Saint-Laurent et Saguenay

Saint-Laurent et Saguenay
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 507-543).
SAINT-LAURENT
ET SAGUENAY

Pendant les premiers jours qu’il passe à Québec, le voyageur, ébloui par l’étendue majestueuse du Saint-Laurent, s’absorbe d’abord tout entier dans ce spectacle.

La suprême beauté de l’Amérique du Nord tient pour des yeux européens à ses lacs et à ses fleuves, à ses fleuves surtout. Nous avons d’aussi hautes montagnes, un littoral aussi pittoresque, des paysages qui ne le cèdent à aucun, mais nous ne savons pas ce que c’est qu’un grand fleuve tel que le Mississipi ou le Saint-Laurent. Encore ne peut-on comparer les rives basses, mouvantes, sans consistance et sans dessin, du père des eaux, comme il m’est apparu en Louisiane, roulant son limon jaunâtre à travers les savanes et les champs de cannes, au cours superbe de son rival encadré par les belles découpures des Laurentides.

Faites le guet du haut de ce poste d’observation qu’offre sur toute sa longueur, — 1 400 pieds du nord au sud, — la terrasse qu’on nomme indifféremment du nom de lord Durham qui la commença ou de lord Dufferin qui l’agrandit, mais que les Québecquois préfèrent appeler la terrasse de Québec. Si c’est le matin, le soleil monte lentement au-dessus de la nappe frémissante L’infinie fraîcheur, le calme souverain des tons de rose, humides et veloutés, qui semblent sortir de l’eau comme une nymphe sort du bain, forment un violent contraste avec tout le noir de la basse ville grouillante de commerce ; celle-ci s’accroche aux remparts, blottie sous l’orgueilleuse falaise, entre le rocher qui la repousse et le fleuve où elle déborde sous forme de navires et de radeaux. Tout le jour vous emplissez vos yeux du mouvement des bateaux à vapeur et à voile, vous regardez glisser ces innombrables flottilles de bois de charpente qui représentent des forêts abattues, et vous jouissez des effets de lumière sur les montagnes qui, pour n’être pas bien hautes, n’en sont pas moins belles par la structure hardie et par la couleur. Le soir va-t-il tomber, vous voyez chaque fois un prodige nouveau se passer dans le ciel ; ce sont les sommets lointains qui s’empourprent, qui flamboient de mille buissons ardens ; c’est un horizon embrumé, strié de gris bleu, de jaune rosâtre, avec des nuages bas qui couvrent les dernières cimes et des reflets de cuivre plaqués parmi tout ce gris transparent dans les flaques d’eau du port où la marée est basse. Puis le crépuscule vient simplifier les lignes sévères des hauteurs de Lévis, avec leurs grands bâtimens, forts, couvens ou églises qui ressortent en un relief sombre et puissant sur le bleu éteint du ciel, tandis qu’à vos pieds, bien au-dessous de vous, scintillent tous les feux allumés le long des quais ou dans les rues tortueuses que relient entre elles les escaliers si bien nommés casse-cou.

Cette plate-forme où vous êtes comme aux premières loges, longe le bord de la falaise, sur le site même de ce qui fut le château Saint-Louis, et l’hôtel colossal qui se dresse à la place de celui-ci ne peut suggérer aucune des fâcheuses réflexions que provoquent le plus souvent les constructions modernes substituées à de nobles ruines. On dirait tout de bon une forteresse, non pas précisément du moyen âge, ce qui nuirait par trop au confort intérieur, mais du commencement de la Renaissance, de ce temps même où Jacques Cartier remonta le Saint-Laurent pour la première fois. Il n’introduisit pourtant pas au Canada en 1534 l’élégante architecture patronnée par François Ier son maître ; il n’eut pour s’abriter que de pauvres cabanes d’écorces et, si j’en crois l’intéressante étude de M. Ernest Gagnon[1], avec les plans qui l’illustrent, le château bâti par Samuel de Champlain sous Louis XIII, même après sa reconstruction en 1700 par le comte de Frontenac, était loin d’égaler l’auberge monumentale, œuvre de M. Bruce Price. Le nouveau « château Frontenac » a du reste reçu jusqu’à un certain point la consécration des siècles, puisqu’une pierre vénérable des anciens murs, portant la croix de Masse avec le millésime 1647, est encastrée dans une de ses portes. L’ensemble de l’édifice produit un effet imposant et trompeur.

Elle est tout entière comme à vous seul, cette grande terrasse de Québec, aux premiers jours de mai, quand les cinq kiosques espacés de distance en distance n’abritent encore aucun orchestre. Vous y marchez dans le silence jusqu’au point où elle rejoint le jardin du gouverneur. Là s’élève un monument unique par l’idée généreuse qui l’inspira, la colonne dédiée aux mânes réunis de deux glorieux adversaires tués le même jour : Montcalm et Wolfe. L’inscription gravée sur le marbre est celle-ci :


Mortem Virtus Communem, Famam Historia,
Monumentum Posteritas Dedit.


Et elle est juste. Ces deux héros sont frères au fond : le même dévouement au service de la patrie les anima jusqu’au bout et leurs dernières paroles se ressemblent, le général anglais ayant loué Dieu qui lui permettait d’apprendre avant de mourir la fuite de l’ennemi, le Français ayant béni la mort qui l’empêchait de voir Québec se rendre.

À l’extrémité sud, vous êtes au-dessous de la citadelle, du haut de laquelle vous découvrez des étendues de pays si vastes qu’au-delà c’est la fin de toute civilisation, pensée qui vous fait battre le cœur. Il n’y a rien d’aussi émouvant peut-être que cette proximité pressentie de la vie sauvage encore possible dans un pays qui, grand comme la moitié de l’Europe, n’a guère que six millions d’habitans. Libre à vous de monter vers cette impression vertigineuse par des glacis et des degrés sans nombre. Là-haut tout serait moderne et anglais, portes, redoutes, bastions, si l’architecture militaire, semblable chez tous les peuples, ne donnait, quelle qu’en fût la date, l’illusion du passé. D’ailleurs, certains restes de remparts et de batteries aux pièces démontées sont français. Vous vous sentez enveloppé des souvenirs de France sur le site même de ce vieux château Saint-Louis dont le canon tonnait dans toutes les grandes circonstances : à l’arrivée d’un nouveau gouverneur, pour une procession de reliques, pour la conversion d’un chef sauvage ; Frontenac chargea sa bouche énergique et grondeuse de répondre aux premières sommations d’un envoyé de l’Angleterre : « Dites à votre maître qu’il fasse du mieux qu’il pourra comme je ferai du mien. »

Des scènes participant du roman et de la légende, qui sont de l’histoire pourtant, vous reviennent à l’esprit sous forme de tableaux vivement colorés, tandis que vous parcourez sur la terrasse Durham des kilomètres de planches.

En même temps les flots rapides du Saint-Laurent vous content d’étranges choses, auprès desquelles les faits et gestes des humains semblent tout petits : quel bond formidable, par exemple, il a fait du haut des rochers du Niagara ! quels espaces presque impossibles à mesurer il parcourt depuis sa source, sous les noms différens qui le déguisent, et sa fuite impétueuse à travers les grands lacs ! Ce géant parmi les fleuves est lui aussi un allié de la France, en quelque sorte, car, portés par lui, les premiers pionniers devancèrent sur le continent américain les Anglais chevaucheurs de l’Océan qui les déposa plus tard de l’autre côté des monts Alleghanys. Quelle route vraiment royale ! Peu à peu l’envie de la parcourir à votre tour vous prend avec une force irrésistible. Comparativement rétrécie sous la ville qui lui avait emprunté le nom de détroit, elle s’élargit ensuite jusqu’à ne plus permettre au regard de l’embrasser d’un bord à l’autre et, en atteignant le golfe, elle rivalise presque de taille avec l’Océan qui la reçoit.

Je n’aspirais pas pour ma part à suivre « la grande rivière » jusque-là, mais une masse bleuâtre et sourcilleuse, qui semble fermer l’horizon, m’attirait comme un aimant ; je rêvais de dépasser cette barrière qu’on me disait être le cap Tourmente, d’atteindre le Saguenay, ce mystérieux affluent du Saint-Laurent, roulant ses eaux noires à travers des régions qui passèrent longtemps pour fantastiques. Deux fois par semaine, un bateau décoré de ce nom tentateur, le Saguenay, quittait le port de bon matin, sous mes yeux ; non pas un de ces superbes bateaux qui, tout l’été, sont quotidiennement au service des touristes, — ceux-là n’avaient pas encore commencé leur va-et-vient habituel, — mais un petit vapeur plus modeste, que prennent, faute de mieux, les gens du pays, allant à leurs affaires. Au milieu de ces gens-là, je me trouvai embarquée le 11 mai 1897, à ma propre surprise et sans savoir très bien où j’allais. N’importe ! les guides intelligens et courtois ne manquent pas en Canada, et ces guides-là portent presque toujours une soutane. Je rencontrai à bord un prêtre qui ressemblait de visage à M. Renan et qu’on me présenta comme le supérieur du séminaire de Chicoutimi. Véritable bonne fortune pour moi, car M. l’abbé Huard a vu des choses si nouvelles sur la côte nord du bas Saint-Laurent, et surtout son œil perçant de naturaliste a su si bien les observer, que je donnerais pour son excursion en Labrador plus d’un voyage autour du monde. Tous les souvenirs dont il me fit part obligeamment, dans une longue journée de causerie à bâtons rompus, sont publiés maintenant avec beaucoup d’autres ; ils ont été imprimés à Montréal et on peut se les procurer à Paris[2], mais il manquera au lecteur, pour les goûter comme je le fis, d’être sur le Saint-Laurent même et de pouvoir se dire, en écoutant les plus curieuses histoires de missionnaires et de sauvages, de chasse, de pêche, etc. : « Il ne tiendrait qu’à moi d’aller lier connaissance avec les Montagnais et les Hurons, de pousser jusqu’à la Pointe-aux-Esquimaux, et, si j’en avais le goût et la force, de chasser le loup marin. A moins que je ne préfère pourtant une visite à Anticosti ! »

M. l’abbé Huard en revient. Tout le monde sait qu’un millionnaire parisien s’est rendu acquéreur, en 1895, de cette île, abandonnée comme l’un des points les plus ingrats et les plus inabordables qui soient au monde ; mais ce qu’on ignore peut-être, c’est l’importance de l’œuvre accomplie déjà par M. Menier dans ses États : le mot n’a rien d’exagéré, bien que le nouveau propriétaire reconnaisse la suzeraineté de la reine d’Angleterre. Il peut promulguer toute sorte de décrets et a déjà fort heureusement défendu l’usage des boissons fermentées, combattant ainsi avec énergie le seul vice du Canadien, vice plus qu’ailleurs excusable dans ces régions très rudes où il faut à tout prix se réchauffer. Il a aussi interdit la chasse et la pêche, pour assurer le repeuplement des eaux et des forêts.

