Cette hypothèse est inadmissible. D’abord les Actes nous apprennent (xix, 22) que Timothée avait devancé son maître en Macédoine, où en effet saint Paul le rejoint (II Cor., i, 1). Et puis est-il vraisemblable que, presque au lendemain de son départ d’Éphèse, Paul ait dû faire à son disciple les recommandations que nous lisons dans la première à Timothée ? Les erreurs qu’il lui signale, lui-même avait pu les combattre. Le tour du verset I Tim., i, 3, ne convient nullement à un homme qui est parti d’Éphèse après un long séjour. En outre, Paul annonce l’intention de revenir à Éphèse (iii, 14 ; iv, 13) ; or Paul, en quittant Éphèse, avait l’intention arrêtée d’aller à Jérusalem sans repasser par Éphèse (Act., xix, 21 ; XX, 1, 3, 16 ; I Cor., XVI, 4 ; II Cor., i, 16[50]). Ajoutons que, si l’on suppose l’épître écrite à ce moment, tout y est gauche ; le défaut des lettres apocryphes, qui est de ne rien apprendre de précis, l’auteur exposant à son correspondant fictif des choses au courant desquelles celui-ci devrait être, un tel défaut, dis-je, y est porté jusqu’à la nausée.

Pour éviter cette difficulté et surtout pour expliquer l’intention annoncée par Paul de revenir à Éphèse, on a eu recours à un autre système. On a supposé que le voyage de Macédoine du verset I Tim., I, 3, est un voyage, non raconté par les Actes, que Paul aurait fait durant ses trois ans de séjour à Éphèse. Il est certes permis de croire que Paul ne fut pas tout ce temps sédentaire. On suppose donc qu’il fit une tournée dans l’Archipel, et par là, du même coup, on crée un anneau pour rattacher l’épître à Tite d’une façon plus ou moins plausible à la vie de Paul. Nous ne nions pas la possibilité d’un tel voyage, quoique le silence des Actes soit bien une difficulté ; mais nous nions qu’on sorte par là des embarras que présente la première à Timothée. Dans cette hypothèse, on comprend moins encore que dans la première le tour du verset i, 3. Pourquoi dire à Timothée ce qu’il sait bien ? Paul vient de passer un ou deux ans à Éphèse ; il y reviendra bientôt. Que signifient ces erreurs qu’il découvre tout à coup au moment du départ et pour lesquelles il laisse Timothée à Éphèse ? Dans ladite hypothèse, d’ailleurs, la première à Timothée aurait été écrite vers la même époque que les grandes épîtres authentiques de Paul. Quoi ! c’est au lendemain de l’épître aux Galates et à la veille des épîtres aux Corinthiens que Paul aurait écrit une aussi molle amplification ? Il aurait quitté son style habituel en sortant d’Ephèse ; il l’aurait retrouvé en y rentrant, pour écrire les lettres aux Corinthiens, sauf, quelques années après, à reprendre le style du prétendu voyage pour écrire au même Timothée ! La deuxième à Timothée, de l’aveu de tout le monde, ne peut avoir été écrite avant l’arrivée de Paul prisonnier à Rome. Donc, il se serait écoulé plusieurs années entre la première à Timothée et celle à Tite d’une part, et la deuxième à Timothée d’autre part. Cela ne se peut. Les trois écrits se copient l’un l’autre ; or, comment supposer qu’à cinq ou six ans d’intervalle, Paul, écrivant à un ami, fasse des emprunts à de vieilles lettres ? Est-ce là un procédé digne de ce maître en l’art épistolaire, si ardent, si riche en idées ? La seconde hypothèse, comme la première, est donc un tissu d’invraisemblances. Le verset I Tim., i, 3, est un cercle d’où l’apologiste ne peut sortir ; ce verset crée une impossibilité dans la biographie de saint Paul. Il faudrait trouver une circonstance où Paul allant en Macédoine n’aurait fait que toucher à Éphèse ; cette circonstance n’existe pas dans la vie de saint Paul avant sa prison. Ajoutons que, quand Paul est censé écrire l’épître en question, l’Église d’Éphèse possède une organisation complète, des anciens, des diacres, des diaconesses[51] ; cette Église offre même les phénomènes ordinaires d’une communauté déjà vieille, des schismes, des erreurs[52] ; rien de tout cela ne convient aux temps de la troisième mission[53]. Si la première à Timothée est de Paul, il faut la rejeter dans un période hypothétique de sa vie, postérieur à sa prison et en dehors du cadre des Actes. Cette hypothèse étant aussi celle où conduit l’examen des deux autres épîtres dont nous avons à parler, nous en réservons l’examen pour plus tard.

La seconde épître à Timothée présente beaucoup plus de faits que la première. L’apôtre est en prison, évidemment à Rome (i, 8, 12, 16, 17 ; ii, 9-10). Timothée est à Éphèse (i, 16-18 ; ii, 17 ; iv, 14-15, 19), où les mauvaises doctrines continuent à pulluler, par la faute d’Hyménée et de Philétus (ii, 17). Il n’y a pas longtemps que Paul est à Rome et en prison, puisqu’il donne à Timothée comme des nouvelles certains détails sur une tournée de l’Archipel qu’il vient de faire : à Milet, il a laissé Trophime malade (iv, 20) ; à Troas, il a laissé des objets chez Carpus (iv, 13) ; Éraste est resté à Corinthe (iv, 20). À Rome, les Asiates, entre autres Phygelle et Hermogène, l’ont abandonné (i, 15). Un autre Éphésien, au contraire, Onésiphore, un de ses anciens amis, étant venu à Rome, l’a cherché, l’a trouvé et l’a soigné dans sa captivité (i, 16-18). L’apôtre est plein du pressentiment de sa fin prochaine (iv, 6-8). Ses disciples sont loin de lui : Démas l’a quitté pour suivre ses intérêts mondains, il est parti pour Thessalonique (iv, 10) ; Crescent est allé en Galatie (ibid.), Titus en Dalmatie (ibid.) ; Paul a envoyé Tychique à Éphèse (iv, 12) ; Luc seul est avec lui (iv, 11). Un certain Alexandre, ouvrier en cuivre, d’Éphèse, lui a fait beaucoup de peine et une vive opposition ; cet Alexandre est depuis reparti pour Éphèse (iv, 14-15). Paul a déjà comparu devant l’autorité romaine ; dans cette comparution, personne ne l’a assisté (iv, 16) ; mais Dieu l’a aidé et l’a arraché de la gueule du lion (iv, 17). En conséquence, il prie Timothée de venir avant l’hiver (iv, 9, 21), et d’amener Marc avec lui (iv, 11). Il lui donne en même temps une commission, c’est de lui apporter l’étui à livres, les livres et les feuillets de parchemin qu’il a laissés à Troas chez Carpus (iv, 13). Il lui recommande de saluer Prisca, Aquila et la maison d’Onésiphore (iv, 19). Il lui envoie les saluts d’Eubule, de Pudens, de Linus, de Claudia et de tous les frères (iv, 21).

Cette simple analyse suffit pour révéler d’étranges incohérences. L’apôtre est à Rome ; il vient de faire un voyage de l’Archipel, il en donne des nouvelles à Timothée comme s’il ne lui avait pas écrit depuis ce voyage ; dans la même lettre, il lui parle de sa prison et de son procès. Direz-vous que ce voyage de l’Archipel est le voyage de Paul captif, raconté dans les Actes ? Mais, dans ce voyage, Paul ne traversa pas l’Archipel ; il ne put aller ni à Milet, ni à Troas, ni surtout à Corinthe, puisque, à la hauteur de Cnide, la tempête chassa le navire sur la Crète, puis sur Malte. — Dira-t-on que le voyage en question est le dernier voyage de saint Paul libre, son voyage de retour à Jérusalem, en compagnie des députés chargés de la cotisation ? Mais Timothée était de ce voyage, au moins depuis la Macédoine (Act., XX, 4). Plus de deux ans s’écoulèrent entre ce voyage et l’arrivée de Paul à Rome (Act., xxiv, 27). Conçoit-on que Paul raconte à Timothée comme des nouveautés des choses qui s’étaient passées en sa présence il y avait si longtemps, quand, dans l’intervalle, ils avaient vécu ensemble et s’étaient à peine quittés[54] ? Loin d’être resté malade à Milet, Trophime suivit l’apôtre à Jérusalem, et fut cause de son arrestation (Act., xxi, 29). Le passage II Tim., iv, 10-11, comparé à Col., iv, 10, 14, et à Philem., 24, forme une contradiction non moins grave. Si Démas a quitté Paul quand celui-ci écrit la seconde à Timothée, cette épître est postérieure à l’épître aux Colossiens et à l’épître à Philémon. En écrivant ces deux dernières épîtres, Paul a Marc auprès de lui ; comment, écrivant la deuxième à Timothée, peut-il donc dire : « Prends Marc et amène-le avec toi ; car j’ai besoin de lui pour le diaconat » ? D’un autre côté, nous l’avons établi, il n’est pas loisible de séparer les trois lettres ; or, de quelque façon qu’on s’arrange, il y aura toujours trois ans au moins entre la première et la seconde à Timothée, et il faut placer entre elles la seconde aux Corinthiens et l’épître aux Romains. Un seul refuge reste donc ici comme pour la première à Timothée, c’est de supposer que la seconde à Timothée fut écrite dans une prolongation de la vie de l’apôtre dont les Actes ne parleraient pas. Cette hypothèse serait démontrée possible, qu’une foule de difficultés inhérentes à l’épître resteraient encore. Timothée serait à Éphèse, et (iv, 12) Paul dirait sèchement : « J’ai envoyé Tychique à Éphèse », comme si Éphèse n’était pas le lieu du destinataire. Quoi de plus froid que le passage II Tim., iii, 10-11 ? quoi même de plus inexact ? Paul ne s’adjoignit Timothée qu’à la deuxième mission ; or, les persécutions que Paul subit à Antioche de Pisidie, à Iconium, à Lystres avaient eu lieu dans la première[55]. Le vrai Paul écrivant à Timothée aurait eu bien d’autres épreuves communes à lui rappeler ; ajoutons qu’il n’eût pas perdu son temps à les lui rappeler. Mille invraisemblances se dresseraient de tous les côtés ; mais il est inutile de les discuter, car l’hypothèse elle-même dont il s’agit et d’après laquelle notre épître serait postérieure à la comparution de Paul devant le conseil de Néron, cette hypothèse, dis-je, doit être écartée, comme nous le montrerons quand nous aurons fait entrer à son tour l’épître à Tite dans le débat.

