Saint-Just (Lenéru)/Texte entier

Grasset (p. couv-tdm).
« LES CAHIERS VERTS »
publiés sous la direction de daniel halévy
10



SAINT-JUST


par
MARIE LENÉRU


précédé d’une introduction
de MAURICE BARRÈS,
de l’académie française.



PARIS
BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
61, rue des saints-pères, paris, 6e
1922

CE DIXIÈME CAHIER, LE TROISIÈME DE L’ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-DEUX, A ÉTÉ TIRÉ À QUATRE MILLE CINQ CENT TRENTE EXEMPLAIRES DONT TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS DE I À XXX ; CENT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA NUMÉROTÉS DE XXXI A CXXX, ET 4.400 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 131 À 4.530





Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Bernard Grasset 1922


INTRODUCTION


Quand Mademoiselle Lenéru eut écrit ce Saint-Just, elle me fit l’honneur de me l’apporter. C’était au début de l’année 1906. Son journal garde une trace de cette visite. Je fus frappé par ces pages si passionnément volontaires et par la situation pathétique de celle qui me regardait les lire, sans pouvoir m’en donner aucun commentaire, sinon par l’expression violente de sa physionomie. C’était un vrai spectacle de tragédie de voir avec quelle décision cette jeune fille disait « non » aux injustices de son destin, et réclamait, exigeait toute la part que la vie doit au génie. Cette magnifique attitude, cette volonté de faire front et de nier l’arrêt du sort explique son Saint-Just.

Et vraiment il y fallait une explication !

J’ai vu bien des êtres subir l’empreinte des héros de la Révolution. À l’heure où je suis entré dans la vie politique, les Robespierre, les Danton, les Saint-Just, qui maintenant, ce me semble, gisent dégonflés sur la grève, avaient encore leur force créatrice. Je songe à George Laguerre, à son port de tête arrogant, à son audace quotidienne, à son inoubliable parole tranchante qu’il soulignait d’un geste de guillotine ; je songe, plus près de nous, au jeune royaliste Henri Lagrange, à ses aphorismes ténébreux et denses, à sa volonté implacable. Que ces âmes tendues, l’ayant ou non voulu, reproduisent quelque chose du jeune Saint-Just, frénétique et glacé, c’est intelligible. Mais une jeune fille ! Comment concevoir qu’une Marie Lenéru se soit abreuvée à cette source sanglante, enchantée de cette orgie noire et qu’un cœur si pur ait volé vers cette gloire qui brûle dans la Révolution comme une lampe dans tombeau.

Saint-Just lui-même nous fournit la réponse, quand, devançant la doctrine romantique, il ose écrire : « Rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime. » Et c’est vrai que dans le crime une âme avide de force peut trouver une certaine excellence. Saint-Just porte parmi ses tares le signe de la grandeur.

Je ne fais pas son apologie. C’est affreux qu’un jeune homme désire la mort ignominieuse de la reine de France. Pour ma part, si je voyais en péril la reine des abeilles, je me gênerais pour la sauver. N’avoir pas vingt-cinq ans, et jeter sous la guillotine une princesse ravissante et tant d’autres jeunes femmes, on n’a pas idée d’une pareille offense à la beauté et au romanesque. C’est ce crime qui m’a toujours empêché, avant toute réflexion, de justifier la Terreur. J’y vois trop de scènes de la plus abominable régression. Je suis sûr qu’en Afrique les plus sinistres cannibales, quand ils s’attablent pour dévorer les mâles qu’ils ont fait prisonniers, mettent de côté leurs captives pour tâcher de leur plaire au dessert. Saint-Just et ses délires sont odieux. Et pourtant plus d’un artiste a parfois éprouvé quelque attrait pour cet adolescent féroce, gracieux de sa personne, chez qui furent si vives les frénésies et les mélancolies de la jeunesse. Je possède un exemplaire de ses œuvres qui appartenait à Talleyrand, et j’y suis allé bien souvent respirer les premiers souffles arides du romantisme, en même temps que le simoun des révolutions.

On peut remémorer de son œuvre insensée de nombreuses apophtegmes, laconiques et denses, d’une emphase noire et toute ensanglantée, qui produisent un grand effet théâtral. J’aime quand il parle des factions qui « nées avec la Révolution, l’ont suivie dans son cours, comme les reptiles suivent le cours des torrents. » J’aime son mot à Robespierre : « Calme-toi, Maximilien, l’Empire est au flegmatique », et ses ultima verba du 9 thermidor : « Les méchants m’ont flétri le cœur. » Et que dites-vous de cette espèce de thrène funéraire qu’il prononça sur lui-même : « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et la faire mourir, mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux ! » Une telle exaltation est bien propre, n’est-ce pas, à retenir une jeune fille, née avec une grande âme, que le malheur tente d’accabler. Marie Lenéru ne peut ni parler ni entendre ; n’importe, elle jure qu’elle ne passera pas sans écho ; elle va s’employer à réviser et à réformer la pensée de ses contemporains, et c’est elle, la prisonnière du silence, qui par son verbe libérera ceux qui la croient condamnée. Elle veut conquérir une audience universelle, et défie qu’on lui arrache cette vie indépendante que par son art elle va se donner dans les siècles et dans les cieux.

Saint-Just, c’est le roman de Marie Lenéru. Sur sa colline battue des vents, dans le double isolement de sa supériorité et de son infirmité, elle accueille cet adolescent taciturne, un silencieux comme elle, un homme intérieur. Il est impossible de prévoir avec quoi un esprit se fait de la santé. Cette fille superbe de courage, oui, vraiment magnifique dans son ardeur à surmonter sa propre destinée, admira dans cet adolescent théâtral la tension de l’orgueil, le col qui ne plie pas, l’attitude du défi au sort. Saint-Just n’a jamais cédé, il ne s’est jamais plaint, et il est entré énigmatique dans la mort. Je me rends bien compte que sa biographie put agir comme un tonifiant sur cette fille vaillante et malheureuse.

Marie Lenéru appartient à ce groupe, chef-d’œuvre de la culture antique, devant lequel je passe chaque jour en traversant la première salle de la chambre des députés. Je la vois comme un personnage du Laocon. Elle est de cette famille illustre dont chacun des enfants, enserré par le serpent, s’efforce à pleine main de l’éloigner. Comme elle lutte pour sa libre respiration et pour l’agrandissement de son moi ! Sa vie, en vérité, un bel épisode de la bataille que les grandes âmes livrent au destin. Le destin a refusé à Marie Lenéru la parole ; elle se surmonte et d’une insuffisance tire une supériorité. Elle sera la révélatrice qui nous apporte le message de la plus profonde solitude. Il y a dans ses écrits un accent de mélodie héroïque.

Un jour vient toutefois que l’on comprend que Pascal dans sa chambre de malade, Delacroix dans son atelier, Pasteur dans son laboratoire et le soldat de Verdun sont de plus hauts exemplaires d’énergie que le forcené Saint-Just. Comment Mademoiselle Lenéru fit cette ascension, l’histoire en est dans son Journal et dans son théâtre.

Après ce jour lointain de février 1906 où la débutante m’apporta cet étrange morceau, un des plus extraordinaires qui soient jamais échappés à la plume d’une jeune fille, je n’ai plus revu qu’une seule fois Mademoiselle Lenéru. C’était chez Madame Duclaux, alias Mary Robinson. Sa force y recevait le perfectionnement de la grâce. Madame Duclaux avait appris le langage des signes pour converser avec la solitaire. J’assistai avec émotion à leur entretien. Toutes deux si différentes, mais des exemplaires saisissants, de l’élite féminine. On eut dit une héroïne de Corneille, enseignée et adoucie par une héroïne de Racine. Dès lors Mademoiselle Lenéru avait, sans aucun doute, mis au point ses jugements sur Saint-Just, mais nous avons raison de conserver et de publier tels quels les sentiments de sa vingtième année, car il y a dans ces pages désordonnées, où elle versa pêle-mêle, pour elle seule, ses pensées, ses rêveries et ses lectures, une audace d’inquiétude qu’aucune autre de ses œuvres, par la suite, n’a aussi largement déployée.

Maurice Barrès.



ESSAI SUR SAINT-JUST


« Sans parti-pris social ni moral ».


À MAURICE BARRÈS


Suivant le vœu de Marie Lenéru
en témoignage de sa profonde admiration.

AVANT-PROPOS


Saint-Just ne fut, ne sera guère étudié que politiquement. Cependant quelque chose vaut plus d’intérêt que son rêve politique — il n’était pas très savant et paraîtrait aujourd’hui bien enfantin — vaut plus d’intérêt que son action même de révolutionnaire, c’est la personne de Saint-Just. Nous voudrions, en l’isolant pour la première fois d’un milieu trop célèbre, rechercher en lui cette prédestination au pouvoir et ces perfections de prince selon Machiavel qui en firent un maître si précoce que, désormais, toute carrière ambitieuse est gâtée aux jeunes gens futurs.

Cette étude n’en apporte pas moins une information plus complète que les précédentes, due aux révélations, la plupart de tout premier ordre, des cinquante dernières années, parmi lesquelles on eut la surprise d’un dossier de la Préfecture de Police dont nous avons signalé l’étrange disparition. Nous avons tout lieu de croire cette documentation définitive, quelle que soit la valeur plus ou moins secondaire des pièces errantes ou négligées, dont on puisse encore faire usage. Nous avons cru, en outre, que l’intérêt d’une monographie de ce genre était par-dessus tout critique et dans l’application désintéressée à suivre, « sans parti-pris social, ni moral », le développement d’un cas tel que les circonstances n’en produiront pas de second.

Les faits de la Révolution ont leur place ailleurs et, même si nous nous inquiétons peu des idées révolutionnaires, peut-être en cette étude exclusivement bornée à la personnalité d’un jeune homme, aurons-nous fait une œuvre d’intérêt historique si, comme Taine nous en donna l’assurance, « il n’y a d’histoire que de l’âme humaine ».



I

SAINT-JUST


Tout, dans votre vie, semblait me montrer un homme dévoré du désir de commander et qui, plein des plus funestes passions, se chargeait, avec plaisir, de la honte, des remords et de la bassesse même attachés à la tyrannie. Car enfin, vous avez tout sacrifié à votre puissance ; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Romains ; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus terrible magistrature qui fût jamais. Le sénat ne vit qu’en tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu’un vous dit : « Sylla, jusqu’à quand répandras-tu le sang romain ? Veux-tu ne commander qu’à des murailles ? » Pour lors, vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la mort de chaque citoyen.
Montesquieu.


Les avis sont contradictoires et les témoignages opposés, aussi n’en négligerons-nous aucun. Une personnalité hors ligne a pour moitié de son histoire les jugements qu’elle a suscités.

La formule générale est « un fanatique » ou encore « un tigre altéré de sang ». M. Rémy de Gourmont ayant à le nommer, n’écrivait-il pas : « Saint-Just cette panthère » ? et les épithètes de M. de Gourmont se trompent rarement. Quant aux historiens, à la manière dont ils nous le présentent, aux phrases talentueuses qui servent à l’occasion — Mignet : « c’était un monstre peigné » ; Lamartine : « Muet comme un oracle et sentencieux comme un axiome… on dirait un rêve de la République de Dracon » — on sent qu’il leur plaît d’avoir affaire à Saint-Just, qu’ils saisissent avec complaisance l’occasion de montrer cette tête au peuple. Mais ils l’ont peu connu, ayant trop d’hommes et trop d’actes à dévoiler pour entrer bien avant dans la psychologie, si provocante fût-elle, du plus jeune des conventionnels. Beau, fanatique et dictatorial, avec les plus complètes variantes quant aux définitions morales et mentales, on nous dit qu’il fit un discours atroce, lequel décida de l’opinion dans l’affaire du roi ; qu’il rapporta avec haine et perfidie contre les Girondins, puis contre les Hébertistes, et puis surtout contre Danton, enfin, le 9 thermidor, contre ses collègues du Comité. Quelques « rapports de guillotine » et les honneurs du portrait forment son casier historique. Il semble qu’ayant gardé sa haine et son image, on ne lui devait plus rien.

Michelet pourtant qui regrettait ses hommes en quittant la Révolution et rêvait des réparations individuelles, a remarquablement élargi la part de Saint-Just à l’histoire générale du temps. Il s’y est continuellement repéré. Et Taine aux Origines, fouillant, cherchant partout le « programme jacobin », définissant le gouvernement révolutionnaire, ne peut qu’y revenir, le citer : Saint-Just, rapports ; Saint-Just, Institutions, et même : Saint-Just, motions.

Voici d’ailleurs comme ils en parlent. Ceci est Taine :

Pour trouver des âmes tendues au même ton que la sienne, il faut sortir du monde moderne, remonter jusqu’à Caligula, chercher en Égypte, au Xe siècle, un calife Hakem. Lui aussi, comme ces deux monstres, mais avec des formules différentes, il se croit dieu ou vice-dieu sur la terre, investi d’arbitraire par la vérité qui s’est incarnée en lui, représentant d’une puissance mystérieuse, illimitée et suprême qui est le peuple en soi ; pour représenter dignement cette puissance il faut avoir l’âme d’un glaive. L’âme de Saint-Just est cela, rien que cela : ses autres sentiments ne servent plus qu’à la faire telle ; les métaux divers qui la composaient, la sensualité, la vanité, tous les vices, toutes les ambitions, toutes les frénésies et mélancolies de sa jeunesse se sont amalgamés violemment et fondus ensemble dans le moule révolutionnaire pour prendre la forme et la rigidité d’un acier tranchant. Supposez un glaive vivant, qui sente et veuille conformément à sa trempe et à sa structure, il lui plaira d’être brandi, il aura besoin de frapper ; nul autre besoin chez Saint-Just. Silencieux, impassible, tenant les autres à distance, aussi impérieux que si la volonté du peuple unanime et la majesté de la raison transcendante résidaient en sa personne, il semble avoir réduit ses passions à l’envie de briser et d’épouvanter. On dirait que, pareil aux conquérants barbares, il mesure la grandeur qu’il se confère à la grandeur des abattis qu’il fait ; nul autre n’a fauché si largement à travers les fortunes, les libertés et les vies, nul autre n’a mieux rehaussé l’effet terrifiant de ses jonchées par le laconisme de sa parole et la soudaineté de ses coups[1].

Et Michelet :

Saint-Just apparut (à Strasbourg) non comme un représentant, mais comme un roi, comme un dieu armé de pouvoirs immenses sur deux armées, cinq départements, il se trouva plus grand encore par sa haute et fière nature. Dans ses écrits, ses paroles, dans ses moindres actes, en tout éclatait le héros, le grand homme d’avenir, mais nullement de la grandeur qui convient aux républiques. L’idée d’un glorieux tyran, telle que Montesquieu l’a donnée de Sylla dans son fameux dialogue, semblait toute réalisée en cet étonnant jeune homme, sans qu’on démêlât bien encore ce qui était du fanatisme, de la tyrannie de principes et de celle du caractère. Un homme tellement au-dessus des autres n’eût pas été souffert deux jours dans les cités antiques. Athènes l’eût couronné et l’eut chassé de ses murs.

De semblables définitions ne s’oublient guère et, toujours le plus sensitif, Michelet a des mots qui feraient protester. Retombant à chaque pas dans la nostalgie de cet avenir, il rencontre une fois la carrière qui allait tout gravir et tout faire oublier : « On se demande ce qui serait advenu ; lui seul était assez fort pour faire trembler le glaive devant la loi.» Il en dit plus encore ; en celui qui fut son chef hiérarchique, il va jusqu’à prophétiser un maître au général Bonaparte. Un mot du 24 février parut fort sinistre à tous : « La République, dit Saint-Just à la Convention, ce n’est point un Sénat, c’est la vertu. » Dès lors pourquoi un Sénat ? Cette morale inattendue fit passer aux yeux éblouis je ne sais quelle lueur lointaine du 18 brumaire. Il faut en prévenir : pas un historien qui ne cède à la tentation. Chez les plus instruits et les moins légendaires, chez M. Aulard, par exemple, le nom de Bonaparte revient également ; mais Bonaparte à vingt-cinq ans, à l’armée d’Italie.

Le témoignage des collègues est aussi frappant. Qui n’étonnerait pas ce mot de Levasseur : « Robespierre a toujours été considéré comme la tête du gouvernement révolutionnaire. Pour moi qui ai vu de près les événements de cette époque, j’oserais presque affirmer que Saint-Just y eut plus de part que Robespierre lui-même. » Et le témoin continue : « Intimement lié avec Robespierre, Saint-Just lui était devenu nécessaire et il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer. Jamais on ne les a vus divisés d’opinion, et s’il a fallu que les idées personnelles de l’un pliassent devant celles de l’autre, il est certain que jamais Saint-Just n’a cédé. » — Même témoignage de la part de Barère, s’il rappelle que Robespierre en parlait comme d’un intime ami, c’est alors en des termes qui font rêver l’intimité : « Saint-Just est taciturne et observateur, mais j’ai remarqué à son physique qu’il y a en lui du Charles IX. » « D’ailleurs, ajoute Barère, cette familiarité de Robespierre flattait peu Saint-Just qui était plus profond et plus capable de révolutionner. » — « Fort supérieur à son ami », (c’est toujours le même aveu et cette fois de la bouche de Carnot) « mais son arrogance dépassait toutes les bornes ». En effet : « Saint-Just avait un talent rare et un orgueil insupportable, nous dit encore Barère, il ne parlait que de la république et il avait un despotisme habituel. Saint-Just votait comme un oracle et délibérait comme un vizir. »

D’ailleurs la concordance est parfaite de l’un à l’autre, parmi les conventionnels. La personnalité de Saint-Just a visiblement agi sur toutes ces mémoires avec une force qui garantit l’authenticité. Et, chose remarquable, ils ne sont pas haineux, leur réelle absence d’animosité — Barère, Carnot, Prieur, — surprend quand on songe qu’ils durent lui pardonner le plus impardonnable : la hauteur de l’âme et celle de l’attitude, l’orgueil actuel et visible qui méprisait jusque dans la beauté du visage. Ils ont rapporté ses paroles et ses actes sans leur enlever ce qu’ils assumaient sur autrui, c’est-à-dire sur eux-mêmes, et une justice à rendre à tous ces collègues si défiés et tyrannisés, c’est qu’en jugeant, en condamnant Saint-Just, ils ne l’ont pas avili, ne l’ont pas essayé, ne l’ont pas voulu. C’est une clémence dont ils n’usèrent pas à l’égard de Robespierre. L’un d’eux n’a-t-il pas dit : « C’est là une cruelle vertu, mais qui oserait la souiller par le mépris ? qui, en regardant Saint-Just avec terreur, oserait dire : « Je ne l’estime pas[2]. »

Saint-Just a tenté deux fois l’étude particulière.

En 1851, deux volumes[3] écrits par M. Édouard Fleury, non sans goût, mais en « réacteur ». Toutefois il en a bien parlé, avec des effets qui ne voulaient pas être pauvres. Il nous révèle « ce jeune homme oseur » dans les tentations et les scrupules d’une admiration timorée : « Il avait surgi parfait, tout d’une pièce, et l’on n’avait point encore songé à s’étonner que ce jeune homme fût déjà aussi déplorablement complet ». Mais en 1859, c’est la réponse vengeresse d’Ernest Hamel, robespierriste cette fois, qui, saisie et brûlée à sa première édition, ne reparut qu’à Bruxelles. La documentation d’Hamel plus laborieuse ne pouvait encore à cette heure être définitive, et l’affection sincère du biographe pour le biographié est moins favorable que la haine aux étrangetés psychologiques. Pour cet historien, le premier rapporteur du Comité de salut public, le représentant extraordinaire à Strasbourg, est un jeune homme d’une suavité — bon fils, bon frère, ami dévoué — d’une aménité — faite plus digne d’un semblant de raideur — on ne peut mieux exemplaires : le parfait homme sensible que tout narrateur souhaite offrir au public. N’a-t-on pas loué Gœthe de sa reconnaissance envers les services rendus ? Et Las Cases tient par-dessus tout à la douceur des rapports, à la bonhomie de Napoléon Bonaparte. Il faut peut-être un don exceptionnel pour, non pas dans l’ensemble, mais dans le détail, le ligne à ligne, admirer franchement parce que différent. Il y faut peut-être une « immoralité » très élevée. Nous nous garderons en tournant les aspérités, les acerbités révolutionnaires de n’approuver plus qu’un jeune homme au cœur sensible, intéressant comme un poitrinaire par sa mort prématurée.

Que fut-il donc en somme ? Un député de vingt-cinq ans, dont le maiden-speech à la Convention est tel, qu’il emporte, on dirait à lui seul, la tête du roi et réserve désormais l’orateur pour les grands coups, dont on lui fit toujours hommage : rapport contre les Girondins, déclaration du gouvernement révolutionnaire, rapport contre Hébert, rapport contre Danton. Quand la tribune est à Saint-Just, la séance est dictatoriale, la révolution tient un lit de justice. Il apparaît aux heures décisives, au point précisément le plus menacé ; on l’envoie aux armées dont on désespère et il revient après Wissembourg, Landau, Charleroi, Fleurus. Il ne rencontre pas un échec, pas une défaite. Il n’a pas deux ans de vie publique, mais en revanche il détient le pouvoir le plus absolu, le plus passionné, le plus redoutable qu’aucun homme à son âge ait jamais conquis. Il en use avec un orgueil, des talents, une dureté exceptionnels. Il semble incarner toute la force et la destinée de notre révolution qui décline et s’achève quand il disparaît. Cette adaptation surprenante de l’homme à la fonction, quand cette fonction est la Terreur, est singulièrement intéressante dans la personne de Saint-Just.

Car il eut un mandat singulier, qu’il ne partage point avec d’autres, au moins dans l’initiative matérielle de l’action. Les grands justiciers de l’histoire sont les hommes d’un seul meurtre : Saint-Just n’a cessé du 13 novembre 92 au 9 thermidor an II, c’est-à-dire pendant dix-huit mois consécutifs, de demander des têtes. Tout le poids des grands jugements révolutionnaires et même, croit-on, des autres plus obscurs, a dû d’abord porter sur cette conscience. Cela se passait, a-t-on dit, sans un trouble : Saint-Just ne bronchait jamais. Et le fanatisme explique les choses. On aime oublier qu’on puisse agir extraordinairement sans être anormal et nous tirons les gens d’affaire en leurs difficultés par une tare, en somme une grâce d’état ; c’est bien théologique. Saint-Just, dans la conjoncture où il se trouvait, réfléchit, jugea, se détermina comme eut fait tout autre à sa place. Le fonctionnement de son fanatisme est singulièrement rationnel. N’avoue-t-il pas déjà pendant l’affaire du roi : « Tout ce qu’on a dit pour sauver le coupable, il n’est personne qui ne se le soit dit ici, à soi-même, par esprit de droiture et de probité » ? Et l’on rencontre des mots dans ses papiers qui se troublent et semblent demander grâce : « Dieu, protecteur de l’innocence et de la vérité, puisque tu m’as conduit parmi quelques pervers, c’était sans doute pour les démasquer[4] ! » Il veut qu’on lui sache gré d’avoir frappé à certaines places comme si par hasard il lui en eût coûté : « La politique avait compté beaucoup sur cette idée, que personne n’oserait attaquer des hommes célèbres, environnés d’une grande illusion. J’ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je n’ai vu dans le monde que la vérité, et je l’ai dite[5]. »

Il a donc raisonné son cas. Lucide et réfléchi, rien des équivoques de son rôle n’a dû lui échapper. Il n’y a chez celui-ci, le plus effrayant, le plus cruel, rien du malade et du fou selon le diagnostic de Taine, mais une orgueilleuse et saine impitié, quelque chose d’incomparable et d’exemplaire comme le Seien Sie hart de Nietzsche. Le phénomène est unique : cette cruauté sans défaut, qu’en bonne foi rien ne permet d’atténuer, cette cruauté, dirions-nous, presque magnifique, est celle d’un homme intelligent, raisonnable et très fin, d’un excellent administrateur, d’un chef habile au sens net et froid. Loin d’atténuer les charges, nous les revendiquons pour le plus remarquable sang-froid historique, pour une intelligence qui n’eut rien des surprises et des inachèvements de la jeunesse. Je le répète, elle est unique, cette dureté simple, sincère et pure comme les choses parfaites. On ne sait plus qu’en penser. Saint-Just n’a-t-il pas dit que « rien ne ressemble à la vertu comme un grand crime ».

Oui, il fut cruel et voulut l’être. Il exalte avec éloquence, avec émotion, la cruauté. Jamais on n’en avait ainsi parlé ; sa langue même s’y aguerrit, c’est la fonction meurtrière de ce talent qui le rendit si sûr, si court, si hautain, et la proximité de la mort qui lui donna le sérieux et la nudité. « Il y a quelque chose de terrible dans l’amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu’il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain à l’intérêt public[6]. »

Jamais on ne s’est plus froidement éviscéré de toute pitié, plus sûrement, plus méthodiquement. S’il a dit une fois, aux débuts, qu’il lui serait doux « de régir par des maximes de paix et de justice naturelle[7] », il a oublié de répéter ce vœu, qui ne figure même plus dans ses rêves. — « Les actes de clémence sont l’échelle du mensonge, comme nous disait Tertullien, par lesquels les membres des comités de Salut Public se sont élevés jusqu’au ciel. » À tout cet éloquent No. 4 de Camille Desmoulins, si désarmé, si sage, si peu agressif, il oppose une incomparable sécheresse d’ironie :

On nous embarrasse dans un luxe de sentiments faux… la destinée publique change au gré du bel esprit… à voir l’indulgence de quelques-uns, on les croirait propriétaires de nos destinées et les pontifes de la liberté[8].

Si un lion souverain avait eu une cour et une garde prétorienne de tigres et de panthères, ils n’auraient pas mis plus de personnes en pièces. Cela ne l’a jamais frappé, au contraire, il écrivait :

L’exercice de la Terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais. Sans doute il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin des mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre quand on commence trop tôt[9].

Que voulait-il donc qui dût paraître encore terrible à la Terreur ? Enfin, s’il a imploré le tombeau « comme un bienfait de la Providence », c’est — la chose vaut qu’on le remarque — « pour n’être plus témoin de l’impunité[10] ».