Comprenant à merveille les besoins et les intérêts de la population, n’hésitant pas en outre devant de grosses dépenses, M. Menier réussira très probablement dans son entreprise, l’une des plus passionnantes qui puissent tenter un homme d’imagination, car tout est à créer. Depuis la mort de Jolliet, à qui Louis XIV en avait fait don, pour le récompenser d’avoir découvert le pays des Illinois et parcouru la baie d’Hudson, cet endroit déshérité a été livré à lui-même. Il n’est connu que par ses naufrages et par la légende du fameux Gamache. Une exploration a prouvé que ce sol de 135 milles de long sur plus de 30 de large possédait cependant une valeur indiscutable au point de vue des pêcheries, des forêts et de l’élevage. Le revers de la médaille, c’est que pendant cinq mois de l’année au moins la mer rend difficiles les communications postales ; un autre inconvénient grave, c’est l’impossibilité de pénétrer l’été dans l’intérieur de l’île gardé par de terribles moustiques…

Décidément j’e laisse Anticosti à ceux qui ont le pied marin et le cuir à toute épreuve ; l’île d’Orléans, en face de laquelle stationne notre bateau, me plairait davantage, bien qu’elle n’ait pas encore la joyeuse parure de pampres qui lui valut de la part de Cartier un nom mythologique, Isle de Bacchus. On y récolte toujours de bon vin qui se vend cinq francs le gallon de deux litres, mais ni les vignes, ni les vergers n’y verdoient le 11 mai ; à peine si quelques saules précoces prêtent à la rive une pâle apparence de végétation naissante, pareille à une fumée légère d’un gris plus vivant que les bois dénudés d’alentour.

Nous sommes au niveau de la ville basse de Québec. Elle aussi, comme les escarpemens de la citadelle, a ses annales guerrières ; c’est là qu’échoua la tentative hardie faite par les Etats-Unis au lendemain de leur Révolution pour entraîner le Canada dans les mêmes voies. Un instant la colonie eut à portée de la main son indépendance ; elle n’en voulut pas. Les classes dirigeantes ne trouvaient aucun avantage à entrer dans une confédération étrangère et protestante où s’effacerait leur nationalité ; elles préférèrent, puisqu’il fallait opter, rester fidèles à une monarchie si lointaine qu’elle était par cela même moins menaçante pour les vieilles institutions catholiques et françaises. Québec, la capitale, fut le foyer de ce mouvement réactionnaire ; elle trancha la situation alors que le reste du pays se partageait entre les Américains vainqueurs et les Anglais aux abois, ce qui fut très près de produire une guerre civile. J’aperçois du bateau le quartier Champlain, défendu alors par des batteries et par des barricades, le bout de la vieille rue du Saut-au-Matelot où le fameux Arnold eut la jambe fracassée, et cette autre petite rue où tomba mort Montgomery. Sans la résistance dont cet événement fut le prélude, le Canada serait aujourd’hui République.

— Vous vous êtes battus pour rester colons au lieu de passer à l’indépendance. Soyez donc esclaves ! dit durement La Fayette aux gentilshommes canadiens prisonniers à Boston.

Il ne comprenait pas. Les Canadiens ne sont esclaves que de leurs croyances et de leurs préjugés. Les excès de notre révolution seuls ont pu les consoler de ne plus être à nous. Ambitieux de garder les vieilles coutumes, comme d’autres peuvent l’être d’acquérir de nouveaux droits, ils mènent encore la vie patriarcale et se montrent par conséquent favorables aux monarchies. L’intervention d’un Dieu paternel et protecteur se mêle à tous les faits enregistrés dans leur histoire, qu’il convient de lire comme la légende dorée, car chaque succès sous la plume des Jésuites est un miracle salué d’un Te Deum, et chaque revers est accepté comme châtiment avec respect et componction.

Le Saguenay cependant s’est mis en marche, et la matinée est assez claire pour me permettre de ne rien perdre du panorama grandiose de la rade. Presque aussitôt après Québec commence la ligne blanche du village de Beauport dont les maisons se suivent à la file, en une longue procession. J’admire de face la cataracte écumeuse de Montmorency. A si longue distance, son rugissement ne se fait pas entendre. Elle m’apparaît muette, immobile, sans un pli, sa nappe élégante tendue dans l’espace à la façon d’un grand voile blanc. Ensuite c’est la côte fertile de Beaupré ; nous n’en voyons rien, sauf le sommet du mont Sainte-Anne, car notre bateau est entré dans la partie du fleuve qui, partagé comme en deux branches, court ici, entre l’île d’Orléans et la rive sud ; de ce côté il a trois lieues ; de l’autre, il est moins large, mais je commence néanmoins à comprendre ce qui, dans ma jeunesse, où l’on n’apprenait de la géographie que les détails inutiles, me pénétrait de stupeur : le Saint-Laurent verse par heure dans la mer une masse d’eau évaluée à 600 millions de mètres cubes.

Sur la côte sud on me nomme les villages : Beaumont, Saint-Michel de Bellechasse, Saint-Valier ; sur le rivage de l’île d’Orléans, Saint-Jean, Saint-François. Les saints sont partout en majorité. Devant la Pointe à Blin, un ingénieur du pays qui cause avec nous, rappelle que ses ancêtres s’établirent à cette place en 1680 et lui laissèrent leur nom. Aussitôt je me mets à le regarder avec autant d’intérêt que s’il eût pu me donner de visu des nouvelles de Frontenac en personne. Les origines des familles canadiennes sont parfaitement établies, grâce aux registres des paroisses d’après lesquels a été fait le dictionnaire généalogique, très complet, de l’abbé Tanguy.

Au cours de la conversation, quelqu’un m’assure qu’il reste encore sur la côte de Beaupré beaucoup de familles qui possèdent les terres données à leurs aïeux par Louis XIV et que nulle part on ne trouverait aussi semblable à lui-même le paysan normand de ce temps-là.

On partait beaucoup de la Normandie, en effet, quand ce n’était pas de la Bretagne ou du Poitou, de la Saintonge, de l’Aunis, du Perche ; on s’embarquait à Dieppe, à Saint-Malo, à la Rochelle. Les mots de patois rappellent ces trois provinces : brayer le lin, grouiller, itou pour aussi, câline pour coiffe, la brunante pour la brune, le sorouet pour le sud-ouest, butin pour vêtemens, meubles ou effets quelconques, les cordeaux (la bride) d’un quevalle (un cheval). Le laboureur qui touche dit hu dia ! L’endormitoire vous prend (vous vous endormez), aurait ravi George Sand. Des mots de marin se mêlent à ces archaïsmes : embarquer, débarquer pour monter en voiture ou en descendre, arrimer ou amarrer son tablier. Quelques expressions sont détournées de leur sens, comme carriole, qui au Canada signifie traîneau, tandis que le nom de traîneau s’applique seulement à la schlitte. Tous les oiseaux sont du gibier, langage de chasseur ; l’abbé Huard parle d’un enfant qui traitait de gibier le Saint-Esprit sous forme de colombe. Il trouve jolie l’ellipse qui fait dire : j’ai hâte à dimanche, au lieu de : j’ai hâte d’arriver à dimanche, et ne doute pas que le Roi-Soleil n’ait prononcé : — L’Etat, c’est moué.

Décidément la journée sera belle, mais il fait froid, mes fourrures ne sont pas de trop. Les hommes n’ont garde de laisser leurs pipes s’éteindre. Ils pensent évidemment, comme jadis Cartier, quand il emprunta l’usage du tabac aux sauvages, « qu’il est bon de se remplir d’une fumée chaude ». D’ailleurs la tentation de fumer une pipe est inséparable chez le Canadien de la flânerie, à ce point qu’il dit fumer pour flâner. Le Comte de Paris fut fort amusé des termes dans lesquels on lui conseilla de voir la population rurale : « Fumez donc chez les petites gens. » Cet usage invétéré de la pipe donne même à beaucoup de physionomies une expression particulière ; les coins de la bouche sont fléchissans et le tuyau a creusé au milieu de la lèvre inférieure comme une petite rigole. Mais je ne laisse pas fumer en repos M. le Supérieur du séminaire de Chicoutimi.

Il continue d’être victime de la fureur interrogante dont je me rends toujours coupable en voyage pour peu que je rencontre un partenaire de bonne volonté. Mettre la main sur un naturaliste, quelle aubaine ! Je l’exploite donc sans remords. Il a fallu qu’il m’énumérât toutes les différentes espèces de conifères qui seuls jusqu’ici mettent de la verdure dans le paysage ; cèdres, sapins, mélèzes, épinette noire, grise, blanche et rouge, celle-ci décimée par une de ces maladies qui n’épargnent pas plus les plantes que les humains ; il a fallu qu’il m’initiât à l’industrie du sucre d’érable, traité à peu près comme chez nous on traite la résine, le sirop s’échappant par un trou percé dans l’arbre ; et je ne me lasse pas de le questionner sur les paroisses qui se succèdent le long du rivage. Rien ne vaut une promenade sur le Saint-Laurent pour initier le voyageur à ce qui est en vérité la clef de voûte de l’histoire du Canada, car chaque paroisse remplace la seigneurie de jadis et les églises ne représentent pas seulement la maison de Dieu, mais encore le pouvoir et la protection qu’exerçait jadis le gentilhomme à l’égard de ses « censitaires ». Gentilhomme, on dirait que chaque fermier l’est un peu à sa manière. Sans aucune revendication envieuse d’égalité, il n’admet pas plus que tout autre Américain les distinctions de classes ; un habitant, comme on l’appelle, en vaut un autre. Certes, l’habitant a beaucoup plus d’aisance que le paysan de France ; il est maître de soixante à quatre-vingts arpens qui, de même que les concessions jadis accordées par le roi, commencent aux riches terres d’alluvion du rivage pour continuer en profondeur jusque sur la montagne, ce qui lui assure des prairies et du bois. Sa maison est fièrement isolée au milieu du domaine ; point de ces agglomérations qui indiquent chez nous un village et dont le roi souhaitait en vain qu’on prit l’habitude dans sa colonie pour que pussent être mieux concentrés les moyens de défense et d’autorité. Toutes ces demeures rurales s’égrènent à d’assez longs intervalles comme les perles d’un chapelet ; on y vit largement, l’épargne ne comptant pas parmi les vertus de l’habitant, si français qu’il soit. C’est même avec le goût fréquent de l’aventure, la différence essentielle entre ces paysans et les nôtres auxquels d’ailleurs ils ressemblent comme des frères. J’en faisais la réflexion tout à l’heure encore en descendant pour déjeuner à l’étage inférieur du bateau où ils sont nombreux. Le contact des Indiens a plus fortement agi sur eux qu’on ne pense, et toutes les fois que se produit un mélange de sang entre les deux races, on voit sortir de cette alliance le type toujours prêt à revivre du coureur de bois. Si de certains noms demeurent attachés à la même terre depuis deux siècles, combien d’errans incorrigibles, en revanche, ont l’habitude de vendre leurs biens aussitôt qu’ils sont en plein rapport et de pousser plus loin pour le plaisir de défricher des terres encore incultes. Beaucoup s’en vont aux États-Unis louer Leurs bras et gagner de l’argent ; mais, qu’ils reviennent ou non, ils ne se laissent pas absorber un seul instant par l’élément yankee, ils emmènent souvent leur prêtre avec eux, ils conservent toutes leurs habitudes françaises, ils ne quittent jamais des yeux le clocher de la paroisse.