Quand Paul écrit l’épître à Tite, celui-ci est dans l’île de Crète (i, 5). Paul, qui vient de visiter cette île et a été fort mécontent des habitants (i, 12-13), y a laissé son disciple pour achever l’organisation des Églises et pour aller de ville en ville établir des presbyteri ou episcopi (i, 5). Il promet à Tite de lui envoyer bientôt Artémas et Tychique ; il prie son disciple de venir, dès qu’il aura reçu ces deux frères, le rejoindre à Nicopolis, où il compte passer l’hiver (iii, 12). L’apôtre recommande ensuite à son disciple de faire honorablement la conduite à Zénas et à Apollos, et d’avoir grand soin d’eux (iii, 13).

Cette fois encore, c’est à chaque phrase que les difficultés se présentent. Pas un mot pour les fidèles crétois, rien qu’une dureté injurieuse et inconvenante (i, 12-13) ; — nouvelles déclamations contre des erreurs dont l’existence dans des Églises récemment fondées ne se conçoit pas (i, 10 et suiv.), erreurs que Paul absent voit et connaît mieux que Tite qui est sur les lieux ; — détails qui supposeraient le christianisme déjà ancien et complètement développé dans l’île (i, 5-6) ; — recommandations triviales, portant sur des points trop clairs. Une telle épître aurait été bien inutile à Titus ; pas un mot de tout cela qu’il ne dût savoir par cœur. Mais ce n’est pas par des inductions de convenance, c’est par des arguments directs qu’on peut montrer le caractère apocryphe du document dont il s’agit.

Si l’on veut rattacher cette lettre à la période de la vie de Paul connue par les Actes, on éprouve les mêmes difficultés que pour les précédentes. Selon les Actes, Paul ne touche en Crète qu’une fois, et cela dans son naufrage ; il n’y fait qu’un très-court séjour ; durant ce séjour, il est captif. Ce n’est sûrement pas à ce moment-là que Paul a pu commencer à fonder des Églises dans l’île. D’ailleurs, si c’était au voyage de Paul captif que se rapportait Tit., i, 5, Paul quand il écrit serait prisonnier à Rome. Comment peut-il dire, de sa prison de Rome, qu’il a l’intention d’aller passer l’hiver à Nicopolis ? Comment ne fait-il pas, selon son habitude, quelque allusion à son état de prisonnier ?

Une autre hypothèse a été tentée. On a essayé de rattacher l’une à l’autre l’épître à Tite et la première à Timothée ; on a supposé que ces deux épîtres étaient le fruit du voyage épisodique que saint Paul aurait fait durant son séjour à Éphèse. Quoique cette hypothèse ait bien peu suffi pour expliquer les difficultés de la première à Timothée, reprenons-la pour voir si l’épître à Tite lui apporte quelque appui.

Paul est à Éphèse depuis un an ou deux. Pendant l’été, il forme le projet d’une tournée apostolique, dont les Actes n’auraient pas parlé. Il laisse Timothée à Éphèse et prend avec lui Titus et les deux Éphésiens Artémas et Tychique. Il va d’abord en Macédoine, puis de là en Crète, où il fonde quelques Églises. Il laisse Titus dans l’île en le chargeant de continuer son œuvre, et se rend à Corinthe avec Artémas et Tychique. Il y fait la connaissance d’Apollos, qu’il n’avait pas encore vu, et qui était sur le point de partir pour Éphèse. Il prie Apollos de se détourner un peu de son chemin pour passer par la Crète, et porter à Titus l’épître qui nous a été conservée. Son plan à ce moment est d’aller en Épire et de passer l’hiver à Nicopolis. Il mande ce plan à Titus, lui annonce qu’il lui enverra en Crète Artémas et Tychique, et le prie, aussitôt qu’il les aura vus, de venir le rejoindre à Nicopolis. Paul fait alors son voyage d’Épire. Il écrit d’Épire la première à Timothée, et charge Artémas et Tychique de la porter ; il leur enjoint toutefois de passer par la Crète, afin de donner en même temps à Titus le signal de venir le rejoindre à Nicopolis. Titus se rend à Nicopolis ; l’apôtre et son disciple retournent ensemble à Éphèse.

Avec cette hypothèse, on se rend compte d’une façon telle quelle des circonstances de l’épître à Tite et de la première à Timothée. Il y a plus : on obtient deux avantages apparents. On croit expliquer les passages des épîtres aux Corinthiens d’où il semble, au premier coup d’œil, résulter que saint Paul, venant à Corinthe à la fin de son long séjour à Éphèse, y vint pour la troisième fois (I Cor., xvi, 7 ; II Cor., ii, 1 ; xii, 14, 21 ; xiii, 1) ; on croit aussi expliquer le passage où saint Paul prétend avoir prêché l’Évangile jusqu’en Illyrie (Rom., xv, 19). Les avantages n’ont rien de solide[56], et que de blessures à la vraisemblance on fait pour les obtenir ! D’abord, ce prétendu voyage épisodique, si court que l’auteur des Actes n’aurait pas jugé à propos d’en parler, aurait été très-considérable, puisqu’il aurait renfermé un voyage en Macédoine, un voyage en Crète, un séjour à Corinthe, un hivernage à Nicopolis. Cela ferait près d’un an. Comment alors l’auteur des Actes dit-il que le séjour de Paul à Éphèse fut continu durant trois ans (Act., xix, 8, 10 ; xx, 31[57]) ? Ces expressions n’excluraient pas sans doute de petites absences, mais elles excluent une série de voyages. En outre, dans l’hypothèse que nous discutons, le voyage de Nicopolis aurait eu lieu avant la seconde épître aux Corinthiens[58]. Or, dans cette épître, Paul déclare que Corinthe est, à la date où il écrit, le point extrême de ses missions vers l’ouest[59]. Enfin l’itinéraire que l’on trace du voyage de Paul est peu naturel. Paul va d’abord en Macédoine, le texte est formel (I Tim., i, 3), et de là il se rend en Crète. Pour aller de Macédoine en Crète, Paul aurait dû passer en cabotant, ou à Éphèse, auquel cas le verset I Tim., i, 3, est dénué de sens, ou à Corinthe, auquel cas on ne conçoit pas qu’il ait besoin d’y revenir tout de suite après. Et comment Paul, voulant faire un voyage d’Épire, parle-t-il de l’hivernage qui doit le terminer, et non du voyage lui-même ? Et ce séjour à Nicopolis, comment n’en saurions-nous pas quelque chose d’ailleurs ? Supposer qu’il s’agit là de Nicopolis en Thrace, sur le Nestus, ne ferait qu’augmenter l’embarras, et n’aurait aucun des avantages apparents de l’hypothèse ci-dessus exposée. Quelques exégètes croient lever la difficulté en modifiant un peu l’itinéraire exigé par cette hypothèse. Selon eux, Paul irait d’Éphèse en Crète, de là à Corinthe, puis à Nicopolis, puis en Macédoine. Le fatal verset I Tim., i, 3, s’y oppose. Supposons une personne partant de Paris, avec l’intention de faire une tournée en Angleterre, sur les bords du Rhin, en Suisse, en Lombardie. Cette personne, arrivée à Cologne, écrira-t-elle à un de ses amis de Paris : « Je vous ai quitté à Paris, partant pour la Lombardie… » ? La conduite de saint Paul, dans toutes ces suppositions, n’est pas moins absurde que son itinéraire. Le voyage de Tychique et d’Artémas en Crète n’est pas justifié. Pourquoi Paul ne donnait-il pas à Apollos une lettre pour Timothée[60] ? Pourquoi se réservait-il de lui écrire par Tychique et Artémas ? Pourquoi ne fixait-il pas dès lors à Tite le terme où il devait venir le rejoindre, puisque ses projets étaient si arrêtés ? Ces voyages de Corinthe à Éphèse, s’effectuant tous par la Crète pour les besoins de l’apologétique, sont bien peu naturels. Paul, en cette hypothèse du voyage épisodique, de quelque façon qu’on en dresse l’itinéraire, donne et retient sans cesse ; il fait des actes qu’il n’épuise pas ; il ne tire de ses démarches qu’une partie de leur fruit, gardant pour de futures occasions ce qu’il pouvait très-bien faire sur-le-champ. Quand il s’agit de ces épîtres, il semble que les lois ordinaires de la vraisemblance et du bon sens sont renversées.

Tous les essais pour faire rentrer les épîtres à Tite et à Timothée dans le cadre de la vie de saint Paul tracé par les Actes sont donc entachés de contradictions insolubles. Les épîtres authentiques de saint Paul s’expliquent, se supposent, se pénètrent les unes les autres ; les trois épîtres dont il s’agit feraient un petit cercle à part découpé à l’emporte-pièce ; et cela serait d’autant plus étrange que deux d’entre elles, la première à Timothée et celle à Tite, tomberaient juste au milieu de ce tourbillon d’affaires si bien suivies, si bien connues, auxquelles se rapportent l’épître aux Galates, les deux aux Corinthiens, celle aux Romains. Aussi plusieurs des exégètes qui défendent l’authenticité de ces trois épîtres ont-ils eu recours à une autre hypothèse. Ils prétendent que ces épîtres doivent être placées dans un période de la vie de l’apôtre dont les Actes ne parleraient pas. Selon eux, Paul, après avoir comparu devant Néron, comme les Actes le supposent, fut acquitté, ce qui est fort possible, même probable. Rendu à la liberté, il reprend ses courses apostoliques, et va en Espagne, ce qui est probable encore. Selon les critiques dont nous parlons, Paul, dans cette période de sa vie, ferait un nouveau voyage dans l’Archipel, voyage auquel appartiendrait la première épître à Timothée et l’épître à Tite. Il reviendrait de nouveau à Rome ; là, il serait prisonnier pour la seconde fois, et, de sa prison, il écrirait la deuxième à Timothée.