Nous parlons aujourd’hui de justice, nous croyons l’aimer, en mieux scruter les mystères : nous nous trompons et nous réclamons d’elle quand nous demandons grâce. Oui, nous sommes pitoyables ; mais ne prétendons pas l’être au nom de la justice ! Punir et venger, telle est, en justice, la fonction dont hypocritement nous voulons faire absoudre et compenser. Dans les balances éternelles le crime se punit et la vertu se venge, nul autre avantage, nulle autre satisfaction. Demander à la justice autre chose qu’elle-même, le bonheur, par exemple, n’a rien de commun avec son culte. La Justice, pas plus que la Religion, n’est un rapport humain, elle ne traite d’homme à homme que par contingence et, pour ainsi dire, par corruption. La Justice est rapport de l’homme à l’Idée, et sa plus grande erreur, sa plus grande cruauté envers lui-même est, pour l’homme, d’en appeler à la Justice. Car « la Justice n’est pas clémence, elle est sévérité[11] ».

Au reste c’était un jeune homme d’une réserve et d’une modestie parfaites : « Je suis très jeune, mais parce que j’étais jeune il m’a semblé que j’en étais plus près de la nature[12]. » À lui-même Saint-Just est toujours apparu sous l’aspect de l’ingénuité la plus virginale. Il s’est peu vanté, mais quand il lui arrivait de le faire, il parlait de sa candeur et de sa simplicité. Il ne s’est guère prévalu d’autre chose. Le 9 thermidor il ne peut même croire à des inimitiés personnelles et, chose étonnante, il ne se trompait pas : « Pour moi, je n’ai point eu à m’en plaindre ; on m’a laissé paisible comme un citoyen sans prétentions et qui marchait seul. » Il ne voulut jamais faire de rapport sur l’armée : « On annonça la journée de Fleurus et d’autres qui n’en ont rien dit y étaient présents ; on a parlé de sièges et d’autres qui n’en ont rien dit étaient dans la tranchée[13]. » Le jour où, sans ironie, à son retour d’Alsace, Carnot offre de lui céder la direction militaire, « Saint-Just, malgré toute sa présomption, refuse[14] ». Nous le signalons pour indiquer ce que la suite prouvera bien contre Courtois : que Saint-Just ne fut jamais « un étourdi de vingt-six ans ». Nous retrouvons cette curieuse déférence à l’égard de Robespierre (elle étonnait Prieur), « et cette admiration ne s’épuisa pas même quand il l’eut dépassé, au moins comme homme d’action ». Ceci montrera déjà qu’il était sérieux. Il l’était parfaitement, si absolument qu’il ne cessera jamais d’être simple. Cette aventure exceptionnelle, guettée par les pires cabotinages, d’un principat conquis à vingt ans, est traversée dans la plus imperturbable, la plus froide simplicité. Impossible d’avoir été moins poseur.

« Il est observateur et taciturne », avait dit Robespierre à Barère. Il put être grave et taciturne l’homme qui, dans le monde, ne voyant que des « vérités tristes », lui promit, et sur sa tête, qu’il lui donnerait la perfection : « Le jour où je me serai persuadé qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, je me poignarderai[15]. » Taine a peu goûté « cette gageure de forcené ». Saint-Just, il est vrai, aima la perfection comme on aime le bonheur. Oui, il eut cette bizarrerie, aimant la perfection, de la préférer toujours au médiocre :

Nous vous parlâmes de bonheur : l’égoïsme abusa de cette idée pour exaspérer les cris et la fureur de l’aristocratie ; on réveilla soudain les désirs de ce bonheur qui consiste dans l’oubli des autres et la jouissance du superflu. Le bonheur ! le bonheur ! s’écria-t-on. Mais ce ne fut point le bonheur de Persépolis que nous vous offrîmes : ce bonheur est celui des corrupteurs de l’humanité. Nous vous offrîmes le bonheur de Sparte et celui d’Athènes dans ses beaux jours ; nous vous offrîmes pour bonheur la haine de la tyrannie, la volupté d’une cabane et d’un champ fertile cultivé par vos mains[16].

Ce n’est pas non plus l’aveu nostalgique de Camille Desmoulins : « J’avais rêvé une république que tout le monde eût adorée ! »

Mais on ferait de la légende en ne considérant Saint-Just que sous l’aspect impraticable des rêveurs. Parce qu’il rêva plus complètement qu’un autre, c’était une raison pour que ses actes encore portassent ce caractère d’achèvement. Saint-Just fut « un homme pratique », un homme de moyens et d’expédients sur lequel ses collègues ont toujours compté.

Il ne prie pas comme Robespierre, il agit comme Danton et comme Bonaparte[17]. M. Aulard y insiste : « Il a, dit-il, un sens net de la réalité, le goût et le génie de l’administration… adroite, clairvoyante, audacieuse, l’activité de Saint-Just tourne prestement les obstacles quand elle ne les pulvérise pas[18]. » L’histoire n’a pas rendu justice à cette activité. Parce que Saint-Just fut un homme « de la haute main », elle accepta la définition populaire, oubliant qu’il fut des « travailleurs » et des « gens d’examen », sans le céder à Prieur, Lindet, ni même à Carnot. Le possesseur du carnet rouge trouvé par Barère dans le pupitre du Comité gardait par devers soi un de ces atlas administratifs et militaires que Taine retrouvera dans la mémoire de Napoléon.

Il eut infiniment de bon sens. Je ne rappelle pas les missions, la vigueur et l’à-propos des arrêtés, ce n’est ni la capacité, ni la « poigne » de Saint-Just qu’il s’agissait de démontrer, on ne les lui conteste guère, et ses collègues l’ignoraient si peu qu’en tout ordre les besognes les plus difficiles lui furent généralement confiées. Mais il a dit plusieurs choses qui sont les plus raisonnables auxquelles on ait songé à la Convention.

Nous parlons toujours de ses « principes », de sa raideur, de son fanatisme. Les principes ? mais lui-même a jugé qu’on s’en encombrait. « Il faut poser les principes et les mettre à leur place[19]… car les principes et les idées de la liberté ne remplacent point l’harmonie du gouvernement : rien ne remplace l’ordre et n’en tient lieu ; » et « l’ordre présent est le désordre mis en lois ». M. Taine les a-t-il mieux repris, a-t-il plus vertement remis à leur place les ingérences de leur utopie, que ne le fait ce paragraphe des Institutions :

Il s’agit moins de rendre un peuple heureux que de l’empêcher d’être malheureux. N’opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple chez lequel serait établi le préjugé qu’il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps !

Est-ce bien lui, après deux mois de séances, et non Vergniaud, qui avouera : « Nous nous jugeons tous avec sévérité, je dirais même avec fureur… ? » Puisque nous parlons de Vergniaud, il lui reprochera sa métaphysique : « Il mit tout le droit public en problèmes et vous proposa une série de questions à résoudre que l’on eût mis un siècle à discuter ». Et la critique suprême, il l’a faite ; nos historiens philosophes n’ont pas autrement caractérisé leurs partis ; le ton même de l’impatience n’est pas étranger au bon sens de Saint-Just : « Quelle est donc cette superstition qui nous érige en sectes et en prophètes, et prétend faire au peuple un joug mystique de sa liberté ? »

Saint-Just a beaucoup parlé des « institutions » de la « République » et des « mœurs ».

On ne s’en doute pas, on croit avoir tout fait quand on a une machine à gouvernement. J’entends dire à beaucoup de gens qu’ils ont fait la Révolution. Ils se trompent, elle est l’ouvrage du peuple. Mais savez-vous ce qu’il faut faire aujourd’hui et ce qui n’appartient qu’au législateur ? C’est la République[20].

Pour Saint-Just les institutions et les mœurs sont même œuvre, même révolution, la seule importante et la seule durable : la révolution civile. Il ne cessera d’exiger, de définir sa révolution spirituelle. « La Terreur peut nous débarrasser de la monarchie et de l’aristocratie, mais qui nous débarrassera de la corruption ? Des institutions[21]. »

Au fond que pouvaient-elles être ces institutions de Saint-Just, qu’entend-il par « mettre la Révolution dans l’état civil ? » Que veut-il donc que Robespierre n’ait pas encore voulu ? serait-ce, par hasard, « un supplément de révolution sociale[22] » ? avons-nous vraiment, en 93, un socialiste de cette importance, qui serait alors le premier socialiste français ? — C’est l’opinion de M. Faguet :

Je ne vois, dit-il, pendant toute la période révolutionnaire, de 1789 à 1795, qu’une exception de quelque importance. C’est Saint-Just. Saint-Just a été proprement et nettement socialiste, il l’a été au sens presque strict du terme ; il n’a pas été collectiviste, mais il a été partageux. Le résumé des Institutions républicaines sur ce point est celui-ci : l’opulence est un délit ; l’oisiveté est un crime ; il faut donner des terres à tout le monde ; il ne faut ni riches, ni pauvres ; il faut que l’oisiveté soit punie ; il faut maintenir l’hérédité seulement en ligne directe ; il faut que chaque citoyen rende compte tous les ans de l’emploi de sa fortune ; il faut qu’il n’en puisse disposer que si l’emploi n’en est pas jugé nuisible[23].

En effet, voici quelques articles :

Il faut que tout le monde travaille et se respecte. Je défie que la liberté s’établisse, s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu’il n’y ait plus de malheureux, si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres.

Un homme n’est fait ni pour les métiers, ni pour l’hôpital, ni pour les hospices ; tout cela est affreux. Il faut que l’homme vive indépendant, que tout homme ait une femme propre et des enfants sains et robustes ; il ne faut ni riches, ni pauvres.

Un malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre ; il doit leur parler en maître… il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes, et assure l’aisance au peuple tout entier[24].

Mais, dit encore M. Faguet, je n’ai pas besoin de faire remarquer que ce projet de Saint-Just ne fut jamais un projet de loi ou de constitution. Non, il n’entre pas dans l’histoire de la révolution ce projet posthume d’un député dont le mandat est expiré. Pour cela, sans doute, M. Aulard fouillant cette époque, y cherchant, hommes et actes, « un supplément de révolution sociale » ne pense point à Saint-Just, ne reconnaît le socialisme que dans la faction détruite par lui, chez les ultra-révolutionnaires et les Hébertistes, la « faction de l’étranger ». Et pourtant, ce n’était pas des rêves ces il faut répétés d’un homme au pouvoir. Il avait si bien l’intention d’apporter à la tribune « ce programme le plus pénétré de pensée socialiste, qui ait été conçu pendant la période révolutionnaire avant Babeuf[25] » qu’il réfléchit déjà à son opportunité. « On eût présenté la ciguë à celui qui eût dit ces choses il y a huit mois : c’est beaucoup d’être devenus sages par l’expérience du malheur. » Et si, même alors, il ne les dit pas, c’est qu’il a voulu vivre, non pour lui, bien entendu, mais pour ses projets, car ce fanatique a discuté le martyre.

Il ne faut pas que les gens de bien en soient réduits à se justifier du bien public devant les sophismes du crime. On a beau dire qu’ils mourront pour la patrie : il ne faut point qu’ils meurent, mais qu’ils vivent et que les lois les soutiennent. Il faut qu’on les mette à l’abri des vengeances de l’étranger. Je conseille donc à tous ceux qui voudront le bien d’attendre le moment propice pour le faire afin d’éviter la célébrité qu’on obtient en le brusquant[26].

Ah ! comme il veut vivre, comme il sent derrière lui Barras qui le talonne ! — Toutefois l’on méconnaîtrait l’esprit de suite et l’autorité de Saint-Just, si l’on imaginait qu’un tel programme ne lui fut pas toujours présent, et que présent, il n’eut jamais ses heures de promulgation. Le décret du 13 ventôse, qu’il fit rendre à l’unanimité, par lequel toutes les communes de la République sont appelées à « dresser un état des patriotes indigens qu’elles renferment avec leurs noms, leur âge, leur profession, le et l’âge de leurs enfans » au reçu duquel le Comité fera un rapport « sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution » est le point culminant de la révolution sociale dans la grande Révolution politique.

Et qu’on remarque le préambule de Saint-Just, tout ce qu’il promet au delà de ce qu’il demande :

Identifiez-vous par la pensée aux mouvements secrets de tous les cœurs, franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez. Il vaut mieux hâter la marche de la Révolution que de la suivre au gré de tous les complots qui l’embarrassent, qui l’entravent. C’est à vous d’en déterminer le plan et d’en hâter les résultats pour l’avantage de l’humanité.

Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu’il y propage l’amour des vertus et du bonheur ! Le bonheur est une idée neuve en Europe.

Il est vrai, il a dit une fois : « les propriétés des patriotes sont sacrées » et le dernier mot de l’agenda qu’il portait sur lui est encore « ne pas admettre le partage des propriétés, mais le partage des fermages ». Ce n’était pas le moment d’être hérésiarque et de créer un schisme à Robespierre. Mais qui peut dire ce qui fût advenu si l’heure prévue par tous avait pu s’accomplir, l’heure où Saint-Just aurait supplanté Robespierre ? — Les contemporains ne s’illusionnaient pas : « leur chimère était le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction des richesses et la ruine du commerce[27]. » Et nous jugeons que le premier biographe se scandalisait en connaissance de cause, quand il s’écriait : « Où se serait donc arrêté cet homme dans son socialisme ? Son crime est manifeste. »

Pour de tels projets, il ne suffit pas de voir grand, le ressort des nerfs et même une quelconque témérité du courage y sont fort utiles. « Ce qui distingue l’esprit de Saint-Just est l’audace. C’est lui qui a dit le premier que le succès de la Révolution était dans le mot osez. » Et il a osé, ajoute Barère. Oh ! oui, qu’il fît le bien ou le mal, la question se pose, mais qu’il l’accomplît frénétiquement, cela lui demeure. En examinant son talent, nous verrons de près les formes de cette violence ; il n’y eut point cependant qu’une virtuosité dans une telle persistance de la forme, évidemment c’était la manière intérieure de l’homme, c’était profondément le ton de sa pensée et la résonance ordinaire de son âme. « Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau, » disait-il. Cet axiome lui permettait une certaine absence de ménagements. Il est impossible de qualifier tout qu’il a pu dire, et même ses réticences ne laissent pas sans étonnement.

Marat avait quelques idées heureuses sur le gouvernement représentatif que je regrette qu’il ait emportées ; il n’y avait que lui qui pût les dire ; il n’y aura que la nécessité qui permettra qu’on les entende de la bouche de tout autre[28].

« On ne fait pas les révolutions à moitié », il l’a redit dans toutes ses phrases, avec plus de sagesse peut-être que de témérité. « Osez ! ce mot renferme toute la politique de notre révolution. » — Quand on se reporte aux circonstances on comprend mieux les services rendus, le rôle effarant de ce « professeur d’énergie ». L’énergie ? elle rayonne comme une joie de cette œuvre brutale et sombre. La splendide machine à vouloir que fut Saint-Just put accomplir ses dégâts, mais la valeur de son entraînement ne se discute pas. Je le recommande encore aux jeunes disciples de la Volonté qui ont suivi Sturel au tombeau de l’Empereur.

De l’énergie il connut toutes les formes, les initiatives et les achèvements. Il sait même attendre et surseoir. Il est maître de lui, moins cependant qu’on ne l’a cru. Ce qu’on a pris chez cette nature violente pour du sang-froid semble avoir été d’abord les formes d’une hauteur singulière et d’un dédain prématurément averti. Car, en orgueil, il est un maître et qu’on ne dépassera pas. Il a reculé les bornes de la hauteur humaine et rendu bien difficile d’être orgueilleux après lui. Jusque dans sa raideur et sa beauté physique, il fut magnifiquement le porte-orgueil d’un parti : « Dans le péril de la patrie, dans le degré de majesté où vous a placé le peuple, marquez la distance qui vous sépare des coupables[29]. » Et même d’une nation : « Le peuple français partout vainqueur ordonne à sa représentation de prendre place au premier rang des puissances humaines. »

Mais il connut mieux que la hauteur : il connut le dédain. Saint-Just a ressenti les vanités de ce monde, il s’en est dépris comme on le faisait à Port-Royal. M. Aulard, en le lisant, a fort bien pensé à Pascal. Aussi avancé dans le mépris de ce qui passe, son détachement de ce qui ne dure pas a les intonations du cloître et ses obsessions. Il y a de l’homme intérieur en Saint-Just, de l’homme qui se refuse et porte une vie qu’on ne touche pas. C’est ce qui lui permit de le prendre de si haut avec Danton et peut-être bien avec son échafaud.

Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter, et la faire mourir, cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donné dans les siècles et dans les cieux.


II

LES RAPPORTS : STYLE ET PROCÉDÉS

Ils parlaient comme la hache.


Telle fut l’âme qu’il eut charge d’exprimer, l’activité qu’il dut conduire parmi les événements humains. Pour cela il lui fallut des mots, des phrases, un style. Quel fut donc ce talent, outil principal de la Terreur, dont elle usa uniquement pour ses besognes spécifiques, car Barère ne fut jamais un suppléant et n’évita pas à son collègue un retour de la frontière. Comment s’y prenait Saint-Just pour formuler, présenter, obtenir, ce qu’il obtenait et faisait voter sans discussion, à l’unanimité ?

Ce qui frappe d’abord est l’autorité. Pas une phrase qui n’en soit revêtue et jamais cette allure n’a molli, fût-ce dans l’ambiguïté qui est menaçante, fût-ce dans l’image « forte et sombre, a dit Sainte-Beuve, trempée dans le Styx », autorité aussi remarquable et presque singulière qu’elle apparaisse naturelle ou voulue. On sait quel fut son premier discours et comme ce glaive jeté à la balance fit poids dans la discussion. Mais la violence de l’opinion sur le jugement de Louis XVI n’obtint pas seule ce résultat. Cette opinion « d’une férocité scandaleuse[30] » l’emporte par la majesté. Pas une autre ne sut pour s’exprimer trouver une telle certitude laconique et froide des mots :

Je ne perdrai jamais de vue, leur dit-il, que l’esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures et la mesure de votre philosophie dans ce jugement sera celle de vos magistratures et la mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la constitution[31].

Surtout, quand une seconde fois, impatient de leurs lenteurs, il redresse de main de maître les voies de la discussion, il parle avec une supériorité consentie et presque reconnue :

Balancez, si vous le voulez, l’exemple que vous devez à la terre, l’impulsion que vous devez à la liberté, la justice inaltérable que vous devez au peuple, par la pitié criminelle envers celui qui n’en eut jamais ; dites à l’Europe appelée en témoignage : Sers-nous tes tyrans, nous étions des rebelles ; ayez le courage de prononcer la vérité car il semble qu’on craigne ici d’être sincère. La vérité brûle en silence dans tous les cœurs comme une lampe ardente dans un tombeau[32].

Soit dit en passant, voilà de ses images. L’année suivante les nécessités ayant grandi, il humiliera de nouveau leurs scrupules :

Je ne veux point traiter cette question devant vous comme si j’étais accusateur ou défenseur, ou comme si vous étiez juges ; car les détentions n’ont pas pris leur source dans les relations judiciaires, mais dans la sûreté du peuple et du gouvernement. Je ne veux point parler des orages d’une révolution comme d’une dispute de rhéteurs ; et vous n’êtes point juges, et vous n’avez point à vous déterminer par l’intérêt civil, mais par le salut du peuple placé au-dessus de nous.

La première loi de toutes les lois est la conservation de la République, et ce n’est point sous ce rapport que les questions les plus délicates sont souvent ici examinées[33].

Saint-Just avait posé ce principe « qu’on ne saurait gouverner sans laconisme » et observera, comme un vœu, cette recette du parfait tyran. Toutes ses phrases ont une ligne régulièrement scandée par la césure du point virgule, et le mouvement oratoire n’est chez lui que le coupé court des paroles brèves. Il était d’avis que « les longues lois sont des calamités publiques », aussi les axiomes abondent. « Tu n’es qu’une boîte à apophtegmes », lui disait Collot d’Herbois dans l’impatience des querelles finales.

Il est laconique, mais nullement obscur, ainsi qu’on le croit. Son cerveau, quoiqu’on ait dit, fonctionna toujours en clair. Les nuages furent un luxe d’orage, accessoire de Sinaï, souvent aussi, vers la fin, négligence et lassitude verbale d’un talent surmené. Sa recherche de la précision, idées et vocabulaire est, au contraire, frappante. Il a le goût, presque la pose et la pédanterie de l’exactitude : « Mettez donc la justice dans tous les cœurs et la justesse dans tous les esprits. » Il est incroyable comme il revient à ses définitions, les retouche en philologue ayant le souci d’une bonne langue révolutionnaire. La royauté, par exemple, l’adversaire, — personne, derrière le mot, n’aura davantage poursuivi la chose. Il n’accepte pas un conseil des ministres :


La royauté n’est pas le gouvernement d’un seul, elle est l’indépendance du pouvoir qui gouverne : Si ce pouvoir qui gouverne est indépendant de vous, il y a une royauté quelconque[34].

La royauté n’est pas le gouvernement d’un seul : elle est dans toute puissance qui délibère et qui gouverne[35].

N’est-ce pas inattendu qu’il nous ait fourni, lui, cet énonciateur d’oracles, une claire définition des préceptes et des lois :

La législation en préceptes n’est point durable ; les préceptes sont les préceptes des lois ; ils ne sont pas des lois ; lorsqu’on déplace de leur sens ces deux idées, les droits et les devoirs du peuple et du magistrat sont dénués de sanction ; les lois, qui doivent être des rapports, ne sont plus que des leçons isolées, auxquelles la violence, à défaut d’harmonie, oblige tôt ou tard à se conformer et c’est ainsi que les principes de la liberté autorisent l’excès du pouvoir, faute de lois et d’application.

Les droits de l’homme étaient dans la tête de Solon ; il ne les écrivit point ; mais il les consacra et les rendit pratiques[36].

Cette réflexion persistante, ce scrupule de l’attention ne le quitteront jamais : « Obéir aux lois, dira-t-il carrément, cela n’est pas clair, car la loi n’est souvent autre chose que la volonté de celui qui l’impose. On a le droit de résister aux lois oppressives… » Seulement la formule impérative n’est pas remplacée, sa définition lui manqua.

L’autorité, le laconisme et la précision ne rendent pas compte à eux seuls des moyens de Saint-Just. Il usa en maître d’une autre forme : la violence. Énergie péremptoire et stridente, choix furieux et cassant des expressions d’autorité, science, goût et prestige des voies irrésistibles, charmes pour infuser la dictature et rendre un mouton despote, joint à des étrangetés d’élocution, une recherche violente et précieuse et comme une élégance de la furie, qu’il prit on ne sait où, et demeure son originalité séduisante ou odieuse. Voici comment il préconise et dans quel esprit sera voté le gouvernement révolutionnaire.

Il est temps d’annoncer une vérité qui désormais ne doit plus sortir de la tête de ceux qui gouvernent : la République ne sera fondée que quand la volonté du souverain comprimera la minorité monarchique, et régnera sur elle par droit de conquête.

Vous n’avez plus rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre de choses et la liberté doit vaincre à tel prix que ce soit.

Il n’y a point de prospérité à espérer tant que le dernier ennemi de la liberté respirera ; vous avez à punir non seulement les traîtres, mais les indifférents mêmes ; vous avez à punir quiconque est passif dans la République et ne fait rien pour elle ; car, depuis que le peuple français a manifesté sa volonté, tout ce qui lui est opposé est hors le souverain, tout ce qui est hors le souverain est ennemi.

Si les conjurations n’avaient point troublé cet empire, si la patrie n’avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle : ces maximes sont bonnes entre les amis et la liberté, mais entre le peuple et ses ennemis il n’y a plus rien de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l’être par la justice : il faut opprimer les tyrans[37].

Et ce n’est qu’un début. Ce rôle d’accumulateur de la force, il ne cessera de le remplir avec tout son être, tous ses nerfs et tout son talent. Organe du Comité, le lieu de l’énergie, il apporte avec lui la dictature dans ses vêtements :

Le législateur commande à l’avenir ; il ne lui sert à rien d’être faible. C’est à lui de rendre les hommes ce qu’il veut qu’ils soient.

De là un vocabulaire dont chaque terme violente. L’âpreté nécessaire y est une redite. Il rappellera ses collègues à « la véhémence d’un gouvernement pur, d’un gouvernement indomptable aux factions criminelles ». C’est ainsi qu’il dira : « Nous devons être en état de violence et de force contre un ennemi en état de ruse » ; qu’il répétera : « Nous devons donc rester continuellement en état de violence, afin de briser également les pièges connus et les pièges cachés ».

Venant aux détails, nous remarquons d’abord qu’il appelle la guillotine par son nom. Quand tous vont d’instinct aux métaphores, depuis les agents qui dénombrent ceux qui ont « passé sous le glaive de la loi » jusqu’aux députés qui brandissent leurs têtes et parlent de leur future « immolation », sa simplicité à l’égard de la mort est frappante. Il n’a pas fait une phrase sur son échafaud ou celui des autres. Sa langue, à la romaine, brave cette autre pudeur ; il dira nuement : « Lorsque vous fîtes périr un roi… Ce prêtre a été guillotiné depuis… N’espérez de repos dans l’État que lorsque tous ceux qui le troublent seront morts… Les factions criminelles ne sont point audacieuses parce qu’il existe un tribunal qui lance une mort prompte ». Alors que tant de voiles, tant d’euphémismes sont accueillis par les autres, qu’il a près de lui Barère avec ses trouvailles dans le genre, il a le goût invincible d’un réalisme simple, court, brut, un goût littéraire de la mort.

Cette brutalité frappe d’autant plus qu’elle n’a qu’un usage. Ailleurs nous trouvons une grande sélection des mots, des quintessences et des sinuosités. Tous les débuts de ses rapports annoncent des opérations d’analyses et des raffinements psychologiques.

Quel langage vais-je vous parler ? comment vous peindre les erreurs dont vous n’avez aucune idée et comment rendre sensible le mal qu’un mot décèle, qu’un mot corrige[38] ?