Ce mot sacré de paroisse représente bien des choses fondamentales ; il ne faut pas oublier que Louis XIV institua le régime féodal dans la Nouvelle-France. Il existe encore, sauf que le curé a remplacé le seigneur. Celui-ci n’obtenait de terres, en récompense de ses services ou en considération de sa naissance, qu’à charge par lui d’y établir un nombre déterminé de colons dans un certain délai. S’il manquait à cette obligation il était déchu de son privilège. Très favorable à l’agriculture, Louis XIV anoblissait volontiers ceux qui s’y livraient avec zèle ; il savait flatter ainsi la passion des Canadiens pour les titres, et Colbert poussait aux mariages précoces, envoyant à cet effet des cargaisons de « filles d’honneur » dont les religieuses prenaient soin. Le pli en est resté. Le Canadien se met en ménage presque avant d’avoir de la barbe au menton, il a beaucoup d’enfans dont le travail l’aide à s’enrichir ; tous les douze ans, d’après les recensemens, la population est doublée ; et elle ne pourra jamais être assez nombreuse pour exploiter toutes les terres en friche qui à l’ouest attendent des bras. Il n’est plus question des seigneurs qui s’éloignèrent devant la domination étrangère ; leurs manoirs sont généralement habités aujourd’hui par une bourgeoisie dans les rangs de laquelle se recrute la partie la plus distinguée du clergé, seul maître de la situation. Une même famille donne parfois deux ou trois religieuses et autant de prêtres. C’est grâce à la vigilance des uns et des autres que la langue, la loi civile, les mœurs françaises ont été conservées, et, si l’étranger de passage trouve l’Eglise un peu absolue, un peu intransigeante dans sa manière d’agir, c’est qu’il oublie combien s’est imposée longtemps la nécessité de veiller à ce que les vaincus ne devinssent pas Anglais, catholique étant ici synonyme de Canadien français. Aussi quelle ferveur religieuse chez ces obstinés patriotes ! Il faut faire trois, quatre lieues pour ne pas manquer la messe, à cause de la dispersion des fermes, et on ne la manque guère, fût-ce pendant les grandes tempêtes hivernales. On s’y rend en voiture, c’est encore facile, mais plus loin sur la côte, là où l’on n’a plus de chevaux, comme le raconte M. l’abbé Huard, là où nul service de bateau ne peut être organisé l’hiver, on se fait traîner par les chiens. Chaque famille en a une demi-douzaine qui, attelés à un cométique, courent sur la glace à une allure endiablée, semblables à des loups quand ils sont de race pure. Et on ne les nourrit qu’une fois par jour, le soir, de débris de poisson ; ils s’acquittent de leur besogne à jeun. Gens et bêtes sont durs, laborieux, intrépides.

Que dire de la vie des prêtres en ces parages, obligés d’aller dans la neige sur leurs raquettes porter au loin les sacremens ? Il y a deux curés de campagne à bord, deux rustiques, l’un déjà vieux, affligé d’une jaunisse dont il ne guérira pas, grelottant sous son manteau râpé, l’autre plus jeune, au visage un peu farouche, littéralement tanné par les intempéries ; avec une vieille soutane couleur de rouille, des souliers qu’on ne cira jamais, un chapeau informe battu par la pluie, une petite pipe courte au coin des lèvres, le pareil en apparence des paysans de l’entrepont. Ils ne payent pas de mine, mais le respect qu’ils m’inspirent après ce que je viens d’entendre est voisin de l’attendrissement. Tels furent les missionnaires qui au XVIIe siècle allaient en barque d’une paroisse à l’autre avec un autel portatif célébrer les saints mystères et évangéliser les sauvages. Ils ont des successeurs qui mènent la même vie et qui font l’école aux Montagnais. Les adultes parmi ceux-ci savent généralement lire. L’abbé Huard assure qu’ils transmettent les leçons des « robes noires » à leurs enfans, tout en courant les bois, et il approuve qu’on ne fournisse aux lettrés de cette espèce que des livres imprimés en leur langue.

Nous avons atteint l’extrémité de l’île d’Orléans, la plus grande d’un archipel aux aspects variés ; d’autres îles, bien connues des chasseurs qui vont y tuer toute sorte de gibier aquatique, éparpillent des taches de verdure sur l’immense miroir où nous glissons en laissant derrière nous un sillage lumineux. On les croirait toutes petites, mais il s’y trouve des battures que le flot découvre à marée basse et d’excellens pâturages. Les religieuses de l’Hôtel-Dieu tirent des ressources considérables de l’île aux Oies qui leur appartient depuis 1711. Amusante coïncidence : un rocher qui s’y dresse, bien exposé au midi et creusé de vasques naturelles, s’est de tout temps appelé l’Hôpital, parce que les animaux malades ou blessés s’y rassemblent.

Le Saint-Laurent a maintenant sa largeur entière, six lieues ; le cap Tourmente est tout près, on dirait une forteresse ; l’été, il se pare de feuillage, mais je l’aime ainsi dépouillé, aride, avec son nom sinistre. Les Laurentides atteignent là deux mille pieds de haut : tandis que l’horizon, sur la rive opposée, va toujours en s’abaissant, en s’effaçant, elles se rapprochent du fleuve au nord, l’encadrent de leurs anguleuses saillies, y baignent leur grande ombre sévère. Les paysages de Norvège admirés chaque année au Salon peuvent donner l’idée de ces falaises de granit qui trempent dans l’eau, portant çà et là un bouquet de sapins, plus souvent toutes nues. Le soleil, devenu très brillant depuis midi, ajoute à l’effet du décor ; il fait étinceler sur les pentes polies le flot précipité d’une cascade, résultat de la fonte des neiges. D’autres veines de neige restent solides encore, figées dans un pli de la montagne ; partout des traces d’avalanche.

Nous voyons par le journal de Montcalm, arrivant de France en 1756 pour défendre la colonie, combien l’impressionna le même spectacle, rencontré dans la même saison. Tout ce qu’il avait entendu dire du Saint-Laurent lui parut dépassé. Il ne put se retenir d’aller à terre et descendit à Saint-Joachim où l’on nous montre de loin la belle habitation de campagne des archevêques de Québec, ouverte pendant les vacances aux professeurs et aux élèves du séminaire. Les trois frégates, la Licorne, la Sauvage et la Sirène étaient arrêtées par les vents contraires et les officiers français, ennuyés d’une traversée de six semaines, ne songeaient qu’à gagner Québec au plus vite. Montcalm usa donc des voitures, charrettes et calèches, mais le saut de Montmorency, grossi par la fonte des neiges, lui barra le passage ; il finit par arriver moins vite que la Licorne elle-même.

Les gens de Saint-Joachim étaient et sont encore des chasseurs émérites ; ni canards, ni outardes ne manquent sur leur plage, et ils, savent au besoin se servir du fusil contre un autre gibier ; ils se distinguèrent dans la lutte suprême contre l’Angleterre, leur curé les accompagnant au feu pour donner l’absolution. Ne se sent-on pas en pleine chouannerie ? Je suis récompensée en ce moment d’avoir lu l’abbé Ferland, bien que je le soupçonne d’être un peu romanesque ; d’innombrables personnages animent pour moi, grâce à lui, le paysage. Toutes ces paroisses paisibles, du saut de Montmorency au cap Tourmente, m’apparaissent bouleversées par la guerre, les habitans courant se cacher dans la montagne, enfouissant à l’orée des bois les objets trop lourds, conduisant leurs bestiaux dans les pâturages les plus retirés, emportant quelquefois les vieillards dans leur lit. Plus d’un enfant naquit à la belle étoile pendant cet exode, tandis que Montcalm tenait Wolfe en échec devant Québec. Il me semble assister au dernier acte : les paroisses revenues tristement, leur curé toujours en tête, au milieu de campagnes dévastées qui n’étaient plus françaises. Tout ceci se passait trois ans après l’impatiente et allègre arrivée que je viens de dire. Quel beau drame serré, mouvementé, plein de surprises on pourrait faire, en plaçant le dénouement sur ce champ de bataille des plaines d’Abraham où la mort frappa ensemble deux nobles victimes, le vainqueur et le vaincu ! Le Canadien Fréchette a bien raison de s’écrier :


O notre histoire, écrin de perles ignorées !


Je distingue de moins en moins la série d’ondulations blanchâtres qui, à droite, indiquent les États-Unis ; la rive gaucho est toujours marquée par des promontoires à pic : le cap Rouge, le cap Gribaune, le cap Maillard, ainsi nommé en mémoire d’un missionnaire qui évangélisa les peuplades sauvages du Saint-Laurent. Sur un espace de près de trente milles, c’en est fait des paroisses ; nous en rencontrons une seule, Saint-François-Xavier. Pourtant dans quelques petites anses s’accroupissent, comme pour permettre de mieux mesurer l’échelle de la montagne qui les surplombe, des huttes en bois, couleur de vieil argent, établissemens de pêche sans doute. L’ensemble de tout cela est d’un calme merveilleux et d’une austérité mêlée de douceur, car on sent même ici l’approche du printemps invisible, et cette impression qui se dégage, sans que la végétation s’en mêle, des sourires de l’eau et du ciel est délicieuse, en présence des traces de l’hiver qu’un coup de baguette magique fera disparaître demain peut-être. Nulle part le changement à vue des saisons ne s’effectue aussi vite qu’en Canada, et avec moins de transitions.

Une surprise, c’est l’apparition d’une ville de trois mille âmes sur cette côte inhospitalière autant que pittoresque, à un endroit fameux par ses tremblemens de terre. Quand je dis apparition, la ville se cache et s’abrite de son mieux dans un pli de la montagne, auprès de la rivière du Gouffre qui tire son nom de l’effrayante déchirure pratiquée dans les Laurentides par un cataclysme apparemment volcanique. Très loin d’elle, devant une longue jetée, s’arrête notre bateau ; il y a un va-et-vient considérable de passagers et, tandis qu’ils montent ou descendent, je regarde avec admiration ce qui ressemble à un magnifique fond de lac fermé par des montagnes d’où descend par bonds et par cascades la rivière qui s’échappe entre deux caps dont l’un est le cap aux Corbeaux ; ce nom sinistre veut dire que les naufrages fournissent ici une abondante pâture aux dépeceurs de cadavres. La mer, car le Saint-Laurent saumâtre et houleux est devenu la mer, forme en effet dans cette brèche un tourbillon redouté des chaloupes et des canots. Nulle part la traversée n’est plus dangereuse ; les précautions prises l’indiquent. Il y a un phare sur la jetée, il y en a deux autres à trois étages coiffés de rouge devant l’île aux Coudres, située juste devant la terrible gorge où logent des démons, à en croire la tradition du pays. On peut voir dans les Légendes canadiennes de l’abbé H. R. Casgrain d’où leur vient pareille idée : c’est que la fureur des élémens semble se concentrer par esprit de vengeance, sur cette vénérable petite île où fut célébrée la première messe qui ait été dite au Canada :

« Le sixième jour du mois de septembre, raconte Jacques Cartier, vînmes poser à une isle pleine de beaulx et grands arbres de plusieurs sortes, et entre autres il y a plusieurs couldres franches que trouvâmes fort chargées de noisilles, aussi grosses et de meilleure saveur que les nôtres, mais un peu plus dures. Et par cela nommâmes l’Isle ès Coudres. Le septième jour dudit mois, jour Notre Dame, après avoir ouï la Messe, nous partîmes de ladite isle pour aller amont ledit fleuve. »

Se bornant au nécessaire en voyageur sérieux, il n’ajoute pas que nulle part le fleuve n’est plus beau ; les Câpes roides, comme on nomme cette partie des Laurentides, affectent la forme, sinon la hauteur de véritables pics. L’après-midi, à la fois humide et lumineuse, leur prête aujourd’hui des tons moelleux qui changent du bleuâtre au lilas ; toutes les valeurs, tous les plans des premiers gradins sont si nettement soulignés qu’il semble que le regard puisse pénétrer dans les replis de chaque vallée, avec le rayon de soleil qui les caresse.