Tout cela, il faut l’avouer, ressemble bien au système artificiel de défense d’un accusé qui, pour répondre à des objections, est obligé d’imaginer un ensemble de faits qui ne se rattache à rien de connu. Ces hypothèses isolées, sans épaulement ni arrachement dans ce que l’on sait d’ailleurs, sont en justice le signe de la culpabilité, en critique le signe de l’apocryphe. Même en accordant la possibilité de ce nouveau voyage dans l’Archipel, on aurait encore une peine infinie à faire concorder les circonstances des trois épîtres ; les allées et les venues seraient très-peu justifiées. Mais une telle discussion est inutile ; il est évident, en effet, que l’auteur de la seconde à Timothée entend bien parler de la captivité mentionnée par les Actes, et à laquelle se rapportent les épîtres aux Philippiens, aux Colossiens et à Philémon. Le rapprochement de II Tim., iv, 9-22, avec les finales des épîtres aux Colossiens et à Philémon le prouve. Le personnel qui entoure l’apôtre est à peu près identique dans les deux cas. La captivité du sein de laquelle Paul est censé écrire la seconde à Timothée finira par une libération (II Tim., iv, 17-18) ; Paul, dans cette épître, est plein d’espérance ; il médite de nouveaux desseins et est préoccupé de la pensée qui le remplit en effet pendant toute sa première (et unique) captivité, accomplir la prédication évangélique, prêcher le Christ à toutes les nations et en particulier aux peuples de l’extrême Occident[61]. Si les trois épîtres en question étaient d’une date si avancée, on ne concevrait pas comment Timothée y serait toujours traité en jeune homme. Nous pouvons, d’ailleurs, prouver directement que ce voyage de l’Archipel, postérieur au séjour de Paul à Rome, n’a pas eu lieu. Dans un tel voyage, en effet, saint Paul aurait touché à Milet (II Tim., iv, 20). Or, dans le beau discours que l’auteur des Actes prête à saint Paul passant par Milet à la fin de sa troisième mission, cet auteur fait dire à Paul : « Je sais que vous ne verrez plus mon visage, vous tous parmi lesquels j’ai passé, annonçant le royaume[62] ». Et qu’on ne dise pas que saint Paul a pu se tromper dans ses prévisions, changer d’avis[63], et revoir une Église à laquelle il croyait avoir dit adieu pour toujours. Là n’est pas la question. Peu nous importe que Paul ait prononcé ou non ces paroles. L’auteur des Actes savait bien la suite de la vie de Paul, quoique malheureusement il n’ait pas jugé à propos de nous l’apprendre. Il est impossible qu’il ait mis dans la bouche de son maître une prédiction qu’il savait bien ne pas s’être vérifiée.

Les lettres à Timothée et à Tite sont donc repoussées par toute la contexture de la biographie de Paul. Quand on les y fait rentrer par quelqu’une de leurs parties, elles en sortent par une autre partie. Même en créant exprès pour elles un période dans la vie de l’apôtre, on n’obtient rien de satisfaisant. Ces épîtres se repoussent elles-mêmes ; elles sont pleines de contradictions[64] ; les Actes et les épîtres certaines seraient perdus, qu’on ne réussirait pas encore à créer une hypothèse pour faire tenir debout les trois écrits dont nous parlons. Et qu’on ne dise pas qu’un faussaire ne se fut pas jeté de gaieté de cœur dans ces contradictions. Denys de Corinthe, au iie siècle, n’a pas une théorie moins bizarre des voyages de saint Paul, puisqu’il le fait venir à Corinthe et partir de Corinthe pour Rome en compagnie de saint Pierre[65], chose tout à fait impossible. Sans doute, les trois épîtres en question furent fabriquées à une époque où les Actes n’avaient pas encore une pleine autorité. Plus tard, on eût brodé sur le canevas des Actes, comme l’a fait l’auteur de la fable de Thécla vers l’an 200. L’auteur de nos épîtres sait les noms des principaux disciples de Paul ; il a lu plusieurs de ses épîtres[66] ; il se fait une idée vague de ses voyages ; il a l’esprit frappé, et d’une manière assez juste, de cet essaim de disciples qui entouraient Paul et qu’il lançait en courriers dans toutes les directions[67]. Mais les détails qu’il suppose sont faux et inconsistants : il se représente toujours Timothée comme un jeune homme ; la notion incomplète qu’il a d’un passage de Paul en Crète lui fait croire que l’apôtre y a fondé des Églises. Le personnel qu’il introduit dans les trois épîtres est surtout éphésien ; on est tenté par moments de croire que le désir d’exalter certaines familles d’Éphèse et d’en déprécier quelques autres n’a pas été tout à fait étranger au fabricateur[68].

Les trois épîtres en question sont-elles apocryphes d’un bout à l’autre, ou bien se servit-on pour les composer de billets authentiques adressés à Tite et à Timothée, qu’on aurait délayés dans un sens conforme aux idées du temps et avec l’intention de prêter l’autorité de l’apôtre aux développements que prenait la hiérarchie ecclésiastique ? C’est ce qu’il est difficile de décider. Peut-être, en certaines parties, à la fin de la deuxième à Timothée, par exemple, des billets de différentes dates ont-ils été mêlés ; mais même alors il faut admettre que le faussaire s’est largement donné carrière. Une conséquence, en effet, qui sort de ce qui précède, c’est que les trois épîtres sont sœurs, qu’elles ne font à vrai dire qu’un même ouvrage, et qu’on ne peut faire de distinction entre elles pour ce qui touche à l’authenticité.

Tout autre est la question de savoir si quelques-unes des données de la deuxième à Timothée, par exemple i, 15-18 ; ii, 17-18 ; iv, 9-21, n’ont pas une valeur historique. Le faussaire, quoique ne sachant pas bien la vie de Paul et ne possédant pas les Actes[69], pouvait avoir, notamment sur les derniers temps de l’apôtre, des détails originaux. Nous croyons en particulier que le passage de la seconde à Timothée, iv, 9-21, a beaucoup d’importance et jette un jour vrai sur la prison de saint Paul à Rome. Le quatrième Évangile est aussi à sa manière un ouvrage apocryphe ; on ne peut pas dire pour cela que ce soit un ouvrage sans valeur historique. Quant à ce qu’il y a de bizarre d’après nos idées dans de telles suppositions d’ouvrages, il ne faut nullement s’y arrêter. Cela ne causait pas le moindre scrupule[70]. Si le pieux auteur des fausses lettres à Timothée et à Tite pouvait revenir et assister aux discussions dont il est cause parmi nous, il ne se défendrait pas ; il répondrait comme le prêtre d’Asie, auteur du roman de Thécla, quand il se vit poussé à bout : convictum atque confessum id se amore Pauli fecisse[71].

L’époque de la composition de ces trois épîtres peut être placée vers l’an 90 ou 100. Théophile d’Antioche (vers l’an 170) les cite expressément[72]. Irénée[73], Clément d’Alexandrie[74], Tertullien[75], les admettent aussi. Marcion, au contraire, les repoussait ou ne les connaissait pas[76]. Les allusions qu’on y croit trouver dans les épîtres attribuées à Clément Romain[77], à Ignace[78], à Polycarpe[79] sont douteuses. Il y avait dans l’air à cette époque un certain nombre de phrases homilétiques toutes faites ; la présence de ces phrases dans un écrit ne prouve pas que l’auteur les empruntât directement à tel autre écrit où on les trouve. Les consonnances qu’on remarque entre certaines expressions d’Hégésippe[80] et certains passages des épîtres en question sont singulières ; on ne sait quelle conséquence en tirer ; car, si dans ces expressions Hégésippe a en vue la première épître à Timothée, il semblerait qu’il la regarde comme un écrit postérieur à la mort des apôtres. Quoi qu’il en soit, il est clair que, quand on lit le recueil des lettres de Paul, les lettres à Tite et à Timothée jouissaient d’une pleine autorité. Où les composa-t-on ? Peut-être à Éphèse[81] ; peut-être à Rome. Les partisans de cette seconde hypothèse peuvent dire qu’en Orient on n’eût pas commis les erreurs qui s’y remarquent. Le style offre des latinismes[82]. L’intention qui a dicté l’écrit, savoir le désir d’augmenter la force du principe hiérarchique et l’autorité de l’Église, en présentant un modèle de piété, de docilité, d’« esprit ecclésiastique » tracé par l’apôtre lui-même, est tout à fait en harmonie avec ce que nous savons du caractère de l’Église romaine dès le ier siècle.

Il nous reste à parler de l’épître aux Hébreux. Comme nous l’avons déjà dit, cette épître ne serait pas de Paul qu’on ne devrait nullement la mettre dans la même catégorie que les deux épîtres à Timothée et l’épître à Tite, l’auteur ne cherchant pas à faire passer son ouvrage pour un écrit de l’apôtre Paul. Quelle est la valeur de l’opinion qui s’est établie dans l’Église et selon laquelle Paul serait l’auteur de ladite épître ? L’étude des manuscrits, l’examen de la tradition ecclésiastique et la critique intrinsèque du morceau lui-même vont nous éclairer à cet égard.

Les anciens manuscrits portent simplement en tête de l’épître : Πρὸς Ἑϐραίους. Quant à l’ordre de transcription, le Codex Vaticanus et le Codex Sinaiticus, représentant la tradition alexandrine, placent l’épître parmi celles de Paul. Les manuscrits gréco-latins, au contraire, montrent toutes les hésitations qui restaient encore en Occident, dans la première moitié du moyen âge, sur la canonicité de l’épître aux Hébreux et par conséquent sur son attribution à Paul. Le Codex Bœrnerianus l’omet ; le Codex Augiensis la donne seulement en latin, à la suite des épîtres de Paul. Le Codex Claromontanus met l’épître en question hors rang, comme une sorte d’appendice, après la stichométrie générale de l’Écriture[83], preuve que l’épître ne se trouvait pas dans le manuscrit d’où le Claromontanus fut copié. Dans la stichométrie susdite (morceau très-ancien), l’épître aux Hébreux ne figure pas, ou, si elle figure, c’est sous le nom de Barnabé[84]. Enfin, les fautes dont fourmille le texte latin de l’épître dans le Claromontanus suffiraient pour éveiller le soupçon du critique et prouver que cette épître n’entra dans le canon de l’Église latine que tardivement et comme par surprise[85].

Même incertitude dans la tradition. Marcion n’avait pas l’épître aux Hébreux dans son recueil des épîtres de Paul[86] ; l’auteur du canon dit de Muratori l’omet dans sa liste. Irénée connaissait l’écrit en question, mais il ne le considérait pas comme de Paul[87]. Clément d’Alexandrie[88] le croit de Paul ; mais il sent la difficulté de cette attribution, et il a recours, pour sortir d’embarras, à une hypothèse peu acceptable : il suppose que Paul écrivit l’épître en hébreu et que Luc la traduisit en grec. Origène admet aussi en un sens l’épître aux Hébreux comme de Paul, mais il reconnaît que beaucoup de personnes nient qu’elle ait été écrite par ce dernier ; il n’y trouve nullement le style de Paul, et suppose, à peu près comme Clément d’Alexandrie, que le fond des idées seul appartient à l’apôtre. « Le caractère du style de l’épître qui a pour titre Aux Hébreux, dit-il, n’a pas la rusticité de celui de l’apôtre… ; cette lettre est, sous le rapport de l’arrangement des mots, bien plus hellénique, comme l’avouera quiconque est capable de juger de la différence des styles… Pour moi, si j’avais à exprimer un avis, je dirais que les pensées sont de l’apôtre, mais que le style et l’arrangement des mots sont de quelqu’un qui aurait rapporté de mémoire les paroles de l’apôtre et qui aurait rédigé les discours de son maître. Si donc quelque Église tient cette épître comme de Paul, il n’y a qu’à l’approuver ; car ce ne peut être sans raison que les anciens l’ont transmise comme de Paul. Quant à la question de savoir qui a écrit cette épître. Dieu sait la vérité. Parmi les opinions que l’histoire nous a transmises, l’une veut qu’elle ait été écrite par Clément, qui fut évêque des Romains, l’autre par Luc, qui écrivit les Évangiles et les Actes[89]. » Tertullien n’observe pas tant de ménagements : il présente nettement l’épître aux Hébreux comme l’ouvrage de Barnabé[90]. Caïus, prêtre de Rome[91], saint Hippolyte[92], saint Cyprien[93], ne la plaçaient pas parmi les épîtres de Paul. Dans la querelle du novatianisme, où cette épître avait plusieurs raisons d’être employée, il n’en est pas fait mention.