Il nous apprend avec l’étrangeté qui lui est chère « qu’il a été ourdi depuis six mois un plan de palpitation ». Cette recherche le mène très loin, il nous montre les Girondins « absorbant avec art l’essor des délibérations » et, chose plus incroyable, « on nous remplissait d’inertie avec impétuosité ! » C’est le chef-d’œuvre, on ne dira rien de plus étonnant. Ce goût très sincère de l’expression l’a parfois servi, surtout dans la violence : « Bronzez la liberté, » dit-il. Sont-ce les mots, cette fois, qui nous troublent, quand il s’écrie éloquemment : « Quel est donc cet art ou quel est ce prestige des grands événements qui fait respecter les grands coupables[39] ? » L’homme qui s’exprime et pense de la sorte n’est pas un rhéteur, si la langue peut déplaire, on reconnaîtra qu’elle ne doit rien au collège. Ce n’est pas à de telles fautes que Robespierre s’exposa.

« L’image est sombre et forte, a dit Sainte-Beuve, trempée dans le Styx ». Mais surtout elle est haute cette image et rien ne l’arrête : « Que les législateurs qui doivent éclairer le monde prennent leur course d’un pied hardi comme le soleil. »

Il y a des portraits dans Saint-Just. Il les aime et les soigne en artiste, en psychologue amateur. Mais ils ne sont pas qu’un luxe. Dans ces procédures interminables à l’usage de criminels sans crimes, il fallait bien trouver des charges et des preuves morales ; les psychologies douteuses prennent une valeur capitale dans l’accusation. Il est curieux de voir ces images de collègues se réfléchir dans les yeux sévères, mais intelligents de Saint-Just :

Danton riait avec Ducos, faisait le distrait près d’Orléans et le familier près de Marat qu’il détestait, mais qu’il craignait. Hérault était grave dans le sein de la Convention, bouffon ailleurs, et riait sans cesse pour s’excuser de ce qu’il ne disait rien[40].

C’est un furieux portrait que celui de Danton dans ce rapport du 11 Germinal. Calomnieuse en ses interprétations, l’éloquence de Saint-Just n’est pas sans finesse quand elle décrit seulement l’homme dont elle a horreur :

Tu recevais les compliments de Guadet et de Brissot et tu les leur rendais. Tu disais à Brissot : « Vous avez de l’esprit, mais vous avez des prétentions ». Voilà ton indignation contre les ennemis de la patrie !

Dans le même temps tu te déclarais pour des principes modelés et tes formes robustes semblaient déguiser la faiblesse de tes conseils ; tu disais que des maximes sévères feraient trop d’ennemis à la République. Conciliateur banal, tous tes exordes à la tribune commençaient comme le tonnerre, et tu finissais par faire transiger la vérité et le mensonge.

Enfin il a un don remarquable et qui fait la fortune des princes : le don des mots qu’on répète, des mots historiques. Ce ne sont pas les meilleurs qui fournirent la plus belle carrière, ainsi, après son rapport du 23 ventôse, on n’ouvre pas un journal, une lettre privée sans y lire que « la justice et la probité sont à l’ordre du jour dans la République française ». Mais quand il annonce que « le monde est vide depuis les Romains », quand il finit son projet de Constitution de cette manière : « Le peuple français vote la liberté du monde », et son préambule au décret du 13 ventôse, par ceci : « Le bonheur est une idée neuve en Europe », il prouve qu’il comprend assez le mot à retentissement.

L’instrument donné, comment en usait-il, comment se passait le travail des rapports ? Presque toujours ils sont improvisés. Celui du 9 thermidor, qui semblerait le plus réfléchi, est écrit en une nuit parmi les altercations. Pour l’affaire des Girondins, enquête et rapport lui prennent huit jours ; le 16 juin il est, avec Cambon, désigné rapporteur à la Convention sur ceux de ses membres qui sont en état d’arrestation. Le 19, arrêté que le rapport sera fait après-demain et que Saint-Just en est chargé. Le 24, ayant, il est vrai, doublé son délai de quarante-huit heures, Saint-Just est prêt et lit son rapport à la séance du soir, mais le Comité ajourne d’en accepter la rédaction[41]. La précipitation grandit encore quand il s’agit de Danton et la rapidité n’est pas la condition la moins favorable.

Les tâches acceptées par Saint-Just n’étaient jamais d’exécution toute simple. Non seulement y fallait-il une certaine détermination de la bonne foi, mais sans parler du courage personnel, un talent difficile autant qu’audacieux : faire quelque chose de rien. Au fond, que pouvaient être les éléments de son travail, quelles pièces pouvait-on apporter à Saint-Just et, s’il en a vu, à quel degré pouvait-il y croire ? Il dit une fois — 8 juillet 93 — qu’elles existent et qu’on les imprimera. Aux murmures du côté droit, c’est Couthon qui répond d’abord, l’orateur fléchissant peut-être : « Cette dénonciation a été signée au Comité de Salut public par des gens qui ne seront pas suspects à ces messieurs. » Et Saint-Just : « La dénonciation signée de ces faits et les pièces à l’appui seront livrées à l’impression. » Ces preuves de la conspiration royaliste, (les Girondins ne nous inquiètent guère), on voudrait savoir si le rapporteur a jugé nécessaire d’y croire. « J’aime assez Barbaroux, disait Robespierre, il ment avec une noble fierté. » Il faudrait convenir que Saint-Just mentait de plus haut encore. Il est impossible de penser de lui comme de Robespierre : « Tout ce qu’il dit, il le croit » ; au fond, il s’est peu soucié de ce qu’il eut à dire, la lecture de ses réquisitoires en témoigne bien, encore moins de ce qu’il eut à prouver. Les preuves et les pièces dont il s’appuie, généralement fausses il est vrai, sont présentées avec une grande légèreté, tout à fait en accessoires inutiles, et l’on aurait tort pour contrôler l’honnêteté du rapporteur, de rechercher quelle impression elles purent faire sur lui. Il est de toute évidence qu’il n’y prêta pas d’attention. Ses incriminations d’ordre moral sont les seules qu’il prépara longuement, qu’il approfondisse et qui prennent chez lui une réelle portée. Cette absence de faits et la longueur des imputations psychologiques font que Saint-Just semble moins rapporter au nom d’un comité que témoigner contre un parti au nom ses avertissements intérieurs.

Nous ne suivrons pas l’orateur dans ses interminables accusations, les procès faits par la Montagne à la Gironde et à Danton, n’étaient pas l’œuvre de Saint-Just et nous voulons seulement indiquer la manière, ce qui, en propre, est du rapporteur. Voici un échantillon :

En réfléchissant sur le passé, en comparant les hommes à eux-mêmes, en rapprochant les faits, en analysant vos délibérations et les intérêts qui les ont agitées sous le masque du bien public, on ne peut nier qu’il ne se soit tramé dans le sein de la Convention nationale, une conjuration pour rétablir la tyrannie de l’ancienne Constitution. Les principaux auteurs d’un dessein si funeste se sont enfin désignés eux-mêmes en prenant la fuite. Il n’était point permis autrefois de les soupçonner ; la défaite de tant de complots les avait instruits ; les périls qui pressent les pas des ennemis du peuple avaient nécessité plus de raffinement dans leur conduite ; ils n’étaient point ennemis audacieux de la liberté ; ils parlaient son langage ; ils paraissaient, comme vous, ses défenseurs ; ainsi deux armées ennemies combattaient sous l’aigle romaine[42].

Est-il volontairement insidieux ? ses rapports sont-ils des chefs-d’œuvre de la perfidie ?… « Le style de Saint-Just est clair et acéré », dit un historien de la Gironde. Celui qui a écrit à dix-neuf ans le poème d’Organt et à vingt-cinq l’Opinion sur la culpabilité de Louis XVI, savait dire ce qu’il voulait et s’exprimer avec précision. C’est donc très volontairement que, dans ce document célèbre, — rapport du 8 juillet 93 — il a enveloppé sa pensée de formes nébuleuses et d’un vague qui permettait tout à l’accusation, rien à la défense. C’est le prélude de cet autre réquisitoire que Saint-Just réservait contre Danton et qu’il sut entourer des mêmes ombres meurtrières. Y a-t-il mis tant de noirceur ? C’est l’affaire qui manquait de précision. L’orateur, ayant du talent, s’en est tiré le mieux possible, avec subtilité car il observait et réfléchissait, en élevant la question car il avait des idées générales. Un biographe que les rapports désolent revient toujours à ce mot : « Sa terrible bonne foi. » Ceci encore est exagéré. Il était bien intelligent pour tant de crédulité. Plus tard, en Alsace, ayant soulevé les Jacobins par des rigueurs collectives, il leur écrit : « Le temps démêlera peut-être un jour la vérité ; nous examinons tout avec sang-froid et nous avons acquis le droit d’être soupçonneux… nous persistons jusqu’après le péril dans notre arrêté. » Peut-être faut-il étendre très loin, à tous les procès de sa carrière, le terrorisme utilitaire et pyrrhonien de cet aveu.

Sans vouloir aborder les responsabilités, il est difficile d’étudier ces discours sans une répartition des initiatives. Le rapport du 11 germinal, par exemple, passe encore pour une dictée de Robespierre, et la volonté de sacrifier Danton pour une de ses décisions.

Il semble bien pourtant que Saint-Just l’ait voulu le premier et la chose apparaît bien sienne à travers ses trois grands discours, à travers ses notes, jusqu’à l’étonnante excitation qu’il garda toujours sur le sujet. Avant germinal, avant, semble-t-il, toute sanction de Robespierre et du Comité, dès son rapport du 8 ventôse, Saint-Just n’y tient pas et menace follement : « On s’exempte de probité ; on s’est engraissé des dépouilles du peuple ; on en regorge, et on l’insulte, et l’on marche en triomphe traîné par le crime, pour lequel on prétend exciter notre compassion ! Car enfin, l’on ne peut garder le silence sur l’impunité des plus grands coupables qui veulent briser l’échafaud parce qu’ils craignent d’y monter. »

Ce qu’il y a de certain, c’est que les notes de son ami qui servirent, dit-on, à Saint-Just, sont un « discours sur la faction Fabre d’Églantine » et que Danton n’y est jamais nommé. Quand on compare l’ennuyeuse élucubration de Robespierre, monotone jusque dans la violence et faible jusque dans la menace, à la forte, nerveuse, enragée performance de Saint-Just, on comprend mieux l’histoire de leurs rapports, ce qui est spontané chez le disciple, et combien le premier, malgré son fiel, eut été désarmé sans le talent d’agrandir la haine que l’autre a portée jusqu’aux nues.

III

LES ANTÉCÉDENTS

J’ai vingt ans ; j’ai mal fait ; je pourrai faire mieux.
Préface d’Organt.


Il arrivait du Soissonnais avec la députation de l’Aisne, avec Debry, Quinette et Condorcet. Il n’y était pas né[43], mais Blérancourt où il vivait le reçut à l’âge de quelques mois. M. de Saint-Just abandonnait alors — 1768 — l’état militaire et le grade tout plébéien de maréchal des logis aux gendarmes d’ordonnance du duc de Berry. Car malgré ses nom et prénoms d’aristocrate, son fils Louis-Antoine Florelle n’est point issu de famille noble, comme le reprochaient Salles et Camille Desmoulins au chevalier de Saint-Just.

À Blérancourt aujourd’hui, si l’on avoue ses intentions d’historien, on vous interroge aussitôt : « Êtes-vous pour ou contre ? » Et jamais, dans sa maison paternelle, il semble qu’on ne pourrait penser mal d’un fils. On sent encore une telle garde autour de cette mémoire, un tel dévouement, qu’on se demande si la postérité ne vaut pas vraiment qu’on meure pour elle. Ce village de Saint-Just grand et blanc, avec des portails, des grilles, des maisons à fronton sur un bouquet d’arbres et la porte monumentale, ouverte sur le ciel du château disparu, a, dans sa réduction, toute la noblesse de la vieille France. Ce n’est pas le berceau d’un conventionnel : c’est la Ferté-Milon.

Il semble qu’elle n’ait point manqué de prestige pour ses concitoyens, l’ancienne famille de receveurs domaniaux du château de Morsain, dont M. de Saint-Just après sa retraite venait retrouver le berceau et la charge héréditaire, car nous voyons, après un incident à la romaine de l’histoire du jeune homme, le maire de Blérancourt lui dire gravement : « J’ai connu votre père, votre grand-père et votre tayon[44], vous êtes digne d’eux ». Ce père avait cinquante ans à la naissance de Saint-Just, la mère, et c’était le premier enfant, en avait passé trente. Veuve dix ans plus tard, il ne paraît pas qu’elle non plus fût étrangère aux procédés énergiques si l’on en juge par ses moyens de coercition. C’est près d’elle, entre deux sœurs, que grandit le futur conventionnel dans une maison sur la route de Noyon, à l’angle de la rue de la Chouette. Il y avait un jardin et une charmille où l’on dit qu’il écrivait tant. Allée rigide et noire de ses rêves inflexibles, l’ombre de cette charmille demeure au talent de Saint-Just.

Saint-Just fut élève des Oratoriens de Soissons et bon élève, paraît-il, on nous dit même remarquable, ce qui est très possible étant donné ses précocités d’intelligence et d’ambition. Mais nullement élève sympathique, déjà on ne l’aimait pas. « Il s’isolait trop et mettait sa violence excessive, comme plus tard sa hauteur, au service de cet isolement, il infligeait de sévères corrections à l’imprudent qui le tourmentait dans ses accès de rêverie. » Peut-être ces souvenirs d’un ancien condisciple, d’un vieillard, interrogé par le premier biographe, sont-ils atteints par la légende. Mais la légende est aussi une partie de l’histoire, il faut respecter les droits qu’un homme s’y est acquis. On nous dit qu’un jour ayant rimé des vers irreligieux, il recevait cette dangereuse et alléchante prédiction : qu’il serait « un grand homme ou un grand scélérat ».

Ce qui n’est plus de la légende, bien que l’événement ne figure pas dans les biographies et qu’une main soigneuse semble avoir retranché de l’histoire le témoignage d’un dossier, est l’affaire sur laquelle nous nous étendrons parce qu’elle nous apporte et, pour ainsi dire, à elle seule, des renseignements privés de tout premier ordre sur un homme qui semblait n’avoir été mis au monde qu’aux seules fins de vie publique. Elle nous découvre un Saint-Just non plus aux prises avec les « citoyens » et les électeurs éternellement révélés par les documents relatifs à cette jeunesse, mais entouré d’amis, de voisins, d’une famille. « L’affaire Saint-Just » est un tel bonheur psychologique arrivant à la biographie du conventionnel qu’on s’écrie d’horreur au pieux vandalisme qui a souhaité sa disparition[45]. Grâce à elle la vie du révolutionnaire, auquel on ne pouvait reprocher que des antécédents un peu fades, sera d’un bout à l’autre égale en style, curieuse, menaçante, anormale. Dilettantisme à part, peut-être rendrait-on mieux à Saint-Just ce qu’on lui doit ; en acceptant telle quelle l’aventure et reconnaissant que, si le jeune homme a très mal commencé, il faut lui savoir gré de cette puissance de conversion égale en brutalité, en soudaineté, à la manière habituelle dont il procédait.

Le dossier de cette affaire nous présente encore un Saint-Just très jeune, prenant son parti de ne point justifier, de ne point expliquer « une sottise », se tirant de sa vilaine histoire le plus exemplairement du monde, à cela près qu’il applique ses loisirs et les méditations cellulaires au plus grand amendement d’un poème licencieux.

Voici la lettre que reçut un jour « Monsieur le Chevallier d’Évry, officier au garde, en son hôtel rue Vantadour » :

Monsieur,

Je me trouve dans une peine incroiable et j’espere que vous voudrez bien vous preter a ladoucir et me rendre service. Mon fils et venue passer chez moi quinze jours, et il en ai parti la nuit (de) Vendredi au Samedi dernier a mon inseu pour ce rendre a Paris, emportant avec lui une ecuelle d’argent neuve, marqué a une E et une R ; un goblet d’argent a pied relevez en bosse marqué au nom de S.-Just ; une timbale a tenir une demi bouteille, le pied et le bord doré marqué au nom de Robinot curé de décize ; trois tasses très fortes dargent ; des paquets de galon dargent, une paire de pistolet garni en or, une bague fine faite en rose, et plusieurs autre petite chose en argent, tous lesquels objets il c’est aproprié sans que je m’en suis appercu ; vraisemblablement dans la vue de sans defaire et de ce procurrer de largent pour en faire mauvais usage. Comme ces procedes m’afflige, beaucoup et que jai interest de taché de me faire remettre tous ces bijoux et prevenir a l’avenir et arreter le cours de linconduite de mon fils, je vous serez oblige, Monsieur, de vouloir bien vous donner la peine de voir Monsieur le Lieutenant de Police et d’obtenir de lui un ordre pour faire recherche tou de suite de mon fils et lui faire remettre les effets qu’il a emporté, et ensuite le faire mettre en lieu de sûreté pour ne plus exposer à agir aussi mal et lui donner le temp du repentir de sa faute. Je vous prie, Monsieur, de ne pas perdre un moment pour donner satisfaction a une mere justements affligé et qui se trouve dans la plus grande douleur et jaurez soins de vous remettre les debourcé que vous aurez fait ; je vous prie de mener la chose avec la prudence que je connois ; vous sentez que je ne veux pas perdre mon fils, mais seulement de le mettre dans le cas, et lui donner le loisir de reconnaître sa faute et den avoir du repentir. Je serez fort reconnaissante, Monsieur, des peines que vous voudrez bien prendre. J’ai l’honneur detre parfaitement,

Monsieur

Votre humble et tres obeissante servante,

Robinot, veufue de Saint-Just.

À Blerancourt, ce 17 septembre 1786.

Mme de Saint-Just reçut peu de jours après des nouvelles de son fils, mais ce ne fut point par le Chevalier d’Evry.

Teneur de l’adresse :

À madame,
Madame de Saint-Just
À Blérancourt, par Noyon, en Picardie
(timbre de l’adresse) à Sceaux.
Ce 20 septembre 1786
Madame,

Une partie de campagne à Sceaux m’a empêché de vous écrire plus tôt pour vous tranquilliser sur le conte de monsieur votre fils. Je suis la cause innocente de la sottise qu’il a faite. Il y a quelque temps je le guéris d’un mal à la tempe très dangereux et nouveaux pour tous mes confrères en médecine que j’interrogeai à ce sujet. La guérison se montait à deux cent francs qu’il ne m’avait point payé (sic) ; malheureusement je l’ai pressé, mais vous savez qu’à Paris lon est si souvent trompé qu’il faut bien prendre garde à soi, monsieur votre fils craignait de vous alarmer en vous demandant deux cents francs pour un médecin, il a été chez vous et il en a emporté de quoi me satisfaire. Il a vendu pour deux cents francs d’argenterie et me les a porté à Sceaux. Il m’a fait l’aveu de tout et m’a dit que de sa vie il n’oserait reparaître à vos yeux, mais qu’il aimait encore mieux cela que de passer pour un fripon à vos yeux. J’ai couru chez le juif qui lui a acheté l’argenterie. Malheureusement il avait tout jetté en fonte, excepté un gobelet que j’ai eu pour 39 livres. Je l’ai remis à monsieur votre fils qui m’a promis de vous le renvoyer avec deux pistolets et une bague. Monsieur votre fils s’est présenté à l’Oratoire où lon l’a fort mal reçu. Il me dit qu’il a été dissuadé par des religieux de votre pays. Je vous avouerai, madame, quoiqu’il dise, que cet état lui convient très peu, j’ai cru remarquer en lui de grands talents pour la physique et médecine, et si vous faisiez bien vous l’engageriez à prendre un état dans lequel il se distinguera un jour à coup sûr, mais il y a un inconvénient. Je ne vous conseillerai pas de le faire travailler de quelques mois, il a le sang calciné par l’étude, et son mal de tempe qui commence encore à le reprendre ne vient que de là. Voici le régime qu’il lui faut garder pendant trois mois : ne vivre que de laitage et de légume, ne point boire de vin absolument, et se couvrir beaucoup la nuit afin de suer, et l’empêcher d’étudier autant car s’il continue, il n’a plus un an à vivre. L’intérêt que je prends à qui vous regarde de si près, madame, m’engage à lever tous les voiles et à vous dire la vérité. Il faudrait aussi qu’il fit usage d’une poudre anti-emorragique tous les matins, pour purifier le sang. Cette poudre, de nouvelle invention, se vend à Paris deux louis la boîte, et il en aura pour un siècle.

Je n’ai pu le faire résoudre à retourner chez vous mais, madame, écrivez en sorte de le faire revenir, car il persiste ; il veut aller s’embarquer à Calais, sans doute il en ferait le voyage à pied, ce qui enflammerait encore son sang davantage et il n’y arriverait point. Il m’a défendu de vous écrire, de vous dire son adresse, mais la voici : Hôtel Saint-Louis, rue Fromenteau. Écrivez-lui, mais amicalement, car il est d’une sensibilité comme je n’en ai point encore vu. Vous aurez même raison de ne pas perdre de temps, car il doit partir le 7 ou le 8 octobre. Il sait mon adresse, et s’il a besoin de mes services il pourra m’écrire. Je serai fâché, Madame, que vous me remboursassiez l’argent que j’ai rendu au Juif pour le gobelet. Je vous le rendrais gratuitement pour prix de l’estime que j’ai conçus pour vous sans vous connaître.

J’ai l’honneur d’être, madame, avec le plus profond respect votre très humble et très obéissant serviteur.

Richardet.

Devant cette explication de tout, M. Hamel n’en revient pas de la malignité des adversaires. Mme de Saint-Just y fut moins prise. Elle ne crut ni au médecin ni au mal de tempe si dangereux et si nouveau, ni à la poudre de quarante francs, ni au danger mortel de faire étudier M. son fils. Elle retourna la lettre au chevalier d’Évry, qui l’adressait ainsi au Lieutenant de Police :

Monsieur,

Je joins ici la lettre de Mme de Saint-Just, la mère, que vous désirez ; je ne vous l’ai point envoyée ne croyant pas qu’elle vous fut nécessaire, d’après celle que j’ai eu l’honneur de vous écrire, vous verrez que la mère désire que son fils soit arrêté et mis dans une maison de force pour le punir de ses fautes. Je me joins à elle, monsieur, pour vous prier de faire arrêter le plus tôt possible le jeune homme qui, vivant sur les effets qu’il a emportés à sa mère, s’en trouvera totalement dépourvu pour peu que l’on tarde.

Je joins aussi une autre lettre écrite à sa mère par un soi-disant médecin de Sceaux. Je crois cette lettre contrefaite, le jeune homme n’ayant point été malade, et ne tendant qu’à vouloir pallier sa faute aux yeux de sa mère, en se servant de ce prétexte.

J’ose vous rappeler aussi, monsieur, que le commissaire Chenu est déjà instruit des faits.

J’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissant serviteur.

Ch. d’Evry.

P.-S. — J’oubliais de vous dire que je crois que M. de Saint-Just le fils a vingt ans.

Ce vendredi soir 29 septembre 1786.

Il en avait exactement dix-neuf, et une justice à lui rendre est que, dans son interrogatoire, il n’invoque pas une fois cette lettre, dont l’écriture est renversée[46], ni ce médecin, lequel ignore l’orthographe des mots techniques et qui, tous deux, ont si fort persuadé M. Hamel.

Ce qu’on entrevoit à l’origine de cette fuite, ce sont de préalables violences, des scènes domestiques, sommations de liberté, peut-être, et menaces de la part du fils, résistance et autorité de la mère, avec sans doute le détail des vivres coupés — d’où le cambriolage d’argenterie — car, plus tard, lorsque d’emprisonneur M. d’Évry se trouve emprisonné, parlant du « scélérat » Saint-Just, il rappelle « sa conduite atroce envers sa mère qu’il avait maltraitée par ses discours, par ses menaces ». Nous savons pourtant, par un autre mot du chevalier, que Mme de Saint-Just aimait « infiniment » son fils.

Mais celui-ci se montre alors préoccupé de son avenir. Il ne semble pas être allé chercher, rue Fromenteau, uniquement la vie des mauvais lieux. Plus tard il s’enragera, écrira une lettre de forcené — qu’il n’a point envoyée — parce qu’il ne peut rester à Paris quand Desmoulins, quand les autres y sont : « Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi surnager dans le siècle. Ma palme s’élèvera pourtant et vous obscurcira peut-être[47]. » En 85 son interrogatoire nous le montre en démarches pour être présenté aux gardes du comte d’Artois, « en attendant qu’il soit assez grand pour entrer dans les gardes du corps ». Nous voyons aussi qu’il s’est trouvé des dispositions pour la physique et la médecine ; enfin, il s’est présenté aux Oratoriens dont il fut mal reçu.

Saint-Just pris est interrogé le 6 octobre. Voici le procès-verbal :

6 octobre 1786.
Interrogatre subi
par le sr de St Just.
Commre Chenu.

Interrogatoire subi par devant nous, Gilles Pierre Chenu, Commissaire au Châtelet de Paris et Censeur Royal.

Par le Sr de St Just, à nous amené par le Sr de St Paul, Inspecteur de Police.

En exécution des ordres à nous adressés, à quoy nous avons procédé ainsy qu’il suit.

Du Vendredy six octobre mil sept cent quatre vingt six, neuf heures du matin.

Premièrement enquis de ses noms, surnoms, âge, qualités, païs et demeure.

A dit, après serment par luy fait de dire vérité, et qu’il a promis de repondre cathégoriquement, se nommer Louis de Saint-Just sans qualité ny état, natif de Décize en Nivernais, âgé de dix-neuf ans, demeurant ordinairement à Blérancourt en Picardie, chés la Dame sa mère, et de présent à Paris, logé hôtel Saint-Louis, rue Fromenteau.

Interrogé pourquoy et depuis quand il a quitté la maison maternelle :

A dit qu’il a quitté la maison de la Dame sa mère, il y a environ cinq semaines, parce qu’elle l’a envoyé à Paris.

Interrogé si en quittant la maison de la Dame sa mère il n’a point emporté une écuelle d’argent neuve marquée de la lettre T., etc., etc.

A dit qu’il a emporté lesdits objets, et qu’il ne les a plus, et qu’il les a vendus.

Interrogé à qui il les a vendus : A dit qu’il les a fait vendre par un commissionnaire qu’il a trouvé dans un café.

Interrogé où sont ses effets, a dit qu’il n’en a point, n’en ayant point emporté avec lui.

Interrogé de quoi il vit à Paris :

A dit qu’il vit chez un traiteur auquel il a payé avec l’argent qu’il a touché de la vente des effets susdits.