Tandis que se poursuit le débarquement, je pense, devant les bouées qui se balancent et les goélands qui rasent le flot d’une aile que l’on dirait doublée de fourrure blanche, à ce que doit être la vie de ces gens-là pendant les longs mois d’hiver. J’ai deux amies à la baie Saint-Paul, deux pâles fleurs frissonnantes sur lesquelles soufflent ces vents cruels, deux jeunes religieuses franciscaines que j’ai rencontrées malades à l’Hôtel-Dieu de Québec. Belles autant l’une que l’autre, minées par le dur climat, par leur rude besogne, elles vivent ainsi dans un hospice de vieillards où, avec une angélique patience, elles rendent à des êtres tombés en enfance ou agités de folio sénile, vieux vagabonds, ivrognes invétérés, les soins les plus répugnans. La maison a peu de ressources et ses pensionnaires sont nombreux ; il faut bien se priver. Elles se privent donc et elles en meurent. Je revois souvent ces grands yeux noirs dans de pâles visages, ce beau costume de pauvreté aux couleurs de celui qu’elles appelaient avec tendresse notre saint François ; je les entends encore me dire avec leurs douces voix brisées à l’accent un peu traînant qu’entrecoupait souvent une toux rauque : « Il en sera de notre guérison ce que Dieu voudra. N’oubliez pas les petites Franciscaines. » Et il me semble que la neige luisante, là-bas, dans la noirceur des pins, porte leur deuil.

Peut-on imaginer de situation plus critique que celle du village des Eboulemens, si petit autour d’une grande église, battu par tous les vents, à mille pieds au-dessus du niveau de la rivière, entre la haute montagne qui le couvre de son ombre lourde, comme si elle se préparait à l’écraser, et la ville submergée, visible sous les flots, pour ceux qui savent voir, comme la ville d’Is dans la baie des Trépassés ? Cette ville éboulée qui le précéda lui rappelle sans cesse combien le rivage est peu solide, aussi s’est-il perché très haut pour éviter le même sort, au risque d’être enlevé par les bourrasques de l’hiver. Les éboulemens datent de 1663, l’année des terribles tremblemens de terre qui furent considérés comme le châtiment d’une passion grandissante pour l’eau-de-vie contre laquelle Mgr de Laval dut fulminer des excommunications et appeler les vengeances du roi. Tout le Canada oscilla sous cette secousse comme un navire sur mer, les arbres s’entre-choquant de telle sorte que les sauvages croyaient la forêt entière prise d’ivresse. Pendant des semaines le Saint-Laurent fut chargé de bouc et de glaise au point que l’eau n’en était pas buvable. Des collines et un grand nombre de bois glissèrent de la place qu’ils occupaient dans la rivière ou dans les vallées voisines. Devant Tadoussac, où nous serons tout à l’heure, une montagne couverte d’arbres fut engloutie, certains cours d’eau furent détournés, certaines sources taries, tandis que d’autres jaillissaient soudain. Les Eboulemens sont le point où les traces de ces phénomènes se retrouvent le mieux.

Cependant nous côtoyons le long des grèves beaucoup de pêcheries qui se révèlent par des perches, indiquant au-dessus de l’eau des tentures où le poisson reste captif. La pêche est la grosse industrie, mais elle ne se fait pas en barque. Nous n’avons rencontré que des bateaux de transport. On me parle du saumon, de l’esturgeon, de la morue, du hareng, des anguilles ; tout cela me laisse indifférente ; ma secrète ambition serait de voir une baleine. Sur la foi d’un guide imprimé je m’imagine n’être plus très loin des parages qu’elles fréquentent. Hélas ! il me faut perdre mes illusions, les vraies baleines sont devenues fort rares dans le Saint-Laurent ; la baleine blanche sur laquelle je comptais n’est qu’un vulgaire marsouin. Entre l’île aux Coudres et Saint-Irénée, les tentures qui grandissent et se multiplient sur une énorme étendue sont dédiées, me dit-on, à ces souffleurs. A partir de la fin d’avril ils se promènent par mouvées si nombreuses que le fleuve semble couvert de boules d’écume ; quelques-uns mesurent quinze ou dix-huit pieds. Faute de baleine, je me serais contentée de la rencontre d’un marsouin de belle taille. La vérité m’oblige à dire que je n’en ai pas vu un seul, grand ou petit. Et pourtant rien de ce qui s’est produit sur le Saint-Laurent depuis sept heures du matin n’a pu passer inaperçu pour moi. A peine ai-je quitté mon poste sur le pont pour aller faire un repas rapide et frugal, car la table n’a rien de recherché, pas plus que mon logement particulier dont s’excuse le capitaine, homme aimable, préoccupé du bien-être des passagers auxquels il vient de temps à autre tenir compagnie. « Un peu plus tard dans la saison, me dit-il, vous auriez la lumière électrique, mais je vous avertis que le règlement ne permet ni lampes ni bougies dans les cabines par crainte du feu. »

Là-dessus il se met à me décrire la haute élégance des steamers d’été, l’aspect animé du pont couvert de touristes américains, de demoiselles fort gaies qui dansent, flirtent et font de la musique, jusqu’à ce que la solitude et la simplicité de ce pauvre petit bateau d’hiver où je suis me paraissent en comparaison chose délicieuse.

La station prochaine, à la Malbaie, provoque autour de moi une explosion de sentimens patriotiques : les Anglais ne s’obstinent-ils pas à la nommer Murray Bay, d’un nom ennemi, celui du général Murray ? Oublie-t-on, que, sous prétexte de garder une conquête encore mal assurée, ce remplaçant de Wolfe appliqua cruellement la loi martiale ? Pour tout autre que les Anglais, Murray Bay ne sera jamais que la Malbaie, du nom que lui donna Champlain. C’est une brillante station d’été que nous appellerions volontiers le Trouville du Canada, si l’on chassait à Trouville l’ours et le caribou, si des forêts presque vierges rejoignaient la plage normande. On prend aussi des bains de mer à peine adoucis, quant au sel s’entend, car ils sont aussi froids que possible. Le bateau s’arrête à Pointe-à-Pic, l’une des deux pointes de la baie, l’autre se nomme Cap à l’Aigle : c’est sur ces deux promontoires, à une certaine distance de la ville, que sont bâtis les hôtels et les jolies villas américaines en bois dans le style coquet et ultramoderne qui diffère si complètement des vieilles et solides demeures canadiennes sans aucune prétention esthétique. La halte est assez longue pour que l’on puisse profiter de l’offre d’une des nombreuses voitures qui proposent de vous conduire. Rien de curieux comme ces véhicules surannés, calèches ou planches, les premières pareilles à celles dont Montcalm se servit pour aller à Québec et qu’il décore du nom trop flatteur de cabriolets, espèce de tapecu à deux roues, peint en jaune très souvent, abominablement crotté, quel que soit le temps, avec place pour deux personnes et le cocher assis devant sur un banc très étroit. Quelques-unes doivent être de l’époque même de Montcalm, si vieilles, rouillées, dépenaillées et sonnant la ferraille. Les planches, beaucoup plus élastiques, sont de longues planches en effet qui reposent sur les deux essieux sans aucun ressort et couvertes comme des tapissières. Je remarque que les cliens interpellent généralement leur cocher par le titre peu élégant de charretier. Son marche donc, comme on appelle le cheval, stimulé à chaque instant par cette exclamation locale, est une bête efflanquée qui part au galop sur les raidillons et arrive en haut sans souffler.

Les chevaux canadiens descendent tous plus ou moins directement des étalons et jumens tirés des écuries royales qui débarquèrent à Québec en compagnie de quatre-vingts « filles d’honneur » destinées aux colons, et de soixante-dix artisans avec leur outillage (1665). Les Hurons, les comparant à celui des animaux indigènes qui leur ressemblait le plus, l’orignal, une espèce d’élan, tombèrent en admiration devant des orignaux si bien dressés. D’autres chevaux et des ânesses, envoyés à deux ou trois reprises, furent distribués chez ceux des gentilshommes qui s’occupaient activement d’agriculture. L’âne seul refusa de s’acclimater. De tous les animaux transportés de France, qui, sauf cette seule exception, pullulèrent rapidement, comme les humains, le cheval fut encore celui qui se multiplia le plus. Les chevaux offerts ainsi par Louis XIV, et dont on a comparé l’apparence à celle de leurs frères des Ardennes, se sont écartés depuis pour la plupart de ce type primitif ; les croisemens avec différentes races ne les ont point embellis, mais ils ont conservé leurs qualités de vitesse et de patience, ne craignant ni les côtes ni les mauvais chemins, ni le froid, ni la tempête, ni cette aveuglante poudrerie qui se dégage de la neige gelée quand le vent la balaye. Solides et rustiques, ils sont parfaitement appareillés aux braves gens qui se servent d’eux, français au fond, mais ensauvagés jusqu’à un certain point.

Je l’ai déjà dit : il y eut de singuliers rapprochemens entre les deux races rouge et blanche. Les sauvages empruntèrent aux blancs le goût des liqueurs fortes, les blancs prirent aux sauvages quelques-uns de leurs procédés de guerre ; ils s’étaient battus ensemble en alliés. Franciser les Indiens paraît avoir été impossible ; il fut plus facile aux Français de s’indianiser. Dès le XVIIIe siècle les pipes, les souliers, les ceintures, les jarretières des Canadiens sont à la mode indienne. Thoreau, dans son Yankee au Canada plein de remarques ingénieuses, de paradoxes et de malentendus, qui date de 1850, a dit drôlement : « Tandis que nous autres, descendans des Pèlerins, nous apprenons aux Anglais l’art de faire des bottines à vis, les descendans des Français au Canada portent encore le mocassin sauvage. » — Cette remarque très juste peut s’appliquera autre chose encore qu’à la chaussure, — aux mœurs en général, à l’éducation, aux différences fondamentales de l’esprit de trafic d’une part et de certains préjugés chevaleresques de l’autre.

Ce qui est curieux, c’est que les sentimens et les habitudes des Canadiens semblent s’être communiqués dans la province de Québec aux étrangers établis parmi eux. Lors de la conquête, le district de la Malbaie fut octroyé à des concessionnaires écossais dont on ne reconnaît plus aujourd’hui les descendans que par leurs noms ; ils ne savent parler que le français. De même il arrive assez souvent que des matelots suédois, déserteurs de navires qui passent sur le Saguenay, restent cachés dans le pays et s’y établissent. En très peu de temps, leurs fils deviennent Français. Cette force de cohésion que montre la population française du Bas-Canada, cette persistance à garder l’unité nationale est très caractéristique de la race ; elle s’affirme jusqu’à un certain point, même en Louisiane, tandis que dans tout le reste des Etats-Unis on voit les Allemands, les Hollandais et autres immigrans se confondre très vite avec la masse des citoyens. J’aurais voulu pouvoir m’attarder à loisir dans les intérieurs ruraux et faire ample connaissance avec l’intéressante personnalité de l’habitant.

— Vous aurez l’occasion de le connaître bientôt, me dit en riant un passager, auquel j’exprime ce regret. C’est aujourd’hui jour d’élections générales. Jean-Baptiste ne manquera pas de se montrer.

Jean-Baptiste est le sobriquet du Canadien, sa fête nationale étant célébrée à la Saint-Jean.

Après la Malbaie, la neige apparaît plus fréquente au flanc des rochers, la coloration verte des eaux s’accentue ; des falaises en demi-cercle vous donnent toujours cette impression curieuse d’arriver à l’extrémité d’un lac, puis ce sont de nouveaux méandres, des développemens inattendus. Le bateau, décrivant une diagonale, se dirige vers Pointe-à-Beaulieu. On ne perd pas de vue la file des Pèlerins, de hauts rochers qui, porteurs d’un phare, se suivent en effet comme des pénitens dans leur cagoule.