C’est à Alexandrie qu’était le centre de l’opinion qui voulait intercaler l’épître aux Hébreux dans la série des lettres de Paul. Vers le milieu du iiie siècle, Denys d’Alexandrie[94] ne paraît pas douter que Paul n’en soit l’auteur. À partir de cette époque, c’est là l’opinion la plus générale en Orient[95] ; cependant des protestations ne cessent de se faire entendre[96]. Elles sont surtout énergiques chez les Latins[97] ; l’Église romaine, en particulier, maintient que l’épître n’est pas de Paul[98]. Eusèbe hésite beaucoup, et revient aux hypothèses de Clément d’Alexandrie et d’Origène ; il incline à croire que l’épître a été composée en hébreu par Paul et traduite par Clément Romain[99]. Saint Jérôme[100] et saint Augustin[101] ont de la peine à faire taire leurs doutes, et ne citent guère cette partie du canon sans une réserve. Divers docteurs s’obstinent toujours à nommer comme auteur de l’ouvrage ou Luc, ou Barnabé, ou Clément[102]. Les manuscrits anciens de provenance latine suffiraient, nous l’avons vu, pour témoigner de la répugnance que l’Occident éprouva quand cette épître lui fut présentée comme un ouvrage de Paul. Il est clair que, lorsqu’on fit, s’il est permis de parler ainsi, l’editio princeps des lettres de Paul, le nombre des lettres fut fixé à treize. On s’habitua sans doute de bonne heure à mettre à la suite de ces treize lettres l’épître aux Hébreux, écrit apostolique anonyme, qui se rapproche à quelques égards pour les idées des écrits de Paul. De là il n’y avait qu’un pas à faire pour arriver à penser que l’épître aux Hébreux était de l’apôtre. Tout porte à croire que cette induction fut tirée à Alexandrie, c’est-à-dire dans une Église relativement moderne si on la compare aux Églises de Syrie, d’Asie, de Grèce, de Rome. Une telle induction ne peut avoir de valeur en critique, si de bonnes preuves intrinsèques détournent d’un autre côté d’attribuer l’épître en question à l’apôtre Paul.

Or, c’est ce qui a lieu en réalité. Clément d’Alexandrie et Origène, bons juges en fait de style grec, ne trouvent pas à notre épître la couleur du style de Paul. Saint Jérôme est du même sentiment ; les Pères de l’Église latine qui refusent de croire que l’épître soit de Paul donnent tous la même raison de leur doute : propter styli sermonisque distantiam[103]. Cette raison est excellente. Le style de l’épître aux Hébreux est, en effet, différent de celui de Paul ; il est plus oratoire, plus périodique ; le dictionnaire présente des mots particuliers. Le fond des pensées n’est pas éloigné des opinions de Paul, surtout de Paul captif ; mais l’exposition et l’exégèse sont tout autres. Pas de suscription nominative, contrairement au constant usage de l’apôtre ; des traits qu’on peut s’attendre à trouver toujours dans une épître de Paul manquent dans celle-ci. L’exégèse est surtout allégorique et ressemble bien plus à celle de Philon qu’à celle de Paul. L’auteur participe de la culture alexandrine. Il ne se sert que de la version dite des Septante ; il fait sur le texte de cette version des raisonnements qui prouvent une complète ignorance de l’hébreu[104] ; sa façon de citer et d’analyser les textes bibliques n’est pas conforme à la méthode de Paul. L’auteur, d’un autre côté, est un Juif ; il croit relever le Christ en le comparant au grand prêtre hébreu ; le christianisme n’est pour lui qu’un judaïsme accompli ; il est loin de regarder la Loi comme abolie. Le passage ii, 3, où l’auteur se place parmi ceux qui n’ont connu les mystères de la vie du Christ qu’indirectement de la bouche des disciples de Jésus, ne répond nullement à l’une des prétentions les plus arrêtées de Paul. Remarquons enfin qu’en écrivant aux chrétiens hébreux, Paul aurait manqué à sa règle la plus fixe, qui est de ne jamais faire d’acte pastoral sur le terrain des Églises judéo-chrétiennes, afin que les apôtres de la circoncision n’empiètent pas de leur côté sur les Églises d’incirconcis[105].

L’épître aux Hébreux n’est donc pas de saint Paul. De qui est-elle ? où a-t-elle été écrite ? à qui a-t-elle été adressée ? Nous examinerons tous ces points dans notre quatrième volume. Pour le moment, la date seule d’un si important écrit nous intéresse. Or cette date se laisse déterminer avec assez de précision. L’épître aux Hébreux est, selon toutes les vraisemblances, antérieure à l’an 70, puisque le service lévitique du temple y est présenté comme se continuant régulièrement et sans interruption[106]. D’un autre côté, xiii, 7, et même v, 12, paraissent une allusion à la mort des apôtres de Jérusalem, de Jacques, frère du Seigneur, par exemple ; xiii, 13, semble se rapporter à une délivrance de Timothée, postérieure à la mort de Paul[107] ; x, 32 et suiv., peut-être xiii, 7, sont, je crois, une mention claire de la persécution de Néron en l’an 64[108]. Il est vraisemblable que le passage iii, 7 et suiv., renferme une allusion aux commencements de la révolte de Judée (an 66) et un pressentiment des malheurs qui vont suivre ; ce passage implique, d’ailleurs, que l’an 40 depuis la mort de Jésus n’était pas dépassé et que ce terme approchait. Tout se réunit donc pour faire supposer que la rédaction de l’épître aux Hébreux eut lieu de l’an 65 à l’an 70, probablement en l’an 66[109].

Après avoir discuté l’authenticité, nous avons à discuter l’intégrité des épîtres de Paul. Les épîtres authentiques n’ont jamais été interpolées[110]. Le style de l’apôtre est si individuel, si original, que toute addition se détacherait sur le fond du texte par sa pâleur. Dans le travail d’édition qui eut lieu quand les épîtres furent recueillies, il se fit cependant quelques opérations dont il importe de se rendre compte. Le principe des éditeurs paraît avoir été : 1o de ne rien ajouter au texte ; 2o de ne rien perdre de ce que l’on croyait avoir été dicté ou écrit par l’apôtre ; 3o d’éviter les répétitions qui ne pouvaient manquer de se produire, surtout quand il s’agissait de lettres circulaires, offrant des parties communes. Les éditeurs, en pareil cas, paraissent avoir suivi un système de rapiécetage ou d’intercalation, dont le but semble avoir été de sauver des morceaux qui sans cela auraient péri. Ainsi le passage II Cor., vi, 14 - vii, 1, forme un petit paragraphe qui coupe si singulièrement la suite de l’épître, qu’on est porté à croire qu’il a été cousu là grossièrement. Les derniers chapitres de l’épître aux Romains présentent des faits bien plus frappants et qu’il importe de discuter avec minutie ; car beaucoup de parties de la biographie de Paul dépendent du système qu’on adopte sur ces chapitres.

En lisant l’épître aux Romains, on éprouve, à partir du chap. xii, quelque étonnement. Paul paraît se départir là de son principe habituel : « Chacun sur son terrain. » Il est singulier qu’il donne des conseils impératifs à une Église qu’il n’a pas fondée, lui qui relève si vivement l’impertinence de ceux qui cherchent à bâtir sur les fondements posés par d’autres[111]. À la fin du chap. xiv, des particularités bien plus bizarres commencent. Plusieurs manuscrits, que suit Griesbach, après saint Jean Chrysostome, Théodoret, Théophylacte, Œcumenius[112], placent à cet endroit la finale du chap. xvi (versets 25-27). Le Codex Alexandrinus et quelques autres répètent deux fois cette finale, une fois à la fin du chap. xiv et derechef à la fin du chap. xvi.

Les versets 1-13 du chap. xv excitent de nouveau notre surprise. Ces versets répètent et résument mollement ce qui précède. Il est peu supposable qu’ils se soient trouvés dans la même lettre que ce qui précède. Paul se répète souvent dans le cours d’un même développement, mais il ne revient jamais sur un développement pour le résumer et l’affaiblir. Ajoutons que les versets 1-13 paraissent s’adresser à des judéo-chrétiens. Saint Paul y fait des concessions aux idées juives[113]. Quoi de plus singulier que ce verset 8, où le Christ est appelé διάκονος περιτομῆς ? On dirait que c’est ici un résumé des chapitres xii, xiii, xiv, à l’usage de lecteurs judéo-chrétiens, auxquels Paul tient à prouver par des textes que l’adoption des gentils n’exclut pas le privilège d’Israël et que Christ a rempli les promesses antiques[114].

La partie xv, 14-33, est évidemment adressée à l’Église de Rome et à cette Église seule. Paul s’y exprime avec réserve, comme il convient en écrivant à une Église qu’il n’a pas vue, et qui, étant en majorité judéo-chrétienne, n’est pas directement de sa juridiction. Dans les chap. xii, xiii, xiv, le ton de la lettre est plus ferme ; l’apôtre y parle avec une douce autorité ; il s’y sert du verbe παρακαλῶ, verbe d’une nuance très-mitigée sans doute, mais qui est toujours le mot qu’il emploie quand il parle à ses disciples[115].