Interrogé ce qu’il comptait faire après avoir dissipé ledit argent[48] :

A dit qu’il est au moment d’être placé dans les Gardes de M. le Comte d’Artois, en attendant qu’il soit assez grand pour entrer dans les Gardes du Corps.

Interrogé s’il a été présenté à cet effet :

A dit que non, mais qu’il est sur le point de l’être.

Interrogé pourquoy il n’est point retourné chez la dame sa mère :

A dit qu’il n’a pas osé.

Interrogé s’il veut croire les témoins qui ont connaissance des faits :

A dit qu’il ne peut y en avoir.

Interrogé s’il a jamais été en prison :

A dit que non.

Lecture à luy faite dudit interrogatoire et de ses réponses. A dit ses réponses contenir vérité, y a persisté, et a refuser de signer, de ce requis suivant l’ordonnance, et nous commissaire susdit avons signé en notre minute.

Pour copie
le commissaire
Chenu.

Nous voyons par les lettres du chevalier d’Evry à M. le Lieutenant de police, alors M. de Crosne, et par les bons du baron de Breteuil, secrétaire d’État et ministre de la maison du Roi[49], que Saint-Just est arrêté et incarcéré en vertu d’un ordre anticipé et provisoire du Lieutenant général de Police, que devait remplacer la lettre de cachet signée du Roi et du secrétaire d’État. C’est donc « sous le bon plaisir du ministre » que le jeune homme est conduit à la maison de la Dame Marie, maîtresse de pension à Picpus. M. de Crosne, informé « que sa mère n’était point aisée, n’ayant que le nécessaire pour vivre avec ses autres enfants », avait assuré M. d’Evry que cette maison ne serait pas plus chère que Saint-Lazare et serait aussi sûre.

Les registres de la Préfecture de Police ont été préservés de l’incendie. On lit au terme XII, page 169 :

Le sieur de Saint-Just, enfermé sur la demande de sa mère, pour s’être évadé de chez elle, en emportant une quantité assez considérable d’argenterie, et autres effets ainsi que des deniers comptants.

Ordre du 30 septembre 1786 donné par l’intermédiaire de M. le chevalier d’Evry. Dame Marie.

M. Lenôtre a retrouvé cette singulière maison de force pour fils de famille, tenue par une dame bien élevée, Mme de Sainte-Colombe ; « C’est l’étrange et bel hôtel, aujourd’hui abandonné, dont on voit encore, rue de Picpus, à l’angle du boulevard Diderot, derrière d’épaisses murailles, les hautes fenêtres à fortes grilles et les terrasses en ruine[50]. » Nous avons eu la curiosité de rechercher quelle compagnie Saint-Just y trouva. Elle n’était pas plus nombreuse que brillante. Je découvre quatre « sieurs » enfermés sur la demande de père, mère ou femme, l’un pour « s’être fait chasser de chez tous les marchands où on l’avait placé ». Le milieu n’est pas aristocratique.

La pension de Saint-Just y est de 800 francs, dont les quartiers sont payés par l’intermédiaire de M. d’Evry. Il avait été spécifié qu’on ne donnerait au jeune homme que « son nécessaire indispensable ». Voici, en effet, le montant de sa dépense d’après un reçu de la dame Marie.


AVANCES FAITES POUR M. DE SAINT-JUST
2 paires de souliers. 11 fr.
Boîte à poudre, peigne et pommade 3 12
Frais de voyage 15
Argent donné 12
Pour le domestique qui l’a conduit et celui qui l’a servi 9

Total 50 fr. 12


Saint-Just resta six mois à Picpus. Si simple que nous le montre son interrogatoire, ayant pris son parti de tous les aveux, cette pièce ne nous renseigne guère quant à son repentir. Mme de Saint-Just n’en sut pas davantage : « J’aurais bien désiré, écrit-elle au chevalier d’Évry, que cette circonstance ait occasionné à mon fils du repentir de sa faute et qu’il en ait fait paraître du regret. J’ai vu avec une nouvelle peine et par votre lettre et par la sienne, qui y était jointe, qu’il a regardé avec indifférence l’événement auquel il s’est exposé. Mais il faut espérer que sa détention dans une maison de force lui inspirera par la suite de meilleurs procédés, et qu’en reconnaissant ses torts il cherchera à user de sa raison pour se mettre à portée de me donner plus de satisfaction et à se procurer un état solide[51]. »

Cette question d’un « état solide » était, croyons-nous, la grande affaire du moment. Nous verrons sa sœur s’inquiéter également de lui trouver plus de « stabilité » dans les projets : garde du corps, oratorien, physique et médecine. Sa famille lui découvrira autre chose en attendant que le destin s’en charge.

Mme de Saint-Just achevait :

Je verrai par la suite comment il se comportera et s’il méritera assez mon affection pour que je le fasse sortir de sa retraite, à quoi je ne me déciderai jamais que d’après votre avis et le bon témoignage que vous me rendrez de lui et que je serai bien assurée qu’il se comporterait bien à l’avenir.

À l’égard des dettes qu’a faites mon fils, soit pour loyer de chambre, en emprunt, ou autrement, je vous prie de n’en rien payer et je ne veux point m’en charger en aucune façon. Il m’a déjà occasionné assez de dépenses inutiles et en pure perte, pour que je sois décidée à ne plus entrer dans ses folles dépenses. Ce sera son affaire quand il sera en âge de jouir de ses droits.

J’ai bien pensé qu’on ne retrouverait pas grand’chose de ce qu’il a emporté de chez moi. Vous verrez, monsieur, si vous pouvez savoir ce que le tout est devenu et l’emploi qu’il en a fait, qui sûrement n’aura été que très désavantageux, et puisqu’il n’y a que les pistolets[52] de retrouvés, je vous prie, monsieur, de les conserver jusqu’à ce que vous veniez à Nampcelle, et j’espère avoir l’honneur de vous voir et de vous remercier de vive voix de toutes vos bontés pour moi et des peines que je vous donne.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus parfait attachement et la plus parfaite reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.[53]

Robinot, veuve de Saint-Just.

Blérancourt, ce 18 octobre 1786.

À propos de cette intervention de leur compatriote et voisin, M. Hamel nous dit : « Il ne paraît pas que Saint-Just ait eu contre le chevalier la moindre animosité pour avoir été l’intermédiaire de sa mère auprès du lieutenant général de police. Il y eut entre eux, au contraire, des relations presque amicales. Le chevalier lui servait en quelque sorte de correspondant, lui transmettait les effets qui lui étaient envoyés par sa mère, payait ses menues dépenses, etc. » Oui, toutefois y avait-il une nuance, comme en témoigne cette autre lettre :

J’ai pris la liberté de vous envoyer il y a huit jours, par le carrosse, un petit paquet contenant six chemises. Je vous prie d’en faire donner seulement deux à mon fils, crainte qu’il ne vende les autres que vous aurez la bonté de garder pour les lui faire remettre quand il en sera nécessaire et à l’égard des bas de laine et une redingote dont il a besoin pour l’hiver, je vous serai obligée, Monsieur, de vouloir bien les lui faire acheter pour éviter les frais de port et de faire prendre du plus commun et du meilleur marché. Il est surprenant qu’il ne lui reste qu’un habit neuf et qu’il ait vendu le surplus. Il paraît qu’il faisait bien de la dépense et il faut qu’il sente aujourd’hui sa faute en ne lui donnant que son nécessaire indispensable.

Je suis aussi étonnée qu’il n’ait point fait l’aveu de ce qu’il a fait des effets qu’il a emportés de chez moi, peut-être le saurez-vous dans le particulier lorsque vous irez le voir, et qu’enfin il prendra quelque confiance en vous, monsieur.

Je le désire et qu’il donne par la suite des marques de regrets des peines bien sensibles qu’il m’a faites et qui sont cause que je ne puis me rétablir d’une fièvre quarte qui m’accable et qui me ruine le tempérament depuis plus de deux mois. S’il lui reste encore un peu de sentiment, il doit bien se reprocher les chagrins qu’il me fait éprouver et qui pourraient me causer la mort dans la situation où je me trouve. C’est bien mal payer de sa part la tendresse et l’affection que j’ai toujours eues pour lui. Dieu veuille qu’en reconnaissant son inconduite, il se mette à portée de réparer à l’avenir ses torts, et le mal qu’il me cause, ainsi qu’à mes autres enfants, qui heureusement sont pour moi d’une grande consolation et cherchent à adoucir mes peines par leur tendre attachement pour moi.

Je vous remercie, monsieur, de la part que vous voulez bien prendre à ma douleur qui est des plus amères et je vous prie de me continuer vos mêmes bontés. Soyez sûr de ma reconnaissance, ainsi que du parfait attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

Robinot, veuve de Saint-Just.

À Blérancourt, le 7 novembre 1786.

Il semblerait donc que Saint-Just débuta mal avec le représentant de l’autorité maternelle, qu’il se montra défiant et sans doute rancunier. Après thermidor, réclamant sa liberté du Comité de Sûreté générale, M. d’Évry déclare avoir reconnu dès lors « le cœur vindicatif et corrompu de ce tyran[54] ». C’est pourtant une assez aimable lettre qu’il reçut trois mois plus tard de son prisonnier, avec un souci de bonne tournure qui dénote la liberté d’esprit et une belle humeur dans l’allusion à sa présente adresse, qui en font très bien une lettre d’honnête homme à honnête homme.

À Paris, ce 26 février 1787.
Monsieur,

Je vous demande mille pardons de n’avoir pas répondu plus tôt à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. La fièvre me prit il y a quinze jours et ne me permit pas de prendre la plume. Toutefois, ça n’a rien été, et me voici presque aussi bien portant qu’auparavant.

Je vous remercie, monsieur, de vos avis ; la résolution de faire le bien les avait précédés et je les suivrai si je ne m’écarte point du plan que je me suis formé moi-même. Je viens d’écrire à maman, je lui envoie une lettre pour Rigaux. Je compte sur la réussite de cette démarche si toutefois je n’ai pas été devancé par d’autres. Vous m’aviez averti, dans votre lettre, qu’il convenait de faire adresser la réponse à maman, afin qu’elle vous la renvoyât ; c’était bien mon dessein, car je n’avais point envie du tout de lui donner mon adresse ; mais je vous remercie néanmoins, monsieur, de votre avis car je n’agissais peut-être en cela que pour mon intérêt et vous m’avez fait agir par bienséance. Cela prouve, monsieur, que vous voyez beaucoup mieux et plus finement que moi. En revanche, je puis vous assurer de l’estime et de la reconnaissance la plus parfaite, parce qu’elles n’exigent point d’esprit.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

De Saint-Just.

Saint-Just fait allusion aux démarches entreprises par sa famille en vue du fameux « état solide ». Sa sœur avait écrit à M. d’Évry :

Monsieur,

Les obligations que maman vous a sont sans nombre. Elle a tout lieu de croire que les bons conseils que vous avez bien voulu donner à mon frère aient fait un grand changement sur son caractère, puisqu’il revient au repentir de sa faute, et que, d’après les propositions que vous lui avez faites, il est enfin parvenu à choisir un état ; maman est charmée qu’il ait choisi le barreau parce que c’est un état où elle espère qu’il pourra faire quelque chose, pourvu qu’il y ait du goût ; vous avez bien voulu, monsieur, lui faire envisager les agréments et les désagréments de cet état ; par conséquent, il doit avoir de la stabilité. Il n’ignore point le peu de fortune que nous avons. Ainsi c’est à lui de s’en tenir à celui-là et de ne plus varier.

L’intention — de maman — n’est pas de le faire sortir à moins qu’il ait une place et qu’il puisse y entrer tout de suite.

Que ne puis-je faire naître en moi des expressions assez grandes pour vous marquer toute la reconnaissance de maman et vous marquer le respect profond dans lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

De Saint-Just.

De Blérancourt, le 14 février 1787.

La place était découverte. Mlle de Saint-Just envoyait en même temps cette lettre reçue par leur mère :

Soissons, le 16 mars.
Madame,

Pardon si j’ai tardé à vous faire réponse ; je voulais qu’elle fût aussi satisfaisante pour vous que pour moi, et l’envie de rapprocher un ami que je croyais perdu ne m’a rien fait épargner pour y parvenir.

Vous ne devez pas douter combien mon papa et moi aurions été charmés d’avoir Saint-Just à la maison, mais il doit savoir le peu de logement que nous avons, et comme je tâche de remplacer un clerc, ce qui nous en empêche absolument. Mais voici une réflexion que j’ai faite : Saint-Just désirant se faire avocat ne doit pas entrer chez le notaire, mais tout de suite chez le procureur, parce que la science du premier n’est qu’accessoire à celle du second. Me Dubois-Descharmes, procureur en cette ville, qui vient d’épouser ma sœur cadette au mois de janvier dernier, et à qui j’ai proposé de prendre St-Just comme pensionnaire, n’a pas balancé, et avec d’autant plus de plaisir que Saint-Just est mon ami, comme de ma sœur qui de son côté en est très charmée. Il sera le second clerc de quatre, car je puis dire sans partialité que mon beau-frère est un des plus occupés. Il trouvera dans le maître-clerc un jeune homme conforme à ses sentiments et avec la société honnête que je procurerai à Saint-Just et ses anciens amis, j’espère qu’il sera content de ma négociation.

Je crois devoir vous dire que la pension est de 500 francs. Je désire de tout mon cœur que mes petites démarches puissent vous être agréables. Heureux si je puis prouver mon amitié à Saint-Just et me mériter de votre part votre estime !

C’est tout le prix que j’attends de tous les petits services que vous me croirez capable de vous rendre.

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

Rigaux l’aîné.

Je vous prie de faire agréer les mêmes assurances de mon respect à Mlle de Saint-Just, mon papa et mes sœurs en font autant que moi.

Cette lettre annonçait la fin de la captivité, et une autre y était jointe donnant les indications pour le retour.

Il ne faut donc plus penser, cher frère, qu’à faire des progrès dans l’état que vous allez embrasser pour achever de consoler maman. Elle en a grand besoin, car non seulement la fièvre, mais les chagrins qu’elle a essuyés l’ont mise dans cet état. Rien que sa situation doit vous rendre susceptible de faire de sages réflexions. Comme M. d’Évry doit venir à Nampeelle passer la fête de Pâques, elle lui mande de le prier de vouloir bien vous amener et que les dépenses qu’il fera qu’elle les lui remettra. Vous réitérerez encore combien maman est reconnaissante de toutes les bontés que Mme de Sainte-Colombe a eu pour vous et qu’elle lui en fait mille remerciements. Dites-lui mille choses gracieuses de notre part. N’oubliez pas de faire dire le jour que vous devez arriver à Blérancourt. Maman vous embrasse bien tendrement ma sœur ainsi que moi.

Je suis pour la vie (sic) avec toute l’amitié possible votre sœur.

De Saint-Just.

Cet avis fraternel de mise en liberté parut néanmoins un peu froid à Saint-Just. Il attribue cette manière « bien indifférente » de la lui annoncer aux inquiétudes que donne sa mère, il s’y reconnaît une part de responsabilités, mais déjà il ne fait point de phrases : « Il n’est pas possible de revenir sur le passé. Le seul remède en mon pouvoir est l’avenir. Puisse-t-elle avoir le temps d’en faire l’épreuve. »

Monsieur,
Paris, ce 27 mars 1787.

Voici, à ce qu’il me semble, le terme des peines que vous avez bien voulu prendre pour moi, mais je ne crois pas encore au terme des miennes, Voici la réponse de Rigaux telle que je l’attendais, mais la satisfaction qu’elle me cause est bien contrebalancée pour ce que me mande ma sœur. Maman, selon toute apparence, ne va que de mal en pis. Il est triste pour moi de ne pouvoir me dissimuler que je suis pour quelque chose dans sa maladie par le chagrin que je lui ai causé, mais il n’est pas possible de revenir sur le passé. Le seul remède en mon pouvoir est l’avenir. Puisse-t-elle avoir le temps d’en faire l’épreuve. Je ne sais pas quel est son état ; mais j’ai tout lieu de croire que l’on m’en dit encore moins qu’il n’y en a ; au reste, j’espère le connaître bientôt par moi-même. Triste espoir qui me fait craindre ma liberté, et avec d’autant plus de raison, que ma sœur me l’annonce d’une manière bien indifférente. Je ne sais si je dois attribuer à son trouble la liberté qu’elle prend de vous prier de m’emmener avec vous. Quant à moi, je suis si confus des peines que je vous ai données que je n’ose plus rien vous demander. Hors d’état de vous procurer ma reconnaissance autrement que par des paroles que j’estime fort vaines, je ne saurais que vous répéter encore, maladroitement peut-être, mais avec vérité, avec quels sentiments

J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

De Saint-Just.

Outre ces lettres nous avons un document sur le futur procureur : le poème qu’il vient d’écrire. Organt semble bien devoir être rapporté à cette date, comme le faisaient déjà certaines traditions. En retarder la composition serait d’ailleurs méconnaître Saint-Just : quelques années plus tard, ce n’est pas Voltaire qu’il imite, c’est Montesquieu. Des biographes, contre-révolutionnaire et robespierriste également passionnés, l’un fait de ce poème une berquinade, tandis que l’autre a pour chaque page un rechange de pincettes. Un historien de la Gironde a cependant avoué son estime de la performance. « On ne peut méconnaître que ce soit une œuvre étonnante pour un jeune homme de dix-neuf ans : richesse et variété des pensées, légèreté et érudition du style, de la grâce alliée partout à la profondeur ; on y trouve tous les éléments d’un talent déjà mûr à sa naissance[55] », mais le critique ajoutera : « Cette plume qui est maîtresse d’elle-même, qui peut, qui sait tout dire, elle semble esclave d’une idée fixe : la lubricité ». Il est vrai, ce « poème ordurier » imite avant tout la Pucelle, et ne témoigne qu’ensuite d’un goût à manier les idées graves, d’une information de vocabulaire et d’une lecture si forcenée, qu’elle intéresse chez un page aux arrêts. Surtout nous sommes renseignés quant à la ténacité du jeune homme. Après les vingt chants de ce poème épique, fantastique, voire didactique, on reste persuadé que désormais Saint-Just fera tout ce qu’il voudra !

Pour nous et du point de vue où nous nous sommes placés, cet ouvrage nous intéresse par ses effets d’ironie[56].

Vois-tu le Temps ? Sa course fugitive
Nous avertit de jouir et d’aimer.
Écoute bien. La vie est une rose
Qu’épanouit et fane le Zéphyr,
Le char du Temps ne fait aucune pause
Que celles-là qu’il fait pour le plaisir.
Tout nous le dit : Oui, la vie est un songe
Les yeux fermés, rêvons tranquillement,
Par les erreurs le plaisir se prolonge
Et le sommeil est moins indifférent.
Dans les amours, passons notre jeunesse ;
Allons brûler à l’autel des plaisirs,
Et dans nos cœurs durcis par la vieillesse,
Préparons-nous d’aimables souvenirs.

Et surtout :

Je veux bâtir une belle chimère ;
Cela m’amuse et remplit mon loisir,
Pour un moment, je suis Roi de la terre ;
Tremble, méchant, ton bonheur va finir.
Humbles vertus, approchez de mon trône ;
Le front levé, marchez auprès de moi ;
Faible orphelin, partage ma couronne…
Mais, à ce mot, mon erreur m’abandonne ;

L’orphelin pleure ; ah ! je ne suis pas Roi !
Si je l’étais, tout changerait de face ;
Du riche altier qui foule l’indigent,
Ma main pesante affaisserait l’audace,
Terrasserait le coupable insolent,
Élèverait le timide innocent,
Et pèserait, dans sa balance égale,
Obscurité, grandeur, pauvreté, rang.
Pour annoncer la majesté royale,
Je ne voudrais ni gardes, ni faisceaux.
Que Marius annonce sa présence
Par la terreur et la clef des tombeaux ;
Je marcherais sans haches, sans défense,
Suivi de cœurs, et non pas de bourreaux.

Comme l’emprisonnement à Picpus, les rapports de Saint-Just et de Mme Thorin ont été passés sous silence dans la biographie de Hamel. C’est une brochure imprimée à Saint-Quentin en 1878 qui, une seconde fois, vint confirmer les allégations du premier historien. M. Abel Patoux avait retrouvé, aux archives de la commune de Blérancourt, quelques pièces relatives au divorce Thorin[57] et consulté la tradition locale.

Que le très jeune Saint-Just ait convoité la fille et l’étude de Me Louis-Antoine Gellé, notaire royal au baillage de Coucy-le-Château, qu’il ait été plus heureux à l’égard de la fille qu’à celui de l’étude, cela est, paraît-il, hors de doute. L’existence de ces relations paraît indéniable à Blérancourt, la tradition les affirme si énergiquement, qu’il serait impossible d’y relever une seule opinion divergente. Louise-Thérèse Sigrade Gellé épousait le 25 juillet 1786 Me François Thorin qui succédait à son beau-père et le 25 juillet 1793 elle fuyait à Paris rejoindre Saint-Just. M. Hamel, dans un article à la Révolution française[58], acceptait la brochure Patoux, laquelle, d’ailleurs, remettait au point cette affaire de séduction et, avant Hamel, affirmait que la jeune femme avait préparé sa fuite à l’insu de Saint-Just, dont elle n’aurait pas été reçue. Ces messieurs faisaient observer qu’à cette date du 25 juillet, Saint-Just était en mission. Ce n’est pas exact. Le 18 juillet, il est vrai, à la séance du Comité, il se fait désigner et, chose assez curieuse, désigner seul, pour une mission dans l’Aisne, l’Oise et la Somme ; mais il ne partit pas. On le retrouve chaque jour au Comité jusqu’à son départ pour l’Alsace, et s’il est assez délicat de passer outre à la discrétion de Saint-Just, je crois que Mme Thorin a tenu dans sa vie une place plus persistante qu’on ne l’a cru et, précisément, étant donné la légende, il n’est pas sans intérêt de le constater. Voici les deux lettres relatives à l’enlèvement.

Le 2 septembre 93, Thuillier, un ami de Blérancourt employé aux approvisionnements des armées, donne à Saint-Just des renseignements enthousiastes concernant ses bonnes opérations dans l’achat des haricots et des pois militaires, puis il dit :

J’ai des nouvelles de la femme Thorin et tu passes toujours pour l’avoir enlevée. Elle demeure hôtel des Tuileries, vis-à-vis des Jacobins, rue St Honoré. Il est instant pour effacer de l’opinion publique la calomnie que l’on a fait imprimer dans le cœur des honnêtes gens de faire tout ce qu’il convient pour conserver l’estime et l’honneur que tu avais avant cet enlèvement. Tu ne te fais pas idée de tout ceci, mais il mérite ton attention.

Adieu, mon ami, la poste me presse. Fais pour l’ami tout ce que tu lui as promis.

Ton ami pour la vie.
Thuillier

Hamel voit dans cette lettre l’acquittement de Saint-Just puisqu’on y donne l’adresse de la femme enlevée. Elle indique surtout, et nous nous en serions doutés, que Thuillier ne fut pas un confident. La réponse est non moins pourvue de discrétion :

J’avais reçu hier ta lettre ; je ne fais que l’ouvrir ayant été occupé sans cesse. Où diable as-tu rêvé ce que tu mandes de la citoyenne Thorin ? Je te prie d’assurer tous ceux qui t’en parleront que je ne suis pour rien dans tout cela. Je n’ai pas le temps de t’écrire fort au long. Voici l’essentiel : tu as écrit à Gâteau que le département t’avait demandé l’original de ta Commission. J’en ai parlé à Pache. Te plaît-il d’être administrateur des achats et des subsistances des armées ? Écris-moi là-dessus. On a reconnu en toi les qualités, la probité et l’intelligence nécessaires.

Adieu, si l’histoire que tu m’as fait s’est reproduite, tu voudras bien rendre témoignage à la vérité. Je vais, je crois, aller ces jours-ci aux armées.

Saint-Just partit en effet dans l’Est, et Mme Thorin le 8 octobre comparaissait devant le maire de Blérancourt pour l’affaire de son divorce. Aux tentatives de conciliation elle répond « qu’elle a commis une faute et qu’elle ne veut point en éluder les conséquences ». On avait fondé la demande sur l’incompatibilité de caractères, elle répond que « bien loin de s’opposer au divorce contre elle demandé, elle requérait que, si son mari ne s’y oppose pas, il fût converti en divorce par consentement mutuel, que son intention est bien formée malgré les représentations qu’on pourra lui faire, de ne rester que le moins longtemps possible l’épouse dudit Thorin ».

Il y a, il est vrai, les fiançailles avec Henriette Lebas, mais on est en droit de se demander si le besoin de créer une vie privée à Saint-Just, n’a pas conduit les historiens qui pénétraient dans l’intérieur Duplay où ils trouvaient Robespierre fiancé, Lebas fiancé et jeune marié, à conclure, entraînés par la série, à de troisièmes fiançailles. Il n’y a pas un document à cet égard, pas même un mot dans le manuscrit de Madame Lebas où elle raconte leur voyage à quatre en Alsace et s’étend si complaisamment sur les attentions que Saint-Just a pour elle. Pas un mot quand elle parle de leurs angoisses pour Lebas le 9 thermidor et de la course qu’elle fait avec Henriette à l’Hôtel de Ville pour revoir Lebas. Alors même qu’on rapporte des traditions orales, il y a quelque chose d’assez peu précis. M. Hamel dit « Saint-Just était fiancé en quelque sorte à la sœur de Lebas ». M. Stefane Pol, qui représente aujourd’hui la famille, dans son Conventionnel Lebas, ne prononce pas non plus le mot de fiançailles. Enfin Thuillier, qui cependant a suivi Saint-Just dans la mission d’Alsace, rapporte d’autres projets. La correspondance de Lebas nous fait d’ailleurs comprendre ce qui dut se passer. Il souhaita de tout son cœur le mariage d’Henriette et de son ami, il semble que la jeune fille l’ait également souhaité et Saint-Just, qui se dérobe comme il peut, après s’être livré on ne sait jusqu’à quel point, paraît jouer un rôle étrange lequel, à coup sûr, navre la pauvre Lebas. Ces lettres d’un intérêt tout privé sont bien à leur place ici, quoiqu’elles datent des missions.