Pointe-à-Beaulieu est le débarcadère pour Cacouna et Rivière-du-Loup. De la jetée on découvre cette dernière ville, assez importante, haut perchée au bord de la rivière du même nom avant que celle-ci se jette dans le Saint-Laurent. Autour de la belle église se pressent des maisons blanches. La blancheur tout orientale des murs étonne en Canada ; sans doute, ils sont lavés à la chaux, mais la transparence cristalline de l’atmosphère y contribue aussi. Cacouna passe pour une plage à la mode. On est dans le pays le plus fréquenté par les amateurs de chasse et de poche, sur le théâtre de terribles faits de guerre entre sauvages Iroquois et Micmacs, et, comme pour illuminer ce site romantique, entrevu au moment où le bateau, changeant de direction, traverse le fleuve et file droit sur l’embouchure du Saguenay, voilà que se produit le plus splendide, le plus bizarre des couchers de soleil.

Sur la pâleur du ciel, les montagnes ressortent pareilles à des cônes taillés de lapis lazuli, et c’est au-dessus d’elles comme une pluie de petites flammes, de légers nuages d’un rouge de rubis dont les yeux ne peuvent supporter l’éclat. A mesure que descend le soleil, les feux de ces pierreries éparses s’adoucissent ; à la fin, il ne reste plus que des pommelures roses qui font hocher la tête au capitaine et pourraient bien annoncer pour demain le mauvais temps. Les petites vagues striées d’or et de rouge qui clapotent au flanc du bateau pâlissent aussi à mesure que se velouté et s’assombrit le bleu vif de la montagne. Puis tout devient calme, doucement argenté. Le vent qui se lève ride à peine d’abord la surface de cette mer où languissent les dernières traînées d’un feu presque éteint.

L’île au Lièvre et sa voisine, Brandy pot (Pot-à-l’eau-de-vie), pourraient me raconter plus d’une histoire de naufrage.

Mais la brise fraîchit, et je rentre, chassée par l’humidité, par les ténèbres surtout. Elles tombent autour de moi comme des toiles de théâtre, mettant fin à cette longue journée de changeantes visions, qui m’a paru si courte.

— En été, me dit le capitaine, les passagers restent souvent dehors une partie de la nuit ; parlez-moi d’un beau clair de l’une sur le Saint-Laurent ! Ce qui vaut encore mieux c’est, en automne ou bien l’hiver, une aurore boréale.

Et il me décrit le phénomène : ces gerbes lumineuses qui s’élancent, ces lueurs qui serpentent, s’épanouissent, se développent sur différens points du ciel, pareilles le plus souvent à des gazes blanches flottantes où glisseraient des reflets de diverses couleurs. On entend en même temps un bruit comparable au froissement de la soie.

Plus de baleines ! pas d’aurore boréale ! Voilà deux sujets de désappointement. Je me console en lisant sous la lampe, après un médiocre souper, les Légendes canadiennes que j’ai emportées dans mon sac et qui se passent presque toutes sur la côte que nous venons de quitter, vers Kamouraska et la Rivière Ouelle ; l’histoire de la Jongleuse, entre autres, cette terrible sorcière, inspiratrice des pires cruautés iroquoises et qui souleva les cinq nations contre la colonie. Avec le secours évident du diable, les jongleurs et jongleuses faisaient tourner et sauter une cabane comme aujourd’hui chez nous tournent les tables, preuve que les esprits frappeurs n’ont pas attendu pour se manifester les progrès du magnétisme moderne. Ce récit qui participe de la féerie et de la réalité, cette suite émouvante d’aventures guerrières, d’hallucinations fantastiques et de supplices sanglans me passionne. Il est délicieux de penser que la pointe aux Iroquois et le cap au Diable, si près desquels j’ai passé, en ont été le théâtre, que les traces des raquettes de la féroce Jongleuse sont encore imprimées sur les rochers du rivage où j’aurais pu les voir. Quelles conditions excellentes pour une lecture que de la faire sur place !

Mais qu’entends-je ? serait-ce tout de bon une attaque de sauvages ? Le Saguenay, qui vient de s’arrêter, est-il pris d’assaut ? Je suis si pénétrée de mon sujet que l’invraisemblance d’un pareil événement ne me frappe qu’après réflexion. C’est sur le bateau un bruit de pas lourds, de gros rires et de grosses voix ; il semble qu’une foule excitée, tumultueuse, monte abord. Je sors du salon et je me trouve devant une manifestation du caractère le plus cordial, mais aussi le plus assourdissant. Le résultat des élections générales de la province de Québec a pénétré jusqu’à Tadoussac, où nous venons de nous arrêter et de tous côtés on est venu féliciter le député de Chicoutimi, M. P…, l’un des heureux de la journée. La politique est l’excitant par excellence pour le Canadien de toute classe. Et, selon l’usage, des rasades copieuses ont préludé sans doute à l’ovation. On crie très haut, on se pousse ferme sur le quai, sur le pont et à l’étage inférieur du bateau, tandis que des manifestans plus select envahissent le salon. Un petit groupe cependant s’efface et reste sombre. Pourquoi ? C’est qu’il représente les conservateurs, battus à plate couture ; depuis l’existence de la Confédération jusqu’en 1886, ils avaient été constamment au pouvoir ; ensuite les libéraux ont gagné du terrain et cette fois ils emportent plus de trente sièges. En présence de la consternation peinte sur les visages, je m’inquiète comme si l’on m’eût annoncé le succès du radicalisme dans une Chambre française, car je ne suis encore que fort peu au courant des nuances infiniment faibles qui en Canada distinguent l’un de l’autre les deux partis opposés. Au fait je ne sais rien, sauf que, les dimanches précédens, le prône de la grand’messe à Québec m’a paru avoir pour but de diriger plus ou moins discrètement les élections. Je m’informe donc : — Le mal est-il si grand ?

— Ah ! certes, oui, l’opposition triomphe partout.

— L’opposition à quoi ? Auriez-vous donc un parti rouge ?

— Pas comme vous l’entendez, mais pourtant…

— Ce M. P… tant acclamé serait-il un personnage dangereux ?

— Mon Dieu !… il avait été élu comme conservateur en 1892.

— Et depuis lors il a tourné casaque ?

— Non… seulement il est devenu libéral, c’est-à-dire qu’on lui a opposé un adversaire plus conservateur que lui et il a battu celui-là avec trois cents voix de majorité !

Les titres de libéraux et de conservateurs sont donc ici tout à fait relatifs.

Cependant le bruit continue. Je me retire dans ma cabine sombre, meublée comme une modeste petite chambre d’auberge française ; la clarté douteuse qui vient du salon y filtre par une porte vitrée à carreaux dépolis. Tout se passe en somme chaleureusement, mais avec un ordre parfait. Jean-Baptiste porte bien la boisson. Je me souviens d’un trait qu’on m’a conté à ce sujet. Un gros fermier canadien, qui s’était donné le luxe d’aller voir « le vieux pays », demande de l’eau-de-vie dans un restaurant de Paris. On lui apporte un carafon et un petit verre. Avec un coup d’œil de mépris au garçon stupéfait, il réclame un grand verre et un litre, boit coup sur coup pour seize francs de cognac, se déclare volé quand on lui dit la somme et s’en va la tête haute, d’un pas ferme, devant les gens qui s’entre-disent : — Le malheureux ! Il tient debout ! — Sur cette histoire caractéristique, je m’endors dans un mauvais lit, après avoir essayé de découvrir ce que je sais être l’entrée de Saguenay, mais la nuit a peu d’étoiles ; je vois seulement flamboyer de loin un phare flottant, et j’ai l’impression que nous nous enfonçons dans une espèce de gorge très noire. Puis je rêve que je suis dans un marché de Basse Normandie, les j’avions, les j’étions me sonnent aux oreilles avec une même épithète, le maudit, répétée je ne sais combien de fois. Sous le respect que je vous dois revient souvent dans un récit embrouillé qui doit être celui du grand événement de la veille. Enfin j’entends :

— Ous qu’il est ? Je m’en vas le quérir (prononcé cri).

J’entends aussi que le candidat malheureux était à bord comme son rival, mais qu’il est descendu en route pendant la nuit. J’entends bien d’autres choses. Les cloisons sont si minces et le député de Chicoutimi et Saguenay est couché dans la cabine proche de la mienne. Ses féaux électeurs sont venus de grand matin lui faire leur cour en bottes fortes.

C’est un personnage important que le député de Chicoutimi et Saguenay. M. l’abbé Huard, qui a de l’humour et de la gaîté, a très bien expliqué qu’il représente à la Chambre des communes du Canada la division électorale la plus étendue qu’il y ait dans l’univers, tout ce territoire qui comprend la vallée du lac Saint-Jean, celle du Saguenay et la côte du Labrador jusqu’au Blanc Sablon. Il est vrai, ajoute le supérieur du séminaire, que cette région est inhabitée en grande partie et le sera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place sur le reste du globe.

— Mais ne trouvez-vous pas distingué d’être le représentant des solitudes ?

Où donc sommes-nous, par parenthèse ?

Echoués quelque part sans doute, car le bateau reste immobile. Je mets la tête au hublot et je vois devant moi ce qui me paraît être le bout du monde, une grève aride et déserte où sont semées quelques misérables cabanes en bois. Je m’habille à la hâte, je m’encapuchonne comme pour une excursion en Laponie, et je sors du bateau sans réussir à me rendre compte du lieu où je suis, ce qui n’est pas très étonnant, les premiers navigateurs ayant éprouvé dans la baie de Haha la même perplexité. Ha ! ha ! fut un cri de surprise autant que de joie qu’ils poussèrent en découvrant que le golfe de sept milles de long où ils entraient n’était pas un bras décevant du fleuve noir inhospitalier, mais un port admirable rencontré au moment où ils désespéraient de jeter l’ancre nulle part. Avec l’aide du capitaine qui a pitié de mon ahurissement, je m’oriente cependant peu à peu et j’arrive à comprendre que nous sommes entre les deux villages de Saint-Alphonse et de Saint-Alexis, au centre d’un grand commerce de bois de charpente. L’existence de ces villages ne remonte pas loin. Jusqu’en 1837, il n’y avait eu aucune tentative de défrichement sur le Saguenay, sauf celles des Pères Jésuites, car les fermiers du domaine du roi d’abord, la Compagnie de la baie d’Hudson, ensuite, avaient intérêt à empêcher qu’on ne vînt les troubler dans leurs privilèges de chasse ou de pêche ; ce qui n’empêchait pas les coureurs de bois et les missionnaires de s’aventurer sur le « fleuve de la mort », sans grand souci des gardiens fantastiques qui, selon les légendes sauvages, enregistrées par le Père de Charlevoix, défendaient ses rives : monstres verdâtres, de la couleur des glaces, qui ne font que boire et ne mangent jamais ; géans qui n’ont qu’une seule jambe, une cuisse, un pied énorme, deux mains au même bras, la poitrine et la tête plates ; pygmées difformes, que sais-je ? Comment un pareil cadre n’aurait-il pas été peuplé par l’ignorance d’effrayantes apparitions ? Qu’on se figure un gouffre perpendiculaire de quarante lieues de long, soudainement ouvert, à une époque inconnue, entre le Saint-Laurent et une mer intérieure, le lac Saint-Jean, dont les eaux se précipitèrent avec celles de toutes les rivières qu’il reçoit dans ce qui est devenu depuis le lit bouleversé, tumultueux du Saguenay[3]. Les secousses volcaniques, qui maintenant encore produisent parfois ici des éboulemens, ne laissent aucun doute sur la nature de ce formidable cataclysme ; il en résulte un des plus curieux phénomènes qui se puissent imaginer, un Styx d’une profondeur de mille pieds à certaines places, impraticable à d’autres pour les plus petits bateaux, roulant ses flots ténébreux parmi des rochers énormes. Le nom de Chicoutimi est un avertissement aux navigateurs ; il leur dit en langue indienne jusqu’où c’est profond. Ensuite ce ne sont que cascades et rapides dans un défilé de rochers toujours plus étroit où se confondent les deux canaux sortis du lac Saint-Jean, la Grande et la Petite Décharge.