Le verset 33 termine parfaitement l’épître aux Romains, selon les règles des finales de saint Paul. Les versets 1 et 2 du chapitre xvi pourraient encore être admis comme un post-scriptum de l’épître aux Romains ; mais ce qui suit à partir du verset 3 fait naître de véritables difficultés : Paul, comme s’il n’avait pas clos sa lettre par le mot Amen, se met à saluer vingt-six personnes, sans parler de cinq Églises ou groupes. D’abord, Paul ne met jamais ainsi les salutations après la bénédiction et l’Amen final. En outre, ce ne sont pas ici des salutations banales comme on peut en adresser à des gens qu’on n’a pas vus. Paul a eu évidemment les relations les plus intimes avec les personnes qu’il salue. Toutes ces personnes ont leur trait spécial : celle-ci a travaillé avec lui ; ceux-là ont été en prison avec lui ; une autre lui a servi de mère (sans doute en le soignant dans quelque maladie[116]) ; il sait à quelle époque chacun s’est converti ; tous sont ses amis, ses collaborateurs, ses très-chers. Il n’est pas naturel qu’il ait tant de liens avec une Église où il n’a jamais été, qui n’est pas de son école, avec une Église judéo-chrétienne, où ses principes lui défendent de travailler. Non-seulement il connaît par leur nom tous les chrétiens de l’Église à laquelle il s’adresse, mais encore il connaît les maîtres de ceux qui sont esclaves, Aristobule, Narcisse ; comment désigne-t-il avec tant d’assurance ces deux maisons, si elles sont à Rome, où il n’a jamais été ? Écrivant aux Églises qu’il a fondées, Paul salue deux ou trois personnes ; pourquoi salue-t-il un nombre si considérable de frères et de sœurs dans une Église qu’il n’a jamais visitée ?

Si nous étudions en détail les personnes qu’il salue, nous verrons avec plus d’évidence encore que cette page de salutations n’a jamais été adressée à l’Église de Rome. Nous n’y trouvons aucune des personnes que nous savons avoir fait partie de l’Église de Rome[117], et nous y trouvons plusieurs personnes qui sûrement n’en ont jamais fait partie. En première ligne (v. 3-4), figurent Aquila et Priscille. Tout le monde reconnaît qu’il ne s’est écoulé que quelques mois entre la rédaction de la première épître aux Corinthiens et la rédaction de l’épître aux Romains. Or, quand saint Paul écrivait la première aux Corinthiens, Aquila et Priscille étaient à Éphèse[118]. Dans l’intervalle, ce couple apostolique a pu, dira-t-on, être parti pour Rome. Cela serait bien singulier. Aquila et Priscille étaient partis une première fois de Rome, chassés par un édit ; nous les trouvons ensuite à Corinthe, puis à Éphèse ; les ramener à Rome sans que leur sentence d’expulsion eût été rapportée, juste le lendemain du jour où Paul vient de leur dire adieu à Éphèse, c’est leur prêter une vie par trop nomade ; c’est accumuler les invraisemblances. Ajoutons que l’auteur de la deuxième épître apocryphe de Paul à Timothée suppose Aquila et Priscille à Éphèse[119], ce qui prouve que la tradition les fixait là. Le petit Martyrologe romain (source des rédactions postérieures) fait mémoire, au 8 juillet, In Asia Minori, Aquilæ et Priscillæ, uxoris ejus[120]. Ce n’est pas tout. Au v. 5, Paul salue Épénète, « le premier-né de l’Asie en Christ ». Quoi ! toute l’Église d’Éphèse s’était donc donné rendez-vous à Rome ? La liste de noms qui suit convient également mieux à Éphèse qu’à Rome[121]. Sans doute, la première Église de Rome fut principalement grecque de langue ; dans le monde d’esclaves et d’affranchis où se recrutait le christianisme, les noms grecs, même à Rome, étaient ordinaires[122]. Cependant, en examinant les inscriptions juives de Rome, le P. Garrucci a trouvé que la quantité des noms propres latins était double de la quantité des noms grecs[123]. Or ici, sur vingt-quatre noms, il y en a seize grecs, sept latins, un hébreu, si bien que la quantité des noms grecs est plus que double de celle des noms latins. Les noms des chefs de maison Aristobule et Narcisse sont grecs aussi.

Les versets Rom., xvi, 3-16, n’ont donc pas été adressés à l’Église de Rome, ils ont été adressés à l’Église d’Éphèse. Les versets 17-20 ne peuvent davantage avoir été adressés aux Romains. Saint Paul y reprend le mot qui lui est habituel, quand il donne un ordre à ses disciples (παρακαλῶ) ; il s’exprime avec une extrême aigreur sur les divisions semées par ses adversaires ; on sent qu’il est là en famille ; il sait l’état de l’Église à laquelle il s’adresse ; il se fait gloire de la bonne réputation de cette Église ; il se réjouit d’elle comme un maître de ses élèves (ἐφ’ὑμῖν χαίρω). Ces versets n’ont pas de sens, si on les suppose adressés par l’apôtre à une Église qui lui aurait été étrangère ; chaque mot prouve qu’il avait prêché ceux à qui il écrit, et qu’ils étaient sollicités par ses ennemis. Ces versets ne peuvent avoir été adressés qu’aux Corinthiens ou aux Éphésiens. L’épître à la fin de laquelle ils se trouvent fut écrite de Corinthe ; ces versets, qui constituent une finale de lettre, ont donc été adressés à Éphèse. Comme nous avons montré que les versets 3-16 ont été également adressés aux fidèles d’Éphèse, nous obtenons ainsi un long fragment (xvi, 3-20) qui a dû faire partie d’une lettre aux Éphésiens. Dès lors, il devient plus naturel de rattacher à ces versets 3-20 les versets 1-2 du même chapitre, versets qui pourraient être considérés comme un post-scriptum après l’Amen, mais qu’il vaut mieux rapporter à ce qui suit. Le voyage de Phœbé est ainsi plus vraisemblable. Enfin, les recommandations assez impératives de xvi, 2, et le motif dont Paul les appuie, se comprennent mieux, adressés aux Éphésiens, qui avaient tant d’obligations à l’apôtre, qu’aux Romains, qui ne lui devaient rien.

Les versets 21-24 du chapitre xvi[124] n’ont pu, mieux que ce qui précède, faire partie d’une épître aux Romains. Pourquoi toutes ces personnes, qui n’avaient jamais été à Rome, qui n’étaient pas connues des fidèles de Rome, salueraient-elles ces derniers ? Que pouvaient dire à l’Église de Rome ces noms d’inconnus ? Une remarque bien importante, c’est que ce sont tous des noms de Macédoniens ou de gens qui pouvaient connaître les Églises de Macédoine. Le verset 24 est une finale de lettre. Les versets xvi, 21-24, peuvent donc être une fin de lettre adressée aux Thessaloniciens.

Les versets 25-27 nous offrent une nouvelle finale, qui n’a rien de topique, et qui, comme nous l’avons déjà dit, se trouve dans plusieurs manuscrits, à la fin du chapitre xiv. Dans d’autres manuscrits, en particulier dans le Bœrnerianus et l’Augiensis (partie grecque), cette finale manque[125]. Sûrement, ce morceau n’a pas fait partie de l’épître aux Romains, terminée au verset xv, 33, ni de l’épître aux Éphésiens, terminée au verset xvi, 20, ni de l’épître aux Églises de Macédoine, qui finit par le verset xvi, 24. Nous arrivons donc à ce singulier résultat que l’épître finit quatre fois, et dans le Codex Alexandrinus cinq fois. Cela est absolument contraire aux habitudes de Paul, et même au bon sens. Il y a donc ici un trouble, provenant de quelque accident particulier. Faut-il, avec Marcion[126] et avec Baur, déclarer apocryphes les deux derniers chapitres de l’épître aux Romains ? On est surpris qu’un critique aussi habile que Baur se soit contenté d’une solution aussi grossière. Pourquoi un faussaire aurait-il inventé de si insignifiants détails ? Pourquoi aurait-il ajouté à l’ouvrage sacré une liste de noms propres ? Au premier et au second siècle, les auteurs d’apocryphes avaient presque tous un intérêt dogmatique ; on interpolait les écrits apostoliques en vue d’une doctrine ou d’une discipline à établir. Nous croyons pouvoir proposer une hypothèse plus satisfaisante que celle de Baur. Selon nous, l’épître dite aux Romains, 1o n’a pas été adressée tout entière aux Romains, 2o n’a pas été adressée aux seuls Romains.

Saint Paul, en avançant dans sa carrière, avait pris le goût des épîtres encycliques[127], destinées à être lues dans plusieurs Églises[128]. Nous supposons que le fond de l’épître aux Romains fut une encyclique de ce genre. Saint Paul, au moment de sa pleine maturité, l’adresse à ses plus importantes Églises, au moins à trois d’entre elles, et, par exception, il l’adresse aussi à l’Église de Rome. Les quatre finales tombant aux versets xv, 33 ; xvi, 40 ; xvi, 24 ; xvi, 27, sont les finales des divers exemplaires expédiés. Quand on fit l’édition des épîtres, on prit pour base l’exemplaire adressé à l’Église de Rome[129] ; mais, afin de ne rien perdre, on mit à la suite du texte ainsi constitué les parties variantes et notamment les diverses finales des exemplaires qu’on abandonnait[130]. Par là s’expliquent tant de singularités : 1o le double emploi que fait le passage xv, 1-13, avec les chapitres xii, xiii, xiv, chapitres qui, ne convenant qu’à des Églises fondées par l’apôtre, ne devaient pas se trouver dans l’exemplaire envoyé aux Romains, tandis que le passage xv, 1-13, ne peut convenir à des disciples de Paul et convient au contraire parfaitement aux Romains ; 2o certains traits de l’épître qui ne s’adaptent que médiocrement aux fidèles de Rome et iraient même jusqu’à l’indiscrétion, s’ils étaient adressés uniquement à ces derniers[131] ; 3o les hésitations des meilleurs critiques sur la question de savoir si l’épître a été adressée à des païens convertis, ou à des judéo-chrétiens[132], hésitations toutes simples en notre hypothèse, puisque les parties principales de l’épître auraient été composées pour servir à plusieurs Églises à la fois ; 4o ce qu’il y a de surprenant à ce que Paul compose un morceau si capital uniquement en vue d’une Église qu’il ne connaissait pas et sur laquelle il n’avait que des droits contestables ; 5o enfin les particularités bizarres des chapitres xv et xvi, ces salutations à contre-sens, ces quatre finales dont trois ne se trouvaient certainement pas dans l’exemplaire envoyé à Rome. On verra dans la suite du présent volume combien cette hypothèse s’accorde bien avec toutes les autres nécessités de la vie de saint Paul.

N’omettons pas le témoignage d’un important manuscrit. Le Codex Bœrnerianus omet l’indication de Rome aux versets 7 et 15 du premier chapitre[133]. On ne saurait dire que c’est là une omission faite en vue des lectures dans les églises ; le manuscrit Bœrnérien, œuvre des philologues de Saint-Gall, vers l’an 900, se propose un but purement exégétique et a été copié sur un très-vieux manuscrit.