Elles nous apprennent d’abord qu’on ne parlait pas librement avec Saint-Just : « Je n’ai personne ici avec qui je puisse m’entretenir de toi. Saint-Just n’a pas le temps de vous écrire, il vous fait ses compliments[59]. » Lettre suivante ; « Je suis très content de Saint-Just, il a de grands talents que j’admire et d’excellentes qualités. Il te fait ses compliments. » S’agit-il vraiment d’un futur beau-frère ? Lebas nous découvre au moins une certaine impatience de retour : « Je n’attends que la nouvelle d’un succès décisif pour partir avec Saint-Just qui est aussi bien impatient de revoir Paris. »

Saint-Just est presque aussi impatient que moi de revoir Paris. Je lui ai promis à dîner de ta main ; je suis charmé que tu ne lui en veuilles pas ; c’est un excellent homme ; je l’aime et je l’admire de plus en plus tous les jours. La République n’a pas de plus ardent, de plus intelligent défenseur. L’accord le plus parfait, la plus constante harmonie ont régné parmi nous. Ce qui me le rend encore plus cher, c’est qu’il me parle souvent de toi et qu’il me console autant qu’il peut. Il attache beaucoup de prix, à ce qu’il me semble, à notre amitié, et il me dit de temps en temps des choses d’un bien bon cœur.

Dans quelques mois, Lebas écrira d’autres lettres où seront perdues ses illusions affectueuses et son étrange simplicité à l’égard d’un Saint-Just « escellent homme », ils ne se quittent pas une heure, passent leurs jours, souvent leurs nuits, dans la même voiture où Lebas caresse mélancoliquement son beau chien et n’attend même plus une parole intime de son collègue : « Je n’ai avec Saint-Just aucune conversation qui ait pour objet mes affections domestiques ou les siennes » ; au début cependant Lebas espère encore[60] :

Nous sommes actuellement très bons amis Saint-Just et moi ; il n’a été question de rien. Nous avons sur-le-champ agi ensemble à l’ordinaire. Gâteau et Thuilliers ont paru très contens de cette bonne harmonie, ils en augurent bien, et nous aussi…

Recommande à Henriette de ne plus être si triste ; mais il est possible qu’une voix plus puissante que la mienne ait parlé. Tant mieux.

Mais Lebas est vite découragé :

Nous avons beaucoup de mal et menons une vie très dure. Ma position n’est pas agréable ; les chagrins domestiques viennent se mêler aux peines inséparables de ma mission. Cela mine mon existence… Mille amitiés à Henriette. Je n’ose parler d’elle à Saint-Just, c’est un homme si singulier !

Décidément il a rompu ; mais pourquoi ? M. Hamel nous découvre une raison tellement insignifiante[61] qu’on y verrait volontiers un prétexte. Ce qui paraîtrait plus sérieux, c’est qu’à cette époque le divorce de Madame Thorin est en bonne voie et sera prononcé un mois plus tard ; que Saint-Just revient d’ailleurs de Blérancourt, et qu’il n’est pas impossible de voir en cette première amie, « la jeune personne » dont parle Thuilliers « que le ciel semblait lui avoir destinée pour compagne et dont il s’était plu lui-même à former l’esprit et le cœur, loin des regards empoisonnés des habitants des villes ». Lebas écrit encore :

Je n’ai avec Saint-Just aucune conversation qui ait pour objet mes affections domestiques ou les siennes. Je suis seul avec mon cœur. Embrasse Henriette pour moi. Schillischem[62] me caresse beaucoup et je le lui rends bien.

Et puis :

J’ai reçu aujourd’hui, ma chère amie, une lettre d’Henriette adressée à Saint-Just et à moi. Saint-Just l’avait ouverte et lue ; il me l’a rendue sans me dire autre chose, si ce n’est qu’elle était pour moi seul. Il y était question de Désiré, dont je lui ai dit deux mots une autre fois, qu’il a paru entendre avec beaucoup d’indifférence. Je t’ai écrit presque tous les deux jours. C’est mon seul plaisir. Ce n’est guère qu’avec toi que je peux m’expliquer ; il est si peu d’amis ! Nos affaires continuent à prendre une assez bonne tournure. J’espère sortir un peu de ma tristesse en t’annonçant de bonnes nouvelles.

Enfin :

Les affaires commencent à bien aller ici. Écris-moi dorénavant sous le couvert du général Favereau, commandant à Maubeuge… La personne que tu sais est toujours la même.

Une pièce des archives, le procès-verbal demeuré inédit des agents envoyés chez Saint-Just après thermidor, pour l’apposition des scellés, nous apprend que depuis floréal il n’habitait plus rue Gaillon, dans l’hôtel où logeait aussi Saint-André, mais plus spacieusement[63] au No. 3 de la rue Caumartin et que, malgré les assertions de M. Hamel et malgré son lacédémonisme, il avait des embarras d’argent, n’ayant point payé sa propriétaire, ne lui ayant laissé « qu’un vieil habit bleu et une corbeille en osier pleine de papiers[64] ». Alors on se demande si ces dépenses et cette installation n’indiquaient pas des intentions et des projets de vie nouvelle, auxquels cependant, mademoiselle Lebas ne se trouvait pas mêlée ?

À bien chercher, ce n’est pas uniquement du scandale qu’on rencontrerait dans cette adolescence. Il est vrai, il hésite encore. Le jeune homme, qui a vingt ans en 89, peut vivre jusqu’au bout sous le règne de Louis XVI, et l’idéal des sujets de ce règne n’est pas très différent de l’idéal connu sous le feu roi. Les régiments de cour et les lettres étaient le débouché logique des premières ambitions, mais les lettres menaient à la philosophie et la philosophie à la vertu. Saint-Just connut de très bonne heure les formes humanitaires de celle-ci. Il les pratiqua tout comme un peu plus tard le jeune Shelley les pratiquait. Il gagna aussi du mal à visiter les chaumières, à distribuer des aumônes au bout de courses trop longues. Thuilliers, qui de sa prison écrivait sur lui une note enthousiaste, en parle avec émotion : « Je forcerai à l’admiration ceux même qui t’auront méconnu… Je dirai quel était ton zèle à défendre les opprimés et les malheureux, quand tu faisais à pied, dans les saisons les plus rigoureuses, des marches pénibles et forcées, pour aller leur prodiguer tes soins, ton éloquence, ta fortune et ta vie. » Il est très vrai qu’il leur donna sa fortune. En 90, Blérancourt l’ayant chargé d’une pétition à l’Assemblée nationale, voici la lettre qu’il écrivit à Robespierre au lieu de faire passer la chose par les députés de son département.

Blérancourt, près Noyon, le 19 août 1790.

Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l’intrigue ; vous que je ne connais que, comme Dieu, par des merveilles, je m’adresse à vous, Monsieur, pour vous prier de vous réunir à moi pour sauver mon triste pays. La ville de Coucy s’est fait transférer (le bruit court ici) les marchés francs du bourg de Blérancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les privilèges des campagnes ! il ne restera donc plus à ces dernières que la taille et les impôts ! appuyez, s’il vous plaît, de tout votre talent une adresse que je fais par le même courrier, dans laquelle je demande la réunion de mon héritage aux domaines nationaux du canton, pour que l’on conserve à mon pays un privilège sans lequel il faut qu’il meure de faim.

Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n’êtes point seulement le député d’une province, vous êtes celui de l’humanité et de la République. Faites, s’il vous plaît, que ma demande ne soit pas méprisée.

signé : Saint-Just
Électeur du département de l’Aisne.

La vie publique avait déjà commencé pour Saint-Just. Nous le trouvons de suite lieutenant-colonel de la garde nationale de Blérancourt, il fréquentait les clubs de Blérancourt, de Chauny, de Coucy, il y parlait, « il parlait admirablement ». On a de lui un précoce et premier discours prononcé le 15 avril 1790, à la réunion des électeurs de l’Aisne, convoquée pour décider laquelle des deux villes, de Laon et Soissons, serait mise en possession du chef-lieu de département :

Mon âge et le respect que je vous dois ne me permettent pas d’élever la voix parmi vous, mais vous m’avez déjà prouvé que vous étiez indulgents… C’est sous vos yeux que j’aurai fait mes premières armes ; c’est ici que mon âme s’est trempée à la liberté, et cette liberté dont vous jouissez est encore plus jeune que moi.

Le discours continuait plein de sagesse et de tact, il n’emporta pas les suffrages, mais tous les compliments. Saint-Just que nous trouvons alors en correspondance avec Camille Desmoulins, qu’il a dû voir à Paris quand il s’occupait de l’impression d’Organt — le poème est annoncé dans les Révolutions de France et de Brabant — lui parle de l’événement :

Vous avez su avant moi que le département était définitivement à Laon. Est-ce un bien, est-ce un mal pour l’une ou l’autre ville ? Il me semble que ce n’est qu’un point d’honneur entre les deux villes, et les points d’honneur sont très peu de chose, presque en tout genre. Je suis monté à la tribune ; j’ai travaillé dans le dessein de porter le jour dans la question du chef-lieu, mais je ne suivis rien ; je suis parti chargé de compliments comme l’âne de reliques, ayant cependant cette confiance, qu’à la prochaine législature je pourrai être des vôtres à l’Assemblée nationale.

Une autre lettre à Desmoulins raconte ceci :

Les paysans de mon canton étaient venus, lors de mon retour de Chauny, me chercher à Manicamp. Le comte de Lauraguais fut fort étonné de cette cérémonie rustipatriotique. Je les conduisis tous chez lui pour le visiter. On nous dit qu’il était aux champs et moi cependant je fis comme Tarquin ; j’avais une baguette avec laquelle je coupai la tête à une fougère qui se trouvait près de moi, sous les fenêtres du château, et sans mot dire, nous fîmes volte-face.

Peu de temps après, nouvel épisode à la romaine, quand il jure, la main tendue sur la flamme d’un libelle qu’on brûle solennellement, « de mourir pour la patrie et l’assemblée nationale et de périr plutôt par le feu que d’oublier ce serment ». Cette popularité si bien entretenue lui valut de conduire à Paris les fédérés de son pays. À son retour la carrière civique se poursuit. Mais l’essentiel est que les élections pour l’Assemblée législative auront lieu au mois d’août suivant. Saint-Just ne le perd pas de vue et, dans la maison de la rue aux Chouettes, sous la charmille où l’on dit qu’il écrivait tant, il prépare son manifeste électoral.

L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France se souvient, dès le titre et dès l’épigraphe, de l’Esprit des Lois. Barère nous dit qu’il avait beaucoup lu Tacite et Montesquieu, « ces deux auteurs qui abrègent tout ». La préface de Saint-Just commence ainsi :

L’Europe marche à grands pas vers sa révolution.

Le destin qui est l’esprit de la folie et de la sagesse se fait place au travers des hommes et conduit tout à sa fin. La révolution de France n’est point le coup d’un moment ; elle a ses causes, sa suite et son terme : c’est ce que j’ai essayé de développer.

Je n’ai rien à dire de ce faible essai, je prie qu’on le juge comme si l’on n’était ni Français, ni Européen ; mais qui que vous soyez, puissiez-vous en le lisant aimer le cœur de son auteur ; je ne demande rien davantage, et je n’ai point d’autre orgueil que celui de ma liberté.

Tant d’hommes ont parlé de cette révolution, et la plupart n’en ont rien dit. Je ne sache point que quelqu’un, jusqu’ici, se soit mis en peine de chercher dans le fond de son cœur ce qu’il avait de vertu, pour connaître ce qu’il méritait de liberté.

Je ne prétends faire de procès à personne ; tout homme fait bien de penser ce qu’il pense, mais quiconque parle ou écrit, doit compte de sa verte à la cité.

Au milieu de ces intérêts je me suis cherché moi-même ; membre du souverain, j’ai voulu savoir si j’étais libre et si la législation méritait mon obéissance ; dans ce dessein, j’ai cherché le principe et l’harmonie de nos lois, et je ne dirai point comme Montesquieu que j’ai trouvé sans cesse de nouvelles raisons d’obéir, mais que j’en ai trouvé pour croire que je n’obéirai qu’à ma vertu.

Je suis très jeune, j’ai pu pécher contre la politique des tyrans, blâmer des lois fameuses et des écritures reçues, mais parce que j’étais jeune, il m’a semblé que j’en étais plus près de la nature.

Il ajoute encore ceci :

Je remarquerai ici toutefois que les peuples n’ont envisagé la révolution des Français que dans ses rapports avec leur change et leur commerce, et qu’ils n’ont point calculé les nouvelles forces qu’elle pouvait prendre de sa vertu.

« Chercher dans le fond de son cœur ce qu’on a de vertu… devoir compte à la cité de sa vertu… n’obéir qu’à sa vertu… » enfin « la révolution prenant de nouvelles forces dans sa vertu… » comme la voilà déjà la révolution puritaine, le fameux « système de la vertu » qui déplaira si fort aux thermidoriens, et comme l’histoire fit du symbole en donnant la victoire actuelle, matérielle à Barras sur Saint-Just !

Mais on voit déjà combien sa révolution n’est pas celle des Dantonistes, et combien il est dédaigneux pour la prise de la Bastille, le 14 juillet de Camille Desmoulins :

La Bastille est abandonnée et prise, et le despotisme qui n’est que l’illusion des esclaves périt avec elle.

Le peuple n’avait point de mœurs, mais il était vif. L’amour de la liberté fut une saillie et la faiblesse enfanta la cruauté. Je ne sache pas qu’on ait vu jamais, sinon chez les esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger. La mort de quelques tyrans à Rome fut une espèce de religion. On ne songea pas au plus solide des avantages, à la fuite des troupes qui bloquaient Paris ; on se réjouit de la conquête d’une prison d’État. Ce qui portait l’empreinte de l’esclavage dont on était accablé, frappait plus l’imagination que ce qui menaçait la liberté qu’on n’avait pas, ce fut le triomphe de la servitude… il semblait qu’on ait pris les armes pour les lettres de cachet.

Pour peu qu’on juge sainement les choses, les révolutions de ce temps n’offrent partout qu’une guerre d’esclaves imprudents qui se battent avec leurs fers et marchent enivrés.

Ce n’est pas le style du Procureur de la Lanterne aux Parisiens. Saint-Just emploie si souvent dans cette brochure le mot de « conservation » très rare alors, pour ne pas dire inconnu, qu’un de ses historiens s’est demandé s’il n’avait pas affaire à un conservateur. La vérité est que Saint-Just se montre alors pleinement satisfait du degré atteint par la Révolution :

Il est beau de voir comment tout a coulé dans le sein de l’état monarchique que les législateurs ont judicieusement choisi pour être la forme d’un grand gouvernement ; la démocratie constitue, l’aristocratie fait les lois ; la monarchie gouverne !

Rousseau lui-même ne lui en impose pas :

Chez Rousseau de Genève tout sublime qu’il est, la liberté n’est que l’art de l’orgueil humain.

Il avait sincèrement le goût de l’ordre, comme les hommes qui ont en eux de grandes possibilités de tyrannie. Il dit énergiquement : « Là où les pieds pensent, le bras délibère et la tête marche. »

Mais le chapitre où la curiosité se porte d’emblée est celui « de la force répressive civile » intéressant à lire avant les grands rapports de l’an II :

Malheur au gouvernement qui se défie des hommes ! Remarquez que lorsqu’un peuple emploie la force civile, il ne punit que les crimes maladroits, et la corde ne sert qu’à raffiner les fripons. Le peuple qui se gouverne par la violence l’a sans doute bien mérité. Je ne vois plus en France que des gens d’armes, que des tribunaux, que des sentinelles ; où donc sont les hommes libres ? Un tribunal pour les crimes de lèse-nation est un vertige de la liberté qui ne se peut supporter qu’un moment, quand l’enthousiasme et la licence d’une révolution sont éteints. Le supplice est un crime politique, et le jugement qui entraîne peine de mort un parricide des lois ; qu’est-ce, je le demande, qu’un gouvernement qui se joue de la corde et qui a perdu la pudeur de l’échafaud ?

Mais Saint-Just ne fut pas élu par la raison qu’on le raya même des citoyens actifs. Cela ne se passa pas du gré de ses compatriotes ; il eut pour lui une sédition, et il fallait qu’on redoutât bien le député dans le citoyen actif pour qu’on s’acharnât comme on le fit à cette radiation. Ce qui n’empêcha pas d’ailleurs quelques voix obstinées de se porter sur lui quand on nomma les députés.

Ce glorieux échec lui fut sans consolation. On ne prévoyait pas d’autre législature ; c’était l’avenir qui s’en allait. Jusqu’ici il avait toujours monté, avait tout réussi au delà de son attente, et maintenant il lui restait une chose : se faire clerc dans l’étude de Me Thorin. Les destins se le ménageaient et l’heure n’était pas assez terrible pour l’entrée en scène de Saint-Just.

Il vit alors dans sa famille ; une lettre à son beau-frère nous le découvre sous le jour d’un parent fort aimable. Nous la citons pour la rareté des lettres de Saint-Just :

J’ignorais, mon cher frère, que l’indisposition de notre sœur eût eu des suites ; maman nous avait dit l’avoir laissée tout à fait de retour à la santé. Prenez garde que les eaux et l’air cru de nos montagnes ne soient la cause de son mal. Je vous conseille de lui faire prendre beaucoup de lait, et de ne lui point faire boire d’eau.

Je ne puis vous promettre précisément quand je pourrai aller vous voir. Je suis accablé d’affaires, et voici des jours bien humides et bien courts. Cependant, d’ici à Noël, j’aurai le plaisir de vous embrasser tous les deux. Si vous vous aperceviez que l’air incommodât votre femme, envoyez-nous-la quelque temps ; elle ne doute point de l’amitié tendre avec laquelle elle sera toujours reçue de nous. J’espère que son mariage ne nous aura point séparés et que nous n’oublierons ni les uns, ni les autres, les sentiments qui nous doivent unir. Écrivez-nous, l’un et l’autre, de temps en temps, et surtout ne nous laissez point ignorer, d’ici au moment où je partirai pour vous aller voir, quelles seront les suites de la maladie de ma sœur. Il me tarde de l’avoir vue pour me rassurer. Égayez votre jeune mariée, et, surtout, veillez qu’elle n’éprouve aucun chagrin domestique de la nature de ceux qu’elle n’oserait point vous confier. L’idée que j’ai conçue de votre famille me fait croire qu’ils aimeront tendrement cette nouvelle sœur et cette nouvelle fille. Rendez-la souveraine après vous, mais souveraine débonnaire, c’est ainsi que je l’entends. Vous êtes fait pour lui tenir lieu de tout au monde, mais l’amour ne console point l’amour-propre, et l’amour-propre d’une femme, vous le connaissez. Elle vous rendra heureux, je l’espère et j’en suis convaincu. Je n’épouserais point ses torts à votre égard : vous m’êtes également chers l’un et l’autre, et dans toutes les circonstances, je vous montrerai le cœur d’un frère et d’un bon ami.

Adieu. Embrassez votre chère épouse, embrassez-la même de temps en temps, pour moi, afin qu’elle se souvienne que je l’aime et qu’elle vous le rende.

Je suis votre frère et votre serviteur.

De Saint-Just.

À Blérancourt ce 9 décembre 1791.

P.-S. Je vous prie de présenter mon respect à Madame Hannotier et à M. le curé, et à votre famille que j’aime comme la mienne.

On vous embrasse ici et l’on se porte bien.

Mais derrière cette sollicitude affectueuse d’un chef de famille un peu despote, il y a ce que Saint-Just ne dit pas à M. Adrien Bayard, le juge de paix. Il y a « cette fièvre républicaine qui le dévore et le consume », l’anxiété de n’être pas à Paris quand Desmoulins, quand les autres y sont. Cette volonté magnifique dont on lui saura gré aux frontières, l’habile intelligence des grands rapports et des discours spéciaux, l’activité en puissance d’un membre supérieur du Comité de Salut public, il faut que tout cela vive à Blérancourt, ou mieux à Soissons, dans une étude de procureur. On a jugé qu’il perdit la tête quand on découvrit cette lettre enragée. Il y a toutefois une circonstance atténuante, c’est qu’on la retrouve dans ses papiers, il ne l’a jamais envoyée :

Je vous prie, mon cher ami, de venir à la fête ; je vous en conjure ; mais ne vous oubliez pas toutefois dans votre municipalité. J’ai proclamé ici le destin que je vous prédis : vous serez un jour un grand homme de la République. Pour moi, depuis que je suis ici, je suis remué d’une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. J’envoie par le même courrier, à votre frère, ma deuxième lettre. Procurez-vous-la dès qu’elle sera prête. Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave ; j’y parle d’eux. Vous m’y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris, je me sens de quoi surnager dans le siècle : compagnons de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections ; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi, et dites-lui qu’il ne me reverra jamais, que j’estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce que j’ai pénétré son âme, et qu’il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu’il n’abandonne pas la bonne cause et recommandez-le-lui, car il n’a point encore l’audace d’une vertu magnanime. Adieu, je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout ; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des lâches qui ne m’avez point apprécié. Ma palme s’élèvera pourtant, et vous obscurcira peut-être. Infâmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n’ai pas d’argent à vous donner. Arrachez-moi le cœur et mangez-le ; vous deviendrez ce que vous n’êtes point : grands ! J’ai donné à Clé un mot pour lequel je vous prie de ne lui point remettre d’exemplaire de ma lettre. Je vous le défends très expressément, et si vous le faisiez, je le regarderais comme le trait d’un ennemi. Je suis craint de l’administration, et tant que je n’aurai point un sort qui me mette à l’abri de mon pays, j’ai tout ici à ménager. Il suffit ; j’espère que Clé reviendra les mains vides, ou je ne vous le pardonnerai pas. Ô Dieu ! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant : si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même. Adieu, venez.

Saint-Just.

20 juillet 1792.

à Mr Daubigny, rue Montpensier, No 60, à Paris.

Ce défi à la mort est entendu. Le 2 septembre 1792, pendant qu’on massacre à Paris dans les prisons, les opérations commencent à Soissons pour les élections à la Convention nationale ; Saint-Just est secrétaire d’âge au bureau provisoire. Le 4, les bureaux définitifs étant constitués, il préside encore le premier bureau. Saint-Just et Condorcet ne passèrent qu’au second tour. Saint-Just a 349 voix sur 680 votants ; son élection a lieu aux « applaudissements unanimes ». « M. le président lui a dit deux mots sur ses vertus qui ont devancé son âge. M. Saint-Just a répondu en marquant à l’assemblée toute sa sensibilité et la plus grande modestie ; il a en outre prêté le serment de maintenir la liberté et l’égalité et le son des cloches a annoncé sa nomination. » Un billet très court à son beau-frère ne s’étend pas sur les émotions qu’il dut ressentir :

Frère, je vous annonce que j’ai été nommé, lundi dernier, député à la Convention, par l’assemblée électorale du département de l’Aisne. Faites-moi le plaisir de me mander dans le courant de la semaine, si je puis disposer, pour une quinzaine, de votre logement, en attendant que j’en ai trouvé un. Dans le cas où cela se pourrait, donnez-moi une lettre pour le concierge.

Donnez-moi des nouvelles de votre épouse ; envoyez-la moi, si vous voulez, quand je serai installé.

Je vous embrasse tous les deux de tout mon cœur.

Votre frère et ami,
Saint-Just.

Soissons, ce 9 septembre 1792.

P.-S. — Je pars lundi prochain.


IV

LES DÉBUTS, LE COMITÉ

Vous avez regardé l’ambition des héros comme une passion commune et vous n’avez fait cas que de l’ambition qui raisonne.

Qui dirait qu’un héroïsme de principe ait été plus funeste qu’un héroïsme d’impétuosité ?

Montesquieu.


J’entreprends, Citoyens, de prouver que le roi peut être jugé ; que l’opinion de Morisson qui conserve l’inviolabilité, et celle du Comité, qui veut qu’on le juge en citoyen, sont également fausses ; et que le roi doit être jugé dans les principes qui ne tiennent ni de l’une ni de l’autre.

L’unique but du Comité fut de vous persuader que le roi devait être jugé en simple citoyen ; et moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu’à le combattre et que, n’étant peur rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens…

On s’étonnera un jour qu’au XVIIIe siècle on ait été moins avancé que du temps de César : là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autre formalité que vingt-trois coups de poignard, et sans autre loi que la liberté de Rome…

Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une République à fonder : ceux qui attachent quelque importance au châtiment d’un roi ne fonderont jamais une République. Parmi nous la finesse des esprits et des caractères est un grand obstacle à la liberté.

Il est telle âme généreuse qui dirait dans un autre temps que le procès doit être fait à un roi, non point pour les crimes de son administration, mais pour celui d’avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette usurpation ; et de quelque illusion, de quelques conventions que la royauté s’enveloppe, elle est un crime éternel contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer ; elle est un de ces attentats que l’aveuglement même de tout un peuple ne saurait justifier ; ce peuple est criminel envers la nature par l’exemple qu’il a donné, et tous les hommes tiennent d’elle la mission secrète d’exterminer la domination en tout pays.

On n’a vu que de la rage dans ce discours, très réfléchi cependant :

Pour moi, je ne vois point de milieu ; cet homme doit régner ou mourir. Il vous prouvera que tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour soutenir le dépôt qui lui était confié ; car, en engageant avec lui cette discussion, vous ne lui pouvez demander compte de sa malignité cachée ; il vous perdra dans le cercle vicieux que vous tracez vous-même pour l’accuser.

Pour Saint-Just il s’agit avant tout de violer une première loi de majesté :

D’abord, après avoir reconnu qu’il n’était point inviolable pour le souverain, et ensuite lorsque ses crimes sont partout écrits avec le sang du peuple, lorsque le sang de ses défenseurs a ruisselé, pour ainsi dire, jusqu’à vos pieds, et jusqu’à cette image de Brutus, qu’on ne respecte pas le roi !

Mais quinze jours après, le voici qui remonte à la tribune. Il a demandé la parole sur les subsistances et débute ainsi :

Je ne suis point de l’avis du comité ; je n’aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce que disait un soldat carthaginois à Annibal : « Vous savez vaincre, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. »

Tant de maux viennent à un désordre profondément compliqué : Il en faut chercher la source dans le mauvais système de notre économie. On demande une loi sur les subsistances ! Une loi positive là-dessus ne sera jamais sage. L’abondance est le fruit d’une bonne administration : or la nôtre est mauvaise. Il faut qu’une bouche sincère mette aujourd’hui la vérité dans tout son jour.

