Saint Jean (Verhaeren)

Mercure de France (p. 45-57).




SAINT JEAN



I



Lorsque Joseph d’Arimathie
Eut descendu le Christ raide, livide et froid,
Du sommet de la croix,
Et que la garde et que la foule étaient parties
Et que les monts et que les cieux,
Et que les eaux et que la terre,
Un instant remués par les vents et les feux,
Étaient redevenus silencieux
Et solitaires,
Ô le baiser de Jean sur le cœur de son Dieu !

Il était mort, ce cœur,
Avec sa lente et patiente douceur

Et son pardon profond et sa claire tendresse,
Et Jean dans un baiser les voulait recueillir
Pour que leur triple ardeur n’eût le temps de languir
Ni de mourir de sécheresse,
Pendant les trois longs jours
Que passerait au fond du tombeau lourd,
Avant que d’en renaître,
Le maître.

Oh ! ces lèvres de Jean et leur baiser suprême
Dans le silence
À l’endroit même
Où s’enfonça le coup de lance !

Lorsqu’il eut reconduit Marie en sa maison,
Une première étoile ouvrit sa floraison,
Là-haut, dans le ciel de Judée,
Et Jean la regardait, dans l’azur vaste et clair,
Briller si pure et si chaste qu’elle avait l’air
D’être son âme élucidée.


La mauvaise fureur n’habitait plus en lui ;
Il avait à jamais repoussé vers leur nuit
Le vieil orgueil et ses alarmes.
Il appelait sur soi les affronts déchaînés
Pour imiter son Dieu mourant — et pardonner
Très doucement, avec des larmes.

Il se faisait très faible et se sentait très fort.
Il recélait en lui le secret réconfort
De ceux qui dominent la vie
Non par la force droite et belle infiniment,
Mais par l’humble vouloir et par l’effacement
Et la douceur inassouvie.




II



Jérusalem dormait là-bas
Et Jean, de sente en sente, y dirigea son pas,
Songeant à Pierre
Qui sans doute pleurait quelque part sous les cieux
Cette faute plénière
D’avoir eu honte de son Dieu.
Près des palais romains dont brillaient les porphyres,
Pierre était gémissant et redoutait la nuit ;
Et Jean lui prit les mains et s’assit près de lui
Et sanglota sans lui rien dire.
Mais son regard parlait et son cœur était doux,
Et soudain devant Pierre il se mit à genoux
Et supplia d’une voix haute

Comme s’il confessait au ciel sa propre faute.
Et Pierre étreignit Jean et tout à coup sentit
Le calme et la ferveur rentrer dans son esprit.

Et Jean partit bientôt du côté des tavernes
Songeant à Barrabas.

Des enfants demi-nus jouaient près des citernes ;
Des chameliers bronzés cherchaient, ivres et las,
Comme à tâtons, de rue en rue, au fond des bouges,
Des femmes dont l’amour et la bouche étaient rouges.
Auprès d’elles, buvait et chantait le bandit.
Jean s’approcha sans peur et doucement lui dit :
« Frère, Jésus de Nazareth vers vous m’envoie
Pour que nos pas égaux le suivent dans sa voie. »
Barrabas répondit : « Vraiment, si je bois fort
C’est pour fêter gaîment et célébrer sa mort,
Et me moquer de lui quand les femmes m’écoutent.
J’ai le crime et le vol pour compagnons de route,
Et la fille qui s’offre aux détours des chemins ;

Et le peuple assemblé n’a point peur de mes mains. »

Jean voulut s’approcher et lui parler encore ;
Mais Barrabas terrible et fou saisit l’amphore,
Et menaça l’apôtre, avec son bras levé :
« D’ailleurs, qu’est donc ce Christ encombrant le pavé
De va-nu-pieds grossiers et de femmes publiques
Et de prêches et de gestes mélancoliques ?
Je l’ai connu en Galilée, où il était
Un pauvre et mauvais apprenti qui rabotait
Du mauvais bois et qui trompait les gens pour vivre.
Jamais il n’a su lire un texte dans un livre,
Et voici qu’il nous parle et raisonne de Dieu !
Se dire l’envoyé du Très-Haut est un jeu
Que les fourbes depuis longtemps aiment et jouent,
Mais que moi, Barrabas, tout couvert de ma boue,
Je blâme et je déteste et je ne jouerai pas,
Étant trop haut encor pour descendre si bas. »
Jean sentit la douleur vriller si fort son âme
Qu’il supplia, les mains jointes, l’une des femmes
D’empêcher Barrabas de blasphémer encor.