Les notes suffiront pour expliquer au lecteur la nature des autres documents que j’ai employés et l’usage que j’en ai fait. Je ne crois avoir négligé aucun moyen d’information et de contrôle. J’ai vu tous les pays dont il est question dans ce volume, excepté la Galatie. Pour la partie talmudique, j’ai eu la savante collaboration de M. Joseph Derenbourg et de M. Neubauer. Pour la géographie, j’ai conféré des points difficiles avec MM. Perrot, Heuzey, Ernest Desjardins, et surtout avec M. Kiepert, qui a bien voulu dresser la carte jointe à ce volume. Pour la partie grecque et latine, notamment pour l’épigraphie, trois confrères dont l’amitié a pour moi un prix infini, MM. Léon Renier, Egger, Waddington, m’ont permis de recourir sans cesse à leur critique exercée et à leur profond savoir. M. Waddington, en particulier, connaît si parfaitement la Syrie et l’Asie Mineure, que, dans les questions relatives à ces pays, je ne sens jamais ma conscience en repos si je n’ai réussi à me mettre d’accord avec ce sagace et judicieux explorateur.

J’ai regretté de ne pouvoir donner place en ce livre au récit des derniers temps de la vie de saint Paul ; mais il eût fallu pour cela grossir démesurément le volume. De plus, le troisième livre aurait ainsi perdu quelque chose de la solidité historique qui le caractérise. Depuis l’arrivée de Paul à Rome, en effet, on cesse de poser sur le terrain des textes incontestés ; on recommence à se débattre dans la nuit des légendes et des documents apocryphes. Le prochain volume (quatrième livre de l’Histoire des origines du christianisme) présentera la fin de la vie de Paul, les événements de la Judée, la venue de Pierre à Rome (je la tiens pour probable), la persécution de Néron, la mort des apôtres, l’Apocalypse, la prise de Jérusalem, la rédaction des Évangiles synoptiques. Puis, un cinquième et dernier volume comprendra la rédaction des écrits moins anciens du Nouveau Testament, les mouvements intérieurs des Églises d’Asie Mineure, les progrès de la hiérarchie et de la discipline, la naissance des sectes gnostiques, la constitution définitive d’une orthodoxie dogmatique et de l’épiscopat. Une fois le dernier écrit du Nouveau Testament rédigé, une fois l’autorité de l’Église constituée et armée d’une sorte de pierre de touche pour discerner l’erreur de la vérité, une fois que les petites confréries démocratiques du premier âge apostolique ont abdiqué leurs pouvoirs entre les mains de l’évêque, le christianisme est complet. L’enfant grandira encore ; mais il a tous ses membres ; ce n’est plus un embryon ; il n’acquerra plus d’organe essentiel. Vers le même temps, d’ailleurs, les derniers liens qui attachaient l’Église chrétienne à sa mère, la synagogue juive, sont coupés ; l’Église existe comme un être indépendant ; elle n’a plus pour sa mère que de l’aversion. L’histoire des origines du christianisme finit à ce moment. J’espère qu’il me sera donné avant cinq ans d’achever cette œuvre, à laquelle j’ai voulu réserver les plus mûres années de ma vie. Elle m’aura coûté bien des sacrifices, surtout en m’excluant de l’enseignement du Collège de France, second but que je m’étais proposé. Mais il ne faut pas être trop exigeant ; peut-être celui à qui, sur deux desseins, il a été donné d’en réaliser un, ne doit-il pas accuser le sort, surtout s’il a compris ces desseins comme des devoirs.