Un peuple qui n’est pas heureux n’a point de patrie, il n’aime rien ; et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d’un état d’incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une République, faites en sorte que le peuple ait le courage d’être vertueux ; on n’a point de vertus politiques sans orgueil ; on n’a point d’orgueil dans la détresse. En vain demandez-vous de l’ordre, c’est à vous de le produire par le génie des bonnes lois[65].

Ce député presque mineur, ce secrétaire d’âge va continuer sur ce ton, et on l’écoutera, et le Moniteur observera que « cette opinion est fréquemment interrompue par des applaudissements », l’assemblée en votera l’impression à l’unanimité et Brissot même, dans son numéro du lendemain, fera l’éloge du discours. Il leur avait dit :

La guerre a détruit les troupeaux ; le partage et le défrichement des communes achèvera leur ruine, et nous n’aurons bientôt ni cuirs, ni viandes, ni toisons… Il y a trente ans la viande coûtait quatre sous la livre, le drap dix livres, les souliers cinquante sous… Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd’hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de systèmes, vaudra dix livre dans dix-huit mois. Il sera fabriqué environ pour deux cents millions d’espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l’arriéré des impôts par des émissions d’assignats, et le capital des impôts sera en circulation avec le signe représentatif de l’arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois ; les rentes fixes seront réduites à rien ; l’État même ne trouvera plus de ressource dans la création des monnaies, elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? La tyrannie sortira vengée et victorieuse du sein des émeutes populaires.

Et encore :

Les manufactures ne font rien, on n’achète point, le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus, dans le commerce, que notre imprudence et notre sang ; tout se change en monnaie ; les produits de la terre sont accaparés ou cachés. Enfin, je ne vois plus dans l’État que de la misère, de l’orgueil et du papier[66].

Tels furent les débuts. Les deux discours également remarqués eurent un succès d’étonnement. On put dès lors pressentir que Saint-Just ne serait pas un second Robespierre, un laborieux d’éloquence et de tribune, mais peut-être un révolutionnaire de bureaux, à la manière de Cambon, Lindet, Carnot.

Vers la fin de décembre il parle encore dans l’affaire du roi. Cette fois il consent à juger l’homme et à mépriser décidément Louis XVI. Pendant le procès du roi, Saint-Just fut au bureau l’un des six secrétaires que la Convention nommait pour un mois. Les papiers, les pièces, tout lui passe par les mains, ces pièces que Valazé, assis devant la barre, les jambes croisées, tendait au roi par-dessus l’épaule. Or, une chose l’a frappé, son insistance est telle quand il parle des papiers du roi, ces témoins de l’incapacité réformatrice chez Louis XVI, qu’on y sent le mépris de l’intellectuel inquiet de réformes, studieux de révolution et de gouvernement nouveau, le dédain presque physique du jeune homme maigre qui monte à la dictature pour ce prince obèse qui en descend : « On n’a point trouvé parmi les papiers du roi des maximes sages pour gouverner ; les droits de l’homme même, et rien qui permette au plus hardi sophiste de dire qu’il ait jamais aimé la liberté. » Il y revient encore : « Mais qu’on juge par la morale du roi, par ses vues consignées dans ses papiers… » Saint-Just, qui savait dès lors ce qu’on eût trouvé dans les siens, fait sans doute une comparaison. Ce rien des papiers du roi, ce néant des méditations souveraines l’a sincèrement ému. Il a besoin d’un effort pour abandonner le sujet : « Mais il ne faut pas prendre un plaisir inhumain à frapper le coupable à l’endroit le plus faible… »

À la fin de cette année même, on le trouve président des Jacobins, ce qui, d’ailleurs, ne lui arrivera plus. Il se donne très peu à la Société, s’y montre à peine à ses débuts et n’y parle jamais[67].

La préoccupation de l’armée fut constante chez Saint-Just, mais avant d’y vivre, avant d’être au Comité l’émule orageux, menaçant et soumis de Carnot, il témoignera de son inclination à cet égard et, dès l’abord, se fera candidat pour un prochain comité militaire. Une seconde fois, il arrive informé comme un rapport de commission : cavalerie, intendance, habillement, tout y passe[68]. Bien entendu ces discours militaires de Saint-Just sont de pure politique révolutionnaire, mais si nous n’entreprenons jamais d’atténuer ses responsabilités dans les affaires de police, je crois qu’en ce qui concerne la guerre, il faut le décharger de toute ingérence présomptueuse ou maladroite. Chose curieuse, il réclamerait plutôt en faveur du ministère :

Il y avait longtemps que je voulais examiner autant qu’il est en moi, la cause du désordre que l’on se plaignait de voir régner dans le département de la guerre, je me demandais si ce désordre était le crime du ministre ou le fruit du régime vicieux de son département. Vous ne pouvez demander compte à un officier public que des devoirs que la loi lui impose et des moyens qu’elle lui confie… Que quelques-uns accusent tant qu’il leur plaira vos ministres ; moi, j’accuse ceux-là mêmes.

Le 12 février il appuie, sauf quelques amendements, un nouveau rapport de Dubois-Crancé introduisant les élections dans l’armée et fusionnant les anciens corps. On sent déjà combien le système est complet chez lui, comme il est en possession de sa doctrine révolutionnaire. « Je ne connais qu’un moyen de résister à l’Europe, c’est de lui opposer le génie de la liberté. »

Le mois suivant, dès le premier départ des commissaires, Saint-Just fut envoyé dans l’Aisne et les Ardennes avec Deville. Il part le 13 ou le 14, et le comité de Défense générale, en séance de nuit le 31 mars, apprend que le citoyen Saint-Just est de retour à Paris et qu’il a des mesures à proposer pour le salut de la République[69]. Nous retrouvons plus d’une fois cette rapidité des mouvements, Saint-Just inaugure ici le va-et-vient prodigieux de sa voiture de représentant. Il est entendu le lendemain, lit un arrêté pris avec ses collègues, et il expose le dénuement des places frontières.

Le discours sur la Constitution à donner à la France est du 24 avril :

Vous avez craint le jugement des hommes quand vous fîtes périr un roi ; cette cause n’intéressait que votre orgueil ; celle que vous allez agiter est plus touchante, elle intéresse votre gloire : la Constitution sera votre réponse et votre manifeste sur la terre.

Tous les arts ont produit leurs merveilles ; l’art de gouverner n’a produit que des monstres : c’est que nous avons cherché soigneusement nos plaisirs dans la nature et nos principes dans notre orgueil.

Il faut se défier de Saint-Just et ne pas croire aux chimères parce que le ton s’élève et grandit. Son discours est une critique très serrée de la constitution girondine. Nous avons donné ailleurs la distinction qu’il y pose des préceptes et des lois. Sa définition de « la volonté générale » est tout aussi positive :

Lorsque j’ai lu avec l’attention dont elle est digne, l’exposition des principes et des motifs de la constitution offerte par le Comité, j’ai cherché dans cette exposition quelle idée on avait eu de la volonté générale, parce que de cette idée seule dérivait tout le reste.

La volonté générale proprement dite, et dans la langue de la liberté, se forme de la majorité des volontés particulières, individuellement recueillies sans une influence étrangère ; la loi ainsi formée consacre nécessairement l’intérêt général, parce que chacun réglant sa volonté sur son intérêt, de la majorité des volontés a dû résulter celle des intérêts.

Il m’a paru que le comité avait considéré la volonté générale sous son rapport intellectuel, en sorte que, la volonté générale, purement spéculative, résultant plutôt des vues de l’esprit que de l’intérêt du corps social, les lois étaient l’expression du goût plutôt que de la volonté générale…

En restreignant donc la volonté générale à son véritable principe, elle est la volonté matérielle du peuple, sa volonté simultanée, elle a pour but de consacrer l’intérêt actif du plus grand nombre et non son intérêt passif. »

L’essai de constitution qu’il lut ensuite renseigne moins sur les idées et la mentalité de Saint-Just. Cela ressemble à ces plans de vie que se font les écoliers, en réunissant de toute part les bonnes maximes.

Les deux discours du mois de mai, à huit jours d’intervalle, sur les subdivisions des départements et sur leurs administrations, sont très préoccupés de mesures à prendre contre le fédéralisme. Enfin le 30 mai, Saint-Just était adjoint au Comité de Salut public avec Saint-André et Couthon pour présenter les actes constitutionnels et prenait son rôle tellement au sérieux qu’Hérault de Séchelles écrivit un billet pour se faire envoyer dans les vingt-quatre heures les lois de Minos dont il avait le plus pressant besoin. Saint-Just ne pardonna jamais l’insulte à son sacerdoce, le plus grand crime en somme, dont, plus tard, il charge Hérault : « Nous nous rappelons qu’Hérault fut avec dégoût le témoin muet des travaux de ceux qui tracèrent le plan de la Constitution, dont il se fit adroitement le rapporteur éhonté[70]. »

À peine au Comité il sert à tout. Adjoint le 30 mai pour la Constitution, quinze jours après il est d’une commission administrative et militaire « en vue des mesures relatives aux opérations et aux besoins de l’armée dirigée contre les rebelles ». Il y est avec Delmas et Cambon. Le lendemain 16 juin, il est encore avec Cambon désigné rapporteur à la Convention sur ceux de ses membres qui sont en état d’arrestation, le 8 juillet on l’envoyait à la tribune, le 10 il entrait définitivement au Comité de Salut public, et par le manifeste du 10 octobre suivant il déclarait le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. Seulement, il ne s’agissait guère d’appliquer les principes et de gouverner selon soi-même. Loin de là, le député le plus épris de constitution était chargé de parler contre elle, d’ajourner indéfiniment le rêve, de se faire l’homme des réalités :

Dans les circonstances où se trouve la République, la Constitution ne peut être établie ; on l’immolerait par elle-même, elle deviendrait la garantie des attentats contre la liberté parce qu’elle manquerait de la violence nécessaire pour les réprimer.

Le gouvernement présent est aussi trop embarrassé. Vous êtes trop loin de tous les attentats ; il faut que le glaive des lois se promène partout avec rapidité, et que votre bras soit partout présent pour arrêter le crime.

Il est impossible que les lois révolutionnaires soient exécutées si le gouvernement lui-même n’est constitué révolutionnairement.

Vous ne pouvez point espérer de prospérité si vous n’établissez un gouvernement qui, doux et modéré envers le peuple, sera terrible envers lui-même par l’énergie de ses rapports : ce gouvernement doit peser sur lui-même et non sur le peuple. Toute injustice envers les citoyens, tout acte de trahison, toute indifférence envers la patrie, toute mollesse y doit être souverainement réprimée.

Il est intéressant d’observer dans son rapport suivant combien son internationalisme est peu développé :

Il est impossible que l’utilité des rapports du droit des gens soit toujours réciproque. Nous n’avons dû considérer premièrement que notre patrie. On peut vouloir du bien à tous les peuples de la terre, mais on ne peut, en effet, faire du bien qu’à son pays.

Votre Comité, convaincu de cette vérité, n’a vu dans l’Univers que le peuple français.

Dès lors il est au pouvoir et, qu’on le partage en trois ou en douze, c’était bien la dictature. Il est inutile de rappeler la nature de ce pouvoir, ce qu’était à cette date un membre des comités de gouvernement, du grand Comité, du Comité du Salut public de l’an II. On connaît la tâche et l’élévation de ces hommes « jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie ». Quel rôle joua Saint-Just parmi eux, que furent ses titres et sa fonction ?

Instruction publique, direction de l’esprit public, législation, police générale, répond M. Levy-Schneider qui pénétra récemment au Comité de Salut public avec son conventionnel Jean Bon Saint-André. D’autre part, les signatures révèlent surtout « des arrêtés concernant l’armée et pour des incarcérations de généraux ». Un discours[71] enfin, sur les fonds secrets, nous le découvre instruit des finances et de la diplomatie comme un homme qui s’estime au centre des choses et déterminé à ce qu’elles aboutissent de toute part à lui. Son rôle au Comité semble très important si l’on considère que Robespierre disparaît volontiers, et qu’au reste, il possède entre collègues un bien moindre ascendant. Couthon n’a de valeur que par les deux autres, ne laisse à Carnot qu’ « un souvenir insignifiant ». Billaud-Varennes et Collot d’Herbois sont des secrétaires accablés par la correspondance avec les sociétés populaires. On me permettra d’éliminer Barère. Prieur de la Marne et Saint-André, toujours en mission, ne sont pour ainsi dire plus du Comité. Restent Lindet, Prieur de la Côte-d’Or et Carnot, c’est-à-dire le ministre des subsistances, le ministre de la guerre et le chef d’État-major général. Saint-Just n’a pas été le ministre de ceci ou de cela, mais par la force des choses, par son esprit d’initiative et de détail, par son dévouement passionné à la République, avant toute ambition personnelle (et l’admirable docilité de ses départs en témoignera toujours pour lui) ; aussi, nous l’avouons enfin, par cette défiance « qui est au sentiment de la liberté ce que la jalousie est à l’amour[72] » — nous le trouvons en posture de maître, tranchant ici ou là selon les besoins, avec une telle compétence, une telle autorité de fait, qu’elle en emportait l’autorité de droit. Nous savons que l’attitude a frappé les collègues parlant du bureau de Police générale ; Prieur disait : « Robespierre semblait faire là un essai de tyrannie de concert avec le cul-de-jatte Couthon et l’ambitieux Saint-Just qui ne pouvait se taire sa supériorité sur ses deux accolytes et qui probablement avait des vues personnelles. » C’est l’impression qu’il donne à tous. Michelet entrevoit souvent au delà de thermidor des « embarras d’avenir » pour Robespierre. Barère déclare Saint-Just « taillé sur un patron plus dictatorial et plus capable de révolutionner ». Quant à Levasseur, c’est au présent même qu’il lui donne la prééminence dans les affaires. Saint-Just n’eut pas, n’aurait jamais la popularité de Robespierre, mais depuis quelques temps l’autorité se passait de la sanction populaire, et l’on ne peut nier qu’il allait grandir aux armées. Il sentait chez ses collègues une estime qu’ils refusèrent toujours à l’incapacité de l’autre et il faut reconnaître que, la dictature admise en principe, comme Saint-Just, disent-ils, tenta de les y préparer, après la candidature de Robespierre aucune autre ne s’imposait comme la sienne. Si Robespierre était le premier citoyen de la République, Saint-Just se savait trop évidemment supérieur au premier.

Fut-il donc ambitieux, marchait-il de propos délibéré à la dictature ? Nous ne l’en défendrions pas, trouvant comme Denys de Syracuse, que la tyrannie est « une belle épitaphe », et Saint-Just appelait suffisamment les choses par leur nom pour que nous soyons en outre édifiés. Il leur a proposé comme il savait le faire, c’est-à-dire par voie de sommation et « prenant des notes sur les paroles de chacun des opinants », de remettre le sort de la France « à une destinée particulière » selon Toulougeon ou, selon les mémoires de Carnot, « à des réputations patriotiques ». Avec sa décision habituelle, il s’acquitte de cette forte démarche et nomme immédiatement Robespierre.

Dans sa réserve, en outre, son attitude si surveillée, ne retrouve-t-on pas les distances de certain accueil reçu par Decrès à Toulon, l’avertissement de qui se garde pour le rang suprême ? Soit, il fut donc ambitieux, si l’on retient, d’ailleurs, qu’on n’a jamais rien fait en ambition par seule ambition. Vouloir pour vouloir, par avidité pure, vouloir par jeu, cela serait trop fort. Un ambitieux, s’il souscrit à sa fortune plus qu’on n’a l’habitude de donner, doit avoir au moins l’illusion, le goût d’une œuvre. À cet égard, nous savons qu’on ne trouve pas Saint-Just en défaut et Courtois, lui-même, a su faire la distinction :

Les meneurs des comités favorisent la dictature de Robespierre parce qu’elle fonde la leur ; ce n’est pas pour l’exercer isolément, ni au même titre que Robespierre ; c’est pour réaliser leur chimère, qui était le nivellement, la sans-culottisation générale, par l’extinction des richesses et la ruine du commerce[73].

Voilà donc très nettement l’acte énonciatif des faits imputés à Saint-Just et sa quote-part d’accusation dans ce qui est appelé par Courtois « le procès du 9 thermidor ». C’est la dictature qu’on eut à craindre et le genre d’ambition qu’on ne peut lui refuser.

Certaines querelles de prairial et de germinal achèvent de renseigner sur le ton de Saint-Just au Comité, car le sang-froid est chez lui une vertu acquise, voulue. « Calme-toi, disait-il à Robespierre ou Lebas, l’empire est aux flegmatiques. » Un de ses compatriotes qui le suit en mission en fait l’aveu complet : « Autant il était liant et sociable dans les affaires privées, autant il était quelquefois irascible, sévère et inexorable quand il s’agissait de la patrie. Alors il devenait un lion, n’écoutant plus rien, brisant toutes les digues, foulant aux pieds toutes les considérations et son austérité inspirait la crainte à ses amis, et lui donnait un air sombre et farouche et des manières despotiques et terribles qui le forçaient ensuite à réfléchir lui-même avec effroi sur les immenses dangers de l’exercice du pouvoir absolu pour ceux dont la tête n’est pas aussi forte que le cœur est bon. » Barère a dit que Thuriot donna sa démission du Comité parce qu’il ne supportait plus les querelles continuelles avec Saint-Just. Prieur parle d’un grand éclat en germinal, peu de temps après la mort de Danton, d’une mauvaise querelle que Saint-Just fit à Carnot et qui laissait stupéfait un témoin étranger au Comité.

Vers le commencement de Floréal, nouvelle altercation plus vive encore. Saint-Just attaqua tous les membres du Comité qui dirigeaient les affaires de la guerre et manifesta contre eux son animosité dans les termes les plus amers. Il s’agissait cette fois des poudres et des salpêtres, c’était à mon adresse. Robespierre prit parti pour son ami et blâma la conduite de plusieurs représentants auprès des armées. Carnot répliqua avec fermeté, puis prenant l’offensive, il dévoila énergiquement les desseins ambitieux de nos accusateurs et leur reprocha des actes de cruauté. Saint-Just entra dans une fureur extrême ; il s’écria que la République était perdue si les hommes chargés de la défendre, se livraient à des récriminations de ce genre.

— C’est toi, dit-il à Carnot, qui es lié avec les ennemis des patriotes ; sache qu’il me suffirait de quelques lignes pour dresser ton acte d’accusation et te faire guillotiner dans deux jours.

— Je t’y invite, répondit froidement Carnot, je provoque contre moi toutes tes rigueurs. Je ne te crains pas ni toi, ni tes amis, vous êtes des dictateurs ridicules.

Saint-Just de plus en plus exaspéré, demanda sur-le-champ, et en présence même de son adversaire, son expulsion du Comité. C’était un arrêt de mort : témoin l’exemple de Hérault de Séchelles.

Mais Carnot se contenta de répondre avec un terrible sang-froid :

— Tu en sortiras avant moi, Saint-Just.

Puis se tournant vers Couthon et vers Robespierre.

— Triumvirs, ajouta-t-il, vous disparaîtrez.

Saint-Just sortit en menaçant. Robespierre, épuisé par cette lutte qui avait été longue, se trouva mal. Le Comité était frappé de stupeur. Néanmoins il sembla prendre parti pour Carnot contre ses trois adversaires. Carnot, persuadé que ceux-ci allaient préparer une tentative pour se rendre maîtres du gouvernement, proposa aux Comités réunis de les gagner de vitesse en accusant Robespierre devant la Convention, de faire arrêter Henriot et de dissoudre la Commune. Cet avis ne fut pas écouté et peut-être agit-on prudemment. Robespierre était alors au plus fort de son ascendant. Je suis encore à comprendre que la sortie courageuse de Carnot ne lui ait pas coûté la tête[74].

Le défi ira s’accentuant pendant les dernières décades. « Saint-Just entrait souvent vingt fois dans une séance du soir et ne parlait que par sentences et par colère. » Enfin la nuit du 8 au 9 thermidor parmi ces collègues « en train d’improviser la foudre », selon son expression, il a fait de l’arrogance un genre de l’héroïsme : « Tu prépares un rapport, lui dit Collot, mais de la manière dont je te connais, tu as sans doute fait notre acte d’accusation. » Saint-Just alors se releva avec audace : « Eh bien oui, dit-il, tu ne te trompes pas, Collot, je rédige ton acte d’accusation » ; puis se tournant vers Carnot : « Tu n’y es pas oublié non plus et tu t’y verras traité de main de maître. » Saint-Just exagérait : loin pourtant, d’être aussi modéré que le veut Michelet, ce rapport ne demandait aucune tête, et l’imprudence après une telle menace, est de l’avoir, contre sa promesse, tenu dissimulé. Il y eut quelques fois chez Saint-Just de ces absences de scrupules. On dit qu’il avait beaucoup lu Machiavel.


V

LES MISSIONS

On annonça la journée de Fleurus et d’autres qui n’en ont rien dit y étaient présents ; on a parlé de sièges et d’autres qui n’en ont rien dit étaient dans la tranchée.
9 thermidor


En principe, depuis sa mission d’Alsace — nov.-déc. 93 — suivie d’un brusque départ pour le Nord, Saint-Just n’aurait jamais dû cesser d’être aux armées. Pourtant, la série de ses rappels est continue et lui-même retourne aux quartiers généraux, il retourne aux victoires comme à l’exil. « Ni le panache, ni le ruban tricolore allant de l’épaule au côté, ni les épaulettes à étoile, ni aucun de ces signes du pouvoir qui, par le temps qui court surtout, semblent vous donner des ailes comme à la fourmi pour vous perdre, et vous jettent dans l’envie même des dieux[75]… » ni surtout l’état malheureux des affaires et l’importance des opérations ne compensent à Saint-Just l’effort de quitter Paris. Il revient comme la foudre et part avec toutes les lenteurs. Excepté cependant à la veille de Fleurus où, rappelé de tout le Comité, il se fait attendre, mais pour fondre sur eux après le pensum de sa victoire et ne les plus quitter jusqu’à thermidor. Il a senti le danger de ces absences et, dans cette partie fort belle de sa vie, il faut lui savoir gré de s’être compromis plus qu’un autre.

Les missions de Saint-Just sont bien connues. Celle de l’Alsace aboutit à Wissembourg et Landau, la mission de la Sambre à Charleroi et Fleurus. Devant l’immense résultat on n’ose le rapporter à un homme et pourtant, chaque fois, c’est à l’arrivée de Saint-Just que tout change, tout passe du désarroi honteux au succès décisif :

Quand nous arrivâmes, écrit Saint-Just aux Jacobins de Strasbourg qui ne lui pardonnèrent jamais ses mesures, l’armée semblait désespérée, elle était sans vivres, sans vêtements, sans discipline, sans chefs ; il ne régnait dans la ville aucune police ; le pauvre peuple y gémissait sous le joug des riches dont l’aristocratie et l’opulence avaient fait son malheur en dépréciant la monnaie nationale et en disputant à l’enchère les denrées à l’homme indigent.

Les portes de la ville se fermaient tard, les spectacles, les lieux de débauche, les rues de la ville étaient pleines d’officiers ; les campagnes étaient couvertes de soldats vagabonds.

Nous bannissons au nom du salut public les autorités constituées ; nous imposons les riches pour faire baisser les denrées… Nous prenons diverses mesures de police ; le peuple rentre dans ses droits ; l’indigent est soulagé ; l’armée est vêtue, elle est nourrie, elle est renforcée ; l’aristocratie se tait ; l’or et le papier sont au pair…

Ce n’était pas « un étourdi de vingt-six ans[76] » qu’ils envoyaient ainsi en désespoir de cause, et ce ne fut pas au moyen de sa seule « suffisance » que Saint-Just investi de pouvoirs extraordinaires sur deux armées et cinq départements sut tenir en respect dix collègues et deux états-majors. Il s’est toujours inquiété des armées. Dès son arrivée à la Convention, dès les premiers discours[77], on le trouve renseigné comme s’il prévoyait déjà ses missions. Hérédité paternelle, option réfléchie de la plus actuelle besogne ? C’est à ses papiers, au carnet rouge trouvé par Barère dans son bureau du Comité que nous devons les rectifications, les renseignements authentiques sur les forces de la France en 93. Ce carnet ne contient que des notes militaires, on y trouve des nouvelles datées à mesure qu’elles lui arrivent comme un journal de la situation. Puis des recensements : les effectifs, les munitions, les fourrages pour toutes les armées, pour toutes les places. Une lettre, entièrement copiée dans ce carnet, montre à quel point Saint-Just écoutait, comme il était consciencieux et se préparait à ses missions[78] :

Dans la conférence que nous avons eue avant-hier dans la nuit, au Comité militaire, vous avez témoigné, Citoyen, le désir de connaître l’état de ce qui doit compléter l’approvisionnement en vivres d’une place telle que Lille, défendue par une garnison de 12.000 hommes, dans laquelle je comprends 600 hommes de cavalerie et 600 d’artillerie. Voici mon calcul appréciatif fait d’après les instructions qu’on nous donnait dans nos écoles d’artillerie.

Suivait toute l’énumération des sacs de farine, lard salé, paniers d’oeufs, moulins à bras, pièces d’eau-de-vie, tabac à fumer, rations de foin, ustensiles. Il est évident qu’alors Saint-Just croit plutôt aller s’enfermer dans une place, qu’avoir à s’en faire rendre. Ce n’est pas Landau et Charleroi, mais le rôle de Merlin à Mayence qu’il prévoit. Sur la première page de ce carnet, Barère trouva deux lignes au crayon :

Il sait le cœur humain et cherche son esprit.
L’amour est la recherche du bonheur.

On lui adjoignit Lebas pour être sûr que Saint-Just serait seul. Lebas, du Comité de Sûreté générale, était presque aussi jeune. Aussi dévoué, aussi « pur », d’accueil aussi grave et froid, il accompagnait bien son prestigieux collègue. Mais c’était un homme simple dont l’amitié fut malheureuse. C’est à ces communes missions où Saint-Just nous apparaît si réservé, si hautain, si dur, c’est à l’intimité d’alors qu’il dut l’attachement fatidique, loyalisme de cœur qui l’impliqua dans la mise hors la loi du 9 thermidor. « Lebas était son disciple et fanatisé par lui : il n’a péri que par ce motif, dit Barère, car il était froid, flegmatique et n’a jamais émis d’opinions qu’on pût lui reprocher. » Saint-Just et Lebas étaient à Strasbourg le 29 octobre 93. Ils descendirent à l’hôtel de la Prévôté sur la grande place de la ville. Ils ne rendirent pas leur visite aux autorités constituées, ils ne la rendirent pas à leurs collègues, ils n’eurent pas de rapports avec eux, ils ne se montrèrent pas en public. Ils furent l’autorité suprême. Dans le souhait de la leur conférer, la casuistique fit des prodiges, on trouva quelque chose au-dessus des « pouvoirs illimités », ce fut des « pouvoirs extraordinaires ».