Des poings brutaux et noirs le poussèrent dehors.
Et Jean partit en sanglotant par la nuit blême,
Sans plainte et sans colère et ferme et doux, quand même,
Et, se tournant de loin vers le bouge abhorré,
Il se voila les yeux, mais dit : « J’y reviendrai. »

L’aube toucha bientôt de ses mains cristallines
Le front enténébré des bois sur les collines
Et le faîte du temple où s’exaltait l’airain.
Soudain,
Tandis que Jean marchait encor par les campagnes,
Des pas multipliés
Emplirent de leur bruit le mont des Oliviers,
Et des femmes criaient de loin à leurs compagnes,
Qu’un homme aux cheveux roux s’était pendu, là-haut.
Le cœur de Jean resta muet, sans un sanglot.
Le crime de Judas était illimitable.
Oh ! ce soir qu’il prit place, avec tous, à la table,
Et qu’il osa parler et que même sa main
Ne trembla point quand Dieu lui présenta le pain !

Pourtant l’apôtre errant suivit la multitude :
Le mort gisait au pied de l’arbre et regardait,
Fixement, eût-on dit, sa propre turpitude.
L’œil était sombre et morne et dur ; il obsédait ;
Les lourds abois d’un chien montaient dans le tumulte ;
Des gens passaient, jetant au cadavre l’insulte
Et se montraient cruels pour se cacher leur peur.
Jean sentit la pitié dominer son horreur.
Il songeait à l’écart : Pourtant il fut des nôtres ;
Pendant trois ans son cœur fut le cœur d’un apôtre ;
Il pardonna souvent lorsqu’il eût dû punir,
Et Jésus-Christ l’aima, qui savait l’avenir.
Alors, sans hésiter, Jean traversa les houles
Et les fureurs toujours plus denses de la foule
Et, soulevant le corps entre ses bras pieux,
Avec des doigts très purs il lui ferma les yeux.
Puis, il le prit pour le porter lui-même en terre.
Quelqu’un l’accompagna vers les lieux solitaires,
Et, sans parler, tous deux enfouirent Judas.

Ainsi jusqu’au matin où Christ ressuscita,

L’âme de Jean fut à tel point profonde et tendre
Qu’aucun homme d’alors ne la pouvait comprendre
Et que même Marie, à le voir vers son seuil
S’avancer lentement et sourire à son deuil,
Croyait l’apôtre aimé pris de vague folie.
C’est qu’il ne stagnait plus aucun soupçon de lie
Dans le vase chrétien qu’était déjà son cœur.
C’est qu’il avait vaincu toute l’ombre et la peur
Et que, dans l’eau des pleurs, il savourait la joie.
Entre mille chemins, seul, il suivait la voie
Que Christ allait tracer autour de l’univers.
Il faisait son trésor de tous les maux soufferts ;
Quand son pas rencontrait quelques touffes d’épines
Il s’arrêtait et bénissait le noir buisson
D’avoir, pour le salut de tous, percé le front
Et les cheveux sacrés et les tempes divines.
Il bénissait le fer, il bénissait le bois
Qui fournirent la lance et les clous et la croix ;
Il bénissait jusqu’aux bourreaux sanglants et blêmes
Et même, il bénissait, le soir, le Golgotha
Qui, rouge et ténébreux, se bossuait là-bas,
Avec ses rocs dressés comme autant de blasphèmes.




III



Aussi longtemps que Jean chez les hommes vécut,
Son front demeura lumineux d’avoir conçu
Lui le premier, quand Jésus-Christ dormait sous terre,
L’héroïsme tranquille, intime et solitaire
Qui changea l’âme humaine et qui l’exalte encor.
Il fut sublime et doux, sans peine et sans effort ;
Il inclina son cœur, lampe ardente et fragile,
Sur chacun des versets de son pur évangile.
Il se sentait aimé où les autres étaient craints.
Quand il prêchait, le soir, dans les cités d’Asie,
Les brises qui passaient en semblaient adoucies
Et les femmes pleuraient en lui tendant les mains.


Il mourut plein de jours et de calme sagesse,
Aidé par tous les siens, à l’aube, dans Ephèse,
Et sa voix se fit claire à son dernier moment :
« Jésus, si je vous ai servi, dévotement,
Et de toute ma force et de toute mon âme,
Accueillez-moi là-haut où vos anges proclament
L’aveuglante splendeur de votre éternité.
J’ai porté votre gloire avec humilité
Et lavé bien des fronts de leur erreur ancienne.
Néanmoins, qu’avant tout, Seigneur, il vous souvienne
Qu’au temps où vous dormiez dans le morne tombeau,
Seul, parmi tous, j’ai recueilli votre flambeau
Et que ma pauvre main abrita sa lumière,
Si bien qu’en m’approchant de mon heure dernière,
C’est lui que je vous tends, c’est lui, ce même cœur
Qui remplaça, pendant trois jours, avec ferveur,
Seigneur,
Le vôtre, sur la terre.