  1. II Thess., ii, 2.
  2. II Thess., iii, 17 ; I Cor., xvi, 21 ; Col., iv, 18 ; Gal., vi, 11.
  3. Dans toute la discussion qui va suivre, j’appelle « suscription » la première phrase, Παῦλος, ἀπόστολος… etc. ; j’appelle « titre » l’indication que les manuscrits mettent en tête de chaque épître : Πρὸς Ῥωμαίους, Πρὸς Ἑϐραίους, etc.
  4. Col., i, 15 et suiv.
  5. Comp. Col., ii, 2-3.
  6. Notez πλήρωμα avec une nuance particulière (i, 19 ; ii, 9), l’expression τῷ κυρίῳ Χριστῷ (iii, 24), φανεροῦσθαι (iii, 4) pour la παρουσία du Christ, les mots composés πιθανολογία, ἐθελοθρησκεία, ὀφθαλμοδουλεία. L’emploi rare des particules, un goût remarquable pour les entassements de membres de phrase liés entre eux par le pronom relatif ou par le nexe participial, quelques autres petits idiotismes encore, sont peu conformes aux habitudes de Paul.
  7. Col., i, 16-19.
  8. Col., i, 20.
  9. Col., iv, 11, comp. à Gal., iii, 28 ; Col., ii, 5, comp, à I Cor., v, 3.
  10. Πρεσϐύτης de Philem., 9, étonne. Il en faut dire autant des projets de voyage, Phil., ii, 24; Philem., 22 (comp. Rom., xv, 23 et suiv. ; Act., xx, 25, sans oublier les traditions sur le voyage de saint Paul en Espagne). Les salutations, Col., iv, 10, 41, 14 ; Philem., 23, 24, embarrassent à quelques égards. On est surpris aussi de trouver des relations si personnelles entre Paul et les villes de la vallée du Lycus, où il n’avait pas fait de séjour.
  11. Ci-dessous, p. 274 et suiv. Voir surtout Rom., ix, 5 ; I Cor., viii, 6 ; II Cor., v, 19.
  12. Apoc., xix, 13 ; Hebr., i, 2 (écrits datés avec la plus grande précision et postérieurs seulement de trois ou quatre ans à la date où Paul aurait écrit l’épître aux Colossiens).
  13. Épiphane, hær. xlii, 9.
  14. Remarquez le καὶ ὑμεῖς (Eph., vi, 21), en le rapprochant de Col., iv, 7.
  15. Eph., i, 11-14 ; iii, 11 et suiv. ; ii, 1 et suiv. ; iv, 17.
  16. Eph., i, 13, 15 ; ii, 11 et suiv. ; iii, 1-13 ; iv, 20, etc. Notez surtout les passages iii, 2 ; iv, 21, lesquels supposent que, parmi les gens à qui Paul s’adresse, il peut s’en trouver qu’il ne connaisse pas.
  17. Si l’épître aux Romains a été circulaire (voir ci-dessous, p. lxxii et suiv.), le raisonnement que nous faisons en ce moment n’en est que plus fort.
  18. Contre Eunomius, II, 19. Οὕτω καὶ οἱ πρὸ ἡμῶν παραδεδώκασι καὶ ἡμεῖς ἐν τοῖς παλαιοῖς τῶν ἀντιγράφων εὑρήκαμεν. Ce traité a été écrit l’an 365 à peu près.
  19. Origène, passage tiré d’une Chaîne, dans Tischendorf, Nov. Test., 7e édition (Leipzig, 1859), p. 441, note ; Tertullien Contre Marcion, V, 11, 17 (passages qui supposent que ni Marcion ni Tertullien n’avaient les mots ἐν Ἐφέσῳ dans leurs manuscrits au verset 1. Sans cela, 1o on ne concevrait pas l’opinion de Marcion ; 2o Tertullien l’accablerait avec ce texte ; or, Tertullien combat Marcion seulement avec le titre πρὸς Ἐφεσίους et avec l’autorité de l’Église) ; saint Jérôme, In Eph., i, 1, où quidam se rapporte sans doute à Origène.
  20. Voir ci-dessous, p. xxiii, note 1.
  21. Tertullien, l. c. Comparez, cependant, Épiph., hær. xlii, 9, 11, 12 ; Canon de Muratori, lignes 62-67.
  22. Il se peut aussi que cette attribution ait été le résultat d’une conjecture tirée du rapprochement de Eph., vi, 21-22, avec II Tim., iv, 12.
  23. Cf. Rom., i, 7 ; II Cor., i, 1 ; Phil., i, 1.
  24. Comp. Eph., ii, à Col., i, 13-22, et à Col., ii, 12-14 ; Eph., iii, 1-12, à Col., i, 25-28 ; Eph., iii, 18-19, à Col., ii, 2-3 ; Eph., iv, 3-16, à Col., iii, 14 ; Eph., v, 21-vi, 4, à Col., iii, 18-21 ; Eph., iii, 19 ; iv, 13, à Col., ii, 9-10. Au contraire, Eph., iv, 14, et v, 6, est moins développé que Col., ii, 4-23, ce passage contre les faux docteurs ne devant offrir dans une épître sans adresse que des traits généraux.
  25. Καὶ ὑμεῖς ; Comp. Col., iv, 17.
  26. Comp., par exemple, Eph., iv, 2, 32 ; v, 1, à Col, iii, 12-13 ; l’imitation est là de telle nature qu’elle ne peut guère convenir qu’à un copiste servile. Comp. aussi Eph., iv, 11, à I Cor., xii, 28 ; Eph, iii, 8, à I Cor., xv, 9 ; Eph., iii, 9, à I Cor., iv, 1 ; Eph., i, 20, à Rom., viii, 34 ; Eph., iv, 17 et suiv., à Rom., i, 21 et suiv. ; Eph., v, 17, à I Thess., v, 8.
  27. Διάϐολος, σωτήριον, ἐν τοῖς ἐπουρανίοις τὰ πνευματικά pour τὰ πνεύματα, φωτίζειν dans le sens d’enseigner, οἰκονομία appliqué au plan divin, construction particulière de πληροῦσθαι, ἴστε γινώσκοντες, βασιλεία τοῦ χριστοῦ καὶ θεοῦ, κοσμοκράτορες, etc. La salutation (vi, 23-24) est insolite ; la vanterie de iii, 4, l’est encore plus.
  28. Ch. II et III surtout.
  29. i, 19 et suiv. ; ii, 2 ; iii, 9 et suiv., 18-19 ; iv, 13 ; vi, 12. Comp. Valentin, dans les Philosophumena, VI, 34.
  30. Voir surtout ii, 1-22.
  31. Eph., iv, 8-10 ; v, 14, vi, 2-3.
  32. Eph., iii, 5. Le Codex Vaticanus omet ἀποστόλοις (cf. Col., i, 26) ; mais le Codex Sinaiticus offre ce mot. Comp. Eph., iii, 8 ; I Cor., xv, 9, et aussi Eph., ii, 20.
  33. Eph., v, 22, et suiv. Comp. I Cor., vii.
  34. Col., iv, 7 ; Eph., vi, 21-22.
  35. Si l’épître dite aux Éphésiens était l’épître aux Laodicéens mentionnée dans Col., iv, 16, on ne comprendrait pas bien que saint Paul ordonnât aux deux Églises de se prêter mutuellement deux écrits si semblables. En outre, puisque l’épître adressée aux Colossiens, avec lesquels Paul n’avait pas eu de rapports personnels (Col., ii, 1), renferme une partie topique, des salutations, etc., pourquoi l’épître aux Laodicéens n’en aurait-elle pas ? Enfin, on n’explique pas comment ἐν Λαοδικείᾳ serait devenu ἐν Ἐφέσῳ, ou aurait disparu.
  36. Καὶ ὑμεῖς (vi, 21) s’explique bien alors.
  37. L’absence du nom de Timothée dans la suscription de l’épître aux Éphésiens, tandis que ce nom se trouve dans la suscription de l’épître aux Colossiens, ainsi que dans les suscriptions des épîtres aux Philippiens et à Philémon, confirmerait cette supposition.
  38. Origène fait une hypothèse analogue pour expliquer les particularités de l’épître aux Hébreux. Dans Eusèbe, H. E., VI, 25.
  39. Cf. I Petri, i, 1, 2, 3 (Eph., i, 3, 4, 7) ; ii, 18 (Eph., vi, 5) ; iii, 1 et suiv. (Eph., v, 22 et suiv.) ; iii, 22 (Eph., i, 20 et suiv.) ; v, 5 (Eph., v, 21).
  40. Polycarpe, Epist. ad Phil., c. 1 et c. 12 (peut-être interpolé) ; Ignace (?), ad Eph., c. 6 (interpolé), c. 12 ; Irénée, Adv. hær, V, ii, 3 ; Clément d’Alex., Cohort. ad gentes, c. 9 ; Strom., IV, 8 ; Tertullien, Adv. Marc., V, 11, 17 ; Valentin, dans les Philosophumena, VI, 34 ; Canon de Muratori, ligne 50.
  41. Par exemple, la formule χάρις ἔλεος εἰρήνη (cf. II Joh., 3), πιστὸς ὁ λόγος, διδασκαλία ὑγιαίνουσα, λόγοι ὑγιαίνοντες, λόγος ὑγιής, ὑγιαίνειν ἐν τῇ πίστει, βέϐηλος, αἱρετικὸς ἄνθρωπος, παραθήκη, εὐσεϐεία, εὐσεϐῶς, ἄνθρωπος θεοῦ, ζητήσεις, ἐπιφάνεια (au lieu de παρουσία), σωτήρ appliqué à Dieu, ματαιολόγος, ματαιολογία, λογομαχίαι, λογομαχεῖν, κενοφωνίαι σωφρονισμός, σωφρόνως, σώφρων, παρατεῖσθαι, περιΐστασθαι, ἀστοχεῖν, ὑπομιμνήσκειν, παρακολουθεῖν τῇ διδασκαλίᾳ, προσέχειν, ἀρνεῖσθαι, καλὰ ἔργα, δεσπότη, au lieu de κύριος, etc. La plupart de ces expressions reviennent souvent dans les trois épîtres ; elles manquent ou sont rares dans les épîtres authentiques. Avec un dictionnaire aussi limité que l’est celui des écrivains du Nouveau Testament, les raisonnements comme celui que nous venons de faire ont toujours une grande force. Le nombre moyen de fois qu’un mot doit revenir en un certain nombre de pages d’un auteur, surtout d’un auteur comme saint Paul, est presque fixe. Pareillement, un ensemble de mots étrangers à l’usage d’un écrivain se donnant en quelque sorte rendez-vous dans quelques pages prouve que ces pages ne sont pas de l’écrivain en question. Or, ce qui caractérise justement nos trois épîtres, c’est le retour perpétuel des mêmes mots, mots qui ne se trouvent pas ou se trouvent très-rarement dans les autres épîtres.
  42. Par exemple, les suscriptions solennelles (opposez Philem., 1 ; et pourtant Paul était moins intime avec Philémon qu’avec Tite et Timothée) ; les développements où Paul entre sur son apostolat (I Tim., i, 11 et suiv. ; ii, 7), développements qui, adressés à un disciple, sont tout à fait inutiles ; l’énumération de ses vertus (II Tim., iii, 10-11) ; son assurance du salut final (II Tim., iv, 8 ; cf. I Cor., iv, 3-4 ; ix, 27). I Tim., i, 43, est bien sous la plume d’un disciple de Paul, non sous la plume de Paul lui-même. I Tim., ii, 2, n’a pas de sens dans les dernières années de Néron, cela a été écrit après l’avènement de Vespasien. Ibid., v, 18, on trouve cité comme γραφή un passage de Luc, x, 7 ; or, l’Évangile de Luc n’existait pas, au moins comme γραφή, avant la mort de Paul. Enfin, l’organisation des Églises, la hiérarchie, le pouvoir presbytéral et épiscopal sont, dans ces épîtres, beaucoup plus développés qu’il n’est permis de les supposer, aux dernières années de la vie de saint Paul (voir Tit., i, 5 et suiv., etc. ; Timothée a reçu les dons spirituels par l’imposition des mains du collège des prêtres de Lystres : I Tim., iv, 14). La doctrine sur le mariage, I Tim., ii, 15 ; iv, 3 ; v, 14 (cf. iii, 4, 12 ; v, 10), est aussi d’un âge plus avancé de l’Église et paraît en contradiction avec I Cor., vii, 8 et suiv., 25 et suiv. Le destinataire des épîtres à Timothée est censé à Éphèse ; comment ne trouve-t-on dans ces épîtres aucune commission, aucune salutation expresse pour les Éphésiens ?
  43. Remarquez, par exemple, II Tim., iii, 10-11, ou bien I Tim., I, 3 et suiv., 20 ; Tit., i, 5 et suiv., et la mention de Ponce-Pilate, I Tim., vi, 13, etc.
  44. Observez l’insignifiance du passage I Tim., iii, 14-15, qui cherche à donner la raison de ces inutiles longueurs.
  45. Notez ψευδωνύμου γνώσεως. I Tim., vi, 20.
  46. Comp. I Tim., i, 4 ; iv, 7 ; II Tim., ii, 23 ; Tit., iii, 9 ; — I Tim., iii, 2 ; Tit., i, 7 ; — I Tim., iv, 1 et suiv. ; II Tim., iii, 1 et suiv. ; — I Tim., ii, 7 ; II Tim., i, 11. Notez l’analogie de l’entrée en matière, I Tim., i, 3, et Tit., i, 5.
  47. II Tim., i, 3 (Rom., i, 9), 7 (Rom., viii, 15) ; ii, 20 (Rom., ix, 21) ; iv, 6 (Phil., i, 30 ; ii, 17 ; iii, 12 et suiv.).
  48. Remarquez que Timothée est jeune dans les deux épîtres qui lui sont adressées I Tim., iv, 12 ; II Tim., ii, 22.
  49. Lamennais sûrement changea beaucoup ; son style néanmoins garda toujours la plus parfaite unité.
  50. Voir ci-dessous, p. 419 et suiv. Il n’y a pas de moment de la vie de Paul où nous sachions mieux ses plans de voyage. Paul, il est vrai, modifia plusieurs fois son itinéraire ; mais il ne varia jamais dans son intention de ne pas repasser par Éphèse ; et cela est tout simple : il venait d’y passer trois ans.
  51. I Tim., iii, 15 ; v, 9, 17, 19-20.
  52. I Tim.,i.
  53. Notez, en particulier, Act., xx, 29 et suiv., où les erreurs sont montrées dans l’avenir.
  54. Phil., i, 1 ; ii, 19 ; Col., i, 1 ; Philem., 1 ; Hébr., xiii, 23.
  55. Παρηκολούθησάς μου implique que Timothée a été témoin oculaire de ces faits, et y a été mêlé. En effet, pourquoi l’écrivain choisit-il pour exemple les épreuves de Paul en Galatie, sinon parce qu’il sait que c’est là le pays de Timothée ?