La manière est célèbre, ses arrêtés et ses réquisitions furent cruels. C’est l’époque où dans son enthousiasme le citoyen Gatteau, compatriote de Saint-Just et qui le suit dans ses missions, celui-là même dont le cachet est gravé d’une guillotine, écrit à un ami :

La bienfaisante Terreur produit ici d’une manière miraculeuse ce qu’on ne pouvait espérer d’un siècle au moins par la raison et la philosophie. Quel maître-bougre que ce garçon-là ! La collection de ses arrêtés sera sans contredit un des plus beaux monuments historiques de la révolution.

On a attaché beaucoup d’importance à ce fait que Saint-Just n’ordonna pas une exécution capitale. Il s’est même inquiété des abus de la Propagande, secte de jeunes patriotes choisis et respectés comme une caste sainte — ils avaient une garde d’honneur — ordonna qu’aucun mandat d’arrêt ne recevrait d’exécution avant que Lebas ou lui aient examiné les pièces. Mais si la cruauté de Saint-Just ne s’affola jamais, ne fut jamais arbitraire — encore n’est-ce pas très sûr en ce qui concerne les derniers mois — s’il appliqua seulement avec rigueur la loi cruelle, on échouera cependant à le réhabiliter par la mansuétude. S’il ne guillotinait pas en mission, il fusillait, et par états-majors entiers, lorsqu’il leur arrivait de se faire surprendre et de fuir devant l’ennemi. En outre, pendant le siège de Charleroi un capitaine d’artillerie, coupable d’infraction à un ordre important, fut exécuté dans la tranchée. Pour obéir à cet ordre on avait travaillé toute la nuit avec autant d’hommes que l’espace en pouvait contenir. On a beaucoup reproché à Saint-Just ce capitaine d’artillerie.

Il n’y eut pas que du prestige et des rigueurs en ces missions, la sévérité des Commissaires généraux est moins incroyable que leur zèle. « Nous avons sous les yeux, dit Carnot, l’auteur des mémoires, un registre tenu par Saint-Just lui-même de sa correspondance et de ses opérations à l’armée du Rhin, c’est un prodige d’activité. » Non seulement de travail, mais de mouvement. Cette correspondance, elle est datée de partout. Les représentants vont, viennent avec la plus grande soudaineté. « Nous courons toute la journée, écrit Lebas, et nous exerçons la surveillance la plus suivie. Au moment où il s’y attend le moins, tel général nous voit arriver et lui demander compte de sa conduite. » Saint-Just dira plus tard : « Depuis notre arrivée, nous ne sommes pas restés un demi-jour au même endroit. » — Et quand ils paraissent, ils font toutes les besognes : Saint-Just est présent aux exercices, il passe des revues, interroge le soldat dans les rangs. Tandis que, par les décisions les plus attentives, il entre dans les détails, qu’un arrêté exempte de la garde tous les tailleurs, les cordonniers, ouvriers et patrons qu’il met en réquisition, tandis qu’il crée un parc départemental desservi par des relais réguliers, grâce auquel un voiturier n’est plus de service que tous les dix jours, quand depuis longtemps dans les campagnes, hommes, chevaux et bétail étaient continuellement sur pied à la disposition des agents militaires pour les transports, le Comité le laisse libre de modifier le plan de campagne et même, s’il le juge bon, d’en proposer un autre. Non seulement on le laissait libre, mais on le laissait dépourvu. Aux demandes si pressantes du commissaire, on répondait en s’en remettant à son « génie » et à cette fameuse énergie avec laquelle il dut se trouver parfois bien seul. La correspondance avec le Comité nous découvre le ton et le degré d’initiative du collègue dont Levasseur a dit « qu’il ne se mêlait point de la guerre ». Voici la première de ces lettres :

Nous avons été ce matin au quartier-général ; il résulte de la conférence que nous avons eue avec le général Carley que l’échec de Wissembourg tient au défaut d’ordre, de discipline qui a permis à l’ennemi de surprendre l’armée. L’indiscipline tient à la mauvaise conduite des chefs. Nous avons pris à cet égard des mesures que les pièces jointes à cette lettre vous feront connaître. Il manque surtout à cette armée un chef vraiment républicain, et qui croie à la victoire ; nous espérons trouver Pichegru, et il est à Huningue ; nous lui avons dépêché un courrier, nous l’attendons. Nous ne cessons d’agir pour approvisionner Strasbourg, nous espérons qu’il ne tardera pas à l’être ; mais les diverses administrations de l’armée offrent mille abus déplorables, nous allons pour les réprimer établir une Commission semblable à celle établie à l’armée du Nord. Nous sommes convaincus que les jeunes gens de la première réquisition ne peuvent être employés utilement qu’au moyen de l’incorporation dans les corps actuels, fallût-il porter ces corps à un nombre plus considérable ; il faut dépayser ces pauvres gens de la première réquisition, et surtout ceux des départements du Haut et du Bas-Rhin, qu’il faut bien se garder d’employer en totalité à l’armée du Rhin. Le ministre de la guerre ne saurait trop hâter ce travail. Nous avons autorisé le général en chef de l’armée du Rhin à compléter de cette manière les corps sous son commandement dans le département des Vosges. Il est indispensable de renforcer cette armée. Faites partir en poste des sabres, des pistolets, des carabines pour les dépôts de cavalerie, et que dans douze jours deux mille hommes de cavalerie soient rendus à Strasbourg. L’opération la plus difficile qui nous reste, pour terminer la campagne glorieusement, est de reprendre le terrain jusqu’à Landau. Ne ménagez aucun moyen de faire passer du renfort à Sarrebruck et à Saverne. L’intention de l’ennemi est de se fortifier dans les gorges où il dominerait la Lorraine et l’Alsace. Il faut que les mouvements des deux armées de la Moselle et du Rhin les en chassent dans peu. Ne négligez donc point les demandes que nous vous faisons.

Il faut douze bataillons de plus à Saverne. Il faut que deux mille hommes de cavalerie soient promptement rendus à Strasbourg. Employez dans ce moment toute l’énergie dont vous êtes capables. Il n’y aura point de seconde campagne si l’Alsace est sauvée.

Saint-Just et Lebas.

P.-S. — La mission extraordinaire que vous nous avez donnée, rend notre présence partout nécessaire, ce qui exige qu’en rappelant mes collègues, vous envoyiez incessamment deux représentants qui se tiendraient à Strasbourg.

De Saint-Just.

En rappelant mes collègues ! Il y avait là encore une difficulté et nous y reviendrons, mais dès la première lettre la sentence est portée ; « Peut-être faudrait-il employer ailleurs ces représentants, écrira-t-il de nouveau, et, au bout d’un certain temps, leur donner une retraite honorable, en les rappelant au sein de la Convention. Deux représentants actifs suffisent pour cette armée. » Et Saint-Just ajoutait : « D’après la nature de notre mission, nous avons cru devoir agir isolément. » Ses collègues ne lui pardonnèrent pas.

Dans la courte mission qui suivit à l’armée du Nord, il écrit :

Guise, 31 janvier.

L’arrondissement présent à l’armée du Nord est insuffisant, vu que lorsqu’on le détermina, on calculait sur cent mille hommes, et qu’il faut aujourd’hui calculer sur deux cent quarante mille. L’organisation des convois n’a pas de sens commun. On fait partir du même point tous les caissons ; la même tige de chemin se trouve embarrassée de sept cents voitures, le pain et les fourrages arrivent tard, la cavalerie périt. Pourquoi ne pas établir des caissons et magasins de fourrage sur les points où l’on veut faire agir les armées. Attendez-vous qu’on vous attaque, ou voulez-vous attaquer ? Dans le dernier cas, préparez dès ce moment la position des magasins, vos plans, placez votre cavalerie, dirigez les canons, afin de faciliter l’explosion de nos forces à l’ouverture de la campagne. Augmentez l’arrondissement de moitié pour l’approvisionnement, puisque par l’incorporation l’armée augmente de moitié et plus. Voici l’état à peu près des choses. Les routes sont impraticables. Nous avons fait en poste huit lieues par jour depuis Donon jusqu’à Guise. L’ennemi a un camp de cinq mille hommes au Catelet, nous avons versé quatre cents quintaux de farine dans Bouchain ; il y a trois ou quatre mille hommes au Cateau. Il serait très sage de votre part de vous rendre agresseurs, d’ouvrir la campagne les premiers, et comme votre armée sera très forte, vous pourrez en même temps porter une armée sur Ostende, une sur Baumont, cerner Valenciennes et attaquer la forêt de Monnaie. Soyons toujours les plus hardis, nous serons aussi les plus heureux. ; nous allons partir pour Maubeuge ; nous vous écrirons de là.

Ses lettres à Hoche, Pichegru, Jourdan, sont parfaites de cordialité, on n’y sent pas les « pouvoirs extraordinaires », mais le collaborateur très attentif. Il écrit à Hoche après une défaite[79] :

Tu as pris à Kaiserslautern un nouvel engagement, au lieu d’une victoire il en faut deux… Tu as pris de sages mesures en faisant retrancher toutes les gorges de Pirmasens, nous y avons envoyé des hommes intelligens pour hâter les travaux : donne de nouveaux ordres pour rendre le pays impraticable. Mets le plus grand concert entre tes mouvements et ceux de toutes les divisions de la droite, jusqu’à Brumpt. Il faut que toute la ligne frappe à la fois, et frappe sans cesse, sans que l’ennemi ait un moment de relâche. Il faut que tous ceux qui commandent les mouvemens combinés de ces armées soient amis ; mets la plus grande rapidité dans ta marche sur Landau : le Français ne peut s’arrêter un moment sans s’abattre.

Là, plus tard, il écrit à Jourdan : « la guerre de la liberté doit être faite avec colère. » Ce n’est pas une phrase, mais une observation juste. Quoique dise Taine, il ne paraît pas qu’il ait été ridicule aux armées.

Mais il a préféré Pichegru à Hoche, à celui que « nul ne put voir sans l’adorer. » En effet, Pichegru reste, par l’histoire, la faute de jeunesse de Saint-Just, le témoignage que le précoce impérator ne s’y connaissait pas en hommes. Hoche fut très brillant, très brave, un charmeur d’hommes, il écrivait et parlait à merveille, il était beau, jeune, comme les autres d’ailleurs, ah ! c’était un homme sympathique. Mais Saint-Just n’aimait pas les hommes sympathiques, il l’avait bien prouvé à l’égard de Desmoulins. En outre la conduite de Hoche fut loin d’être irrépréhensible et lui-même a reconnu que ses « actes de désobéissance étaient flagrants et affectés. » Le plus grave est que le général avait gratuitement et profondément blessé Saint-Just en lui refusant communication de son plan quelques jours avant la bataille de Wissembourg : « J’ai besoin du secret, je réponds de la victoire. » On ne voit guère quel danger le secret eût couru entre les mains de Saint-Just, mais le refus dut être agréable à Lacoste et Baudot[80].

Car Saint-Just a mal vécu avec ses collègues. Son dédain, son ignorance des commissaires qu’il tolère près de lui — il les fit rappeler presque tous — furent tels qu’il leur rendit la situation impossible. Les généraux ne faisaient plus de rapport qu’à Saint-Just, on ne prenait l’ordre que de lui. Lacoste et Baudot demandaient leur rappel, jamais leurs lettres n’étaient lues à la Convention. Les malheureux représentants étaient à bout, ulcérés de cette mission en sous-ordre et ayant trop à faire pour être les égaux de Saint-Just. Quand les représentants, chacun de leur côté, ont nommé généralissime à la fois Hoche et Pichegru, la tension est à son comble : « Pourquoi, écrit Saint-Just, quand vous envoyez de vos membres pour exécuter vos plans, pourquoi quand vous et nous sommes responsables, abandonnez-vous la Patrie à l’exercice imprudent et léger du pouvoir ? » Cependant Hoche gardait le commandement en chef, et Lacoste et Baudot revenaient triompher à Paris. Cette fois Saint-Just ne leur disputa rien et, peut-être, comme après Fleurus, eut-il bien tort. Son genre de gloire n’était pas tel que les noms de Wissembourg, Landau, Fleurus et Charleroi fussent inutiles à son épuration. Pour l’histoire, du moins, il n’eût rien perdu à sortir de son mutisme, à s’identifier un peu plus aux victoires. Mais comme nous préférons sa taciturnité, cette rancune bizarre qu’on lui trouve dans le succès, qui le fait revenir de Fleurus « l’air concentré et mécontent ». Il ne voulut jamais faire le rapport sur Fleurus. « Il s’y refusa constamment, dit Barère qui dut s’en charger, ainsi qu’à me donner les détails que je lui demandais. Tout est dans la lettre du général Jourdan, me dit-il, voilà tout ce qu’il faut dire. Il était concentré et semblait mécontent. » Cette singulière attitude du triomphateur s’explique par d’autres paroles échangées entre eux.

En lisant la sévérité de ses institutions militaires, on se rappellera qu’il ne voulut jamais faire de rapports sur les armées. Serait-ce qu’il redoutait leur influence sur la liberté ou qu’il ne pouvait souffrir un genre de gloire qui n’était pas le sien ? On l’ignore. Ce qu’il y a de certain, c’est que le soir où le courrier de Sambre-et-Meuse porta la nouvelle de la prise d’Anvers, Saint-Just me dit en se retirant : « Ne fais donc pas tant mousser les victoires. — Pourquoi ? — N’as-tu donc jamais craint les armées ? »

Et lui-même, s’il revendique une fois sa victoire, c’est par manière de réprimande, pour une leçon aux vaniteux :

Je désire qu’on rende justice à tout le monde et qu’on honore les victoires, mais non point de manière à honorer davantage le gouvernement que les armées : car il n’y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent… J’aime beaucoup qu’on nous annonce des victoires, mais je ne veux pas qu’elles deviennent des prétextes de vanité. On annonça la journée de Fleurus et d’autres qui n’en ont rien dit y étaient présents ; on a parlé de sièges et d’autres qui n’en ont rien dit étaient dans la tranchée[81].

Il ne paraît pas qu’à l’armée du Nord Saint-Just ait mieux vécu avec ses collègues. Ici, comme en Alsace, on répondit à sa nature distanceuse, par les mêmes indépendances et les mêmes dissimulations. C’est Levasseur qu’il semble avoir fréquenté ou qui, du moins, s’en vanta. Saint-Just l’aurait mis dans le secret de ses défiances et l’honnête médecin nous dit sa stupeur après une conversation. Ils sont très intéressants, les mémoires de Levasseur, par exemple, quand ils nous disent : « Tout languissait faute d’une direction et d’une volonté, bien loin qu’on pût reconnaître dans ces événements la prétendue volonté de fer de Saint-Just. » Et quand il nous dépeint son collègue : « Sans courage physique et faible de corps, jusqu’au point de craindre le sifflement des balles… » ce beau diagnostic du médecin de la Sarthe est dû, sans doute, à l’aventure intime qu’il nous raconte. Comme il examinait la batterie d’une carabine chargée, le coup partit : « Saint-Just pâlit, chancela et se porta dans mes bras. Il dit ensuite d’un ton pénétré : ah ! Levasseur, si je t’avais tué ! » Il est vrai que peu de temps auparavant, se portant sur une hauteur d’où l’on voyait le camp ennemi : « Saint-Just m’accompagna. Nous vîmes très distinctement l’ennemi mettre le feu au canon. Je dis à mon collègue : « Les représentants du peuple ne doivent pas voir de si loin une bataille ; courons dans la mêlée. — Que veux-tu que nous allions faire là ? » Cette réponse fit sourire quelques officiers qui se trouvaient près de là. J’en pris de l’humeur et je dis ironiquement à Saint-Just : « Je vois que l’odeur de la poudre t’incommode. Que veux-tu que nous allions faire là ? » Je ne puis dire comme ce mot de Saint-Just me plaît. On ne le connaît que terrible, il pouvait être simple comme le bon sens.

À ce témoignage de Levasseur il suffirait d’opposer celui de Baudot, son frère d’armes à Wissembourg. « Saint-Just ceint de l’écharpe de représentant, le chapeau ombragé du panache tricolore, charge avec la fougue et l’insouciance d’un jeune hussard. » Cela même est inutile et c’est une justice à rendre aux historiens : le courage est la seule chose intacte qu’ils laissèrent à Saint-Just. Cependant, nous croirions volontiers qu’en s’exposant autant qu’il le fallait, c’est-à-dire beaucoup, Saint-Just n’ait pas été au delà et se soit ménagé plus qu’en Alsace. Car, à cette date, il veut vivre, il le veut passionnément, il ne se croit même plus le droit de mourir : « On dit qu’ils mourront pour la Patrie : il ne faut pas qu’ils meurent, mais qu’ils vivent[82] ! » C’est qu’il est le maître aujourd’hui comme Napoléon même ne le sera pas, le maître avec un Comité de Salut public et la guillotine, avec les quatorze armées victorieuses de la République et la réquisition, ce « droit éminent de propriété » que Louis XIV avait, mais dont il n’usait pas ; il est la personne royale ; tout ce qu’il a rêvé, maintenant il le peut, l’avenir de la révolution est dans sa main. Il n’y a plus que Robespierre et lui, et Robespierre s’use… Ah, si Saint-Just s’est ménagé à la Sambre, la chose en valait la peine !

Peut-être est-ce le moment de discuter sa part de responsabilités dans les passages malheureux de cette Sambre. Levasseur, qui semble avoir pris son parti de s’incliner devant la carrière civile de Saint-Just, sous condition de se relever lui-même aux armées, de ne pas reconnaître la supériorité militaire de son collègue, a dit : « Il résulte des faits que j’ai rapportés, que si nous combattions en soldats, nous n’avons jamais commandé comme généraux… Est-ce par la faute des Conventionnels que l’on passa et repassa tant de fois la Sambre ? Nous ne réclamons pas la gloire de Fleurus, qu’on ne rejette pas sur nous les fautes qui l’ont précédée. » Et encore : « Guyton de Morveau était avec moi à l’armée. Les généraux ne recevaient de nous ni ordres, ni reproches. Saint-Just ne se mêlait point de la guerre, ainsi la faute était tout entière aux généraux. » Ce témoignage excepté, tous les autres affirment le contraire et nous ne croyons pas à une flatterie de sujet dans le mot de Jourdan faisant ouvrir par Saint-Just une lettre adressée au général en chef : « Quand vous êtes à l’armée, le général en chef, c’est vous. »

Le commandant de génie Marescot, nommé par les représentants dans leur lettre à la Convention, comme ayant eu une grande part au succès de siège de Charleroi, a laissé une relation des faits ; il écrit ceci : « Le 29, le représentant Saint-Just voulait qu’on repassât la Sambre sur-le-champ et que l’ennemi fût attaqué ; mais les soldats, les cavaliers et les chevaux étaient excédés de fatigue, les munitions et l’artillerie étaient épuisées ; la partie fut remise au lendemain. » Il semble bien qu’il en ait été des autres passages comme de celui-là. Saint-Just, présent à tous, les ordonna tous. — D’ailleurs, il recevait lui-même les ordres du Comité qui le harcelait ; Carnot, dans toutes ses lettres, lui demandait Charleroi ; on ne l’avait envoyé à la Sambre que pour la passer et parce que les autres ne l’avaient pas fait. L’opération fut coûteuse, mais est-il sûr qu’elle eût réussi sans l’obstination désespérée de Saint-Just ? S’il y eut faute, il en a sa grande part, et Taine, qui la trouve absurde, lui en fait un ridicule. Peut-être, alors, serait-il équitable d’avoir la logique de Levasseur et, lui reprochant les passages de la Sambre, il faudrait lui remettre aux mains la gloire de Fleurus, comme Charleroi lui remit ses clefs. Évidemment, Saint-Just ne commanda pas à Fleurus — bien qu’un historien ait écrit : « Saint-Just et Lebas commandaient alors l’armée des Ardennes. » — Son impériosité n’était même pas dénuée de réserve, il avait le sens des convenances et parlait peu aux conseils de guerre. Mais, hors le commandement effectif, tous les titres qu’un bon général peut s’acquérir : administration, discipline, énergie, conseil et prestige, il les eut. — Si une part fut faite trop grande au Comité, c’est peut-être celle de Carnot ; avec lui son collègue si honni a pourtant des droits au grand titre indisputé d’Organisateur de la victoire.

Aussi bien, il arrivait à Carnot d’envoyer des ordres moins heureux et ce fut une chance pour les généraux d’avoir affaire à un représentant accessible aux raisons, en même temps qu’assez grand pour désobéir au Comité. — Le 1er messidor, en plein siège de Charleroi, on recevait de Paris l’ordre de tirer 18.000 hommes de l’armée pour une opération mystérieuse. Ce fait, qu’on lui tint caché, émut profondément Saint-Just. Dans son discours du 9 thermidor, il sommait Carnot d’en rendre raison. Du reste il revient très mécontent de Carnot. Le Comité dans cette campagne l’aurait moins bien secondé. On le laissait « sans poudre, sans canons, sans pain, des soldats sont morts de faim en baisant leurs fusils ». Et pourtant Saint-Just revint dans une apothéose. Les villes et les campagnes allaient au-devant de sa calèche qui ne s’arrêtait pas, brûlait les routes[83], dédaignait l’ovation, l’effusion de la patrie hors de danger.


VI

SAINT-JUST ET ROBESPIERRE

Il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer. Levasseur.


Dans sa belle étude dramatique des révolutionnaires, M. Romain Rolland nous montre un Robespierre intime et se livrant une fois. Le « tyran » compte ses amis : « Mon frère, Couthon ; un enfant, un infirme. » Alors Mlle Duplay : « Et Saint-Just ? — Celui-là, je le crains[84]. »

Ce n’est pas cette impression que les historiens se sont efforcés de nous communiquer. L’inféodation de Saint-Just à Robespierre est pour eux chose acquise. Michelet dit couramment « Robespierre employa Saint-Just » et s’il ébauche un vague roman d’énigmes et de sphynx, entrevoyant des ruptures et des catastrophes, c’est par manière de pressentiments, avec des mots troubles, sans analyse et sans faits. Nous voudrions oublier les ensembles, ne voir un moment que les rapports de deux hommes entre eux. Encore plus que son histoire politique, l’histoire intime de cette liaison serait émouvante, seulement, pour mener profondément une telle recherche, où se prendre ? que croire de ces âmes fermées, difficiles, qui n’avaient pas à nous entretenir d’elles-mêmes ? Nous n’avons pas ici l’équivalent des lettres de Camille Desmoulins. « Mirabeau que j’aimais avec passion, comme on aime une maîtresse… » Il faut attendre le dernier jour et le dernier mot pour avoir, de la main de Saint-Just, une allusion à cette amitié dans un acte qui reste au fond comme un aveu de dissidence.

Commençons par les faits : Le 8 thermidor, pendant cette violente fin de séance où l’on discuta, décréta l’impression, rapporta le décret d’impression du discours de Robespierre, tandis que les choses s’aggravaient d’opinant en opinant, Robespierre jeune, plus fidèle à son aîné qu’un frère de roi, avait pris la parole ; Couthon, Lebas avaient pris la parole ; et puis c’est tout. De Saint-Just nulle intervention, nulle mention au procès-verbal ou dans les journaux. Était-il présent ? Cette incroyable abstention est la raison, sans doute, qui fit croire à tant d’historiens qu’il n’était pas encore arrivé de l’armée, que Robespierre ne l’attendait que dans la nuit. Or, Saint-Just fut au Comité en même temps que les courriers de Fleurus (11 messidor) ; il devança l’estafette de Jourdan.

Le 9, pendant ces quatre heures de séance où Barras le voit rougir et pâlir alternativement, il assiste à la catastrophe de Robespierre, à la sienne, sans un mot, un geste :

Saint-Just, depuis qu’il était monté à la tribune ne l’avait point quittée, malgré l’interruption qui en aurait précipité tout autre. Il était seulement descendu de quelques degrés, puis il y était remonté pour reprendre fièrement son discours ; il n’avait pu ajouter un mot aux deux seuls qu’il avait fait d’abord entendre ; immobile, impassible, inébranlable, il semblait tout défier par son sang-froid ; lorsque le terrible décret d’accusation fut prononcé, il fallut bien changer d’attitude[85].

Ne fut-ce que du dédain ? n’y eut-il pas une volonté d’isolement dans cette allure singulière ? Dans ce discours qu’il allait prononcer « pour la défense de Robespierre », parlant des menées du Comité, il dit : « Pour moi je n’ai point à m’en plaindre, on m’a laissé paisible comme un citoyen sans prétentions et qui marchait seul ». Ainsi, dans cette défense de l’ami, il a soin de marquer leur écart politique. On les confondait si peu qu’après les disputes de la nuit et la grosse affaire, pourtant, de son rapport dissimulé, ce ne sont pas les comités qui songent à l’impliquer dans la défaite de Robespierre, mais un certain Louchet, qui fit preuve ce jour-là d’un remarquable esprit de suite et, quand on s’égarait, n’oublia rien ni personne. Il eut soin de rappeler qu’en votant l’arrestation des deux Robespierre, on avait également entendu voter celle de Saint-Just et Couthon. Bien plus, quand Billaud-Varennes monte à la tribune, Barère s’approche de lui : « Ne t’en prends qu’à Robespierre, laisse là Couthon et Saint-Just[86]. » Il ne se croit pas compromis par Robespierre, c’est sans nul intérêt, je dirais même de parti, c’est librement qu’il le défendit.

Il faut l’avouer, ce discours du 9 thermidor est un acte d’héroïque abnégation. Si l’homme qui avait restauré la discipline militaire et forcé la victoire avait seulement gardé le silence, nul doute qu’il n’eût sauvé sa tête. Il ne craignit pas de parler, de se mettre entre Robespierre et les conjurés, sans daigner même justifier sa propre conduite[87].