Les Jésuites portèrent dès le XVIIe siècle l’Évangile aux sauvages ; mais leurs missions avaient pris fin quand un habitant de la Malbaie, Alexis Tremblay, dit Picoté, entreprit d’établir des chantiers sur le Saguenay. Une compagnie de vingt et un associés se mit à faire, comme on disait, la pinière. L’humble épopée de ces bûcherons n’est pas sans grandeur ; le travail, terriblement dur, dans un pays où la glace reste souvent jusqu’à la fin de mai, eût été fructueux sans les accidens, rupture par suite du dégel des booms destinés à retenir les billes de bois sur la rivière, incendies terribles qui plus d’une fois dévorèrent la forêt, atteignant même le village, et, avec cela, Dieu absent, pouvait-on croire, puisque aucun prêtre ne venait chanter la messe, assister les mourans. Cette dernière privation ne fut pas longue ; tout le monde se rappelle le zèle apostolique déployé par les Pères Oblats. Mais ils ne purent empêcher par malheur, si pieuse que fût la population, le développement de l’ivrognerie, qui, s’ajoutant à d’autres désastres, ruina la compagnie des Vingt et un. Elle dut céder ce qui lui restait d’actions au grand industriel anglais, M. William Price, et le Magasin de la maison Price se trouve encore sur l’emplacement même de la première cabane construite en bois rond. Une certaine prospérité s’ensuivit. Saint-Alphonse est, de toutes les paroisses du Saguenay, celle où le commerce des bleuets (airelles) est le plus considérable, rapportant par an 25 000 dollars au moins. L’église de Saint-Alexis a un toit luxueux de fer-blanc, et les deux villages réunis ne possèdent pas moins de trois écoles.

Le supérieur du séminaire de Chicoutimi, qui revient de dire sa messe à terre, me fait un grand éloge des Oblats, qu’il a retrouvés au Labrador chez les sauvages Montagnais, et surtout du Père Arnaud, leur supérieur. Ce Provençal d’Avignon affronte depuis cinquante ans la rigueur d’hivers presque polaires. Il avait commencé sa carrière à Saint-Alexis, courant toujours avec la même célérité en canot et à la raquette, s’efforçant d’établir des écoles médiocrement souhaitées par la population, donnant la chasse au caribou pour se mieux familiariser avec les sauvages. Maintenant il vieillit à Betsiamis, sur la côte nord, et il y consacre ses rares loisirs à l’histoire naturelle. Une seule fois il est allé à Paris, et l’ennui l’en a très vite chassé.

Nous nous remettons en route sous un ciel bas aux nuages gris ourlés d’argent que déchirent çà et là de pâles rayons et, sortis de ce bassin magnifique, nous nous trouvons entre les berges tourmentées de la bizarre et mystérieuse rivière, barrée par des îles et des caps de granit qui forcent le bateau à de savantes manœuvres. Les terres d’alluvion, entassées sur la rive à des hauteurs diverses et souvent énormes, sont percées de rochers, les uns polis par l’assaut des vagues, les autres couverts d’épinettes et de trembles. Nous gouvernons autour du cap à l’Ouest dont le massif imposant s’avance dans les eaux qu’il divise. Celles-ci, lourdes et noires, semblent charrier de la neige. Je regrette que les forêts au pied desquelles nous passons soient encore dépouillées, mais elles ont cependant leur beauté hivernale, puisque le sapin y domine, et les tons roux qui se mêlent à cette verdure résistante, impérissable, victorieuse des glaces, sont exquis sous le tremblant soleil qui peu à peu se dégage.

Le Saguenay a ici deux milles de large environ ; il se rétrécit après ce que le plan du parcours, déplié sur mes genoux, indique comme la rivière Orignal, nom qui évêque l’image d’un ruminant au poil léonin, de plus haute taille qu’un cheval, plus lourd qu’un cerf et inclinant avec effort, pour boire, sa tête chargée d’une forêt d’andouillers. Les petits torrens tributaires du fleuve se précipitent à des distances rapprochées entre les mamelons qu’ont soulevés leurs eaux et les roches qu’elles semblent avoir lancées autour d’elles en se jouant. Il n’y a pas de coin du monde où la nature soit à la fois plus sévère et plus turbulente.

Cependant, quelques fermes commencent à se montrer. Cette argile recouverte de sable, et qui a parfois six cents pieds d’épaisseur, est d’une fertilité extraordinaire ; lorsque les colons, les éleveurs viendront en plus grand nombre remplacer les bûcherons, la région du Saguenay prendra une importance agricole qu’il est permis de prévoir déjà. Aux environs de Chicoutimi, la zone qui court entre la montagne et le rivage est bien cultivée, mais généralement on préfère travailler aux chantiers, ou vivre au jour le jour du commerce des bleuets et de la gomme de sapin.

L’aspect de la grande scierie, autour de laquelle la ville s’est groupée peu à peu, me donne l’impression d’un sacrilège commis, d’un sanctuaire violé. Là descendent en effet les forêts massacrées, et c’est le lot de la rivière Chicoutimi, si rebelle qu’elle soit à toute navigation, de les apporter dans son écumeux tourbillon de chute en chute, de portage en portage. Une fois arrivés de cette façon aux moulins, les grands bois du Canada subissent toutes les transformations qu’il plaît à l’industrie humaine de leur infliger, depuis le madrier jusqu’à l’allumette, et des navires de toutes les nations, remorqués par un vapeur, viennent chercher dans le port la poésie, la beauté, la majesté mêmes, réduites à l’état de marchandise. Métier fort prosaïque, qui fit la fortune de Chicoutimi. Grâce à lui, cette ville de 4 000 âmes a un chemin de fer, une usine électrique, et peut compter dans l’avenir sur de hautes destinées. Déjà elle se présente avec un certain orgueil. De très loin avant de l’atteindre, on voit, sur la falaise escarpée au pied de laquelle bruit son commerce, de grands bâtimens qui par leur mine imposante se distinguent des maisons de bois d’alentour. C’est la cathédrale, c’est le séminaire, c’est l’évêché, ce sont des couvens, c’est l’Hôtel-Dieu qui fut d’abord réservé aux marins, puis qui est devenu un hôpital ouvert aux vieillards, aux infirmes, aux orphelins ; là mourut le premier évêque, Mgr Racine, à qui l’on fait remonter la plupart des fondations de bienfaisance et d’instruction du pays.

Au débarcadère, ovation nouvelle faite à l’élu du comté ; l’air retentit de hourras, des drapeaux rouges s’agitent qui n’ont rien de séditieux. Quelqu’un me dit en haussant les épaules : « Si son concurrent l’avait emporté, les mêmes gens s’égosilleraient de la même façon, seulement les drapeaux seraient bleus. Ils ont si peu d’occasions de s’amuser ! » Jamais je n’avais encore vu pareille affluence de voitures, toutes pavoisées, sans être pour cela moins crottées qu’à l’ordinaire. Le député, se frayant avec peine un chemin au milieu de la multitude, fumante de passion électorale, monte dans l’une d’elles. Je m’étonne que l’exemple de Montréal où l’on détela les chevaux de l’honorable M. Marchand ne soit pas suivi à Chicoutimi ; peut-être la pente est-elle trop raide pour permettre ce genre de délire. En un clin d’œil toutes les autres calèches sont envahies par le cortège ; à peine s’il reste la plus piteuse de toutes à ma disposition, mais, si sale qu’elle soit, et si peinte en jaune, elle a comme toutes les autres un cocher obligeant et un bon cheval. Me voilà donc lancée pêle-mêle avec les manifestans au grand galop, au milieu des acclamations, figurant, bon gré, mal gré, dans cette scène toute locale, bien que j’aie eu soin de dire en montant qu’on me conduisît au séminaire. Le dernier mot très courtois de M. le Supérieur a été en effet pour m’y inviter.

Marche donc ! Marche donc ! Encouragés ainsi nous atteignons très vite par bonds et par secousses la cathédrale, perchée sur la route la plus creusée d’ornières qui puisse exister dans les deux mondes. Je suis avertie qu’elle est d’un style corinthien très pur, mais ce qui me frappe surtout, c’est son énormité. Elle suffirait comme dimensions à une capitale. La vue du trône de l’évêque me fait penser à ces visites pastorales laborieusement poussées sur d’immenses étendues, soit en chaloupe, soit même à pied lorsque les chevaux n’existent pas, vers des paroisses où, par permission spéciale de Rome, on chante la messe en langue montagnaise, où n’arrivent que quatre courriers par hiver, où l’église en tant que bâtiment est encore à naître parfois, un des fidèles prêtant sa demeure comme il arrivait chez les premiers chrétiens. Et c’est bien tout de bon l’église primitive ; l’évêque a besoin d’autant d’énergie physique, ou il s’en faut de peu, qu’un trappeur. Chemin faisant, il célèbre des mariages, donne la confirmation, bénit des barges qu’on lui amène ; sur son passage une fusillade d’honneur bien nourrie retentit, les canots d’écorce volent au-devant de lui et de pauvres missionnaires, qui parfois desservent jusqu’à vingt lieues sans se plaindre, lui apportent l’hommage de leurs travaux, de leur zèle infatigable, de leur santé détruite au service des sauvages et des pêcheurs de morue.

Plus haut encore sur la falaise, est planté le séminaire. Les portes massives roulent devant moi. Je retrouve dans son empire M. l’abbé Huard. Deux cents jeunes gens reçoivent ici le bienfait de l’instruction ; il y a un cours commercial, mais beaucoup d’élèves font des études complètes. Un journal, l’Oiseau-Mouche, imprimé au collège même, répand les élucubrations de ceux que tourmente le démon d’écrire. J’y ai lu de très bonnes critiques dont je dénonce l’auteur, un professeur de rhétorique capable de la plus fine ironie. Se moquait-il un peu en disant que pendant son séjour à, Paris le froid l’avait fait souffrir ? Je serais tenté de le croire, vu les hautes latitudes où nous sommes, si l’abondance des moyens de chauffage, poêles et calorifères, ne me faisait comprendre ce paradoxe apparent qu’on a froid en effet partout, sauf dans l’extrême nord. Le cabinet du supérieur est rempli d’échantillons d’histoire naturelle, reptiles, insectes, herbiers ; des livres couvrent les murs ; c’est de là que part une publication intéressante, le Naturaliste Canadien, c’est là que s’achève pour le moment le livre sur le labrador que son auteur promet de m’envoyer, — promesse qui a été tenue à ma grande satisfaction et à mon grand profit.