  56. Voir ci-dessous, p. 450-451, note, et p. 492-493, note. Même en admettant que μεχρὶ τοῦ Ἰλλυρικοῦ implique que Paul a été très-près de l’Illyrie, le fait qu’il aurait été à Nicopolis n’avance en rien la question. L’Ἰλλυρικόν, en quelque sens qu’on prenne le mot, ne descendait pas plus bas que les monts Acrocérauniens. L’Épire n’a jamais fait partie, au moins dans les temps du haut empire, de la province d’Illyrie ni de l’Ἰλλυρικόν en aucun sens. La province prétorienne d’Illyria juxta Epirum, haute Albanie actuelle (Strabon, XVII, iii, 25), avait pour limites les monts Acrocérauniens, le mont Scardus et le Drilo. À Bérée, Paul était plus près de l’Illyrie qu’il ne l’eût été à Nicopolis.
  57. Τριετίαν νύκτα καὶ ἡμέραν οὐκ ἐπαυσάμην μετὰ δακρύων νουθετῶν ἕνα ἕκαστον.
  58. Voir ci-dessous, p. 430 et suiv.
  59. II Cor., x, 14-16.
  60. I Tim., i, 3, suppose que Paul écrit à son disciple pour la première fois depuis son départ d’Éphèse.
  61. Comp. Col., i, 25 ; II Cor., x, 16 ; Rom., xvi, 26. Ce n’est pas à nous de lever la contradiction qu’il y a entre II Tim., iv, 17-18, et II Tim., iv, 6-8. Rapporter II Tim., iv, 16-17, à la première captivité comme un renseignement historique rétrospectif est de la dernière froideur, vu surtout la connexité de ces deux versets avec le verset 18.
  62. Act., xx, 25.
  63. Phil., ii, 24 ; Philem., 22.
  64. Ainsi Onésiphore et Alexandre le chaudronnier sont partagés entre Rome et Éphèse d’une façon qui ne s’explique pas. II Tim., i, 16-18 ; iv, 14-15.
  65. Dans Eusèbe, H. E., II, 25.
  66. Il semble aussi qu’il y a des réminiscences de la Ia Petri, Comp. I Tim., ii, 9 et suiv. à I Petri, iii, 1 et suiv.
  67. II Tim., iv, 9 et suiv.
  68. II Tim., i, 15, 16 et suiv., surtout verset 18 ; ii, 17 et suiv., iv. 14 et suiv. surtout verset 15.
  69. Notez cependant II Tim., iii, 11. Comparez aussi Act., xx, 25, et II Tim., iv, 7.
  70. Il y eut encore d’autres épîtres apocryphes de Paul dès le iie siècle. Canon de Muratori, lignes 62-67 ; Épiph., hær. xlii, 9, 11, 12 ; saint Jér., De viris ill., 5 ; Théodoret, sur Col., iv, 16 et suiv.
  71. Tertullien, De baptismo, 17.
  72. Ad Autolyc., III, 14.
  73. Contra hær., I, proœm., 1
  74. Stromates, II, 11.
  75. Præscr., 25.
  76. Tertullien, Adv. Marc, V, 21 ; Épiph., hær. xlii, 9.
  77. Epist. I ad Cor., 2, 29.
  78. Ad Ephes., 2.
  79. Ad Phil., 4.
  80. Dans Eusèbe, H. E., III, 32. Comp. I Tim., i, 3, 6, 10 ; vi, 20. Voir Baur, Paulus (2e édit.), t. II, p. 110-112.
  81. Voir ci-dessus, p. xlviii.
  82. Par exemple : ἡ ὑγιαινούσα διδασκαλία, sana doctrina.
  83. Sur la stichométrie dans les manuscrits anciens, voir Fr. Ritschl, Opuscula philologica, I, p. 74 et suiv., 173 et suiv., 190 et suiv.
  84. Cette stichométrie (fol. 468 v.) place dans la liste des écrits sacrés une Epistula Barnabæ, qui peut être l’épître ordinairement attribuée à Barnabé. Cependant la stichométrie du Codex Claromontanus donne à son Epistula Barnabæ un nombre de στίχοι qui est à peu près le chiffre qui convient à l’épître aux Hébreux, et non le chiffre qui convient à l’épître ordinairement attribuée à Barnabé (voir Credner, Gesch. des neutest. Kanon, p. 175 et suiv., 242 et suiv.). On en a conclu que l’Epistula Barnabæ mentionnée dans la stichométrie du Codex Claromontanus était l’épître aux Hébreux, que Tertullien attribue en effet à Barnabé. Ce qui infirme ce raisonnement, c’est : 1o que la stichométrie du Claromontanus offre beaucoup de fautes et de particularités ; 2o que l’épître ordinairement attribuée à Barnabé s’est trouvée dans le Codex Sinaiticus avec le Pasteur, d’une façon qui paraît répondre à la stichométrie du Claromontanus (voir cependant Tertullien, De pudic., 20).
  85. Tischendorf, Codex Claromontanus, p. xvi.
  86. Épiph., hær. xlii, 9.
  87. Étienne Gobar, dans Photius, Biblioth., cod. ccxxxiii, p. 291 (Bekker) ; Eusèbe, H. E., V, 26. Dans sa polémique contre les hérésies, Irénée cite fréquemment toutes les épîtres de Paul ; il ne cite pas l’épître aux Hébreux, qui allait si bien à son but.
  88. Cité par Eusèbe, H. E., VI, 13, 14.
  89. Homil. in Hebr., citées par Eusèbe, H. E., VI, 25 ; Epist. ad Africanum, c. 9 ; In Matth. comment. series, 28 ; De princip., præf., 1 ; III, i, 10 ; IV, 22.
  90. De pudicitia, 20. Tertullien, d’ailleurs, n’en fait pas le même usage que des autres épîtres de Paul ; il ne reproche pas à Marcion de la supprimer.
  91. Eusèbe, H. E., VI, 20 ; saint Jérôme, De viris ill., 59.
  92. Photius, l. c. et cod. cxxi, p. 94 (Bekker). L’épître aux Hébreux n’est pas citée dans les Philosophumena, quoique toutes les autres grandes épîtres y soient citées plusieurs fois.
  93. Ad Fortunatum, de exhort. mart., 11.
  94. Cité par Eusèbe, H. E., VI, 41,
  95. Concile d’Antioche de l’an 264, dans Mansi, Coll. concil., I, p. 1038 ; Alexandre d’Alexandrie, dans Théodoret, H. E., I, 3, et dans Socrate, H. E., I, 6 ; Athanase, Epist. fest. (0pp., I, p. 962, édit. Bénéd.), Synopsis script. sacr. (Opp., II, p. 130, 197) ; saint Grég. de Naz., Carmina, p. 261 et 1105 (édit. Caillau).
  96. Eusèbe, H. E., III, 3, 38 ; VI, 13 ; Saint Grég. de Naz., op. cit., p. 1105.
  97. Saint Jérôme, In Is., c. vi, vii, viii ; In Zach., viii ; In Matth., XXVI ; De viris ill., 59 ; Epist. ad Paulinum II, de stud. script. (t. IV, 2e part., col. 574, Martianay) ; Epist. ad Dardanum (11, 608, Mart.) ; saint Augustin, De civ. Dei, XVI, 22 ; Primasius, Comment. in epist. Pauli, præf. (dans la Max. Bibl. vet. Patrum, Lugd., X, p. 144) ; Philastre, De hæresibus, hær. lxi (dans Gallandi, Bibl. vet. Patrum, VII, p. 494-495) ; Isidore de Séville, De eccl. officiis, I, xii, 11. Remarquez surtout le peu d’emploi que font de cette épître les Pères latins du ive et du ve siècle.
  98. Eusèbe, H. E., III, 3 : VI, 20 ; saint Jérôme, De viris ill., 59. Hilaire, diacre de l’Église de Rome (l’Ambrosiastre) commente les « treize » épîtres de Paul, non l’épître aux Hébreux.
  99. Eusèbe, H. E., III, 38.
  100. Epist. ad Dardanum, l. c. ; In Jerem., xxxi ; In Tit., i, 5 ; II, 2 ; De viris ill, 5.
  101. De peccatorum meritis et remissione, I, § 50 ; Inchoata expositio ep. ad Rom., § 11. Comp. cependant De doctrina christ., II, § 13.
  102. Passages d’Eusèbe, de saint Jérôme, de Primasius, de Philastre, d’Isidore de Séville, précités.
  103. Passages ci-dessus allégués.
  104. Voir surtout x, 5, où le raisonnement se fonde sur une faute de lecture ou de copiste : ηθελησασσωμα pour ηθελησασωτια.
  105. Gal., ii, 7-8 ; II Cor., x, 13 et suiv. ; Rom., xv, 20 et suiv.
  106. vii, 27 ; viii, 3-4 ; ix, 6-10 ; xiii, 11-13. On examinera, au tome IV, les objections qu’on oppose à cet argument.
  107. Comp. x, 34.
  108. Remarquez ὀνειδισμοῖς τε καὶ θλίψεσιν θεατριζόμενοι, notamment ce dernier mot. Tout ceci sera développé dans notre tome IV. On y expliquera aussi le trait τὴν ἀρπαγὴν τῶν ὑπαρχόντων ὑμῶν… προσεδέξασθε (x, 34) par des circonstances du même temps. Δεσμοῖς μου (ibid.) est une correction maladroite pour δεσμίοις.
  109. L’auteur de la lettre donne des nouvelles de Timothée ; il suppose comme des choses connues la persécution de Néron, et la mort des apôtres ; on est donc porté à croire que, quand il écrivait, ces derniers faits étaient déjà un peu anciens. x, 34, cependant, détourne de croire qu’ils fussent trop anciens.
  110. Les notes finales, qui, dans le texte grec reçu du Nouveau Testament et dans les versions qui en dérivent, prétendent indiquer l’endroit où l’épître a été écrite et le nom du porteur, sont des scolies modernes, dénuées de toute valeur.
  111. II Cor., x, 13 et suiv. ; Rom., xv, 20 et suiv.
  112. Griesbach, Nov. Test., II, p. 212-213.
  113. Notez surtout les versets 8-9.
  114. Ibid., vers. 9-12.
  115. II Cor., viii, 6 ; ix, 5 ; xii, 18 ; cf. I Tim., i, 3. Voir saint Jean Chrysostome, sur ce dernier passage.
  116. Voir ci-dessous, p. 426.
  117. II Tim., iv, 21, passage qui a sa valeur historique, quoique la lettre soit apocryphe.
  118. I Cor., xvi, 19.
  119. iv, 19. Éphèse est toujours le point de mire de l’auteur des épîtres à Timothée, bien qu’à cet égard aussi il se montre inconséquent. Les théologiens orthodoxes, qui entendent d’une façon plane Rom., xvi, 3, et II Tim., iv, 19, sont obligés de faire voyager Aquila et Priscille de Rome à Corinthe et Éphèse (Act., xviii, 2, 18, 19, 26), d’Éphèse à Rome (Rom., l. c.), de Rome à Éphèse (II Tim., l. c.). Il semble même qu’on voudrait se réserver du jour pour les faire revenir une seconde fois d’Éphèse à Rome. De Rossi, Bull. di arch. crist., 1867, p, 44 et suiv.
  120. Édit. de Rosweyde, Anvers, 1613. Cf. De Rossi, l. c. et Roma sott., II, p. xxviii-xxix.
  121. Notez, par exemple, le nom de Phlégon.
  122. En partie par suite de l’ordonnance de Claude sur l’usurpation des noms romains. Suétone, Claude, 25.
  123. Cimitero degli antichi Ebrei, p. 63
  124. Sur l’incertitude des manuscrits à propos de la place du verset 24, voir Griesbach, Nov. Test., II, p. 222.
  125. Voir les éditions de ces Codices données par Matthæi (Meissen, 1791) et par Scrivener (Cambridge, 1859), ou Griesbach, Nov. Test., II, p. 212. Dans le Bœrnerianus, un espace blanc est laissé à la fin du ch. xiv. Dans le Claromontanus, le passage se trouve à la fin du ch. xvi, mais on sent que les correcteurs l’ont tenu pour suspect. (Tischendorf, Codex Clarom., p. 550.)
  126. Voir Origène, Comment. sur l’Épitre aux Rom., livre X, 43. Il est évident qu’ici Marcion n’était conduit par aucune vue dogmatique.
  127. Voir Col, iv, 16, et ci-dessus, p. xx et suiv. Il est remarquable que l’auteur de la Ia Petri, lequel fait usage des épîtres de Paul, se sert principalement de l’épître aux Romains et de l’épître aux Éphésiens, c’est-à-dire des deux épîtres qui sont des traités généraux, des catéchèses.
  128. Nous verrons les épîtres dites « catholiques » sortir d’une habitude analogue.
  129. Peut-être l’édition des lettres de Paul se fit-elle à Rome.
  130. Voici comment on pourrait supposer construits les quatre exemplaires :
    1o Exemplaire de l’Église de Rome : les onze premiers chapitres, + le chapitre xv entier ;
    2o Exemplaire de l’Église d’Éphèse : les quatorze premiers chapitres (avec des modifications dans la première moitié du premier chapitre), + xvi, 1-20 ;
    3o Exemplaire de l’Église de Thessalonique : les quatorze premiers chapitres (avec des modifications dans la première moitié du premier chapitre), + xvi, 21-24 ;
    4o Exemplaire adressé à une Église inconnue : les quatorze premiers chapitres (avec des modifications dans la première moitié du premier chapitre), + xvi, 25-27, versets qui, comme nous l’avons déjà dit, font, dans beaucoup de manuscrits, suite immédiate aux derniers mots du chapitre xiv.
  131. Notez surtout les passages suivants : ii, 16 ; xi, 13, xvi, 25.
  132. Voir ci-dessous, p. 483, note 5.
  133. Au vers. 7, on lit : τοῖς οὖσιν ἐν ἀγάπῃ θεοῦ ; au v. 15 : ὑμῖν εὐαγγελίσασθαι. Voir l’édition de Matthæi (Meissen, 1791).