Malgré tout, quand il vit Robespierre l’entraîner, quand il vit que le lendemain tous deux ne seraient plus là, n’a-t-il pas trouvé le sacrifice démesuré et que la chute de Robespierre ne valait pas celle de Saint-Just ? Il n’a jamais aimé les héroïsmes de parade. « On a beau dire qu’ils mourront pour la patrie, il ne faut pas qu’ils meurent, mais qu’ils vivent[88] ! » En tous cas, s’il n’eut pas un mouvement pour se rattacher à l’avenir, pas même une révolte à la Commune, à peine un haussement d’épaules, il n’a rien fait comme Lebas, par exemple, comme Robespierre jeune, qui le solidarise avec le premier proscrit, témoigne de son acceptation du sort commun.

Et ce n’est pas encore ici qu’il faudrait rechercher le secret de cette mort silencieuse qu’on a tant remarquée en Saint-Just ? Saint-Just, dès qu’il est vaincu, entre dans un silence dont il n’y a pas d’exemple, il n’a rien exprimé de sa défaite, « ni indignation, ni regret, ni remords ». Le silence extraordinaire du 10 thermidor, alors que seul au dernier jour il pouvait encore parler, est-ce l’isolement du 8 et du 9 qui persiste, isolement allant jusqu’à l’équivoque ? Saint-Just dévorait-il le secret d’un malentendu, le regret d’un supplice où il n’était pas le premier ?

On pourrait dater cet écart de plus haut. Le 6 prairial, Saint-Just, alors à la Sambre, était rappelé par une lettre signée de tout le Comité. Robespierre fit signer les autres, mais c’est bien lui seul qui désirait revoir Saint-Just, on avait déjà éprouvé ce que signifiaient de tels retours et les comités trouvaient leur collègue parfaitement à sa place aux armées. Que venait-il faire à Paris, que lui confia Robespierre ? Billaud-Varennes nous apprend que l’affaire n’eut pas de suites. « Saint-Just s’en alla comme il était venu cinq ou six jours après. » Exactement le 19 au soir c’est Élie Lacoste qu’on chargea d’un rapport sur les factions. En partant la veille de la fête à l’Être suprême il emportait bien des plaintes et des confidences, il dut passer outre aux objurgations de Robespierre. Celui-ci, sans nul doute, aurait trouvé normal de lui confier les destinées de la loi de prairial. S’il faut en croire un ami, cette loi révolta Saint-Just, et qui dira s’il partit uniquement par devoir, laissant, abandonnant Robespierre à une heure déjà si difficile ? Lebas, lui, ne repart pas. Ne prévoyait-il pas dès lors la possibilité de séparer un jour sa cause de celle de Robespierre ? Prieur l’a bien pensé quand il a dit que Saint-Just ne pouvait se taire sa supériorité et qu’il avait probablement des vues personnelles. Tous ces témoignages de collègues déjà rapportés quand nous cherchions à montrer combien ils l’ont plus estimé que Robespierre, serviraient à nouveau pour rendre compte de son détachement, car la supériorité d’un homme est encore la plus grande épreuve à ses loyalismes. « Il est observateur et taciturne, il y a en lui du Charles IX », disait Robespierre qui, sans doute, se sentait jugé.

Un fait caractéristique est l’abstention de Saint-Just en ce qui concerne les Jacobins. Tout-à-fait aux débuts — fin 92 — on le trouve président de la Société, mais il n’y parla jamais — à peine quelques motions — et la jugea plus tard très sévèrement alors que la condamner était douter de Robespierre. Un compatriote qui le suit en mission laisse un aveu qui nous renseigne encore sur leur indépendance, et même leurs divergences politiques, mais en insistant sur une amitié dont peut-être on doutait déjà :

J’ai été témoin de son indignation à la lecture de la loi du 22 prairial dans le jardin du quartier-général de Marchiennes-au-Pot devant Charleroi. Mais je dois le dire, il ne parlait qu’avec enthousiasme des talents et de l’austérité de Robespierre et il lui rendait une espèce de culte[89].

On ne peut nier qu’au début, surtout avant de le connaître, il est subjugué : « Vous que je ne connais que comme Dieu par des merveilles… » Plus tard les quelques lignes écrites d’Alsace au bas des lettres de son collègue ont un caractère presque officiel, elles ressemblent à des ordres :

On fait trop de lois, trop peu d’exemples… engage les comités à donner beaucoup d’éclat à la punition de toutes les fautes du gouvernement… Je t’invite à faire prendre des mesures pour savoir si toutes les manufactures & fabriques de France sont en activité, et à les favoriser, car nos troupes dans un an se trouveraient sans habits… Je t’embrasse toi et nos amis communs.

C’est tout. Nous n’avons donc bien que le discours du 9 thermidor, avec le témoignage des plus intimes collègues, quelques indications prises aux notes de Saint-Just, et l’étrangeté, l’équivoque des derniers jours, pour aider aux interprétations.

Ce discours du 9 thermidor n’est pas dénué de réserve et c’est bien une attitude de protection, de supériorité qu’il assume, envers « le membre qui a parlé longtemps hier à cette tribune ».

Si l’on réfléchit attentivement sur ce qui s’est passé dans votre dernière séance, on trouve l’application de tout ce que j’ai dit ; l’homme éloigné du Comité par les plus amers traitements, lorsqu’il n’était plus composé, en effet, que de deux ou trois membres présents, cet homme se justifié devant vous ; il ne s’explique point, à la vérité, assez clairement, mais son éloignement et l’amertume de son âme peuvent excuser quelque chose ; il ne sait point l’histoire de sa persécution, il ne connaît que son malheur.

Il s’anime bien, mais sur une discussion d’ordre assez général :

On le constitue en tyran de l’opinion ; il faut que je m’explique là-dessus et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l’opinion, vous qui trouvez un crime dans l’art de toucher les âmes ? Un tyran de l’opinion ? Qui vous empêche de disputer l’estime de la Patrie, vous qui trouvez mauvais qu’on la captive ?… Ainsi la médiocrité jalouse voudrait conduire le génie à l’échafaud ! Eh bien, comme le talent d’orateur que vous exercez ici est un talent de tyrannie, on vous accusera bientôt comme des despotes de l’opinion… Mais qu’avons-nous donc fait de notre raison ? On dit aujourd’hui à un membre du souverain : Vous n’avez pas le droit d’être persuasif.

D’ailleurs, c’est à peu près toute sa défense. Les attaques à Billaud-Varennes et à Carnot, des projets très sages de réforme du Comité et des plaintes d’ordre général tiennent infiniment plus de place dans ce discours qui, malgré son exorde, ne semble pas croire au danger et qu’on intitulerait plus exactement « discours sur de nouvelles factions ». Il n’y a pas un éloge, un jugement de Robespierre dans ces pages un peu décevantes. On n’y sent pas l’homme atteint dans son respect. Il défend « l’innocence » et la liberté de la parole.

Ne croyez pas au moins qu’il ait pu sortir de mon cœur l’idée de flatter un homme ! Je le défends parce qu’il m’a paru irréprochable et je l’accuserais lui-même s’il devenait criminel.

Et voici de quel ton il en parlait au Comité :

J’éprouve de sinistres présages ; tout se déguise devant mes yeux ; mais j’étudierai tout ce qui se passe ; je me dirai tout ce que la probité conseille pour le bien de la Patrie ; je me tracerai l’image de l’honnête homme et de ce que la vertu lui prescrit en ce moment ; et tout ce qui ne ressemblera pas au pur amour du peuple et de la liberté aura ma haine[90].

Cette raide homélie ne pouvait que répondre à des plaintes sur Robespierre. Saint-Just se souvenait-il d’avoir écrit, récemment peut-être : « Le bien est parfois un moyen d’intrigue, soyons ingrats si nous voulons sauver la Patrie[91] ? » Il a toujours eu des mots de ce genre : « Je suis las d’entendre appeler Aristide juste, disait un Grec de bon sens[92]… » Enfin il y avait de la rudesse monastique en Saint-Just, une foi de dominicain au néant de la personne humaine, et je ne crois pas que les « patriciats de renommée » le choquaient uniquement chez ses adversaires :

Les honneurs et la confiance aveugle que s’accordent les magistrats entre eux sont une tyrannie ; nul individu ne doit être ni vertueux, ni célèbre devant vous, car un peuple libre et une assemblée nationale ne sont point faits pour admirer personne… Il faut qu’il n’y ait plus rien de grand parmi vous que la Patrie.

Conscient ou non, Saint-Just pensait dangereusement pour Robespierre :

La modestie d’un héros ne m’en impose pas. Si vous louez la modestie d’un homme, que ferait-il de plus dangereux pour la liberté s’il montrait de l’orgueil ?[93]

Cette petite étude me semble éclairer le mot surprenant de Levasseur, « il s’en était fait craindre peut-être encore plus qu’il n’avait désiré s’en faire aimer », avec cette réserve que, s’il y eut calcul d’amitié, il ne put jamais y avoir calcul d’ascendant. Si l’un a dominé l’autre, c’est parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Malgré sa morgue et sa clairvoyance, il y a une simplicité déconcertante en Saint-Just : de la juvénilité. Il demeure « dévoué » selon la fiche de Robespierre[94] et le silence qui pèse sur les dernières heures de leur association contient peut-être un héroïsme intime, une fidélité à demi-surprise, à demi-consentie qu’on n’a pas encore bien démêlés. Il est assez probable que Saint-Just est mort pour une idole jugée. Ses droits personnels à la proscription rétablissent l’équilibre des choses.

Étudions-les une bonne fois, ces responsabilités. De ses biographes, M. Hamel semble avoir seul disposé d’une information relativement complète, mais son désintéressement n’allait pas à en user jusqu’au bout, et c’est de source contre-révolutionnaire que nous tenons les plus intéressants et les derniers témoignages, telle, par exemple, une lettre de cet Augustin Lejeune mis par Saint-Just à la tête du Bureau de Police générale et dont la date — 1812 — comme le ton, présentent des garanties de sincérité. Même dans son mémoire justificatif de l’an III, Lejeune paraît véridique. Il use bien des flétrissures obligatoires, Saint-Just est l’un de « ces deux anthropophages qui ne pouvaient lentement dévorer des victimes » mais, somme toute, il le charge peu : « Saint-Just reste constamment aux armées. Il n’est pas cinq décades au Comité pendant l’existence des bureaux de la Police générale ». Plus tard, il écrira : « L’âme de Robespierre offre de la prise au discernement de l’observateur, toujours constant dans le crime, on découvre en lui un goût inné du désordre, une nature essentiellement malfaisante. — Mais Saint-Just m’a souvent paru être un composé d’éléments qui se choquaient. Un jour on pensait bien de lui et le lendemain il fallait le haïr. Saint-Just n’était point un homme ordinaire, il pouvait, mieux dirigé, devenir un sujet utile[95]… » Il semble donc qu’on puisse croire Lejeune quand il vous dit :

J’organise les bureaux : Saint-Just en détermine les fonctions. Il donne les ordres nécessaires pour que les dénonciations faites au Comité de Salut Public nous soient renvoyées. Il nous recommande la concision. Il faut, dit-il, que l’on consacre trois mots qui seront pour moi la base des mesures à prendre : modérés, aristocrates et contre-révolutionnaires, ces mots me suffisent pour faire un arrêté.

Lejeune ajoute qu’il demanda à son chef la liberté de quelques personnes, dont il certifiait l’innocence et que toujours il éprouva un refus. « Le moment de révolution où nous sommes, me répondit-il une fois, est trop orageux pour nous occuper de justice distributive, avant de penser à la cause des particuliers, nous devons penser à la cause de l’État ». C’est toujours le Saint-Just des rapports officiels. Lejeune qui lui rappelle des conversations anciennes et des rêves d’existence champêtre reçoit cette réponse : « Autres temps, autres discours. Quand il faut se modeler sur l’ennemi des Tarquins, on ne lit plus les idylles de Gesner ».

Que ce soit ou non par son Bureau de Police — que le mémoire de Fouquier-Tinville semble beaucoup décharger — nous trouvons généralement Saint-Just en grande humeur de sévir, depuis les mandats contre Hoche jusqu’à l’incarcération de cette citoyenne Lambert, sa cousine, qui étant venue lui faire des remontrances sur sa manière de gouvernement, eut « après une querelle bien vive » son mandat d’arrêt expédié de la main de Lejeune avec la complaisance de Collot-d’Herbois. Pour donner meilleure satisfaction à Saint-Just — la pièce ne portant ni signalement, ni prénom — on joignit à la dame quelques autres citoyennes Lambert. Pourtant Saint-Just, comme tous ses collègues, a des élargissements à son actif, entre autres celui du père de Thorin, le mari de Thérèse Gellé. On remarque, d’ailleurs, que les emprisonnements qui semblent émaner de sa défiance particulière ou de son bon plaisir ne furent pas mortels. S’il avait bien désiré la tête de Hoche, le temps ne lui eût pas manqué pour l’obtenir. Le chevalier d’Évry, celui-là un ennemi bien personnel, arrêté dès ventôse, lui survit également. Il y a dans cet arbitraire excessif avec lequel il enferme les gens, plus d’impatience autoritaire et de goût de l’intimidation, que de férocité dangereuse.

Restent les signatures : « On en a peu de Robespierre. Saint-Just écrit et signe encore moins, on n’a de lui que des arrêtés concernant l’armée et pour des incarcérations de généraux[96] ». Il y a pourtant ce décret écrit et signé de sa main :

Le Comité de Salut public met en liberté le citoyen Drouot, ci-devant chef de brigade au 6e régiment de chasseurs à cheval, détenu injustement à l’Abbaye.

Il était absent quand fut autorisée l’installation de la commission populaire d’Orange et quand, par arrêté du 14 floréal, les deux comités organisent en exécution d’un décret du 28 ventôse la commission populaire du Museum dont le président est, paraît-il, son ennemi personnel[97]. Le Comité signa dans la suite, presque sans examen, les listes émanant du Museum. Il n’a pas « signé seul une liste de 159 détenus qu’il a renvoyés au tribunal révolutionnaire[98] » car cette petite signature abrégée de Saint-Just au court paraphe retourné sur le T n’avait pas seule force de loi ; il y fallait au moins la ligne droite si fort appuyée de Billaud-Varennes et la gigantesque et mince fioriture du B. de Barère. Cette liste, car elle existe bien, est le duplicata d’une autre supprimée. Elle prouverait cependant qu’il fut le signataire en premier, c’est-à-dire responsable, selon la thèse de Carnot. Il n’a pas signé la pire de ces listes, celle des 218 noms et là, peut-être, y eut-il refus — on sait par Billaud-Varennes qu’il était présent. Elle rappelait les petits gradins de Fouquier, cette liste encombrée, et Saint-Just n’était pas de ceux qui « démoralisent » le supplice. À remarquer toutefois que, dans son rapport du 9 thermidor, s’en prenant si violemment à Billaud, signataire de cette liste, il ne songea pas à la lui reprocher. Nous tenons à bien le dire comme le fait la candide plaidoirie de M. Hamel. Aujourd’hui les responsabilités sont, en effet, moins circonscrites, mais en gagnant tous les autres nous croyons qu’elles ne déchargent personne. Si les survivants ont fait disparaître les listes, sans doute parce qu’elles n’impliquaient pas assez le triumvirat, s’ensuit-il que les plus coupables soient les signataires ? Comme l’observe Michelet ce sont les membres présents qui signent, par conséquent « les travailleurs » qui, du reste, bien que travailleurs, n’étaient pas des âmes tendres, encore moins des modérés. Tous accomplissaient la Terreur sans trop de dégoûts, la croyant bonne encore, persuadés surtout de leur incapacité à l’enrayer. Des uns aux autres, la nuance est celle-ci : Carnot, Lindet, Prieur, Barère, ont un désir, c’est que les coups n’arrivent pas trop près d’eux, qu’on respecte « le dogme de l’intégrité de la représentation nationale ». On finit par sourire à leurs professions de foi réitérées et sincères.

On ne conclura rien des signatures, sinon l’absence en la présence. Il est impossible, sachant ce que Saint-Just a fait, ce qu’il a dit publiquement à la tribune et secrètement dans ses papiers, d’attacher la moindre importance à telle signature absente de tel arrêté. Comment, d’ailleurs, l’avoir si peu compris que d’oser, et pour sa gloire, réclamer en faveur de son humanité ? Nous savons qu’entre collègues, il s’emportait quand on abordait la question de la guillotine, « il s’écriait que la République était perdue, si les hommes chargés de la défendre se livraient à des récriminations de ce genre ». Là réside pour nous, de ses collègues à lui, de Robespierre à lui, la distinction spécifique : il voulut la Terreur, toute la Terreur, avec une loyauté, avec une impudeur absolues. Interrogé sur ses actes, et ceux du gouvernement, on ne peut douter qu’il eût assumé, eût revendiqué le maximum de responsabilités.

Au fond, l’on ne retrouve guère la mentalité révolutionnaire en Saint-Just. Il n’eut jamais à faire d’opposition et ce n’est pas des robespierristes que se réclament aujourd’hui nos partis de l’extrême-gauche ; Desmoulins et Danton, les modérés, leur sont autrement chers, leur représentent leur propre tempérament mieux que ces faux aristocrates qu’étaient en somme Robespierre et Saint-Just. Celui-ci n’est pas même un élève de Rousseau — si l’on excepte les idées obligatoires de son temps — il n’est pas déiste et se montra toujours très réservé à l’égard de l’Être suprême. Il est l’élève d’un homme de l’ancien régime, style et tournure d’esprit, tout lui vient de Montesquieu. C’était « un homme d’ordre », sa manie d’institutions et de lois en témoignerait moins que son attitude si réservée à l’égard du peuple et par exemple, aux Jacobins, et surtout son incomparable foi au châtiment. Il y a quelque satisfaction de nos jours à rencontrer un homme croyant si fortement à la guillotine.

Quels que soient les sentiments d’horreur, de haine et d’ironie qu’inspire, à l’heure actuelle, notre Révolution, il restera, du moins, qu’elle fut « une école d’énergie[99] » et il suffit à la mémoire de Saint-Just, pour la préserver de toute banalité, de s’être identifié à cette crise jusqu’à l’incomparable, avec un luxe inouï de prédestination. Il arrive neuf et n’a qu’un usage : tyranniser. À vingt ans, il connaît tous les secrets des dominateurs : il sait vouloir, fournir plus d’activité que les autres, il sait se tenir, commander et se taire. On l’a jugé dédaigneux, sans doute parce que les hommes ont leurs raisons de croire la hauteur faite, avant tout, pour les mépriser.

Maintenant, fut-il très intelligent ? L’intelligence est un mot si souple, si peu ramené au système métrique… Il y a de grandes niaiseries dans l’œuvre de Saint-Just. Ses Institutions, ses projets de Constitution, sont parfois très près de l’enfance. Mais cela ne doit pas faire illusion car certaines phrases, à leur tour, sont si fines et si réfléchies qu’elles sont vraiment de la pensée et la pensée d’un homme très distingué. Aujourd’hui nous exigeons de l’intelligence d’autres attitudes, toutefois Saint-Just s’est assimilé les idées de son temps, il les a exploitées, à tout le moins, avec une virtuosité, qui donne à penser qu’au nôtre nous ne l’eussions pas trouvé en médiocre posture. À la conviction près, Saint-Just restera le chef inégalé des arrivistes, celui dont la jeune statue fait pleurer les Césars. Et le fanatisme même qui fonda son activité pourrait ne pas déplaire aux raffinés, il donne la plénitude à cette carrière dominatrice.



TABLE



I. — 
 19
III. — 
 67
 117
V. — 
 139



  1. La Révolution, t. III, p. 282.
  2. Levasseur. Mém.
  3. Il y faut joindre le chapitre de M. Aulard dans ses Orateurs de la Convention, 1882.
  4. Institutions républicaines. [Les essais politiques de Saint-Just furent publiés en 1800 sous ce titre : Fragments d’Institutions républicaines. (Note de l’éditeur.)]
  5. Institutions républicaines.
  6. Germinal. Rapport contre Danton.
  7. 10 octobre 93. Déclaration du gouvernement révolutionnaire.
  8. 8 ventôse an II. Sur les détentions.
  9. Institutions républicaines.
  10. Institutions républicaines.
  11. 8 ventôse.
  12. Esprit de la Révolution. Préface.
  13. 9 thermidor.
  14. Mém. sur Carnot.
  15. Institutions.
  16. 23 ventôse an II.
  17. Aulard. Les orateurs de la Convention.
  18. Aulard. Les orateurs de la Convention.
  19. 12 février 93.
  20. Institutions républicaines.
  21. Institutions républicaines.
  22. Aulard. Histoire politique de la Révolution.
  23. Questions sociales.
  24. Institutions républicaines.
  25. Faguet, déjà cité.
  26. Institutions républicaines.
  27. Rapport de Courtois.
  28. 8 ventôse.
  29. Desmoulins et Danton.
  30. Lanjuinais : « Ayant tous ou presque tous ouvert votre opinion, l’ayant fait quelques-uns d’entre vous avec une férocité scandaleuse. »
  31. 13 nov. 93.
  32. 27 déc. 93.
  33. 8 ventôse. Sur les détentions.
  34. 28 janv. 93.
  35. 24 avr. 93.
  36. 24 avr. 93.
  37. 10 oct. 93.
  38. 9 thermidor.
  39. 27 déc. 93.
  40. 11 germinal.
  41. Aulard, Actes du Comité de Salut public.
  42. 8 juillet 93.
  43. Né à Marsy près Decise — Nivernais —, baptisé le même jour — 25 août 1767 — dans cette dernière localité.
  44. Bisaïeul.
  45. Au moment où nous constations sa disparition des Archives nationales, nous avions fait l’histoire des communications toujours très partielles ou très partiales de ce dossier.
  46. Vatel. Charlotte Corday et les Girondins.
  47. Lettre à Daubigny, juill. 1792.
  48. Toute cette partie de l’interrogatoire est omise par M. Hamel dans son article à la Révolution française, févr. 1897.
  49. M. Bégis donne la correspondance officielle entre MM. d’Evry, de Crosne et de Breteuil. Annuaire de la Société des amis du Livres, 1892.
  50. Vieilles maisons, vieux papiers.
  51. Toutes ces lettres de Mme de Saint-Just ont été omises par M. Hamel.
  52. Depuis quelques années à Carnavalet, du moins l’un d’eux.
  53. L’orthographe textuelle des lettres de la mère de Saint-Just n’a été respectée que pour la première d’entre elles. (Note de l’éditeur).
  54. M. Bégis prend au pied de la lettre la réclamation d’Évry qui ne peut attribuer son arrestation qu’à la haine que lui avait vouée le scélérat Saint-Just, pour avoir dévoilé aux yeux du lieutenant de police d’alors sa conduite atroce envers sa mère. M. Hamel fait remarquer le caractère dubitatif de la plainte. En tous cas, l’arrestation d’Évry — 5 ventôse an II — coïncide avec un retour à Paris de Saint-Just qui est alors président de la Convention et prononcera le 8 son rapport sur les détentions. Celui-ci n’était pas un guillotineur maladif, mais il usait volontiers de son pouvoir et, sans doute jugeait-il que l’incarcération d’Évry répondait à un secret besoin de symétrie.
  55. Vatel. Charlotte Corday et les Girondins.
  56. Nous ne l’analyserons pas, les premiers biographes s’y étant fort étendus.
  57. Je n’ai jamais pu retrouver ces pièces. J’ai cherché de ma propre main dans ces archives à l’abandon. Les registres des délibérations de la commune de Blérancourt manquent de mai 1793 à mars 1815. Dans aucune étude du pays on ne possède les actes relatifs au divorce Thorin. Le seul acte de divorce est conservé au greffe de Blérancourt.
  58. Avril 1897.
  59. Mission d’Alsace, nov.-déc. 93. Toutes ces lettres sont adressées à Madame Lebas.
  60. Floréal an II. Mission de la Sambre.
  61. La jeune fille « prenait du tabac », et refusa à Saint-Just de lui sacrifier cette habitude.
  62. Chien que Lebas avait ramené d’Alsace.
  63. Au deuxième étage au-dessus de l’entresol. Trois pièces donnant sur l’antichambre et une petite salle de bains
  64. Archives nationales F 4435.
  65. 29 novembre 92.
  66. 29 novembre 92.
  67. À peine quelques paroles telles que l’ironique motion de faire imprimer par Roland un discours de Robespierre aux frais de son « bureau de formation de l’esprit public ». On poussa la gaieté jusqu’à l’envoyer au ministère faire la proposition. On aimerait savoir si Mme Roland a reçu le visiteur.
  68. 28 janvier Sur les attributions du Ministre de la guerre, réponse à un rapport de Sieyès.
  69. Aulard. Actes du comité de S. P.
  70. 11 germinal.
  71. Revue rétrospective, 2e série, t. IV.
  72. Robespierre.
  73. Rapport du 16 nivôse an III.
  74. Prieur. Mémoires de Carnot.
  75. Vieux Cordelier.
  76. Rapport de Courtois.
  77. 28 janv.-12 fév. 93.
  78. Du citoyen Aubry, député Paris, 6 août.
  79. Bitche, 12 frimaire an II.
  80. Disons de suite que le 30 ventôse, St-Just obtenait contre Hoche un premier mandat d’arrêt contresigné de Carnot, et le 22 germinal Hoche ayant été entendu au Comité, il le faisait incarcérer « jusqu’à nouvel ordre » par un arrêté que ne signe plus Carnot, ni d’ailleurs Robespierre. Aulard, Études et Leçons.
  81. 9 thermidor.
  82. Institutions républicaines.
  83. Il devança les courriers de Fleurus.
  84. Danton, trois actes.
  85. Barras, Mémoires.
  86. Second rapport de Courtois.
  87. Aulard. Les Orateurs de la Convention.
  88. Institutions républicaines.
  89. Note reproduite en tête des œuvres de St-Just.
  90. Cité par Saint-Just dans son discours du 9.
  91. Institutions.
  92. L’esprit de la Constitution et de la Révolution de France.
  93. Institutions républicaines.
  94. « Grands talents, pur, dévoué. »
  95. Bégis. St-Just et le Bureau de Police générale. Pour la société des amis des livres, 1896.
  96. Aulard. Histoire politique de la Révolution.
  97. Hamel. Saint-Just.
  98. Barère. Mémoires.
  99. M. Rémy de Gourmont.