La salle de récréation des élèves, une sorte de halle garnie d’engins de gymnastique, permet de se livrer sans sortir aux exercices les plus violens. Il y a quelques fleurs dans le fumoir des professeurs, tous prêtres, bien entendu ; je n’ai pas vu d’autre luxe. Les classes, la chapelle, tout est fort simple et même d’une âpre rusticité qui sent la mission et prend à cause de cela un grand caractère ; ces lourds volets, ces barreaux massifs, ces murs de forteresse semblent capables de soutenir un siège contre les glaces et contre les Iroquois. Ce n’est pas la moins rude des missions en effet au Canada, que celle de l’enseignement ; tous les fondateurs de collèges catholiques commencent sans capitaux, mal secondés par une population que ne dévore pas le besoin de s’instruire, avec la menaçante concurrence des écoles protestantes riches et bien patronnées. J’aurais voulu oser dire à ces vaillans propagateurs des études classiques et des lettres françaises, combien j’estimais leur désintéressement et leurs efforts. Je leur aurais peut-être demandé en même temps pourquoi ils affublent leurs pauvres élèves d’une espèce de redingote bleue passepoilée de clair sur toutes les coutures comme on n’en voit qu’à la Comédie-Française dans le vieux répertoire.

Non loin du séminaire, les religieuses du Bon Pasteur, venues de Québec, rendent les plus grands services en formant à l’enseignement des institutrices. La montagne est couronnée par le monument de William Price, le type même du grand marchand anglais, conquérant, pionnier et potentat, dont le nom est répété avec respect et reconnaissance tout le long du Saguenay où il échelonna ses moulins à vapeur, de Tadoussac à Chicoutimi, même au-delà, car il a porté l’industrie forestière jusqu’au lac Saint-Jean.

« Le père du Saguenay », comme on l’appelle, vint au Canada en 1810 et comprit tout de suite quels prodigieux bénéfices rapporterait l’exportation de ces forêts inépuisables. Le blocus continental imposé par Napoléon empêchait alors les pays qui avaient conservé des relations avec la Grande-Bretagne de s’approvisionner en Norvège. M. Price mit cette partie du Canada en coupe réglée et sa dynastie continue son œuvre avec le même renom d’énergie, de probité, d’initiative. Le manoir actuel des Price est situé, avec les jardins qui l’entourent, sur l’emplacement de l’ancienne boutique où leur père faisait vendre des vivres et des effets aux hommes du chantier. À cette époque, il ne pouvait passer qu’à cheval à travers Chicoutimi, faute de chemins praticables. M. Price semble avoir réuni en sa personne toutes les qualités que la politique anglaise a déployées au Canada : force, justice, tolérance et savoir-faire. Il s’est mesuré avec la nature rebelle, avec la Compagnie d’Hudson, plus difficile encore à manier, car elle prétendait tout accaparer pour son compte, et il fallut en venir à de véritables combats corps à corps livrés par les ouvriers des deux puissances ; il a créé une industrie qui constitue, dit-on, à elle seule près de la moitié du revenu public. Avant 1840, rien n’existait encore à Chicoutimi que la mission et le poste de la Compagnie de la baie d’Hudson, Comme ils le font aujourd’hui encore sur la côte nord, les sauvages venaient chercher là des provisions lors du départ annuel pour la chasse et payaient au retour en peaux de bêtes, ne se faisant pas prier pour donner plus qu’ils ne devaient si la chasse avait été bonne, se croyant quittes en revanche avec les fournisseurs lorsqu’elle avait été mauvaise. On conçoit que cette naïveté en affaires fût férocement exploitée !

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Quand nous sortîmes du port de Chicoutimi, pour revenir sur nos pas, un blanc soleil bien septentrional faisait valoir mieux qu’à l’arrivée tous les détails du paysage, l’éclair des chutes d’eau, le luisant des hauts rochers, la couleur des buttes de sable chargées de bois parfois brûlés. Une triple chaîne très distincte de montagnes bleues nous suivait à l’horizon. Et il me sembla rencontrer pour la première fois, en arrivant devant elle, cette baie enchanteresse de Haha que j’avais cependant quittée le matin même. À distance, les pauvres établissemens qui la bordent ne comptent plus ; il n’y a que son immense étendue, sa courbe superbe entre les deux caps avancés où glissent de longues chutes de neige, la fine couleur violette des collines qui lui servent de cadre, avec leur chevelure de forêts. Vue ainsi de face, la grande baie semble appeler la création d’une ville monumentale dont le mirage s’offre à moi : colonnades de nacre vivante, coupoles de neige, palais de nuages ; rien qui ressemble assurément à ce que peuvent être tentés d’y bâtir les Américains de New-York, ses habitués pendant l’été. Ils viennent sur de grands vapeurs, pousser à leur tour le Haha ! satisfait des gens qui trouvent qu’ils en ont pour leur argent.

En face de Haha se dresse le cap à l’Est verdi à la base, chauve à la cime, tout à fait perpendiculaire. D’énormes blocs de granit ont roulé de son sommet jusque dans le fleuve qu’ils obstruent ; entre lui et le cap à l’Ouest le passage est si étroit qu’on s’étonne que le bateau puisse passer, ce bateau qui a tant contribué à civiliser la région, à faciliter l’écoulement des produits chicoutimois et autres. Combien les génies de l’avalanche « t des tempêtes cachés dans tous ces récifs doivent maudire et menacer la compagnie Richelieu-Ontario ! Mais elle les brave insolemment en faisant siffler sa vapeur, et il faut le lui pardonner puisque sans elle nous ne serions pas ici.

Ce que des esprits chagrins pourraient reprocher au parcours du Saguenay, c’est la continuité d’un pittoresque à outrance ; il n’y a pas de parties sacrifiées pour faire ressortir tel ou tel accident ; on n’a pas le temps de respirer, tout est marqué d’une beauté sinistre, absolument ininterrompue ; toujours ces mêmes pans de montagne abrupts que Gustave Doré a peints plus d’une fois, émergeant des glaces dans de nocturnes paysages qui n’étaient pas de fantaisie, tout surnaturels qu’ils pussent paraître. La glace a fondu, mais il reste une large et solide corniche de cristal le long du bord, et les cascades figées, les stalactites immobiles pendent au flanc noir du rocher sillonné de rides ou de crevasses. Parfois, il est vrai, le grand écran de pierre s’écarte et laisse entrevoir des prairies ou des bois, comme la mort laisserait soudain apparaître un coin de la vie, mais la muraille se referme vite, si absolument inaccessible, si cruellement inhumaine que c’est un soulagement de compter les anses rares où s’abritent des amas de bois de corde attestant que quelque chose respire, agit, travaille. Ce nom d’une des criques, la Descente des femmes, me ravit, par exemple. Des femmes sont venues ? Quand ? Dans quelles circonstances ?… Il paraît que c’étaient des squaws indiennes, envoyées à la découverte par leurs maris mourant de faim dans l’intérieur du pays et qui, après avoir longtemps, longtemps suivi le cours d’une petite rivière, débouchèrent ici où les visages blancs occupés à transporter du bois les secoururent. Histoire de famine, de misère profonde, en harmonie avec la tristesse écrasante du lieu. Le ciel s’est mis de la partie ; on le dirait lavé à l’encre de Chine, malgré un rayon de soleil intermittent qui ne fait que souligner la menace de pluie. Je ne le voudrais pas moins gris, je ne voudrais pas de feuillage à ces bouleaux nains penchés sur l’abîme, à ces lianes desséchées qui, en automne, m’assure-t-on, allument des traînées de pourpre sur tout ce noir. La saison et le site vont si bien ensemble ! Et quelle immobilité, quel silence absolu ! Y a-t-il sur le pont d’autres passagers que moi ? Longtemps je l’ignore. Personne apparemment n’a envie de parler. Il n’y aurait de supportable ici que les entretiens de Dante avec Virgile ou la musique de Gluck. Une voix discordante cependant s’élève tout à coup, une de ces petites voix hautes au timbre sec et flûté qui ne peuvent rien dire que d’insignifiant, une voix de jeune fille, hélas !

— Je rentre au salon, dit-elle, on gèle ici, et puis c’est par trop monotone !

Elle se trompe : si les falaises se suivent, elles ne se ressemblent pas. Ce n’est que dans la seconde partie du trajet, en se rapprochant du Saint-Laurent qu’elles paraissent s’adoucir, s’apprivoiser, pour ainsi dire, devenant assez uniformément mamelonnées ; l’homme a vaincu ; mais auparavant la révolte subsiste et gronde comme au lendemain du jour où cette brèche prodigieuse se forma dans la solitude des temps préhistoriques. On a donné des noms au chaos cependant ; les guides veulent que cela s’appelle le Tableau et ceci la Niche. Au fait pourquoi pas ? Le Tableau, taillé tout droit comme d’un « cul coup de ciseau, mesure huit cents pieds ; jamais toile plus lisse et plus unie ne fut tendue pour recevoir un chef-d’œuvre ou pour délier la main de l’ouvrier ; la Niche, qu’elle soit romane ou gothique, est un arc mal dégrossi à une hauteur que n’atteindrait aucune architecture ; nul n’entrera jusqu’à la fin des âges dans la nef obscure dont elle marque l’entrée. Longtemps la figure pétrifiée d’un des géans du Saguenay garda cette caverne, la couvrit de son corps, puis cette sentinelle séculaire s’est écroulée soudain, laissant les regards profanateurs pénétrer dans l’antre où naguère on pouvait imaginer et placer tout ce qu’on voulait, où maintenant apparaît la vérité cachée pendant des millions d’années peut-être. Il n’y a rien, la niche était vide.

Cependant l’obligeant capitaine, qui fait les honneurs de son bord à la façon d’un imprésario enchanté qu’on applaudisse, paraît, ramenant avec lui cette demoiselle qui trouvait le décor monotone et suivi d’un groupe de gens que le froid humide avait jusqu’ici retenus à l’intérieur. C’est que la pièce, si sensationnelle qu’elle soit d’un bout à l’autre, a un clou qu’il ne faut pas avoir manqué. Pour beaucoup de gens, le voyage du Saguenay se résume à la rencontre des caps Trinité et Eternité, multipliés par la photographie dans tous les hôtels, dans tous les magasins, de Montréal jusqu’à Québec, et contre lesquels à cause de cela je couve cette mauvaise humeur que vous inspire très souvent ce qui est populaire et indiscuté. Mais il n’y a pas de parti pris qui tienne. Il faut ici comme au Niagara être de l’avis de tout le monde, malgré l’ennuyeuse affluence des curieux, la stupidité des exclamations, et même, ô horreur ! malgré certaine annonce peinte en grosses lettres sur l’une des pointes du cap par un grand fourreur de Québec que je voue à la dent des ours vengeurs. Ces vulgarités outrageantes disparaissent dans un ensemble sublime.

Notre bateau, arrêtant sa fumée, s’approche le plus qu’il peut des deux masses syénitiques jumelles qui sortent de l’eau côte à côte, séparées par une baie étroite et d’une profondeur presque égale à leur taille laquelle, au-dessus du fleuve, est de 1 800 et 1 500 pieds. La sonde jetée ici descendrait à mille pieds, me dit le capitaine. Mille pieds de cette eau noirâtre aux bizarres reflets d’agate sur laquelle nous nous tenons dans l’ombre qui tombe du rocher nous cachant le ciel, tandis que notre œil cherche à suivre jusqu’au fond de l’abîme l’arête vive des assises presque aussi hautes que la muraille elle-même ! Chacun devient grave à l’énoncé de ce chiffre ; la jolie jeune fille pousse de petits cris de frayeur, quelques messieurs la rassurent galamment. Le plus grand des deux caps est le moins terrible ; il a laissé la végétation du nord prendre avec lui quelques libertés, sa tête est couverte de sapins, tandis que Trinité s’avance, entièrement nu, en justifiant son nom par trois promontoires à pic dont l’un forme en outre trois degrés cyclopéens qui semblent d’un air de défi proposer l’impossible escalade. Des cailloux monstrueux roulent autour de lui comme si de rudes combats s’étaient livrés à cette place, et tout le rivage retentit de voix hurlantes ou plaintives éveillées par les moindres bruits démesurément grossis et multipliés. Toutes les protestations que doivent exhaler les forêts longtemps vierges du Saguenay contre ceux qui les violent et les exploitent semblent s’être concentrées ici… Je n’aime pas le coup de sifflet pour ainsi dire réglementaire qui commande à l’écho, je n’aime pas que l’on fasse jouer un rôle à la nature, et pourtant les cris déchirans, les grondemens répercutés qui peu à peu s’éteignent, après avoir couru de caverne en caverne, sont quelque chose de si extraordinaire que j’excuse le bis poussé par les badauds.

Ce bis est suivi de beaucoup d’autres cris pour le plaisir de recevoir dans un roulement de tonnerre des réponses à faire trembler. La halte est assez longue, elle me paraît avoir duré à la fois un instant et un siècle comme ces visions, dont parlent les extatiques, qui les ont conduits en enfer ou au ciel. J’ai été conduite moi, Française, appartenant au pays le plus civilisé qui soit au monde, en pleine sauvagerie, et je sens que jamais plus je ne reverrai cela. Et déjà c’est fini ! Bien que la baie qui dort derrière les deux montagnes, couverte et protégée par elles, soit pour le moment déserte, je sais que des navires grands et petits peuvent s’y abriter, qu’ils y séjournent souvent ; c’est pour eux que cette statue de la Vierge a été posée sur le mont Trinité, conjurant les mauvais esprits du naufrage. L’apparition en pareil lieu de ce port calme et charmant est une des plus belles idées qu’ait conçues le grand artiste maître de tous les contrastes. Elle ferait mieux qu’un sermon surgir dans les cœurs les moins préparés à l’émotion religieuse le sentiment de la Providence.

Rien de ce qui suit ne peut être comparé, bien entendu, à ce point culminant du voyage. Il me reste encore le souvenir du vol argenté des mouettes qui passe, se perd, se fond avec une telle douceur dans le gris des nuages, celui des jeux d’un couple de marsouins qui folâtrent dans une de ces anses échelonnées jusqu’à Tadoussac, quelques-unes capables de recevoir les gros vaisseaux de l’Océan. C’est le capitaine qui me signale les baleines blanches, et je lui sais gré de leur donner ce nom. Il m’explique aussi que la chaude coloration d’un jaune rouge que je remarque à fleur d’eau en bas des rochers est une barre ferrugineuse. Je croyais à du marbre, ayant entendu parler du fameux banc de marbre blanc aux environs de Tadoussac. Ce large ourlet en saillie indique l’existence du trapp, sur lequel je me tairai prudemment d’ailleurs, ainsi que sur le granit syénitique des montagnes qui bordent le Saguenay, quoique vraiment il soit facile, même aux ignorans, de comprendre à première vue la géologie de ces régions ; granit, gneiss, calcaire primitif se montrent partout à découvert. Le gneiss, traversé par de nombreux filons métallifères, domine autour de Tadoussac. Cette belle couleur rougeâtre, tranchant sur la marge de glace, colore une longue étendue de la côte et se fait particulièrement remarquer à l’endroit nommé la Boule, dernière falaise importante avant Tadoussac.

Nous nous attardons devant la petite cascade et le quai encombré de marchandises de l’anse Saint-Jean, où, de même qu’à l’embouchure de la rivière Sainte-Marguerite, l’agriculture est en train de faire des progrès.

A Saint-Étienne, les collines de sable forment des espèces de gradins superposés semblables à des dunes ; beaucoup d’ouvriers sont au travail autour des chantiers considérables de l’éternel M. Price, partout présent. J’interroge le capitaine sur l’heure de notre arrivée à Tadoussac. Le désir d’aller y saluer la plus ancienne de toutes les chapelles du Canada me tient très fort, mais aussi la crainte que le bateau ne reparte avant que j’aie achevé mon pèlerinage, me laissant sur cette plage, réduite à l’état de Robinson.

— Vous aurez le temps, me dit le capitaine, après avoir interrogé sa montre, mais tout juste.

Je ne sais comment j’osai lui demander, en alléguant mon ignorance et ma maladresse d’étrangère, s’il ne voudrait pas m’accompagner. L’idée était machiavélique autant qu’audacieuse. De cette façon le Saguenay ne pouvait pas quitter le port sans moi, sans nous. Et voilà qu’à la descente de l’Anse-à-l’eau, l’excellent capitaine, tandis que débarquent ses passagers, hèle un « charretier » choisi parmi les plus malins qui, en une demi-heure, bien dirigé par lui, me fait tout voir. Beaucoup plus même que je ne demandais, car je ne tenais à connaître ni le grand hôtel fréquenté par le beau monde, ni l’élégante villa que se fît construire lord Dufferin en face de la baie, ni tous les jolis cottages qui, pour le moment, sont clos, mais qui se réveillent chaque été. Ce qui m’intéressait c’étaient les souvenirs de la mission desservie d’abord par les récollets, puis par les jésuites au temps de la traite des pelleteries et de la pêche de la baleine. Sous la station moderne en vogue où sportsmen et touristes apportent, l’espace d’une saison, tout le tapage de la haute vie américaine, on retrouve encore très bien le petit village de pêcheurs, et la Compagnie d’Hudson, qui a remplacé celle des postes du Roi, est toujours là dans les mêmes vieux bâtimens.

A peu de distance la chapelle, sur une éminence sablonneuse, domine le point de réunion du Saint-Laurent et du Saguenay. Les missionnaires profitaient de l’arrivée annuelle des sauvages. Ils allaient les exhorter et bien souvent, la traite finie, partaient avec eux pour continuer en forêt leur prédication. Un incendie détruisit la première chapelle ; ce fut la libéralité de l’intendant Hocquart qui permit de construire en bois de charpente celle qui existe aujourd’hui. Elle renferme encore plus d’un présent envoyé de France, entre autres le fameux Enfant Jésus qui évêque à lui seul le siècle de Louis XIV et semble étonné de se trouver dans cet exil : un chérubin bouffi et fardé, tout en satin et en paillettes, fait pour orner de sa présence quelque crèche de pourpre et d’or dans la chapelle de Versailles. Une de mes amies, Américaine et protestante, me disait en parlant de lui : — Il est si français, si gai et si touchant à la fois, ce petit personnage de cour ! Un pareil Enfant Jésus dans une pareille solitude… Il y a de quoi pleurer.

Je remarque aussi, parmi les objets dépaysés, un tableau, l’Ange gardien, attribué à Boucher, bien à tort je suppose, quoiqu’on puisse admettre que Boucher n’ait pas sacrifié un de ses chefs-d’œuvre en offrande au Canada. De grossiers chandeliers de bois taillés de la main des premiers jésuites, une plaque commémorative en étain trouvée dans les fondations de l’ancienne église-cabane, voilà toutes les reliques du passé, avec la cloche, objet de la plus belle légende qui ait cours sur le Saint-Laurent. Cette cloche, qui sonne depuis deux cent cinquante ans, avait charmé à son arrivée les fidèles sauvages ; chacun d’eux voulait la faire parler à son tour. Or il arriva qu’un siècle après environ, elle par la toute seule et voici en quelle occurrence :

Le Père de la Brosse était un missionnaire jésuite qui traduisit en langue sauvage une partie de la Sainte Écriture, composa la plupart des livres religieux en usage chez les Montagnais et mérita la réputation d’un saint, tant auprès des blancs de la côte et des îles qu’auprès des Peaux-Rouges. Or, le 11 avril 1782, ce bon vieillard, s’étant acquitté tout le jour des devoirs de son ministère, alla passer un bout de soirée auprès des officiers du poste, causa comme à l’ordinaire, puis, avant de prendre congé, annonça tranquillement à ses amis qu’ils ne le verraient plus vivant sur la terre. Il paraissait si bien portant qu’on ne s’inquiéta qu’à demi de ses paroles ; cependant, deux heures après, la cloche de la chapelle se mit à sonner un glas funèbre. On s’y porta et que vit-on ? Le Père de la Brosse prosterné devant l’autel, le visage caché dans ses mains jointes. Il était mort. Le lendemain, le curé de l’île aux Coudres vint l’enterrer ; lui aussi avait entendu tinter à minuit la cloche de sa propre église, quoiqu’il n’y eût personne pour tirer la corde. Et on apprit depuis que, dans toutes les autres paroisses du Père de la Brosse, à Chicoutimi, aux Trois Pistoles, à l’île Verte, à Rimouski, à la baie des Chaleurs, les cloches avaient sonné d’elles-mêmes toutes à la fois. Ce fut un deuil général, mais aussi un grand sujet d’édification.

Le sacristain, en l’absence du curé, nous montre la tombe du Père de la Brosse. Pendant bien des années, les Indiens ne manquèrent jamais, en passant, d’aller causer avec leur bienfaiteur chéri. Ils avaient pratiqué une petite ouverture dans le pavé du chœur pour pouvoir y coller leurs lèvres. Après quoi ils appuyaient leur oreille au même orifice afin d’écouter la réponse. Certes, l’histoire est délicieuse, mais le capitaine qui la sait par cœur n’est pas disposé à laisser attendre ses passagers. Nous remontons dans la calèche et, tout en roulant vers l’Anse-à-l’eau, mon guide me fait remarquer le grand établissement de pisciculture qu’a créé le gouvernement. Des saumons magnifiques destinés à la reproduction remplissent les vastes bassins et le frai est distribué dans les affluens du Saguenay. À cette même place s’éleva jadis la première scierie à vapeur, le moulin de M. Price. Ces MM. Price en ont encore deux autres aux environs.

Mais je ne suis ni avec les omnipotens Price, ni avec les saumons, je ne vois toujours que la pauvre petite église perdue dans les sables et dominant le port, avec son Enfant Jésus Louis-quatorzien en habit de gala. L’air est rempli pour moi du son des cloches qui tintent le nom vénéré du Père de la Brosse. La vue d’un étang couvert de glaçons me ramène cependant à la réalité.

— Comment ! un étang gelé ! Au milieu de mai !

Et puis je pense avec satisfaction que je suis en Labrador, non pas géographiquement sans doute, mais si je m’en rapporte au diocèse. Tadoussac est la première paroisse du Labrador sous le 48e degré de latitude nord.

Je ne parlerai pas de mon voyage de retour sur le Saint-Laurent, le mauvais temps qui nous avait, Dieu merci, épargnés le jour ayant éclaté peu après notre sortie du Saguenay. J’eus en cette circonstance l’occasion d’éprouver que le mal de mer peut être aussi redoutable sur les grands fleuves d’Amérique que sur l’Océan lui-même. Nous mouillâmes pour la nuit dans la baie Saint-Paul.


TH. BENTZON.

  1. Le fort et le château Saint-Louis, étude archéologique et historique, par Ernest Gagnon ; Québec, 1895.
  2. Labrador et Anticosti, par l’abbé V.-A. Huard, 1892 ; Roger et Chernoviz, 7, rue des Grands-Augustins.
  3. Lire l’ouvrage un peu touffu, mais si nourri de renseignemens, le Saguenay et le bassin du lac Saint-Jean, Québec, 1896, où cette hypothèse est exposée de la façon la plus saisissante par un écrivain du pays, M. Buies.